« La représentation coutumière en droit constitutionnel canadien et français », thèse soutenue le 2 juin 2023, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction des professeurs Xavier Philippe (Université Paris 1) et Jean-François Gaudreault-Desbiens (Université de Montréal), cotutelle. Publication aux éditions LGDJ-Lextenso le 4 février 2025.
Présentation
Pouvez-vous brièvement résumer l’objet et les résultats de votre recherche ?
La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones dispose que « les peuples autochtones ont […] le droit de conserver et de développer leurs propres institutions décisionnelles1 ». Ainsi, pour apaiser certains conflits entre les institutions décisionnelles de l’État et les institutions « coutumières », pour concilier la volonté générale et la volonté autochtone, des compromis sont trouvés et intégrés dans le droit positif. L’objet de ma thèse porte donc sur la prise en compte, par l’État, de l’existence d’une représentation politique coutumière, autrement dit de l’existence de modes de production d’une volonté autochtone particulière, au sein de l’ordre juridique.
Cette recherche m’a conduit à préciser la définition de la représentation coutumière, à en déterminer les institutions, les évolutions et à interroger les mécanismes universels de la représentation politique. À l’époque précoloniale, la représentation coutumière permet d’exprimer la volonté souveraine et unifiée des communautés autochtones, rassemblées en clan, en nation ou en confédération. À cette période, elle se traduit par la désignation non électorale de ses représentants, lesquels délibèrent longuement et adoptent leurs décisions de façon consensuelle. Ensuite, en contact avec l’ordre étatique, la représentation coutumière évolue, intégrant, dans certains cas, la procédure majoritaire comme mode de décision, l’élection comme mode de désignation, ou la représentativité comme critère de sa composition. En conséquence, aujourd’hui, au Canada et en France, les éléments communs de la représentation politique s’organisent au sein d’institutions représentatives partagées avec les non-autochtones tels que les parlements nationaux, le Congrès de Nouvelle-Calédonie, l’Assemblée territoriale de Wallis et Futuna ou certains conseils municipaux de Guyane. Parallèlement, les spécificités de la représentation coutumière perdurent au sein d’institutions représentatives autochtones, plus ou moins autonomes. Il en est ainsi des conseils des Premières Nations issus des accords d’autonomie gouvernementale, des assemblées autochtones, du régime coutumier des rois de Wallis et Futuna ou encore des institutions consultatives comme le Sénat coutumier calédonien, qui sont autant d’institutions perméables au droit coutumier, où s’organise la représentation des intérêts autochtones et où s’observe la représentation coutumière.
Influencée par le modèle étatique, la représentation coutumière est donc cette représentation, fondée sur des sources coutumières ou de droit coutumier, selon laquelle ceux qui tiennent lieu, portent leur parole ou ressemblent aux autochtones expriment une volonté unifiée qui est présumée être la leur. Si elle en partage certains critères, cette représentation ne peut se confondre avec celle de l’État dans la mesure où la volonté produite est imputable à une population originellement souveraine et peut être produite selon des procédures d’inspiration précoloniale particulières.
Au Canada comme en France, ces spécificités coutumières restent encadrées par des conditions formelles et matérielles jugées nécessaires à la cohérence du droit positif lors de l’intégration des institutions autochtones dans l’ordonnancement juridique. Formellement, les institutions représentatives autochtones doivent notamment s’assurer d’écrire leurs coutumes, tant celles concernant l’exercice de la représentation que les coutumes produites par les assemblées autochtones elles-mêmes2. S’insérant dans la hiérarchie des normes, ces décisions « coutumières » peuvent avoir une valeur législative, comme dans le cadre des accords gouvernementaux canadiens, ou peuvent faire échec à l’application de la loi, sur le fondement, en France, du statut civil coutumier des Kanak ou des Insulaires de Wallis et Futuna3. Matériellement, l’exercice de la représentation coutumière doit encore respecter les textes constitutionnels, dont l’application est équilibrée par le principe selon lequel des dispositions particulières peuvent déroger à des dispositions générales4. Enfin, si l’élection des représentants coutumiers n’est pas toujours exigée pour leur reconnaissance en droit positif, ils doivent toutefois s’assurer du consentement des citoyens lors de leur nomination, au nom du respect du principe démocratique5.
Ainsi institutionnalisée, une représentation politique différente coexiste au sein de l’ordre juridique étatique. Loin d’ébranler sa souveraineté, la prise en compte de la représentation coutumière par l’État peut conduire à renforcer son unité et à lui conférer une nouvelle légitimité.
Pouvez-vous spécifier les modalités pratiques de votre travail : modalités institutionnelles, codirection ou cotutelle ; séjour sur place ; intégration dans une université d’accueil ; accès aux sources, etc.
Ma thèse s’inscrit dans le cadre d’une cotutelle réalisée entre l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et l’Université de Montréal. Ce cadre m’a amené à effectuer un séjour d’un an à l’Université de Montréal, au début de mon doctorat, entre janvier 2020 et janvier 2021. Durant cette première année, des cours de méthodes et de théories du droit doivent être suivis et permettent d’acquérir des connaissances sur la recherche en droit. Valider ces différents enseignements ouvre la possibilité de passer son examen de synthèse, lequel est à la fois écrit et oral, lors de la deuxième année de doctorat. D’une part, il s’agit de rendre un document qui présente l’objet, la problématique, le cadre théorique, la méthodologie et la bibliographie de la thèse en devenir. D’autre part, ce document est soutenu oralement devant trois examinateurs, incluant le directeur de thèse, qui formulent des remarques, critiques ou conseils pour la suite du doctorat.
Parallèlement, en août et septembre 2021, malgré les difficultés de déplacement liées au covid-19, j’ai eu l’opportunité de réaliser un séjour de recherche financé d’un mois à l’Institut Max Planck d’Halle-sur-Saale, pour consulter des ouvrages d’anthropologie du droit. À mon retour, j’ai été ATER en droit public pendant deux ans, à l’Université de Bordeaux, où j’ai eu accès à de nombreux ouvrages en droit des outre-mer.
J’ai finalement soutenu ma thèse le 2 juin 2023, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, devant un jury composé paritairement de membres canadiens et français.
Droit comparé/Droit public comparé
Quelles ont été vos motivations pour un travail doctoral en droit comparé ?
Mon mémoire de Master 2 portait sur l’universalité des droits de l’homme à l’épreuve de l’anthropologie juridique. C’était une première manière d’interroger l’universalité des concepts qui permettent de vivre ensemble. Après les droits fondamentaux, mon projet était d’interroger l’universalité de la démocratie élective. Plusieurs questions motivaient ma démarche : est-ce que tous les Hommes, partout et en tout temps, ont véritablement les mêmes manières de s’assembler, de délibérer et d’être représentés politiquement ? Est-ce que tout le monde élit ses représentants ? Il m’a semblé que les deux seuls régimes politiques où les représentants n’étaient pas élus restaient les dictatures et les systèmes autochtones. De cette façon, j’en suis arrivée à m’intéresser à la représentation politique des peuples autochtones.
Comme la question de l’universalité des pratiques et des règles de démocratie s’apparente à une question d’anthropologie juridique, j’ai reformulé la problématique pour m’interroger plutôt sur la coexistence des règles autochtones avec le droit de l’État. Autrement dit, comment le droit français tolère et organise, au sein du droit positif, une représentation politique permettant la production d’une volonté autochtone particulière, qui n’est fondée ni sur le Parlement, ni sur l’élection ?
Le choix d’avoir recours à la comparaison repose sur l’objectif propre à la thèse. En l’espèce, il se justifie pour démontrer qu’il existe de multiples voies juridiques permettant la reconnaissance de la représentation coutumière : la comparaison ouvre le champ des possibles.
La comparaison se justifie aussi, car l’existence de « peuples autochtones » n’est pas explicite en droit français. Par conséquent, analyser la manière dont l’État reconnaît les institutions représentatives autochtones dans d’autres régimes juridiques permet d’offrir un contraste avec le droit français et d’envisager de nouvelles solutions à des problématiques communes.
Enfin, outre la comparaison dans l’espace, c’est encore la comparaison dans le temps qui s’avère particulièrement nécessaire, puisque la reconnaissance des institutions représentatives autochtones obéit, dans la plupart des ordres juridiques, à trois périodes : une période précoloniale de cohabitation, voire, dans certains cas de collaboration ; une période coloniale d’assimilation des institutions et des coutumes ; et enfin, une période postcoloniale, marquée par des processus de décolonisation qui peuvent conduire à l’autonomisation des systèmes de représentation autochtones.
Comment avez-vous abordé le droit comparé dans ce travail doctoral ? Avez-vous adopté une méthodologie particulière ? Y a-t-il des spécificités s’agissant du droit public comparé ?
La méthode dépend de l’objectif de la thèse et mon objectif était bien de comparer deux États qui accomplissent une même fonction. En droit comparé, c’est la méthode fonctionnelle qui se fonde sur la finalité des institutions et des règles. Cette approche considère que « les seules choses comparables sont celles qui remplissent les mêmes fonctions ». La fonction similaire, c’est bien la prise en compte, au sein du droit positif, de la représentation coutumière. Toutefois, même après cette fonction identifiée, il reste encore de nombreux défis et d’importantes spécificités à comparer la reconnaissance d’un « pluralisme autochtone », par deux États différents.
Y a-t-il des spécificités s’agissant du droit public comparé ? Quelles ont été les difficultés éprouvées ? Avez-vous spécialement éprouvé des problèmes de traduction de notions ou concepts, y compris avec le Québec ?
Il y a de nombreuses spécificités à travailler, de manière comparée, sur les peuples autochtones.
La première d’entre elles concerne le choix des termes à utiliser. En effet, pour désigner des réalités semblables, des termes différents sont utilisés en France et au Canada, en Anglais et en Français, ou dans les doctrines publiciste et pluraliste. Par exemple, en anglais, on parle d’aborigène (Aboriginal) ou d’indigène (Indigenous), qui sont des termes connotés négativement en Français, où l’on emploie le terme « Amérindien », pour les communautés de Guyane, terme lui-même péjoratif au Canada.
Plus encore, au Canada, on parle de « peuple autochtone » et de « droit autochtone ». Toutefois, en France, la catégorie juridique de « peuple autochtone » n’existe pas, on préfère les expressions de « populations d’outre-mer », de « communautés d’habitants tirant traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt », lesquelles sont régies par des « coutumes », du « droit coutumier » ou leur « statut coutumier ». En l’espèce, la notion de « coutumes » et de « coutumier » est perçue négativement au Canada, car elle réduit les sources du droit autochtone à l’une d’entre elles, alors que le droit autochtone, plus largement, se fonde sur diverses sources qui se trouvent dans le droit naturel, le droit sacré, le droit positif, le droit coutumier et le droit délibératif6.
Face à ces difficultés, j’ai parfois dû utiliser le plus petit dénominateur commun et parler de « populations autochtones », surtout car le terme de « peuple » renvoyait à des régimes juridiques ambigus et à certains paradoxes. En effet, le Canada utilise les termes de « peuples autochtones », mais ne leur reconnaît qu’un droit à l’autodétermination interne, c’est-à-dire à une autonomie gouvernementale en tant que groupe au sein du Canada. À l’inverse, la France refuse, à la suite de la jurisprudence du Conseil constitutionnel du 9 mai 1991, le qualificatif de « peuple » pour une autre entité que le peuple français. Pourtant, le préambule de l’Accord de Nouméa reconnaît le « peuple kanak » tout en reconnaissant un droit à l’autodétermination externe, c’est-à-dire à l’indépendance, à un ensemble plus large, le « peuple calédonien », si celui-ci existe. Utiliser le mot « peuple » aurait donc entraîné certaines ambiguïtés juridiques renvoyant, en France ou au Canada, à des régimes et des effets juridiques différents. J’ai donc principalement utilisé les termes de « communauté » « population » et « nation » autochtones, également usités et définis par l’Organisation des Nations unies. Dans chaque chapitre j’ai aussi essayé de contextualiser l’usage des mots, comme ceux d’« Indien » ou d’« Indigène », en les replaçant à la période où ils étaient eux-mêmes utilisés.
Concernant les termes utilisés, il y a encore le défi de la traduction : certains concepts n’ont pas d’équivalence en langue autochtone, comme la liberté, la souveraineté ou l’individualité. Il faut donc essayer de s’approcher au mieux des conceptions autochtones, en lisant des ouvrages écrits par les autochtones eux-mêmes. Toutefois, ma thèse portant sur la prise en compte par l’État des institutions autochtones, l’objet principal porte sur la traduction, en droit positif, de ces notions autochtones, en matière de représentation. Dès lors, cette difficulté n’était pas insurmontable pour répondre à ma problématique.
La seconde spécificité de la comparaison résulte de l’objet à comparer. En premier lieu, car la représentation coutumière ne dépend pas, juridiquement, du droit positif. Il est évident que ces institutions peuvent faire l’objet de négociations et d’une reconnaissance par l’État. Pourtant, d’un point de vue autochtone, la validité des institutions coutumières ne dépend pas de l’État. Ces institutions trouvent leur source, leur légitimité et la revendication de leur reconnaissance dans des systèmes juridiques initialement extra-étatiques et coutumiers qui n’ont pas nécessairement « besoin d’être reconnus et […] ne sont pas nécessairement modifiés par la posture de l’État à leur égard7 ». Cette spécificité se retrouve dans les recherches menées sur l’ordre juridique mafieux ou sur l’ordre religieux8 : la représentation coutumière relève d’un système juridique particulier par rapport à l’ordre étatique, ce qu’il faut prendre en compte dans la comparaison. En second lieu, il faut noter que la représentation coutumière appartient à une tradition juridique différente, dite « chtonique » ou « autochtone », où la morale, le sacré et le droit sont indifférenciés. Certaines coutumes sont d’ailleurs intériorisées et se transmettent de génération en génération. Ceci implique que la compréhension des systèmes de représentation autochtones ne se limite ni aux textes législatifs, ni aux décisions de jurisprudence, ni aux constitutions autochtones écrites, et s’élargit, en l’espèce, aux ouvrages d’anthropologie juridique, la recherche de terrain ayant été rendue quasiment impossible à cause de la pandémie de covid-19.
Quel apport spécifique du droit comparé dans votre travail ?
Le droit comparé m’a permis de tenir compte de toutes les spécificités inhérentes aux systèmes étudiés, qu’il s’agisse de la France, du Canada ou des systèmes autochtones. Plus particulièrement, le droit comparé met l’attention sur l’influence que ces systèmes peuvent avoir l’un sur l’autre et sur les emprunts qui résultent des contacts entre autochtones et Européens, autrement nommés les « greffes », « irritants », « transposition », « transplants », « transferts », « dialogue », « réception », ou « formants ». In fine, il apparaît que certains concepts juridiques sont imposés, sont transposés, ou encore, « voyagent » de l’ordre étatique vers les systèmes coutumiers.
Les conséquences importent, car un mécanisme de représentation politique, tel que l’élection, résulte en réalité d’une influence de l’ordre étatique et ne provient originellement pas de la coutume, même s’il a pu être modifié au contact des systèmes autochtones. Seule une comparaison, en contexte, incluant une dimension historique, permet de saisir les relations particulières entre l’État et les systèmes autochtones et de comprendre la représentation coutumière et ses évolutions, au Canada et en France.
Canada/Québec
Pourquoi la comparaison avec le Canada/le Québec ?
Au début de ma thèse, en 2019, les deuxième et troisième référendums de l’Accord de Nouméa allaient être organisés en Nouvelle-Calédonie. Ces évènements impliquaient une réflexion sur de nouvelles institutions représentatives calédoniennes, que celles-ci s’inscrivent, ou non, au sein de la République française. Dès lors, le choix d’inclure la France comme premier élément de comparaison se justifiait par l’actualité politique, par mon intérêt personnel à étudier le système dans lequel j’évoluais, par l’accessibilité des sources et de la langue et, enfin, par la volonté d’exercer, ensuite, mon métier d’enseignant-chercheur en France. Partant de ce premier choix, je cherchais un État où la prise en compte de la représentation coutumière permettait de faire ressortir les spécificités françaises, tout en offrant éventuellement des solutions transposables ou, a minima, une nouvelle manière d’envisager le sujet. Suivant la métaphore d’un « entonnoir », j’ai posé des critères pour réduire la liste des États pertinents. Trois critères ont été appliqués afin de sélectionner l’État à comparer avec l’ordre juridique français. Premièrement, cet État devait compter, sur son territoire, des populations autochtones qui n’étaient aujourd’hui ni souveraines ni indépendantes et avaient vécu la colonisation9. Deuxièmement, il devait avoir une tradition juridique proche de la tradition civiliste pour observer l’existence d’une problématique et de sa résolution en des termes comparables. Troisièmement, il devait présenter une certaine lecture pluraliste de la représentation politique : le système représentatif autochtone devait perdurer, au moins partiellement, dans le droit positif de l’État dominant.
Au titre du premier critère, j’ai pu exclure les États aujourd’hui décolonisés et indépendants, tel que la plupart des États sur les continents africain et asiatique et les États n’ayant ni connu ni participé aux processus coloniaux. Il restait alors les États européens, principaux instigateurs des politiques coloniales. Ces colonisations européennes ont d’ailleurs souvent été comparées par les manuels de droit colonial du xixe siècle, puisque des problématiques similaires ont été rencontrées sur le terrain juridique. J’ai choisi les empires britannique et français, en raison de l’accessibilité des sources historiques et de la langue dans laquelle les normes sont élaborées et interprétées. Pourtant, l’expérience passée des colonisations britannique et française concerne encore un nombre important d’États dans le monde.
La comparaison a donc été précisée grâce au deuxième critère : la proximité des traditions juridiques des États comparés. En Nouvelle-Calédonie et en Nouvelle-France, c’est-à-dire au Canada avant 1763, les histoires de la Grande-Bretagne et de la France se sont particulièrement influencées, jusqu’à la survivance d’un système juridique mixte au Québec. C’est pourquoi la comparaison des ordres étatiques canadien et français est intéressante : le Canada présente l’intérêt d’être bijuridique, tandis que l’ordre juridique français appartient à la tradition civiliste. L’entrelacement des traditions juridiques entre le Canada et la France témoigne de leur rapprochement dans l’histoire et de leurs problématiques communes. De surcroît, le Canada est particulièrement connu pour l’importance de sa doctrine sur la représentation autochtone.
À ce titre, le troisième critère précise encore la comparaison avec le Canada. En effet, l’État à comparer devait nécessairement avoir une certaine lecture pluraliste de la représentation politique. Pour le Canada, la reconnaissance de la « représentation coutumière » s’inscrit principalement aux articles 25 et 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Ces articles garantissent les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones du Canada. Parmi ces droits figure le droit à l’autonomie gouvernementale, lequel inclue notamment le pouvoir d’adopter des lois par l’intermédiaire d’institutions décisionnelles autochtones. Le Canada passe donc des accords d’autonomie gouvernementale et reconnaît des assemblées coutumières autochtones qui adoptent des normes de valeur législative. Toutefois, ce sont encore les accords gouvernementaux, traduits par la loi, ou la jurisprudence qui donnent un effet aux normes coutumières dans le droit positif.
Pour la France, malgré son caractère unitaire, la loi organique confère aux lois du pays adoptées par le Congrès de Nouvelle-Calédonie une valeur législative, lesquelles sont contrôlées uniquement par le Conseil constitutionnel. De même, l’article 75 de la Constitution ou le statut de 1961 de Wallis et Futuna consacrent des statuts civils particuliers, permettant aux coutumes de faire échec à l’application de la loi positive. Donc, malgré son caractère unitaire, il y a bien une dualité législative en France, renvoyant à une pluralité d’institutions représentatives. On parle alors de fédéralisme asymétrique, ce qui permet de rapprocher la France de certaines caractéristiques canadiennes.
In fine, l’identification de ces trois critères a permis d’envisager une comparaison idoine entre le Canada et la France.
Y a-t-il des spécificités à relever s’agissant spécialement du droit public comparé ?
Les spécificités de la comparaison entre le Canada et la France sont nombreuses, mais les expliciter préalablement permet de mettre en lumière ce qui relève de différences et de rapprochements dans la reconnaissance de la représentation coutumière. D’abord, la France relève de la tradition civiliste, tandis que le Canada appartient à la tradition de common law, et d’une tradition juridique mixte pour le Québec. Très schématiquement, dans la tradition civiliste, le raisonnement du juge se caractérise par une méthodologie déductive, qui fait appel à l’abstraction : partant des dispositions d’un code, les règles sont appliquées aux faits. Dans la tradition de common law, le raisonnement obéit présumément à une méthode inductive, fondé sur la pratique : « les juges font le droit ». Cette application du droit laisse une large place à la coutume, bien que le juge reste lié aux décisions antérieures par le mécanisme du précédent. Pourtant, la comparaison entre le Canada et la France reste possible, car, « la différence dans ces États résidant dans la forme du droit plus que dans sa rationalité10 ».
Ensuite, selon d’autres spécificités propres au droit public comparé, au Canada, le contentieux constitutionnel est diffus, réalisé par tous les juges, quand il est concentré en France, car limité au Conseil constitutionnel pour le contrôle des lois. En outre, le Canada est une monarchie constitutionnelle dotée d’un régime parlementaire, quand la France est une république à régime parlementaire rationalisé. De surcroît, la constitution canadienne, sur le modèle britannique, laisse une large place aux principes non écrits et aux conventions constitutionnelles, ce qui est moins le cas pour la Constitution française. Enfin, le Canada est un État fédéral, tandis que la France est un État unitaire décentralisé. L’ensemble de ces différences doit être pris en compte dans la comparaison. Il s’agit d’intégrer dans les données de la recherche l’histoire constitutionnelle canadienne, les principes constitutionnels non écrits, les lois fédérales et provinciales, les arrêts des cours fédérales et des tribunaux inférieurs ; recherches qui, pour un doctorant français, ne relèvent pas toujours du réflexe.
Quels apports de la comparaison avec la France et/ou avec d’autres systèmes ?
Les apports de la comparaison entre la France et le Canada se révèlent dans les trois principales conclusions de ma thèse.
D’abord, la comparaison est intéressante pour ce qu’elle renvoie de l’architecture spécifique des ordres juridiques canadiens et français. Par exemple, en cohérence avec la tradition de common law, les juridictions canadiennes s’affirment comme de véritables acteurs dans la reconnaissance des droits autochtones. En revanche, selon la tradition civiliste, en France, c’est la loi, de surcroît la loi référendaire, qui s’impose comme l’instrument principal de la reconnaissance juridique. C’est par elle que sont établis, puis approuvés, les divers statuts qui règlent les territoires d’outre-mer.
Ensuite, les apports de la comparaison se trouvent dans la mise en lumière des tensions similaires qui existent entre les ordres étatiques canadiens et français d’un côté, et la représentation coutumière autochtone de l’autre. Durant la période coloniale, l’assimilation des institutions représentatives coutumières s’observe des deux côtés de l’Atlantique, mettant en péril la survie des systèmes juridiques autochtones. Pourtant, dans les deux États, une partie de ces institutions réussit à perdurer jusqu’à aujourd’hui. Si elles ne sont pas prises en compte par l’ordre étatique, elles peuvent, dans certains cas, mettre à l’épreuve l’effectivité du droit positif, jusqu’à ébranler la stabilité de l’État. Ainsi, ces conflits s’observent tant en France, avec les évènements touchant la Nouvelle-Calédonie, qu’au Canada, avec la crise concernant les Wet’suwet’en. Pour les éviter, des adaptations du droit positif sont aménagées selon des processus semblables au Canada et en France : des accords gouvernementaux d’autonomie sont négociés, des lois reconnaissant la normativité des coutumes sont adoptées, des droits sont constitutionnellement garantis pour les autochtones ou les citoyens de statut coutumier. La comparaison révèle surtout une différence entre le Canada et la France concernant la désignation des membres composant aujourd’hui les institutions autochtones. Au Canada, pour les institutions reconnues en droit positif, la Loi sur les Indiens consacre l’élection comme le mécanisme privilégié permettant le recueil du consentement des membres de la communauté, parfois au détriment de mécanismes plus traditionnels. En France, le mécanisme électoral s’est imposé de manière plus nuancée aux institutions coutumières : les membres du Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie et les Rois de Wallis-et-Futuna, par exemple, n’y sont pas soumis. La relativité de l’élection permet d’envisager les avantages d’une désignation différente, via une nomination traditionnelle et consensuelle par les clans ou par le tirage au sort. Dans certains cas, le caractère non électoral de la désignation permettrait de limiter la politisation de ces membres et donc de l’institution représentative. Sa légitimité en devient alors différente et peut même se placer au-delà de l’opposition manichéenne entre des représentants élus d’un côté par les autochtones et de l’autre, par les allochtones.
Enfin, les apports de la comparaison s’observent dans les voies juridiques envisagées pour l’avenir. La comparaison fournit une grille de lecture nouvelle, fondée sur des concepts comme le fédéralisme par traité ou le fédéralisme asymétrique. Ces différentes modalités du fédéralisme se retrouvent, au Canada et en France, chez certaines communautés autochtones qui ont signé des accords gouvernementaux tels que l’Accord nisga’a ou l’Accord de Nouméa. Parallèlement, dans d’autres États, il existe aussi le fédéralisme multinational ou le consociativisme, qui peuvent encore servir de modèle à l’approfondissement des relations avec les institutions représentatives autochtones. La comparaison permet donc d’ouvrir le champ des possibles.
Perspectives
Quelles perspectives pour la recherche en droit public comparé :
Quels conseils donneriez-vous à un étudiant entreprenant une thèse en droit public comparé ?
Avant de se lancer dans une comparaison, je conseillerai d’abord à tout doctorant de s’assurer de la pertinence de celle-ci. Le choix de la comparaison dépend de la problématique, donc des objectifs de la thèse. Autrement dit, il faut donc préalablement s’assurer que la démonstration sera enrichie par la comparaison.
Ensuite, il reste nécessaire de choisir des États à comparer où l’on comprend les subtilités de la langue, y compris les subtilités juridiques, afin d’appréhender au mieux l’ensemble du régime juridique.
Enfin, le doctorant doit savoir que les choix méthodologiques qu’il fait pour sa comparaison feront l’objet d’un intérêt soutenu et seront régulièrement questionnés. Par conséquent, ses choix doivent être précisément justifiés et la méthode explicitée, en lien avec sa problématique. Ces précautions sont nécessaires afin d’éviter la critique du cherry-picking, dont la pratique consiste à instrumentaliser les exemples en droit comparé, afin de renforcer certaines convictions, tout en évitant les exemples qui les contredisent.
Quelles sont les pistes en droit comparé que vous souhaitez explorer vous-même, individuellement et/ou collectivement ?
Après ma thèse, j’ai eu la chance de pouvoir rédiger des articles en droit comparé sur différents États, tels que l’Australie et Israël. Je travaille aujourd’hui sur une étude comparant l’usage en des lois expérimentales françaises et des sunset laws américaines, dans la lutte contre le terrorisme. Je rencontre les mêmes questions méthodologiques qui ont irrigué ma thèse : l’objet est-il vraiment comparable ? Les lois expérimentales et les sunset laws remplissent-elles les mêmes fonctions dans les systèmes juridiques français et américain ? Quel est l’objectif de ma démonstration ? Quelles sont les spécificités de chaque régime juridique dont je dois tenir compte ? En l’espèce, je pense que la comparaison peut enrichir cet article, car l’usage américain qui est fait des sunset laws, depuis le 11 septembre, semble largement inspirer la pratique française de l’expérimentation législative, récurrente depuis la fin de l’État d’urgence sécuritaire.
Parallèlement, je fais partie du projet Législation, Innovation et Société (LEXIS), dirigé par le professeur Pierre Noreau et coordonné par Yan Sénéchal, de l’Université de Montréal. Ce projet comprend soixante-et-un chercheurs dans plus de trente-quatre universités canadiennes et étrangères, pour étudier les conditions de la participation citoyenne à la définition des lois. L’objectif est de modéliser les systèmes délibératifs favorisant la participation citoyenne à la législation et de schématiser les conditions de leur institutionnalisation. Ce projet est vraiment stimulant, tant par son importance que par son sujet.
Quelles perspectives/pistes pour la comparaison - les partenariats avec le Canada/le Québec ?
Les perspectives de recherche avec le Canada sont nombreuses. Elles peuvent porter sur la comparaison des systèmes constitutionnels autant que sur la protection des droits fondamentaux. Par exemple, concernant les droits de la personne et le multiculturalisme, la France, le Canada et le Québec ont une conception différente de la laïcité et adoptent des approches distinctes pour l’organisation des relations entre l’État et les minorités culturelles ou religieuses. Un autre sujet d’intérêt relatif aux droits de la personne concerne le cadre juridique de la fin de vie. Au Canada, l’aide médicale à mourir est autorisée depuis 2016 et consiste en « un soin consistant en l’administration de médicaments ou de substances par un professionnel compétent à une personne, à la demande de celle-ci, dans le but de soulager ses souffrances en entraînant son décès11 ». Les dispositions législatives ont été de nouveau modifiées en 2021 et en 202312. Parallèlement, les professionnels de santé doivent également se conformer au cadre juridique québécois, fixé par la Loi concernant les soins de fin de vie, elle aussi modifiée en 202313. En revanche, l’admissibilité à l’aide médicale à mourir pour les personnes souffrant « uniquement d’une maladie mentale » a été reportée à 20279. L’effervescence législative démontre les controverses liées à ce sujet et la progressivité du cadre juridique mis en place. Le cadre juridique, tout comme ses effets, pourraient servir de grille de lecture lors du débat parlementaire de la loi française sur la fin de vie, qui devrait reprendre en 2025.