« La justice algorithmique. Analyse comparée (France/Québec) d’un phénomène doctrinal », thèse menée sous la direction de la professeure Marie-Claire Ponthoreau et soutenue le 28 novembre 2023.
Présentation
Pouvez-vous brièvement résumer l’objet et les résultats de votre recherche ?
Ma thèse avait deux objets principaux. Le premier est ce que j’ai appelé « justice algorithmique » par commodité et qui regroupe deux grands types d’outils informatiques : les bases de données jurisprudentielles à vocation exhaustive et les outils dits de justice prédictive. Ces outils sont destinés à fournir des informations synthétiques sur l’état d’un contentieux donné, en fonction des caractéristiques factuelles d’un litige spécifique (un taux de réussite moyen, une durée moyenne de procédure, des moyennes ou des fourchettes de dommages et intérêts susceptibles d’être obtenus, par exemple). En France, il s’agit, pour les plus connus, d’outils développés par Predictice ou Case Law Analytics. Ces deux types d’outils se développent en France depuis l’enclenchement de l’open data des décisions de justice par la Loi dite pour une République numérique du 7 octobre 2016, et sont essentiellement commercialisés par des start-ups spécialisées (les Legaltechs) et par des éditeurs juridiques (qui s’associent d’ailleurs de plus en plus avec les premières).
Le second, qui est en fait l’objet principal de ma thèse, est le discours doctrinal français produit vis-à-vis de ces outils de justice algorithmique. Il se déploie, dans le cadre de ma thèse, dans un corpus documentaire de quatre cent quatre-vingt six contributions écrites publiées entre le 1er janvier 2015 et le 31 décembre 2022. Ma thèse repose donc sur une analyse de discours et exploite à la fois des outils quantitatifs (de la recherche d’items argumentatifs et de la statistique descriptive) et qualitatifs (l’analyse du discours à proprement parler, notamment grâce au droit comparé).
L’objectif que je poursuivais dans le cadre de ma thèse était celui d’éclairer et de comprendre un discours qui, d’office, m’est apparu d’une homogénéité et d’une circularité étonnante. Alors même que les auteurs de ce discours n’avaient, la plupart du temps, rien en commun (on y retrouve des praticiens, des universitaires, des « privatistes », des « publicistes », des professionnels accomplis, des jeunes juristes…), ils me semblaient tous véhiculer une même idée d’incompatibilité entre le droit (comme ensemble de règles de droit, comme système juridique et comme culture doctrinale) français et ces dispositifs. À partir de la structuration même du discours et de ces trois « sens » donnés à l’expression de « droit français », j’ai donc dégagé trois hypothèses à même de justifier cette idée d’incompatibilité. La première hypothèse était celle d’une incompatibilité d’ordre juridique (fondée sur l’incompatibilité des règles de droit français avec les outils de justice algorithmique), la deuxième d’une incompatibilité d’ordre systémique (fondée sur l’incompatibilité des logiques et des clés de raisonnement dites « civilistes » avec ces outils), et la troisième d’une incompatibilité d’ordre culturel et épistémologique (fondée sur l’incompatibilité de la conception du phénomène juridique en France avec ces outils).
C’est dans le miroir présenté par l’exemple québécois (voir infra pour la justification de ce choix et la méthode comparée choisie et suivie) que j’ai pu éliminer les deux premières hypothèses et ne conserver que la dernière. C’est ainsi sur le plan de la définition du phénomène juridique et, plus encore, sur la définition de ce qui peut en être vu, en être étudié et, in fine, en être compris que l’incompatibilité entre le « droit français » et les outils de justice algorithmique se déploie véritablement.
Pouvez-vous spécifier les modalités pratiques de votre travail : modalités institutionnelles, co-direction ou co-tutelle ; séjour sur place ; intégration dans une université d’accueil ; accès aux sources, etc. ?
Cette thèse s’est déroulée dans le cadre d’une direction « simple », assurée par la professeure Marie-Claire Ponthoreau au sein de l’Université de Bordeaux. Si l’actualité de mon sujet rendait relativement aisé un accès distant aux sources juridiques et doctrinales québécoises et canadiennes, ce n’était pas le cas des ressources historiques (notamment sur les recherches en informatique juridique/jurimétrie menées dès les années 1970). Plus globalement, la manière dont je conçois et pratique le droit comparé (qui est aussi la manière promue par la professeure Ponthoreau, voir infra sur les questions méthodologiques) imposait l’organisation d’un séjour de recherche au sein du Laboratoire de Cyberjustice de l’Université de Montréal. Il était envisagé dès le début de ma recherche doctorale (septembre 2019) et j’en avais lancé l’organisation lorsque la crise sanitaire liée à la Covid-19 a démarré (mars 2020). Compte tenu du degré de fermeture important du Québec jusqu’à un stade avancé de la crise, ce séjour n’a pu se tenir qu’au printemps 2022, entre les mois d’avril et de juillet.
J’ai ainsi été accueillie par l’équipe du Laboratoire de Cyberjustice, dirigée par le professeur Karim Benyekhlef, et intégrée aux activités menées à l’époque par les chercheurs et doctorants. J’ai pu, en parallèle, mener mes dernières recherches documentaires et m’entretenir avec les chercheurs locaux sur des questionnements de fond, pour lesquels je n’avais pas trouvé de réponse « écrite ».
Droit comparé/Droit public comparé
Quelles ont été vos motivations pour un travail doctoral en droit comparé ?
J’ai découvert le droit comparé en deuxième année de licence, grâce à un cours assuré par la professeure M.-C. Ponthoreau dans le cadre de la licence bijuridique droit français/droit anglais qu’elle dirigeait (et dirige toujours) et dans laquelle j’ai réalisé mes deux premières années de licence. C’est vraiment durant l’année suivante, que j’ai passé à l’Université de Bristol (Royaume-Uni) et pendant laquelle j’ai suivi presque exclusivement des enseignements de droit public britannique et de droit public comparé, que j’ai commencé à imaginer poursuivre mon cursus dans un master dit « recherche » et d’orienter mon parcours autour du droit comparé. Le retour positif que j’ai reçu de la professeure Ponthoreau quand je lui ai fait part de ce projet m’a conduite à réintégrer l’Université de Bordeaux et à poursuivre en thèse, sous sa direction, une fois mon master achevé.
C’est l’approche très ouverte et nécessairement pluridisciplinaire du droit comparé présentée et défendue par la professeure Ponthoreau qui m’a attirée vers cette perspective : elle m’est apparue comme un champ de véritable « liberté », où il serait possible de faire se rencontrer la discipline juridique et un ensemble de données issues d’autres champs disciplinaires (notamment les humanités et les sciences sociales) pour enrichir la première des secondes. Je suis assez certaine que je n’aurais pas fait de thèse sous la direction d’un autre enseignant-chercheur, et que je n’aurais pas non plus fait de thèse sans cette « liberté disciplinaire ».
Comment avez-vous abordé le droit comparé dans ce travail doctoral ? Avez-vous adopté une méthodologie particulière ? Y a-t-il des spécificités s’agissant du droit public comparé ?
Je conçois moins le droit comparé comme une matière, une discipline ou une méthodologie que comme une éthique de l’altérité, une sorte de discipline individuelle et personnelle du chercheur dans ses rapports avec « l’autre » droit. Il s’agit donc moins d’y trouver des outils (en tout cas dans un premier temps) que d’y trouver des impératifs épistémologiques et des questions auxquelles se confronter : comment accéder à l’autre droit ? Comment le faire « parler », sans contraindre cette parole dans notre langue linguistique et notre langue disciplinaire ? Comme le regarder, sans se projeter soi-même et sans y projeter nos propres attentes ? Il s’agit, en un mot, d’admettre que l’autre droit est aussi unique et complexe que le nôtre et de prendre toutes les précautions nécessaires pour le traiter en conséquence – avec respect, donc.
Cette conception du droit comparé se rapproche ainsi du courant Law as culture (défendu notamment par Pierre Legrand, Mark Van Hoecke, Gunther Frankenberg ou Igor Stramignoni), dans la mesure où la compréhension du droit étranger passe nécessairement par celle de son environnement culturel (c’est-à-dire historique, social, anthropologique, économique et politique) et de son environnement disciplinaire. À cet égard, mon approche du droit comparé accorde une place fondamentale à la « doctrine », conçue à la fois comme l’ensemble des agents de production de connaissance sur le droit et comme l’ensemble de leur production effective. Cet aspect était d’ailleurs essentiel dans le cadre d’une thèse qui portait, et menait donc une comparaison, sur la doctrine.
La méthode que j’ai employée était ainsi fondée sur une double approche. Elle était d’abord de nature épistémologique, de manière à mettre l’accent sur la nature construite de l’objet « droit », sur l’importance des mécanismes de production de connaissance en droit, et sur les contraintes qu’ils font peser sur les contours de ce qui est considéré comme du droit ou non et sur ce qu’il est admis de dire ou d’écrire sur le droit ou non (ce qui renvoie à une approche constructiviste de la connaissance scientifique, et à des auteurs comme Ludwik Fleck ou Thomas Kuhn). Elle était donc aussi de nature pluridisciplinaire. J’ai en effet mobilisé, au renfort de ma thèse, des outils issus des études de discours, de la linguistique, de l’histoire et des humanités à la fois numériques (puisque l’étude de mon corpus doctrinal est passé par un traitement semi-quantitatif et statistique, à base de relevé systématique de onze items argumentatifs) et classiques.
Dans la mesure où ma thèse ne portait pas un objet (que ce soit la justice algorithmique ou le discours doctrinal l’analysant) de droit public stricto sensu et que la comparaison que j’ai mise en place avec le droit québéco-canadien ne se limitait pas au seul droit public, je n’ai pas été conduite à identifier des spécificités du droit public comparé (voir infra pour plus d’élément sur cette question).
Quelles ont été les difficultés éprouvées ? Avez-vous spécialement éprouvé des problèmes de traduction de notions ou concepts, y compris avec le Québec ?
La principale difficulté rencontrée vis-à-vis du droit québécois était celle liée à une sorte de « fausse familiarité » que l’on peut éprouver, en tant que juriste français, face à un ordre juridique francophone et habituellement présenté comme mixte. On retrouve assez fréquemment, et on partage instinctivement, cette idée qu’au moins pour ce qui concerne la « partie » civiliste (le droit privé substantiel, en dehors des aspects contentieux et du droit criminel), le juriste français est un peu « chez lui » au Québec. La mixité du droit québécois est souvent schématisée comme une sorte de séparation nette, entre d’un côté le droit civil et de l’autre le common law – et ce n’est pas le cas qu’en France, dans la mesure où cette idée de ligne de démarcation constitue aussi un enjeu existentiel pour le système et les juristes québécois. Au-delà de ce discours atavique, la mixité du droit québécois n’est pas sectorielle mais transversale : le common law et le droit civil se rencontrent et dialoguent partout dans le système québécois, qui est donc mixte partout où il trouve à se déployer. Ce constat ne réduit en rien la spécificité réelle du droit québécois. Il la met au contraire en valeur et il souligne tout l’enjeu qu’il y a pour le juriste français (ou, d’ailleurs, le juriste britannique ou canadien anglophone) à parvenir à un degré suffisant d’acculturation pour parvenir à se saisir d’un système aussi riche et complexe.
Dans la mesure où je n’étais pas familière du système juridique québécois (et canadien) avant le début de ma thèse, j’ai très rapidement et tout au long de ma thèse été confrontée à ce défi. Je n’ai pas tout de suite réalisé que j’allais devoir me former à un nouveau vocabulaire juridique, et ainsi mes premières recherches se sont avérées faussement infructueuses (faute d’être formulées dans la « langue » juridique québécoise). Il a ainsi fallu que je parvienne à un niveau suffisant de maîtrise du système québécois (ce qui impliquait une maîtrise du système fédéral canadien et, pour partie, du common law canadien) pour parvenir à traduire mes hypothèses en des termes et dans des formes susceptibles de faire sens au sein du système québécois.
Même une fois ce degré de maîtrise minimale atteint, j’ai régulièrement été confrontée à des silences auxquels je n’ai pu attribuer une signification que dans le cadre de mon séjour de recherche et de mes échanges avec des chercheurs québécois. C’était en particulier le cas d’un questionnement présent au sein du discours doctrinal français, relatif à l’importation, au travers des outils de justice algorithmique, des logiques et des clés de raisonnement des systèmes de common law. Alors que ce questionnement sous-tend l’ensemble du système juridique québécois ainsi que la manière dont il est étudié par la doctrine québécoise, il est totalement absent lorsque sont abordés les outils de justice algorithmique. Ce n’est qu’en interrogeant les chercheurs du Laboratoire de Cyberjustice que j’ai pu comprendre qu’il s’agissait d’un strict impensé : l’enjeu n’est pas perçu et il n’est d’ailleurs pas compris une fois expliqué (en tout cas, l’inquiétude exprimée en France n’est pas partagée).
Quel apport spécifique du droit comparé dans votre travail ?
Pour procéder à l’analyse de mon corpus doctrinal, j’ai fait le choix d’une méthode mixte, à la fois quantitative et qualitative. La dimension quantitative de mon approche visait essentiellement à permettre une structuration préalable du corpus (autour des onze items argumentatifs les plus mobilisés au sein de ce corpus) et à identifier les hypothèses d’analyse qui sont ensuite devenues les trois grands axes de ma thèse. Même si cette première démarche a nécessairement encadré et contraint le reste de mon analyse, elle n’avait pas de visée herméneutique à proprement parler ; je ne considère pas que les statistiques extraites des différents tableurs constituées sont, en elles-mêmes, porteuses de sens.
Cette dimension herméneutique n’est intervenue que dans un second temps et le droit comparé y a occupé une place centrale. Puisque mon objectif était de faire le lien entre le contenu, explicite et implicite, du discours doctrinal français et les outils de justice algorithmique afin d’identifier le cœur des tensions spécifiquement françaises, il s’agissait de trouver un système et une culture juridique en référence desquels ce discours doctrinal français pourrait se refléter dans toute sa singularité. Le droit comparé, dans ce contexte, avait le rôle d’un produit de contraste ou, plus précisément encore, d’un révélateur : de l’observation d’un autre droit découle l’identification de ressemblances et de dissemblances avec soi-même ou, en d’autres termes, de la rencontre avec l’altérité découle une conscience accrue de sa propre ipséité. En l’occurrence, il s’agissait d’utiliser les ressemblances et dissemblances identifiées entre le droit français et un autre droit pour analyser les trois grandes hypothèses préalablement identifiées. Au centre de cette démarche se situait systématiquement une alternative : soit les problématiques participant de cette incompatibilité ne sont pas propres au droit français et se retrouvent dans l’autre droit, sans pour autant qu’elles soient considérées comme un obstacle au déploiement de ces outils, et l’hypothèse ne peut être considérée validée ; soit l’incompatibilité identifiée au sein du discours doctrinal français est, effectivement, une incompatibilité spécifique au droit français, qui n’est ni identifiée ni ressentie ailleurs. C’est dans ce cas, et seulement dans ce cas, que l’hypothèse serait considérée validée, le discours expliqué et mon objectif rempli.
C’est le Québec qui est devenu le « tiers lieu » dans lequel il m’était possible, tout à la fois, de réaliser le pas de côté et de rendre possible le décentrement nécessaire pour déterminer l’emplacement de cette incompatibilité ultime.
Canada/Québec
Pourquoi la comparaison avec le Canada/ le Québec ?
L’autre droit vis-à-vis duquel comparer devait, dans le cadre de ma thèse, remplir un double rôle : celui de révélateur, donc, des spécificités du discours doctrinal français, mais aussi celui d’exemple typique d’un(e) ordre/système/culture juridique qui réceptionne mieux (c’est-à-dire, ici, sans que ne trouvent à s’exprimer de tensions particulières) les outils de justice algorithmique que la France. Ces deux rôles peuvent apparaître relativement contraires, puisqu’il fallait donc trouver un droit suffisamment distinct du droit français, tout en demeurant suffisamment proches pour qu’il existe des points de contact sur lesquels baser les différents niveaux de comparaison et un droit réceptionnant plus aisément que le droit français les outils de justice algorithmique, dans une temporalité à peu près équivalente afin de ne pas étirer la comparaison dans le temps.
Plusieurs ordres, systèmes et cultures juridiques ont été considérés (le Royaume-Uni, compte tenu de ma formation, et les États-Unis, compte tenu de l’objet), mais c’est le Québec qui m’est apparu le plus susceptible de remplir ces deux rôles.
Le Québec présente en effet, vis-à-vis de la France, un équilibre rare entre le « commun » et le « distinct », lié au caractère mixte de son droit (voir supra sur cette question). Contrairement aux droits foncièrement autres que sont les droits britanniques et américains, le droit québécois présente autant de points d’attache que de spécificités vis-à-vis du droit français, susceptibles d’ainsi constituer autant de supports de problématiques communes que de révélateurs d’individualités vis-à-vis des outils de justice algorithmique.
Du point de vue de l’objet comparé, les discours doctrinaux relatifs à ces outils, le Québec présentait un second avantage de taille ; à l’époque où j’ai démarré ma thèse, les chercheurs québécois et français dialoguaient de manière active sur ces objets, qu’ils réceptionnaient donc de manière relativement simultanée. Si cette simultanéité ne s’est pas nécessairement prolongée (les chercheurs québécois s’étant assez rapidement désintéressés de ces outils, précisément parce qu’ils ne soulevaient pas de particulières tensions ou difficultés autres que financières et techniques), elle constituait cependant un point de départ de nature à faciliter l’établissement de la comparaison. Les discours étaient contemporains et portaient sur les mêmes objets, reçus en même temps au sein de leur système et pratique juridiques nationaux.
Quels apports de la comparaison avec la France et/ou avec d’autres systèmes ?
Outre le fait que comparer la France et le Québec permet de prendre conscience de la « fausse familiarité » évoquée plus haut (voir supra) qu’un juriste français peut avoir vis-à-vis du Québec, la comparaison menée dans ma thèse m’a effectivement permis de me saisir du discours doctrinal français, de l’éclairer et d’en fournir des clés d’analyse. Ainsi, c’est parce que j’ai pu retrouver les mêmes enjeux technico-juridiques en France et au Québec, sans pour autant qu’ils ne suscitent de particulières tensions dans le second, que j’ai pu écarter l’hypothèse d’une incompatibilité d’ordre juridique entre le droit français et les outils de justice algorithmique. De même, c’est faute de retrouver la même crainte d’un « envahissement » du common law par l’intermédiaire de ces outils au Québec que j’ai pu écarter celle d’une incompatibilité d’ordre systémique.
Ne restait alors plus qu’une incompatibilité d’ordre culturel, et sur ce plan, j’ai pu identifier de profondes différences de structuration, de fonctionnement et de soubassements théoriques des univers doctrinaux français et québécois. C’est sur leur fondement et dans l’espace ouvert par ces différences que j’ai pu identifier pourquoi seule la doctrine française a pu rejeter ces outils – parce qu’ils n’entrent pas dans les cadres de pensée construit par ce collectif disciplinaire et parce que, au contraire, ils les contredisent et en révèlent la faillibilité… et, dans une large mesure, les limites.
Y a-t-il des spécificités à relever s’agissant spécialement du droit public comparé ?
Même si j’ai été amenée à comparer des « données » de droit public comparé (notamment, et entres autres, la garantie de certains droits fondamentaux, la place occupée par le juge dans chaque ordre, système et culture juridique ainsi que ses rapports avec les autres autorités de production du droit), elles n’étaient que des éléments parmi d’autres de la comparaison que j’ai menée. À cet égard, il ne m’a pas semblé rencontrer des difficultés ou des défis spécifiques à ce type de questionnements, qui ne me sont apparus ni plus « simples », ni plus « complexes » à saisir que des questionnements de droit « privé » ou de nature plus épistémologique.
Sur le plan théorique et méthodologique, je peux cependant faire l’hypothèse que le fait de ne pas concevoir la comparaison juridique comme la confrontation de règles ou de normes juridiques, éventuellement assortie de données contextuelles, mais comme une immersion dans ces données contextuelles permettant éventuellement, et dans un second temps, de confronter des données juridiques peut tendre à en homogénéiser le traitement.
Sur un plan plus pratique, j’imagine aussi que la relative proximité des conceptions française et québécoise non seulement de ce qu’est le droit « privé » et de ce qu’est le droit « public » mais encore et surtout de l’existence d’une distinction entre les deux (y compris sur le plan disciplinaire) a aussi, sans doute, levé un obstacle plus perceptible en droit britannique, par exemple.
Perspectives
Quelles perspectives pour la recherche en droit public comparé :
Quels conseils donneriez-vous à un étudiant entreprenant une thèse en droit public comparé ?
J’en donnerais sans doute deux : rester humble et partir. Ils sont d’ailleurs étroitement liés. On peut assez rapidement avoir l’impression, passé un certain stade d’avancement de la thèse, que l’on maîtrise aussi bien le (ou les, à plus forte raison) droit(s) étranger(s) que le droit français et que l’on est devenu « bilingue » dans l’autre langue linguistique et l’autre langue disciplinaire. Ce n’est finalement que la facette comparée de l’impression que l’on finit assez naturellement par avoir vis-à-vis de son objet plus général. Or, aussi acculturé que l’on puisse finir par être à cet autre droit, il demeure toujours autre – et il l’est de manière de plus en plus subtile et de manière de plus en plus insidieuse à mesure que le temps passe. C’est seulement en s’y confrontant directement, physiquement, que l’on peut s’en rendre compte et réaliser l’importance de rester humble vis-à-vis d’un droit qui ne peut pas être saisi dans toutes ses spécificités en quelques années. Il s’agit finalement de conjurer un biais de sur-confiance, et d’au contraire poursuivre son chemin sur la courbe de la compréhension de l’autre.
À cet égard, et c’est un aspect un peu plus positif de la chose, partir et accepter d’être confronté à ses propres limites, c’est aussi la meilleure manière de, malgré tout, réduire l’écart entre l’autre et soi. D’expérience, c’est aussi la meilleure manière de saisir des subtilités que l’écrit, ou l’oral enregistré ou retransmis, transmet imparfaitement. Pour n’en donner qu’un exemple, je n’avais pas saisi que l’utilisation des termes « citoyen » ou « individu » à la place du terme « justiciable », dans des contextes où, en France, le second serait utilisé plutôt que les premiers, n’était pas qu’un hasard de l’expression d’un auteur ou de la traduction du français au français. Il a fallu que j’entende constamment ces termes plutôt que « justiciable » pour que je parvienne à la rapporter à des choses que je connaissais pourtant déjà du droit québécois (les difficultés d’accès à la justice formelle, le recours accru aux modes alternatifs de règlement des litiges, le caractère négocié de la justice) et pour que je saisisse l’intentionnalité de leur utilisation. Puisqu’ils n’auront, pour la plupart, jamais recours à la justice formelle (faute de temps et, surtout, de moyens financiers), et puisqu’ils ne deviendront donc jamais, au sens strict, des justiciables, les individus restent conçus comme des individus (ou des citoyens) lorsqu’ils sont placés en position de conflit juridique avec un tiers et lorsqu’ils cherchent un moyen de le régler. La résolution des conflits juridiques n’étant pas pensée depuis le « modèle » de la justice formelle mais, au contraire, comme un ensemble de choix alternatifs répondant à des logiques et impératifs propres, le qualificatif de « justiciable » n’est pas apposé aussi libéralement qu’en France (où il finit par devenir une facette complète de l’individu, définie par ses rapports au droit). Il y aurait de quoi faire une deuxième thèse sur la question – mais je laisse à d’autres ce plaisir !
Quelles sont les pistes en droit comparé que vous souhaitez explorer vous-même, individuellement et/ou collectivement ?
Depuis ma soutenance de ma thèse, je réfléchis à poursuivre le questionnement général sur lequel elle s’achève : que va devenir la production de connaissances en droit, face au développement de la diffusion informatisée des sources du droit et face à l’immixtion toujours plus intense de l’intelligence artificielle dans la pratique et dans l’analyse du droit ? Je souhaiterais m’intéresser à cette question de manière comparée, mais cette fois-ci vis-à-vis d’un autre système juridique bien plus directement confronté à ce défi épistémologique que le système québécois : celui du Royaume-Uni. J’ai pu identifier des similitudes surprenantes et intéressantes dans les réactions des chercheurs britanniques et français face à ces deux phénomènes, à la fois aujourd’hui et hier, alors que les premières bases de données commençaient tout juste à voir le jour. Il s’agit maintenant de trouver par où commencer !
Quelles perspectives/pistes pour la comparaison - les partenariats avec le Canada/le Québec ?
De manière générale, et sans aller jusqu’à la qualifier de recherche « de niche », la recherche comparée avec le Canada (et le Québec) reste encore assez clairsemée. Je pense que ce constat vaut moins en droit privé et avec le Québec, dans la mesure où on considère souvent que le système juridique québécois constitue une sorte de laboratoire d’acculturation, une interface entre système de common law et système civiliste, où parviennent à transiter les objets juridiques (je pense par exemple à la fiducie québécoise, elle-même inspirée du trust anglo-américain, et qui a inspiré la tardive et limitée fiducie française).
Il y a pourtant matière à faire avec le droit québécois et avec le droit canadien, que ce soit en matière constitutionnelle (la forme d’État canadienne étant susceptible de considérablement enrichir les théories fédérales classiquement reprises et enseignées en France), administrative (puisque le droit administratif canadien est une forme de chimère britannico-américaine) ou théorique. Il y a aussi matière à apprendre des chercheurs québécois et canadiens, et en particulier de l’ouverture disciplinaire à laquelle ils sont habitués. Le Laboratoire de Cyberjustice de l’Université de Montréal est un exemple de cette ouverture, vers le monde pourtant assez antagoniste de l’informatique et des start-ups de la Legaltech.