Introduction
La pensée, profondément, aime à comparer. Que seraient Les Histoires d’Hérodote sans ce penchant que l’on serait presque tenté de qualifier de naturel ? Comment Platon aurait-il rédigé son œuvre s’il n’avait conçu des dialogues opposant différents rhéteurs ? Plus tard, les lecteurs de Montesquieu ont pu savoir que des correspondances pouvaient être persanes et que l’esprit de la politique et des lois pouvait prendre appui sur des exemples propres à une multitude d’époques et de lieux. Le comparatisme innerve nombre d’ouvrages fondamentaux, les ancre solidement à la weltliteratur1 du savoir.
Les juristes ne se distinguent pas par un trait de réflexion singulier sur ce sujet ; tous pratiquent la comparaison. Les uns le font insidieusement, comparent les jurisprudences de telle ou telle juridiction, cherchent les solutions les plus utiles à leur pratique professionnelle. Certains usent de l’argument de droit comparé pour parvenir à leurs fins, pour justifier leurs desseins2. D’autres enfin s’intéressent spécifiquement à la comparaison.
L’objet du colloque qui s’est tenu à l’université de Reims Champagne-Ardenne le 25 avril 2022 est de présenter l’actualité des thèses en droit public comparé et étranger (2020-2021), comme l’annonçait son titre. En plus d’être le témoin du dynamisme de la recherche, cet évènement a été l’occasion d’échanges stimulants autant qu’agréables à propos de la méthodologie et des apports des droits comparés et étrangers. Nous ne saurions oublier de remercier vivement ses organisateurs de l’invitation à présenter la thèse Le fédéralisme sans l’État fédéral — La question de l’unité de l’Espagne et du Royaume-Uni3.
En suivant les préceptes de Gaston Bachelard, la connaissance se construit grâce au franchissement d’obstacles épistémologiques4. La méthodologie du droit comparé ne gagne guère à mobiliser abstraitement une même et unique méthode pour toutes les comparaisons. S’il existe quelques canons génériques, des principes généraux qu’il est utile de respecter, il faut toujours faire fléchir sa méthode, l’adapter à son propre travail5. Qu’il nous soit donc permis de discuter de quelques aspects de la méthode en droit comparé à travers l’exemple de notre thèse.
Comparer deux objets juridiques nécessite une façon de faire rigoureuse, une méthode. La thèse a comparé une multitude d’objets au sein des systèmes constitutionnels espagnol et britannique. Un tel travail s’appuie sur une foule de présupposés qu’il ne faut en aucun cas occulter. Avant de comparer, en effet, il faut d’abord déterminer ce que l’on compare. Il faut donc observer comment choisir les orientations fondamentales de la comparaison (1.) pour ensuite étudier comment comparer (2.).
1. La méthode avant la méthode : les choix à faire avant de comparer
Le travail de comparaison, que ce soit à l’occasion de la rédaction d’une thèse ou d’un autre document, présuppose des choix ex ante. Comparer oui, mais comparer quoi ? Il faut connaître les paramètres et les objets de la comparaison pour mener une étude comparative. Commence alors une quête difficile, qui vise à fixer un cadre pour la comparaison, qui cherche à déterminer ce qui sera comparé et ce qui ne le sera pas. Toute enquête comparative souffre de défauts importants si ce travail préparatoire est mal fait. Avant de comparer à proprement dit, il est donc bon d’éviter l’écueil de mal appréhender son sujet (1.1.), de déterminer avec justesse ce qui sera comparé (1.2.).
1.1. Éviter les écueils de la comparaison
Le comparatiste qui se met au travail doit éviter des écueils pour parvenir à des résultats satisfaisants. Il doit veiller à ne pas opter pour une comparaison trop large ou trop restreinte. La thèse sur Le fédéralisme sans l’État fédéral ici présentée s’est ainsi astreinte à ne pas multiplier les cas d’étude et à ne pas biaiser l’objet de sa recherche.
Tout d’abord, le travail préparatoire ne doit pas trop élargir les objets d’étude à intégrer à la comparaison qui s’en vient. En effet, multiplier les cas à l’infini revient à noyer la comparaison dans une masse d’informations, à l’intérieur de laquelle nul ne peut comprendre véritablement les objets comparés. De plus, la superposition d’un très grand nombre d’objets au sein d’une seule comparaison implique de descendre difficilement dans les détails pour analyser chacun d’entre eux. À défaut d’être mal observé, chaque élément comparé sera vu de trop loin pour être décrit avec exactitude6.
La thèse ici présentée s’intéresse aux tendances centrifuges, autonomistes et indépendantistes, qui éloignent continuellement les régions de l’orbite de leur État de tutelle. Ce type de processus s’observe partout dans le monde. Ailleurs en Europe, en Italie et en Belgique notamment, de forts mouvements régionalistes se sont développés au cours des dernières décennies. En Amérique du Nord, les mouvements souverainistes et nationalistes québécois ont une importance cardinale dans la vie politique de la Belle Province. En Afrique centrale, les régions anglophones du Cameroun ont vu un mouvement indépendantiste déclarer leur indépendance. Bien que cette déclaration n’ait pas abouti à la constitution d’un État indépendant dans les faits, elle a marqué la politique camerounaise de ces dernières années. Plus à l’Est, la république du Soudan du Sud s’est constituée comme un État souverain le 1er octobre 2017. Elle s’est séparée de la république du Soudan à la suite d’une guerre civile dont un des objets principaux était la reconnaissance du particularisme du territoire actuel du Soudan du Sud. L’Afrique est de manière générale en proie à des revendications régionalistes qui contestent l’intégrité territoriale des États.
Bien que les phénomènes centrifuges soient légion dans le monde, la thèse s’est astreinte à étudier les cas espagnol et britannique de manière systématique, particulièrement les situations de la Catalogne et de l’Écosse. Un tel choix a permis d’approfondir les analyses à propos de chacun de ces systèmes constitutionnels. En plus de maîtriser les détails de leurs techniques juridiques, la thèse a pu développer de manière intelligible des développements sur l’histoire et la culture juridiques au sein desquelles les mouvements autonomistes et indépendantistes se sont développés. Au surplus, la thèse a pu intégrer d’autres exemples de manière ponctuelle, notamment celui du Canada, lorsque cela a été utile.
Par ailleurs, le travail préparatoire à la comparaison ne doit pas adopter des paramètres de comparaison en un sens qui pourrait tordre la réalité. La comparaison implique en effet de trouver des paramètres opérants pour se rapprocher au plus près qu’il est possible des objets étudiés7.
La thèse aborde la question de l’indépendantisme des communautés autonomes et des nations britanniques. Elle s’intéresse notamment aux ressorts des rébellions menées par ces entités pour parvenir à l’indépendance. Le Code pénal espagnol prévoit une infraction spécifique de rébellion, alors que le droit britannique ne comporte pas de dispositions semblables. En plus de restreindre la compréhension des désobéissances à des actions extrêmement graves, qui n’ont pas eu lieu ni Espagne ni au Royaume-Uni, limiter l’étude de la rébellion à la définition du Code pénal espagnol n’aurait pas pris en compte la spécificité du Royaume-Uni. La thèse adopte donc une définition plus large de la rébellion régionale. Il s’agit du refus d’une communauté autonome, comme la Catalogne, ou d’une nation, comme l’Écosse, d’obéir aux commandements de leurs États de tutelle.
Un travail préliminaire permet d’éviter des écueils dans sa comparaison. En plus de se garder des erreurs, il faut bien entendu faire les bons choix, trouver la juste dimension de la comparaison en déterminant son objet et ses cas d’étude.
1.2. Faire les bons choix pour comparer
Le travail préparatoire à la comparaison vise à déterminer quels éléments seront comparés. Il cherche à construire une étude comparative d’une juste dimension dans l’étendue de son objet et dans le choix des cas analysés.
Le comparatiste qui met en route son travail est placé devant une difficulté. Il doit donner un sujet à son étude, savoir ce qu’il va comparer, alors qu’il n’a pas achevé ni même commencé, son travail. Il doit clairement déterminer un sujet tout en étant conscient de la nécessité de l’affiner, lui adjoignant ou lui ôtant des éléments au fur et à mesure de sa recherche. Avant de commencer véritablement sa comparaison, il trace donc une esquisse, dessine un premier croquis de son sujet8.
La thèse Le fédéralisme sans l’État fédéral a initialement choisi de s’intéresser aux tendances autonomistes et séparatistes auxquels doivent répondre les systèmes constitutionnels espagnol et britannique. Avant son commencement apparaissait la nécessité d’étudier les référendums d’autodétermination, les principes de la décentralisation et de la dévolution, ainsi que les limites de ces processus. L’objectif de la thèse était a priori d’observer la façon dont les États espagnol et britannique répondent à ces processus qui les transforment autant qu’ils risquent de les fragmenter. En plus d’analyser des évènements d’une brûlante actualité, le but était de contribuer à la connaissance du droit constitutionnel sur ces questions. Les idées défendues se sont affinées par la suite, mais le travail d’anatomie des mouvements régionalistes a bien été fait en amont.
Ce travail préalable effectué, il convient de déterminer les cas d’étude les plus intéressants pour traiter de son sujet. Pour ce faire, il faut choisir ceux qui permettent de le comprendre le plus profondément possible. À cet égard, les systèmes animés par un même phénomène tout en étant fondamentalement différents les uns des autres sont à privilégier. Le phénomène en question, qui est le sujet de la comparaison, est ainsi observé à travers des prismes différents. Il est compris de manière juste, car la connaissance dont il est l’objet est riche. Tant la diversité des faits et des actes juridiques qui traversent les systèmes étudiés que celle de leurs cultures juridiques respectives contribuent à cette richesse9.
La thèse a choisi de comparer l’Espagne et le Royaume-Uni. En effet, ces deux royaumes européens sont traversés par de forts mouvements régionalistes. Ils ont un point commun fondamental pour étudier le sujet de la recherche. Néanmoins, les mouvements autonomistes et indépendantistes régionaux se développent selon des manières différentes en Espagne et au Royaume-Uni. Sur la question des référendums, par exemple, la Catalogne a unilatéralement organisé un référendum sur son indépendance, en désobéissant à toutes les institutions espagnoles, le 1er octobre 2017. À l’inverse, l’Écosse a organisé un référendum en accord avec les institutions britanniques le 14 septembre 2014. À propos des votations populaires ou d’autres sujets, les cas espagnol et britannique se complètent et donnent une complétude à la recherche.
D’autre part, si l’Espagne possède une Constitution au sens formel du terme, le Royaume-Uni connaît une Constitution non écrite, essentiellement politique. Au surplus, les cultures juridiques sont différentes en deçà des Pyrénées et outre-Manche. L’Espagne est toute entière dominée par une culture juridique romaniste. La situation britannique est plus complexe. Le Royaume-Uni est majoritairement caractérisé par une culture juridique de common law, héritée de son histoire séculaire. Néanmoins, il se démarque surtout par sa diversité puisque l’Écosse a toujours conservé sa culture juridique civiliste. Les différences fondamentales qui séparent l’Espagne du Royaume-Uni permettent d’observer des phénomènes semblables à travers plusieurs prismes. Elles rendent la comparaison utile à la compréhension de ces phénomènes.
Le travail préparatoire effectué, la comparaison peut se mettre en place. Elle cherche à accomplir le but que le comparatiste lui a fixé grâce à des outils efficaces et contribue par là à la connaissance des sujets de comparaison ainsi que des systèmes comparés.
2. La méthode et son but : les outils à utiliser pour obtenir des résultats intéressants
Comparer ? Oui, mais à quoi bon ? La comparaison a des buts multiples, peut-être autant qu’il existe de comparatistes. Quels que soient ses objectifs, une étude comparative doit trouver les meilleurs outils méthodologiques pour y parvenir, ou tout du moins, s’en approcher (2.1.). C’est grâce à cela qu’elle peut apporter à ceux qui la lisent (2.2.).
2.1. La méthode au service du but de la comparaison
Il n’existe pas de méthode unique, valable pour toujours et pour toute publication, en droit comparé. Il est plus juste d’adopter les outils méthodologiques adaptés à une recherche déterminée, plutôt que de lui donner des principes qui la dépassent et la biaiseront. Certains principes fondamentaux ressortent cependant. Ce sont des guides pour trouver la meilleure façon de comparer. La recherche en droit comparé se pense ainsi souvent comme une quête pour découvrir les structures fondamentales qui donnent un sens nouveau et profond aux objets comparés. Elle utilise pour cela des démarches transversales, qui mettent en œuvre plusieurs disciplines juridiques, ainsi que pluridisciplinaires, qui mêlent les analyses extrajuridiques au droit, pour bien appréhender le substrat social au sein duquel celui-ci s’applique10.
L’alternance d’une démarche différentielle, qui remarque les différences, et d’une démarche intégrative, qui met en exergue les points communs, permet de constater la récurrence comme la rareté de certains phénomènes. Ceux qui ne se répètent pas parmi les systèmes comparés révèlent un élément singulier d’un d’entre eux. À l’inverse, ceux qui apparaissent dans tous les systèmes n’indiquent pas une spécificité. Ils marquent plutôt une généralité, une marque inhérente au sujet que l’on étudie. La démarche comparative contribue donc à déterminer les « éléments déterminants » pour comprendre les systèmes comparés autant que les sujets étudiés. Elle permet de connaître et de comprendre les grandes structures au sein desquelles le droit évolue11. De la même manière que des règles grammaticales autorisent la pleine maîtrise d’une langue, les structures découvertes grâce au droit comparé favorisent une contribution enrichie du droit12.
La thèse a montré que les États espagnol et britannique se distinguaient sur des sujets importants pour protéger leur intégrité territoriale. Par exemple, l’Espagne peut adopter des mesures de police strictes pour arrêter un mouvement séparatiste, ce qui a été le cas en Catalogne en 2017. Le Royaume-Uni le peut beaucoup moins. Dans le même sens, bien que sa législation ait évolué dans un sens moins coercitif en 2023, l’Espagne comprend encore une multitude de dispositions pénales qui exposent les auteurs d’actions en faveur d’un mouvement séparatiste à de lourdes peines. Certains dirigeants catalans, lors du processus indépendantiste de la fin de l’année 2017, ont été condamnés à des peines de prison. De telles sanctions sont théoriquement possibles au Royaume-Uni. Elles sont néanmoins inenvisageables en pratique. Les divergences entre l’Espagne et le Royaume-Uni révèlent des constructions historiques différentes, la première est plus autoritaire et marquée toujours par les guerres civiles, la seconde demeure plus libérale.
Par ailleurs, la thèse a révélé un point commun fondamental dans la manière dont les royaumes espagnol et britannique cherchent à défendre leur intégrité territoriale : le fédéralisme. En effet, c’est l’idée-force qui inspire leurs politiques contre la fragmentation. L’un comme l’autre s’inspire de cette idée pour protéger son intégrité territoriale, sans pour autant se transformer en un authentique État fédéral. La comparaison a ainsi révélé un élément déterminant pour les États confrontés à des mouvements régionalistes forts : l’utilisation des principes et des mécanismes habituellement propres au fédéralisme. La thèse s’est appuyée sur une méthode transversale et pluridisciplinaire pour parvenir à ce résultat.
La méthode comparative s’adapte toujours aux objets de la comparaison. Elle doit éviter de les enfermer dans des catégories ou des conceptions qui les déforment. Les classifications héritées de la culture et de l’apprentissage du comparatiste doivent s’effacer lorsqu’elles ont cet effet néfaste, que ce soient celles qui sont internes à la science juridique ou celles qui séparent cette dernière des autres domaines du savoir scientifique. Il convient donc d’opter raisonnablement pour des démarches transversales et pluridisciplinaires. Il est d’abord souvent utile de choisir une matière afin de donner une trame à la recherche comparative ; cela évite au comparatiste d’éparpiller sa recherche sans lui donner véritablement de signification. Il est ensuite capital de ne pas noyer la compréhension du droit positif sous des développements extrajuridiques. Ceux-ci ont néanmoins l’intérêt d’éclairer le droit, de renforcer les analyses juridiques et d’éviter les contresens, grâce à la compréhension des déterminismes historiques et culturels qui ont commandé à la mise en vigueur du droit et qui président à son application dans les faits13.
La thèse adopte tout d’abord une démarche transversale afin d’éviter de mal interpréter certains objets juridiques. Par exemple, les régions françaises sont étudiées à travers le droit des collectivités territoriales, à travers un droit essentiellement administratif. Les communautés autonomes espagnoles et les nations britanniques peuvent en partie être perçues à travers le prisme du droit administratif. Elles le sont bien mieux à travers celui du droit constitutionnel. Il serait donc mal à propos d’utiliser des classifications françaises pour comprendre les situations espagnole et britannique.
Cette démarche transversale permet de plus à la thèse d’embrasser son sujet d’une manière large. Elle place certes le droit constitutionnel en son centre, afin de donner un squelette à la réflexion qu’elle porte. Cependant, d’autres branches du droit interne ont été nécessaires pour mener cette étude. C’est le cas du droit administratif, pour comprendre le fonctionnement des administrations qui mettent en place les politiques qui atteignent ou qui défendent l’unité espagnole et britannique. C’est également le cas des finances publiques, afin de connaître le degré d’autonomie effectif des composantes régionales. Des questions de droit pénal et de droit répressif ont également été abordées, afin de comprendre comment les États espagnol et britannique jugulent des mouvements de rébellion. Par ailleurs, la thèse inclut des normes qui dépassent le droit interne. Elle étudie des aspects de droit international public pour saisir pleinement les fondements et les conséquences d’un mouvement séparatiste, pour saisir ce qu’est le droit à l’autodétermination des peuples, ainsi que les notions de succession, de reconnaissance et de création d’États. La thèse intègre enfin des analyses propres au droit de l’Union européenne et aux des règles qui régissent le Brexit. En effet, ces normes ont une influence indéniable sur la question de l’unité de l’Espagne et du Royaume-Uni.
Par ailleurs, la thèse adopte une démarche pluridisciplinaire. Elle met en avant les dimensions historiques, culturelles et politiques des droits espagnol et britannique. Par exemple, elle a souligné l’importance historique de la question de la place de la Catalogne au sein de l’Espagne et de l’Écosse parmi les autres nations britanniques, expliquant par-là le caractère existentiel de ces problématiques pour les États espagnol et britannique.
La comparaison ainsi menée peut atteindre son but. Elle contribue à la connaissance des objets qu’elle compare et du sujet qu’elle traite. Elle a, de par ce fait, une multitude d’apports.
2.2. Les apports de la comparaison
La comparaison juridique est riche de plusieurs apports. Dans les faits, elle satisfait souvent la curiosité du comparatiste, son attrait pour une forme d’exotisme. Elle révèle fréquemment un désir personnel de connaître les origines de sa famille, de conserver un lien avec son pays d’origine, de découvrir celui d’un proche. Néanmoins, la comparaison n’est pas uniquement une démarche d’autosatisfaction, elle apporte aussi à ses destinataires. En effet, les études comparatives constituent un détour fécond, non pas pour donner des arguments d’autorité à des propos prescriptifs, mais afin de prendre un recul heuristique utile aux raisonnements théoriques autant qu’au droit français. Elles font acquérir un regard neuf, capable de s’étonner sur le droit positif et les œuvres de l’esprit communément admises. Le droit comparé permet enfin d’obtenir des résultats intéressants pour mieux comprendre les objets comparés et le sujet, les paramètres de la comparaison. Autrement dit, une étude comparative est utile pour faire progresser les connaissances à propos de ce qui est comparé, et de ce par rapport à quoi l’on compare.
La comparaison a pour première vertu de contribuer à une meilleure connaissance des objets qu’elle intègre. Chacun d’entre eux est éclairé à la lumière nouvelle de l’autre. Ces objets sont observés avec un recul salutaire pour faire progresser le savoir à leur propos. La comparaison les sort en effet d’eux-mêmes, les confronte à une altérité qui les fait apparaître sous des jours parfois inattendus.
La thèse a comparé les États espagnol et britannique. Elle a contribué à la connaissance des problématiques contemporaines de ces systèmes constitutionnels au-delà du présent perpétuel des commentaires d’actualité. Elle permet de mieux comprendre les mouvements régionalistes qui traversent l’Espagne et le Royaume-Uni, et par suite, ces États eux-mêmes. Elle démontre ainsi que l’idée de fédéralisme s’y est développée considérablement, sans que l’Espagne et le Royaume-Uni se transforment en des États pleinement fédéraux. Le fédéralisme y existe donc sur un mode singulier. Il se conçoit tel un instrument pour préserver l’unité espagnole et britannique et non comme une idée d’œuvre commandant toute l’organisation de ces États. La thèse démontre qu’il est efficace bien qu’il n’empêche pas inéluctablement une fragmentation. Il pourrait même inspirer des solutions pour reconstruire l’unité de l’Espagne et du Royaume-Uni si la Catalogne et l’Écosse devenaient des États souverains. C’est cette efficacité pour parvenir à l’objectif qui lui est attribué qui, malgré ses fragilités, rend le fédéralisme pérenne dans les ordres juridiques espagnol et britannique.
La thèse montre aussi que ces deux États ne sont ni unitaires ni fédéraux, qu’ils se situent entre ces deux bornes. Elle décrit l’Espagne comme l’État des autonomies et le Royaume-Uni comme l’État d’Union. Elle soutient que ces deux modèles sont des sous-catégories d’un idéal-type : le modèle de l’État régional. Ce travail de modélisation est plus original au Royaume-Uni qu’en Espagne. La nation espagnole connaît en effet ce genre de théorisation et d’idées politiques depuis fort longtemps. À l’inverse, le Royaume-Uni ne goûte traditionnellement guère ces conceptions politico-constitutionnelles. En effet, outre-Manche, la souveraineté n’est pas l’apanage de l’État, mais celui de la Couronne agissant dans le Parlement. Aussi, les juristes et les théoriciens politiques n’utilisent en général pas ces outils de compréhension. Il faut néanmoins remarquer que l’historien de Cambridge, Quentin Skinner, montre que des pensées de cette sorte peuvent être décelées à partir de la Renaissance en Angleterre. Aussi, la thèse prouve que les modèles étatiques ne sont pas inapplicables en soi au Royaume-Uni ; ils le sont uniquement lorsqu’ils ne s’infléchissent pas aux caractéristiques fondamentales de l’État britannique. À l’inverse, ils sont opérants s’ils s’y s’adaptent. Le modèle de l’État d’Union permet de les saisir avec acuité, car il s’appuie sur l’histoire constitutionnelle britannique. Il appréhende la nature singulière de la Constitution britannique et de la common law. La comparaison a donc été utile pour observer l’État britannique à travers un prisme inattendu de prime abord.
Par ailleurs, un travail de comparaison ne se limite souvent pas à la connaissance des cas étudiés. En plus de pouvoir intéresser les systèmes qui connaissent des faits analogues, il contribue souvent à nourrir des propos plus théoriques14. Il participe à une meilleure connaissance du sujet de la comparaison en soi.
La thèse ne s’est pas arrêtée au travail sur le fédéralisme et la forme étatique en Espagne et au Royaume-Uni. En effet, elle comprend des réflexions qui dépassent ses deux cas d’étude. Elle établit une typologie précise des États régionaux. Elle met en évidence qu’entre les États unitaires et les fédéraux, existe une multitude de formes qui comportent des éléments propres à ces deux modèles. En ce sens, elle montre que les modèles forgés à partir des cas espagnol et britannique sont pertinents ailleurs, en Bolivie pour le modèle de l’État des autonomies, et au Canada pour le modèle de l’État d’Union.
Par ailleurs, la thèse permet de réfléchir à l’idée de fédéralisme en soi, à partir des exemples espagnol et britannique. En effet, elle montre la flexibilité de cette idée. La thèse démontre que l’idée fédérative ne constitue pas nécessairement un paradigme. Le fédéralisme n’innerve pas forcément l’ensemble des ordres juridiques qu’il traverse. S’il inspire parfois tout un système, qu’il est alors paradigmatique, il est parfois uniquement utilisé de manière partielle. En Espagne et au Royaume-Uni, le fédéralisme a une dimension pragmatique au sein de l’État des autonomies espagnol et de l’État d’Union britannique. Il se développe pour un but précis : protéger l’intégrité territoriale des États espagnol et britannique. Ailleurs, le fédéralisme peut inspirer des réformes pour un autre but. Par exemple, la place de la Nouvelle-Calédonie au sein de la République française est régie par des principes habituellement propres au fédéralisme. En ce sens, le Congrès néocalédonien a une compétence législative de principe au sein de son domaine de compétences15. Le fédéralisme avait un but différent que celui pour lequel il est mis en place en Espagne et au Royaume-Uni : mettre fin aux évènements, pacifier ce territoire16.
Au surplus, lorsqu’il est conçu comme un principe d’action politique, tel un instrument pragmatique au service d’un but donné, le fédéralisme n’est pas perclus dans une seule conception, imposée par une Constitution totalement fédérale. L’idée de fédéralisme peut se développer de toutes les façons utiles pour atteindre l’objectif pour lequel il est mis en place. Il peut alors inspirer une organisation étatique, des processus décisionnels, ainsi que les rapports entre l’État et ses régions, les orientant tous vers l’accomplissement du dessein qu’il cherche à accomplir. Il apparaît, se développe et s’altère au gré des contextes politiques pour toujours parvenir à l’objectif pour lequel il est mis en place.
La thèse montre ainsi qu’en dehors d’un cadre institutionnel purement fédéral, l’idée de fédéralisme est condamnée à être efficace. En effet, elle s’amenuise et disparaît potentiellement si elle ne l’est pas. Néanmoins, sa malléabilité, sa capacité à répondre à des problèmes politiques divers et complexes lui permet de l’être la plupart du temps. Il peut se maintenir de manière pérenne, même en dehors de l’enveloppe protectrice de l’État fédéral, s’il est efficacement mis en place.
Conclusion
Le droit comparé apparaît ainsi comme un exercice souvent complexe, qui nécessite de dépasser des obstacles parfois difficiles à franchir, par exemple, la bonne maîtrise des langues et des cultures propres aux objets comparés. Il est aussi un formidable moyen pour étudier un sujet et contribuer de manière originale à la connaissance de systèmes et d’objets juridiques. La méthode qui le porte est capitale, a un poids important sur les résultats auxquels il aboutit ; les thèses de droit comparé comme les discussions du 25 avril 2022 le montrent bien. En plus d’être spécialiste de systèmes juridiques étrangers au sien, le comparatiste est peut-être avant tout un méthodologiste.