Considérations sur les limites des privatisations en droit espagnol

DOI : 10.35562/droit-public-compare.768

Abstracts

Ce travail vise à analyser, sous l’angle juridique, le phénomène de la privatisation en Espagne et ses limites. Pour ce faire, il propose, dans un premier temps, une distinction conceptuelle entre la privatisation stricto sensu et la privatisation lato sensu, afin de rendre compte des manifestations d’un phénomène qui a pris de l’ampleur ces dernières années : l’expansion progressive du champ d’action des entités privées dans des secteurs ou à des activités qui étaient traditionnellement réservés aux pouvoirs publics. Dans un second temps, l’article s’interroge sur les éventuelles limites juridiques applicables à ce type de pratiques, à la lumière de la Constitution et des récents développements de la jurisprudence du Tribunal Supremo sur la question.

This work aims to analyse, from a legal perspective, the phenomenon of privatization in Spain and its limits. To this end, it first proposes a conceptual distinction between privatization stricto sensu and privatisation lato sensu, to account for the scope of a phenomenon that has gained momentum in recent years: the gradual expansion of the role of private entities in sectors or activities that were traditionally undertaken by public authorities. Subsequently, the article examines the potential legal limits applicable to such practices, considering the Constitution and through an analysis of recent case law from the Tribunal Supremo on the matter.

Outline

Text

Depuis plusieurs décennies déjà, le droit administratif espagnol est confronté à un phénomène aussi puissant qu’insaisissable : la privatisation. Ce terme de « privatisation », qui fait florès dans les discours sur le droit administratif, demeure toutefois polysémique et est, à ce titre, employé pour désigner des réalités différentes. L’imprécision du terme n’atténue toutefois en rien la force d’un phénomène qui a profondément affecté une grande partie des structures sur lesquelles s’est conceptualisé le droit administratif en Espagne. Si, selon l’Académie royale espagnole, privatiser doit être compris comme « transférer une entreprise ou une activité au secteur privé », ce transfert peut être envisagé à la fois strictement – à savoir le transfert de la propriété ou de la titularité de ladite entreprise à des sujets privés – et, plus largement, comme l’exécution d’une fonction ou d’un service par le secteur privé. Dans les deux cas, ce terme permet de décrire une même tendance : un retrait progressif des pouvoirs publics de certains secteurs et le transfert à des acteurs privés de services, d’activités ou de fonctions qu’ils exerçaient auparavant. La puissance publique s’est ainsi effeuillée comme un artichaut. La question qui se pose alors est la suivante : quel est le noyau irréductible du service public ? Où situer la limite – s’il en existe effectivement une – à ce phénomène de délégation de fonctions publiques à des acteurs privés ? Où se trouve, pour filer une métaphore qui est généralement plutôt employée aux sujets du régime des droits et libertés fondamentaux, le cœur de l’artichaut ?

Cette question n’est pas anecdotique puisqu’elle conduit finalement tout un chacun à interroger sa propre conception du droit administratif. Elle n’est toutefois pas inédite puisque le spectre de la « privatisation » plane depuis longtemps déjà sur cette discipline. Ce concept, en dépit de sa forme ectoplasmique, put servir de matière première à de nombreuses théories dont il n’est possible de rendre compte ici de façon exhaustive1. Les développements à venir auront, plus modestement, pour objet de présenter l’état de cette question dans le système espagnol qui, ainsi que le montre le présent dossier, n’est d’ailleurs pas le seul concerné.

Avant d’aborder cette question des limites juridiques éventuelles à la « privation », à partir tant du texte de la Constitution de 1978 que de l’interprétation jurisprudentielle qui en est donnée (2.), il convient toutefois de délimiter, un peu plus précisément, ce phénomène sur le plan conceptuel pour percevoir ses manifestations en droit administratif espagnol (1.).

1. La délimitation conceptuelle du phénomène de privatisation : que faut-il entendre par privatiser ?

Comme cela fut précédemment évoqué, le phénomène de la privatisation peut faire l’objet de plusieurs approches et être ainsi appréhendé strictement (1.1.) comme largement (1.2.). Ce sont ces deux formes, intéressantes l’une comme l’autre du point de vue juridique, qu’il convient ici de détailler pour tenter de s’y retrouver dans un débat qui n’a sans doute rien de bien original en droit administratif espagnol, mais dont les termes se sont justement brouillés au fil du temps.

1.1. La privatisation stricto sensu : un phénomène économique parmi d’autres

La privatisation au sens strict invite à considérer la composition du capital des opérateurs économiques ou, en d’autres termes, la propriété de l’entreprise ou du secteur concerné. La Commission nationale du marché des valeurs la définit comme la « vente totale ou partielle d’une entreprise publique – propriété de l’État – à des investisseurs privés, par le biais d’une offre publique2 ». En Espagne, ce fut le cas, par exemple, de la compagnie Telefónica Nacional de España, entreprise qui a détenu le monopole du service téléphonique pendant de nombreuses années et qui avait été partiellement nationalisée en 19453. En 1997, l’ensemble du capital de l’entreprise fut privatisé et depuis lors, celle-ci est détenue par des investisseurs privés.

Ainsi entendu, le terme privatisation ne doit donc pas être confondu avec celui de « libéralisation ». Libéraliser signifie ouvrir un secteur à la libre concurrence, ce qui n’exclut alors pas la présence d’entreprises publiques dans ledit secteur, mais seulement les situations monopolistiques ou oligopolistiques sur le marché. La libéralisation concerne donc la structure du marché et non la nature des opérateurs économiques qui y participent. Ce faisant, il est parfaitement possible que des marchés non libéralisés soient entre les mains d’entreprises privées. La libéralisation de certains secteurs économiques comme les télécommunications, l’énergie, le secteur postal ou l’audiovisuel fut une exigence du droit de l’Union européenne et elle est couramment associée à l’émergence de ce que l’on appelle l’État régulateur. Mais il faut souligner que les normes européennes imposant la libre concurrence dans ces secteurs ne prescrivent rien quant au régime de propriété des opérateurs économiques, le principe de neutralité inscrit à l’article 345 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’appliquant dans ce cas. En Espagne, par exemple, la libéralisation du marché postal n’a pas empêché l’entreprise publique Sociedad Estatal Correos y Telégrafos de continuer à y opérer. Cette dernière est d’ailleurs tenue d’assurer le service postal universel et se trouve en conséquence soumise à des obligations de service public4. Ce fait met en lumière une seconde idée. Si libéraliser ne signifie pas nécessairement privatiser, il faut également ajouter que privatiser ne signifie pas pour autant que l’État abandonne toute responsabilité et tout contrôle sur le secteur économique concerné. Même dans les cas où le marché est exclusivement composé d’entreprises privées, l’État conserve toujours des fonctions de supervision et de contrôle en vue de garantir certaines valeurs sociales allant au-delà de la seule protection de la concurrence. C’est le cas, par exemple, de la garantie du service universel ou des obligations de service public.

Si la libéralisation des secteurs économiques soumis à régulation ne signifie donc ni la disparition automatique des entreprises publiques, ni la perte de responsabilité de l’État à leur égard, il n’en reste pas moins que l’émergence du modèle d’État régulateur s’est souvent accompagnée du transfert à des investisseurs privés d’anciennes entreprises publiques. En ce sens, fut évoqué le cas de Telefónica, mais il est possible d’en dire autant d’Endesa et Repsol dans le secteur de l’énergie, d’Iberia dans celui du transport aérien ou encore d’Argentaria – aujourd’hui intégrée dans le groupe BBVA – dans le secteur bancaire. Pour autant, cela ne signifie pas que le nombre d’entreprises publiques ait été drastiquement réduit, ni que les dimensions du secteur public aient été notablement rétrécies. C’est même souvent le contraire.

Comme cela sera vu par la suite, la privatisation de grandes entreprises publiques dans certains secteurs économiques fut accompagnée en parallèle d’une prolifération d’entités publiques dans d’autres domaines. Cette tendance s’explique, d’une part, par l’efficacité accrue que permettrait le régime juridique de droit privé auquel ces entités sont soumises, mais aussi, d’autre part, par une volonté de contourner les contrôles et garanties imposés par le droit administratif. Les auteurs ont alors évoqué une « fuite du droit administratif » pour décrire cette tendance qu’il est possible de rattacher au phénomène de « privatisation » mais entendu au sens large.

1.2. La privatisation lato sensu : un phénomène ancien et polymorphe

Entendue largement, la privatisation permet d’envisager des situations dans lesquelles la puissance publique conserve la responsabilité ou la titularité d’un secteur ou d’une activité, mais en confie la gestion à un acteur privé. Cela peut, plus précisément, recouvrir deux types d’hypothèses. La première concerne les cas dans lesquels l’exécution d’une fonction ou d’une activité est confiée à une entreprise privée. Cette formule, bien connue du droit administratif espagnol depuis longtemps – notamment dans le domaine de l’administration locale5 – se met en œuvre à travers la commande publique et est généralement justifiée par des raisons d’efficacité (1.2.1.). Quant à la seconde, déjà évoquée, elle correspond au recours à des formules organisationnelles de droit privé – les sociétés à capitaux publics – pour l’exercice de fonctions traditionnellement considérées comme publiques (1.2.2.).

1.2.1. L’exercice privé de fonctions ou de services publics

Il est ici question des situations dans lesquelles des fonctions ou des services relevant de la responsabilité de l’Administration6 sont confiés à des acteurs privés. Comme nous l’avons mentionné, le recours à ce type de formules n’a rien d’inédit. Comme l’écrit Fernández Farreres, cette réalité renvoie à la configuration juridique traditionnelle des services publics rendus aux citoyens et « n’apporte rien de nouveau à une question aussi classique que largement étudiée par les administrativistes7 ». La concession administrative a constitué, dans de nombreux cas, la voie ordinaire par laquelle cette gestion indirecte s’est articulée, même si ce n’est pas la seule. Malgré l’ancienneté du phénomène, un nouveau terme a émergé ces dernières années : l’externalisation, qui désigne en substance la même réalité.

Certes, une partie de la doctrine pourrait récuser cette intégration de la concession et, plus largement, de l’externalisation, dans le phénomène de privatisation. Ainsi, pour Martín Rebollo, « on ne peut pas vraiment parler ici de privatisation, même s’il s’agit d’une gestion privée. Car, en fin de compte, la titularité du service et son contrôle ultime restent […] publics8 ». Cependant, le fait que les pouvoirs publics conservent la responsabilité de ces secteurs et exercent un contrôle sur ces activités gérées par des acteurs privés ne suffit pas, à notre sens, à exclure ce type de réalités de la notion de privatisation. Il faut ainsi rappeler que, même dans les secteurs libéralisés – donnant souvent lieu à des privatisations stricto sensu –, l’État conserve certaines responsabilités et les autorités de régulation exercent un contrôle permanent sur le marché en question. Ce constat ne peut donc servir de critère distinctif pour conceptualiser la privatisation. Dans le cadre de ce travail, il semble donc possible, et même préférable, de retenir une conception large de la privatisation, qui mette l’accent sur la nature privée du sujet exerçant l’activité administrative, et ce, parce que la gestion indirecte d’activités par des acteurs privés constitue l’un des modes les plus répandus de délégation de fonctions publiques, impliquant même parfois l’exercice de l’autorité. C’est donc l’un des domaines où la question des limites, évoquée en introduction, se pose avec le plus d’acuité. Il en va d’ailleurs de même de la création de personnes morales de droit privé – les entreprises publiques – pour l’exercice de fonctions administratives qui seront évoquées plus avant. Laisser de côté ces deux réalités9 reviendrait à ignorer une grande partie des problématiques actuelles liées à l’incursion des sujets de droit privé dans le champ de l’action publique, dont la garantie relève de l’Administration.

Du reste, si ce phénomène d’externalisation n’est pas inédit, force est de constater qu’il a connu une expansion significative au cours des dernières années, envahissant même désormais des domaines traditionnellement considérés comme relevant exclusivement des pouvoirs publics. Si les causes de ce mouvement d’expansion sont multiples et ne peuvent évidemment être analysées ici de manière exhaustive, il est au moins possible de relever qu’il procède généralement de la recherche d’une plus grande efficacité et une meilleure capacité technique pour l’exécution de certaines missions, course dans laquelle l’appareil bureaucratique de l’État est distancé par le modèle de l’entreprise, ainsi que d’une réduction des coûts pour l’Administration, notamment en termes de personnel10. Ce phénomène révèle en quelque sorte l’affaiblissement du modèle wébérien de l’administration publique et la montée en puissance d’un Léviathan – le secteur privé – qui semble lui avoir pris le dessus face aux exigences de la société contemporaine. Canals i Ametller rend parfaitement compte de cette tendance en écrivant que ces entités privées « gagnent progressivement du terrain11 » et qu’elles agissent « comme de véritables administrations publiques dans l’exercice de fonctions publiques authentiques de contrôle, d’inspection et de certification12 ». Des missions telles que l’inspection technique des véhicules, la vérification environnementale ou la sécurité et la qualité industrielles13 sont confiées à des entreprises privées, qui ne se contentent pas de jouer un rôle auxiliaire ou de soutien technique à l’Administration, mais occupent, comme le souligne Cantero Martínez, une position centrale dans l’exercice de ce type de fonctions14 considérées pourtant comme des prérogatives de puissance publique. À tel point que l’autrice qualifie cette évolution de véritable abandon de fonctions de la part de l’Administration15. Même si le droit espagnol ne définit pas clairement ce qu’il faut entendre par « puissance publique » ou « pouvoir impliquant l’exercice de l’autorité », un consensus émerge dans la doctrine pour considérer que la fonction d’inspection implique bien l’exercice de l’autorité16. C’est alors là que se situe le cœur du problème qui sera abordé plus avant en analysant les limites puisque la question est de savoir si des personnes privées peuvent exercer ce type de fonctions pour le moins particulières.

1.2.2. La formule organisationnelle privée ou la « fuite du droit administratif »

Il arrive que les administrations publiques usent de leur capacité juridique pour créer des entités instrumentales dotées de la personnalité juridique de droit privé. Il s’agit alors de personnes morales qui, tout en adoptant les formes classiques d’associations, de fondations ou de sociétés publiques et étant en conséquence soumises – du moins en principe – au droit privé pour la réalisation de leurs missions, sont intégrées dans l’orbite de l’Administration qui en est à l’origine.

La création de ce type d’entités remonte au début du xxe siècle et n’est sans doute pas en elle-même critiquable. Comme l’explique Martín-Retortillo Baquer, dès le début du siècle – et plus particulièrement après l’adoption du Statut municipal de 1924 et la création de l’Institut national de l’industrie en 1939 – sont apparues en Espagne des sociétés commerciales publiques chargées de développer des activités économiques de production de biens et de services, ou de gérer certains services publics17. Cependant, il ne s’agissait pas de l’exercice de fonctions administratives au sens strict, ce qui justifiait alors pleinement le recours à ce type d’entités.

Le problème de la « fuite du droit administratif » et les critiques que cette dernière suscite apparaissent lorsque sont créées des sociétés commerciales publiques, ou plus largement des entités instrumentales de droit privé, pour exercer des fonctions publiques, comme l’attribution de subventions publiques, dans le but explicite d’échapper au droit administratif et aux contraintes spécifiques qu’il implique, au nom d’une supposée plus grande efficacité. Pendant longtemps, l’activité de ces entités était intégralement régie par le droit privé, de sorte que la législation espagnole partait du principe que les sociétés à capitaux publics ne pouvaient pas exercer de prérogatives de puissance publique, principe largement ignoré par la pratique. La situation a changé en 2015, avec l’adoption de deux lois : la loi 39/2015 relative à la procédure administrative commune des administrations publiques et la loi 40/2015 relative au régime juridique du secteur public, toutes deux en date du 1er octobre 2015. Ces deux lois permettent aux sociétés publiques quelque chose de totalement inédit en droit espagnol et très contestable en soi : l’exercice de prérogatives de puissance publique. En effet, elles incluent dans leur champ d’application les entités de droit privé liées ou dépendantes des administrations publiques « lorsqu’elles exercent des prérogatives administratives », une mention qui a immédiatement suscité la stupéfaction de la doctrine espagnole18. Admettre que des entités de droit privé puissent exercer des prérogatives publiques supposait de rompre avec tout ce qui avait été admis jusqu’alors sur la raison d’être de ces sociétés commerciales publiques, et ce, sans explication. La loi 40/2015 précise toutefois à l’article 113 que : « en aucun cas elles ne peuvent disposer de prérogatives impliquant l’exercice de l’autorité publique ». Les contours de l’action de ces entités ont ainsi été esquissés, sans pour autant être réellement clarifiés.

Ce flou procède de la notion même de prérogative de puissance publique. Le droit espagnol ne précisant pas ce qu’elle recouvre, c’est la doctrine qui s’y est essayée en la décrivant comme un ensemble d’activités réservées aux pouvoirs publics : authentification avec force probante, exercice de l’autorité, imposition de sanctions19, octroi de subventions. Cette approche fut toutefois remise en cause par le droit positif qui, depuis 2015, admet que les sociétés commerciales puissent exercer de telles fonctions. Il a aussi été affirmé que la prérogative publique se réfère à une activité administrative ayant une incidence directe sur la situation juridique d’autres sujets20, ce qui n’est pas plus éclairant. La jurisprudence, au fil des ans, a quant à elle esquissé ce qu’il faut entendre par prérogative publique et ce qu’implique l’exercice de l’autorité qui renverrait elle à une notion plus restreinte au terme d’une approche qui reste toutefois casuistique et rétive à tout effort de systématisation.

Dans ce contexte, l’ordre juridique espagnol dut d’ailleurs faire face à une contradiction. D’un côté, les sociétés publiques peuvent, selon la loi sur la procédure, exercer des prérogatives administratives, mais pas celles impliquant l’exercice de l’autorité, ce qui renvoie donc à une distinction conceptuelle qui est encore floue. De l’autre, la législation relative aux fonctionnaires21 dispose en son l’article 9.2 que « l’exercice de fonctions impliquant la participation directe ou indirecte à l’exercice de prérogatives de puissance publique ou à la sauvegarde des intérêts généraux de l’État et des administrations publiques revient exclusivement aux fonctionnaires publics ». Comment admettre, dès lors, qu’une société publique, dont le personnel n’est pas fonctionnaire, puisse exercer des prérogatives publiques ? Faut-il considérer que la loi postérieure a implicitement abrogé la précédente ou que la loi spéciale l’emporte sur la loi générale ? Là encore, la jurisprudence a tenté d’apporter des réponses comme le montrera la seconde partie de cette contribution consacrée à la question des fonctions pouvant être exercées par ce type d’entités de droit privé.

Au-delà de ce débat, ce qui importe à ce stade est de souligner que ce phénomène a pris des proportions démesurées en droit espagnol. Les administrations publiques se sont progressivement dotées d’une constellation de sociétés commerciales chargées de réaliser les activités les plus variées, allant jusqu’à l’octroi de subventions. Cette situation fait l’objet de critiques récurrentes au sein de la doctrine espagnole. Plus récemment, le séminaire organisé en février 2025 au Centro de Estudios Políticos y Constitucionales de Madrid, réunissant d’éminents professeurs de droit administratif ainsi que des magistrats de la chambre contentieuse-administrative du Tribunal Supremo, avait d’ailleurs pour objet spécifique l’examen de cette question22. Les intervenants ont, une fois encore, mis en exergue les difficultés inhérentes à ce phénomène, qu’ils ont désigné comme la « zone d’ombre23 » du droit administratif espagnol24. La raison d’être de l’administration publique et l’existence d’un personnel fonctionnaire pour l’accomplissement de certaines fonctions semblent s’effacer, et cela interpelle les juristes espagnols : à quoi bon avoir une administration publique si l’on accepte que le secteur privé puisse complètement la remplacer ? Pourtant, la Constitution est imprégnée d’une conception claire de ce qu’est l’administration, de ce qu’elle doit faire et de la manière dont elle doit le faire. Autant d’exigences qui ne peuvent être ignorées.

2. Les limites juridiques posées au phénomène de privatisation : que peut-on privatiser ?

Plusieurs sources de droit doivent être ici considérées pour rendre compter des éventuelles limites juridiques que le système espagnol oppose au phénomène que l’on a préalablement délimité. Il s’agit, d’une part, du texte même de la Constitution de 1978 et de l’interprétation qu’en retient le Tribunal constitucional et, d’autre part, de la jurisprudence du Tribunal supremo qui put être aussi confronté à certaines de ses manifestions. Ces sources ignorent alors la distinction entre les moyens d’action de l’administration qu’il est usuel de faire en droit administratif espagnol entre les missions de « formento25 », de service public, de police – qu’il n’est donc pas pertinent d’évoquer ici – et posent des problèmes distincts. Ainsi, tandis que le texte constitutionnel et la jurisprudence du Tribunal constitucional ne traitent pas explicitement de ce phénomène, la jurisprudence du Tribunal supremo, plus loquace, ne semble pas en mesurer toutes les implications. Ce faisant, les limites juridiques à la privatisation sont tantôt seulement implicites (2.1) tantôt encore insuffisantes (2.2).

2.1. Les limites implicites tirées de la norme constitutionnelle

La Constitution espagnole n’impose tout d’abord pas de limites explicites aux privatisations stricto sensu, c’est-à-dire au transfert d’actifs d’entreprises publiques à des investisseurs privés.

En effet, le texte de 1978 ne se prononce pas sur la composition du capital des entreprises opérant sur le marché. Son article 38 reconnaît même la liberté d’entreprise dans le cadre de l’économie de marché, ce qui permet la coexistence d’entreprises à capitaux publics et de sociétés de droit privé. Ensuite, le fait qu’elle affirme que certaines prestations ou certains services doivent être garantis par les pouvoirs publics n’implique pas que lesdites prestations ou lesdits services ne puissent être également assurés par des entreprises majoritairement privées. C’est pourquoi S. Martín-Retortillo affirme qu’il n’y a pas lieu de parler, dans le cadre constitutionnel espagnol, de « services publics constitutionnels » semblables à ceux évoqués par le préambule de la Constitution française de 194626. Sans doute la Constitution évoque-t-elle le caractère public de certains services, mais cela ne se traduit pas par un régime de monopole sur ces activités. C’est le cas, par exemple, de l’article 27, qui dispose que les pouvoirs publics « garantissent le droit de tous à l’éducation, notamment par la création de centres d’enseignement », ce qui n’empêche alors nullement la liberté d’enseignement ni l’existence d’établissements privés. Il en va de même de l’obligation constitutionnelle de mettre en place un système public de sécurité sociale posée à l’article 41 qui n’exclut pas l’existence d’alternatives privées27. Quant à l’article 20, en garantissant la liberté de communication, il admet l’existence de médias publics sans pour autant interdire les médias privés. Enfin, en reconnaissant l’initiative publique dans l’activité économique, l’article 128 permet sans doute de réserver par la loi certaines ressources ou services essentiels au secteur public, notamment en cas de monopole, et autorise ainsi l’intervention publique dans les entreprises lorsque l’intérêt général l’exige. Néanmoins, il ne le fait pas, comme la Constitution française, en des termes impératifs. Utilisant le verbe « pourra » et non « devra », il ménage plutôt au législateur une importante marge d’appréciation.

Les limites constitutionnelles ne sont pas non plus flagrantes s’agissant des hypothèses de privatisations lato sensu précédemment évoquées.

La Constitution de 1978 ne contient effectivement aucune disposition spécifique quant à la forme juridique ou organisationnelle que l’Administration doit adopter pour accomplir certaines fonctions, ni d’interdiction explicite d’utiliser un régime de droit privé pour certaines activités. De même, elle ne fournit pas de précisions détaillées sur ce que recouvre exactement le régime de droit administratif. Ainsi, bien qu’en 1978 ils appartinssent déjà pleinement à la tradition juridique, ces deux piliers du droit administratif espagnol que sont l’auto-tutelle – la prérogative d’action d’office – et la juridiction administrative ne se voient pas consacrer une disposition particulière dans la Constitution28.

Pour autant, cette absence de références explicites ne signifie pas que la forme juridique de l’Administration ou son mode d’action soient totalement ignorés par la Constitution. C’est ainsi au terme d’une lecture systématique du texte qu’apparaissent les principes qui, délimitant l’action des pouvoirs publics, peuvent être autant de barrières posées au phénomène de privatisation.

Le premier d’entre eux est l’article 103, selon lequel l’Administration publique agit objectivement au service de l’intérêt général, et conformément aux principes d’efficacité, de hiérarchie, de décentralisation, de déconcentration et de coordination, avec une soumission pleine à la loi et au droit. Le même article traite de la fonction publique et des garanties d’impartialité dans l’exercice des fonctions administratives. L’article 105 évoque lui les procédures nécessaires à la production des actes administratifs, tandis que l’article 106 impose un contrôle juridictionnel intégral de l’activité administrative, en garantissant son rattachement aux fins qui la justifient. D’autre part, l’article 133.4 dispose que les administrations publiques ne peuvent contracter des obligations financières ou effectuer des dépenses que conformément aux lois. Ce corpus est complété par l’article 9.3 qui garantit lui l’interdiction de l’arbitraire pour les pouvoirs publics.

De ce qui précède découle une idée fondamentale : la Constitution espagnole ne se prononce pas sur la forme juridique à adopter pour l’action publique, mais elle impose une série de principes incontournables qui régissent cette action et définissent le statut juridique de l’administration. Ces principes visent à garantir la légalité, l’objectivité – et l’impartialité –, l’égalité et le service permanent de l’intérêt général, qui constitue la raison d’être de l’Administration. Dès lors, toute forme organisationnelle ou tout régime juridique qui ne respecte pas ces principes viendrait dénaturer ce modèle constitutionnel de l’Administration publique.

Or, il nous semble justement que les formes organisationnelles de droit privé et le régime juridique qu’elles charrient avec elles ne sont pas totalement adéquats pour garantir ces principes constitutionnels. En effet, comme le précise l’article 1255 du Code civil espagnol, le droit privé repose sur l’autonomie de la volonté des parties, tandis que les administrations, de nature fiduciaire et servante, ne peuvent disposer d’une telle autonomie puisqu’elles sont soumises aux intérêts généraux définis par la loi. Leur marge de liberté – appelée discrétion – ne peut en aucun cas conduire à l’arbitraire. Partant de ce constat, il est difficile de considérer le droit privé comme un instrument adéquat pour garantir ces principes, quelle que soit son efficacité apparente. Cette nature fiduciaire singularise également la position de l’Administration dans les relations économiques : elle ne gère pas les fonds publics comme un entrepreneur, mais elle les administre selon les critères d’efficacité et d’économie conformément d’ailleurs à l’article 31.2 de la Constitution.

Lorsque l’administration recourt à des formules de droit privé pour l’exercice de certaines fonctions, les règles qui s’appliquent – par exemple, en matière de budget, de comptabilité, de Trésor public29 ou de contrôle financier – sont beaucoup plus souples ou moins strictes que celles imposées aux administrations stricto sensu. À titre d’exemple, la fonction d’intervention – entendue comme un contrôle préalable de légalité – ne s’applique pas à l’activité des sociétés commerciales publiques, qui sont soumises à des audits a posteriori, moins rigoureux. Les garanties sont donc moindres30.

Dans de nombreux cas de figure, la garantie des principes constitutionnels relatifs à l’administration publique exige donc le recours à des structures organisationnelles spécifiques. C’est l’idée que la Constitution a retenue, par exemple, dans le domaine de la fonction publique, comme l’a bien exprimé Montoro Chiner31. Selon l’auteure, dans un État de droit, le personnel des administrations publiques est plus qu’un simple appareil technique par lequel celles-ci concrétisent et mettent en œuvre les lois32. L’existence d’un personnel fonctionnaire est nécessaire à l’objectivité de l’Administration, à la sauvegarde de l’intérêt général et à la réalisation des finalités de l’État33. Pour reprendre ses propres termes : « La justification de l’existence des sujets réside dans la fonction qu’ils remplissent, et non l’inverse34. »

Le Tribunal constitucional s’est prononcé sur cette question en des termes qui sont, certes prudents, mais suffisamment éclairants. Dans le troisième considérant de sa décision STC 99/1987 du 11 juin 1987, il affirme que la Constitution opte pour un régime statutaire, de manière générale, pour les agents publics. Ainsi, dans le domaine de l’emploi public, le recours au droit privé doit rester l’exception, et le régime statutaire, la règle – même si, en pratique, ce n’est sans doute pas toujours le cas. Cela conduit à affirmer que le recours à des personnes morales de droit privé – dotées uniquement d’un personnel contractuel – doit être exceptionnel, conformément à la conception de l’administration publique imposée par la Constitution. Certains auteurs espagnols ont aussi soutenu l’idée d’une réserve constitutionnelle du droit administratif et de sa juridiction propre pour l’Administration publique fondée sur les principes constitutionnels précités. Tel est le cas, par exemple, de Del Saz35 qui considère que « le droit administratif et sa juridiction propre, la juridiction contentieuse-administrative, deviennent les garants uniques et indispensables des droits et intérêts légitimes des particuliers et de l’intérêt général36 ». Ainsi, sans aller jusqu’à nier toute intervention du droit privé dans certains secteurs de l’activité administrative, on peut au moins considérer que ce régime juridique doit rester exceptionnel sous peine de dénaturer le modèle constitutionnel de l’administration publique.

Ces considérations rejoignent une idée exprimée par la doctrine espagnole et qui, à notre sens, permet d’aborder correctement la question d’un point de vue théorique37. Au-delà de la nature des activités ou fonctions qui peuvent concrètement être externalisées ou assumées par des entités privées, c’est finalement une « garantie institutionnelle » de l’administration publique face au législateur que la Constitution reconnaît. Suivant la conception schmittienne développée à partir de la Constitution de Weimar, cette « garantie institutionnelle » préserve le contenu essentiel de certaines institutions, comme l’administration publique, reconnues par le texte constitutionnel. Ainsi, une législation qui viderait cette institution de sa substance – de ses missions – au point de la rendre méconnaissable, serait tout simplement inconstitutionnelle. En ce sens, selon Montoro Chiner, « la garantie institutionnelle comme mécanisme de protection opère face à d’hypothétiques ingérences législatives qui toucheraient au noyau définitoire de l’essence de l’institution38 ». C’est pourquoi, selon l’auteure – dont le propos demeure centré sur la question de la fonction publique –, bien que l’usage de techniques ou d’instruments de droit privé soit admissible, il n’est pas concevable de remplacer les éléments garantissant l’institution par d’autres relevant du droit privé.

Il nous semble que de telles réflexions peuvent être extrapolées et étendues à d’autres aspects de l’administration publique. L’externalisation ou la délégation de certaines fonctions à des entités du secteur privé ne peut aller jusqu’à anéantir le sens même de l’institution ni les garanties d’action qui lui sont inhérentes. Quelles que soient les missions qui, à chaque époque et dans chaque lieu, peuvent être confiées à l’Administration – et qui ne sauraient être figées une fois pour toutes39 –, il est certain ainsi que, pour la Constitution espagnole, l’Administration est un sujet de droit nécessaire mais aussi singulier dans la mesure où il se distingue de tous les autres sujets juridiques tant par sa nature que par les objectifs qu’il poursuit et les moyens qu’il mobilise pour y parvenir. Diluer cette identité au point de la rendre interchangeable avec n’importe quel autre sujet de droit privé, c’est en nier la valeur institutionnelle. Il convient donc, pour reprendre la métaphore de l’introduction, de préserver le cœur de l’artichaut.

Il reste encore à déterminer les feuilles qui peuvent lui être ôtées, c’est-à-dire à tracer la frontière entre les champs dans lesquels l’utilisation de techniques de droit privé serait admissible ceux devant obligatoirement relever de l’Administration et de son propre droit. C’est une limite qui inspire d’ailleurs l’œuvre du législateur espagnol qui a décidé lui-même de poser quelques bornes. Comme vu précédemment, la législation espagnole autorise ainsi depuis 2015 les sociétés commerciales à exercer des pouvoirs administratifs, mais pas les fonctions impliquant l’exercice de l’autorité40. Dans le même ordre d’idées, l’article 17 de la loi sur les contrats du secteur public41 dispose que l’objet desdits contrats ne peut porter sur les services impliquant l’exercice de l’autorité inhérente aux pouvoirs publics. Il semble donc bien exister des limites voulues comme infranchissables, même si, en pratique, les hypothèses dans lesquelles des entités privées exercent des fonctions considérées comme des prérogatives d’autorité sont finalement loin d’être rares42 et que les contours du noyau dur de l’artichaut demeurent encore évanescents. Sans prétendre apporter ici une réponse définitive et clore un débat qui anime toujours les discussions doctrinales, il est néanmoins possible de le nourrir en s’arrêtant sur la doctrine que les juridictions espagnoles – et plus précisément le Tribunal supremo – ont établie concernant les fonctions pouvant être confiées à des personnes morales de droit privé.

2.2. Les limites insuffisantes offertes par la jurisprudence du Tribunal Supremo sur l’exercice de fonctions publiques par des entités privées

C’est au travers de la question de l’exercice de fonctions publiques par des entreprises privées que le Tribunal Supremo fut confronté au phénomène de privatisation, livrant alors une jurisprudence dont il est possible, en dépit de son manque d’homogénéité, de tirer quelques lignes de force qui permettent de baliser le chemin qu’une telle délégation doit emprunter pour éviter de tomber du côté de l’inconstitutionnalité. Pour les esquisser, et en montrer les limites, nous nous concentrerons uniquement sur les décisions qui, si elles ne sont sans doute pas les plus récentes, demeurent tout de même les plus éclairantes pour comprendre sa position sur cette question. Du reste, ce sont ces décisions qui furent au cœur des discussions du séminaire précédemment évoqué.

La première décision qui mérite de retenir l’attention est l’arrêt 1160/2020 en date du 14 septembre. L’affaire concernait alors une sanction infligée par le président de la Confédération hydrographique du Guadiana pour infraction au domaine public hydraulique. Plus précisément, un puits avait été creusé et des instruments installés pour l’extraction d’eaux souterraines publiques, sans concession administrative préalable. Ce qui est ici intéressant, c’est le fait que la société en question, la société publique Tragsa, s’était vue confier le traitement de la procédure administrative, notamment l’élaboration de dossiers, de rapports, l’évaluation des observations du mis en cause, la rédaction d’un projet de décision et, de manière générale, l’impulsion de la procédure.

Le Tribunal s’interrogea donc sur la possibilité de confier, de manière générale et permanente, la gestion de procédures administratives à du personnel non-fonctionnaire, extérieur à l’administration publique et estima qu’il n’y avait pour lui pas de problème à ce que les administrations fissent appel à du personnel extérieur dès lors qu’il s’agissait d’acquérir des biens ou de réaliser des travaux ou services, ni à ce que du personnel soumis au droit privé apporte une aide ponctuelle pour l’exécution d’une décision administrative ou l’élaboration d’un rapport technique complexe. En revanche, le problème résidait pour lui dans le fait que cette intervention ait lieu tout au long de la procédure, depuis la plainte jusqu’à la décision, et avec une telle intensité. C’est pourquoi il considéra qu’« il ne s’agit pas pour l’administration d’externaliser un service, mais de s’externaliser elle-même, pourrait-on dire ; elle cesse d’être une administration si elle ne réalise plus ce qui est fondamental pour émettre des actes administratifs, à savoir la procédure légalement établie, laquelle constitue, ne l’oublions pas, une exigence constitutionnelle ». Plus précisément, « il ne s’agit pas simplement d’un cas de fuite du droit administratif dans sa manifestation la plus pure et la plus authentique […], mais bien d’une privatisation déguisée d’un service réservé au secteur public, considéré comme l’une des conquêtes fondamentales du droit administratif propre à l’État de droit ». Il conclut finalement qu’« en règle générale, les procédures administratives de nature répressive initiées par les administrations publiques doivent être traitées par le personnel de ces mêmes administrations. Il n’est pas admissible que, de manière générale, permanente et continue, des fonctions d’assistance matérielle ou d’appui technique soient confiées à des entités publiques à caractère entrepreneurial, sans préjudice de pouvoir, à titre exceptionnel et en cas de carence des moyens nécessaires, recourir à leur aide, en tant que moyens propres de l’administration ».

Dans une autre série de décisions, le Tribunal a davantage précisé dans quels cas l’Administration peut recourir à la collaboration de sujets de droit privé pour l’exercice de fonctions administratives.

Tel fut le cas, par exemple, dans l’arrêt 236/2024 du 12 février 2024 qui concernait l’intervention de l’entreprise INECO dans le traitement d’un grand nombre de demandes d’indemnisation. Cette collaboration s’expliquait par la nécessité de répondre à une situation extraordinaire – la réception de plus de 15 000 demandes –, et ce, afin de respecter le délai de six mois prévu pour statuer. Pour la juridiction, le cas différait du précédent car, d’une part, il ne s’agissait pas d’une procédure sanctionnatrice et, d’autre part, il ne s’agissait pas non plus d’une collaboration générale et permanente, mais bien d’un appui ponctuel. Elle admit donc l’intervention de la société et argumenta que : « Dans certaines circonstances extraordinaires, une administration qui ne dispose pas des moyens matériels ou techniques appropriés pour exercer les compétences qui lui sont confiées peut, pour des raisons d’efficacité, recourir à la collaboration d’autres entités, notamment une société publique ayant le statut de moyen propre de l’administration. Cette collaboration peut concerner non seulement des tâches techniques ou matérielles spécifiques, mais également l’assistance dans la gestion et le traitement de procédures43. » Toutefois, la juridiction ajouta une condition : l’organe administratif doit conserver « le contrôle et la décision finale mettant fin à la procédure ».

En revanche, dans un arrêt 197/2023 du 16 février 2023, le Tribunal exclut la possibilité de confier à des entités privées l’évaluation des mérites des candidats dans un processus de sélection. Selon elle : « le jury de sélection peut s’appuyer sur des membres spécialisés […] lesquels peuvent sans aucun doute lui proposer une évaluation des mérites, mais cette assistance ne dispense pas le jury de devoir en prendre connaissance dans leur intégralité avant de statuer, et non pas seulement à travers un “tableau résumé anonyme” de la phase d’évaluation, car c’est à lui que revient, selon les bases, la décision ». Dans cette affaire, le jury n’avait pas eu connaissance des mérites de 199 candidats et s’était contenté de ratifier les résultats qui lui avaient été présentés. Pour le Tribunal, « accepter que le jury puisse déléguer sa fonction essentielle à une entité extérieure revient à admettre qu’il peut renoncer à sa raison d’être ».

Cette même position fut maintenue dans l’arrêt 2024/2024 du 19 décembre 2024. Dans ce dernier cas, la juridiction refusa que l’Administration – ici, une mairie – puisse confier à une entreprise privée l’élaboration complète d’un projet de tableau des emplois sans l’intervention des responsables administratifs municipaux. Elle considéra qu’il n’existait alors ni circonstances exceptionnelles, ni carence de moyens techniques propres empêchant la participation active de la mairie.

Voilà brossé à grands traits, ce que constitue la position du Tribunal Supremo au sujet de l’exercice de fonctions publiques par des entités privées. La première idée à retenir est que cette collaboration privée est admise non seulement pour l’exécution de tâches matérielles, mais aussi pour la gestion de procédures administratives. À partir de là, deux conditions fondamentales sont exigées. Premièrement, l’administration ne doit pas disposer des moyens matériels ou techniques nécessaires pour exécuter elle-même la fonction. Deuxièmement, l’administration doit toujours conserver le contrôle et le noyau dur de la décision.

Indépendamment des critiques qu’une telle doctrine peut susciter, il est possible, en remontant le raisonnement suivi par le Tribunal, de déboucher sur le constat suivant : c’est la complexité de la matière ou l’absence de moyens techniques adéquats qui constitue le fondement – du moins en partie – du recours à des entités privées pour certaines fonctions. En outre, c’est effectivement la raison pour laquelle ce type de solutions est fréquemment utilisé, les structures administratives classiques n’étant souvent pas adaptées à la gestion de secteurs où la technicité dépasse les compétences du personnel administratif. Le contrôle technique des véhicules, le domaine de la qualité industrielle, voire l’urbanisme ou l’environnement, sont de bons exemples de cette réalité. La question est alors de savoir comment l’administration peut conserver un minimum de pouvoir de contrôle sur les affaires traitées par des entités privées alors qu’elle fait justement appel à leur assistance en raison de son incapacité technique. Ce faisant, la première condition semble contredire la seconde.

Il serait donc intéressant de voir, dans la pratique, dans combien de cas l’Administration a suivi l’avis de l’entité privée et dans combien de cas elle s’en est écartée. Dans l’affaire jugée dans l’arrêt 236/2024, le contrôle exercé par l’administration consistait, selon la juridiction de première instance, en un échantillonnage aléatoire de décisions – dont le volume reste inconnu – parmi chaque série de 500 résolutions transmises par la société publique aux fonctionnaires de la Direction générale des Transports. Cela n’empêcha toutefois pas le Tribunal d’affirmer que ce contrôle avait été réellement effectif, sans même prendre la peine de justifier ses dires.

3. Conclusion

Les développements précédents ont ainsi tenté de rendre compte d’un phénomène observable en Espagne : la privatisation. L’ampleur de ce phénomène permet de retenir deux approches qui sont essentielles pour l’analyser juridiquement : la privatisation stricto sensu, entendue comme le transfert de capitaux du secteur public vers le secteur privé, et la privatisation lato sensu, catégorie qui englobe, elle, les hypothèses dans lesquelles les pouvoirs publics recourent à diverses formules pour confier certaines fonctions à des entités soumises au droit privé.

Dans tous les cas, le phénomène procède du même mouvement, à savoir l’expansion progressive du champ d’action des acteurs privés et l’affaiblissement corrélatif des fonctions exercées par les pouvoirs publics. L’une des raisons sous-jacentes à cette évolution réside dans la complexité croissante de la société contemporaine, où de plus en plus de secteurs se caractérisent par une forte technicité. Cette réalité met en lumière, dans de nombreux cas, les limites des structures administratives traditionnelles face à de telles situations. Si le recours à de tels procédés est fréquemment présenté comme un moyen d’accroître l’efficacité de l’action administrative, d’autres motifs moins avouables peuvent parfois prévaloir, tels que la recherche des avantages qui peuvent offrir la plus souplesse des contrôles juridiques et financiers pesant sur ces entités privées.

Cela nous a donc conduits à nous interroger sur les éventuelles limites juridiques applicables à ce type de techniques. À cette fin, nous avons examiné les restrictions pouvant découler de la norme constitutionnelle et, en particulier, des principes régissant l’Administration. Nous avons alors insisté sur l’importance d’aborder la question à travers le prisme du concept de garantie institutionnelle de l’Administration. Enfin, l’analyse s’est conclue par l’étude de la jurisprudence du Tribunal Supremo relative aux conditions qui sont exigées pour que des personnes morales de droit privé puissent participer à l’exercice de fonctions administratives.

Notes

1 Pour une vision d’ensemble, voir L. Martín Rebollo, Manual de Derecho Administrativo y guia par el estudio de las Leyes Administrativas, Madrid, Aranzadi la Ley, 9e édition, 2025, p. 1511-1514. Return to text

2 Glossaire financier de la CNMV : < https://www.cnmv.es/Portal/Inversor/Glosario?id=0&letra=P&idlng=1 >, consulté le 20/11/2025. Return to text

3 Cette opération a eu lieu par le biais du décret-loi du 13 avril 1945, qui a ensuite donné lieu à la loi du 14 mai 1945. Cf. A. Torres López, « La téléphonie fixe : évolution et situation actuelle », in T. De la Quadra-Salcedo (dir.), Droit de la régulation économique, vol. IV, Iustel, 2010, p. 532. Return to text

4 Disposition additionnelle première de la loi 43/2010 du 30 décembre, relative au service postal universel, aux droits des usagers et au marché postal, qui transpose la directive 2008/6/CE du Parlement européen et du Conseil, du 20 février 2008, modifiant la directive 97/67/CE en ce qui concerne l’achèvement du marché intérieur des services postaux communautaires. Return to text

5 Sur la formule de la concession dans le domaine local : F. Sosa Wagner, La gestion des services publics locaux, Madrid, Civitas, 7e éd., 2008. Return to text

6 G. Fernández Farreres, « L’Administration publique et les règles de l’“externalisation” », Justicia Administrativa, no 33, 2006, p. 9. Return to text

7 Ibid., p. 9-10. Return to text

8 L. Martín Rebollo, « Sur la nouvelle conception du service public en Europe et ses possibles implications futures », in D. Cienfuegos Salgado et L.-G. Rodríguez Lozano (coord.), Actualité des services publics en Ibéro-Amérique, Mexico, Université nationale autonome du Mexique, 2008, p. 365. Return to text

9 Ces différentes perspectives sont prises en compte dans l’analyse du phénomène de la privatisation par des auteurs tels que : R. Martín Mateo, Libéralisation de l’économie. Plus d’État, moins d’Administration, Madrid, Trivium, 1988, p. 40-52 ; S. Del Saz Cordero, « Développement et crise du droit administratif. Sa réserve constitutionnelle », in C. Chinchilla, B. Lozano et S. Del Saz, Nouvelles perspectives du droit administratif : trois études, Madrid, UNED, 1992, p. 153-154 ; S. Martín-Retortillo, « Réflexions sur les privatisations », in Revue dAdministration Publique, no 144, 1997, p. 8. Return to text

10 Ibid., p. 12-14. Return to text

11 D. Canals i Ametller, L’exercice par des particuliers de fonctions d’autorité. Contrôle, inspection et certification, Grenade, Comares, 2003, p. 93. Return to text

12 Ibid., p. 93. Return to text

13 J. Cantero Martínez, « Retour sur l’exercice de prérogatives de puissance publique et leur exercice par des particuliers. Nouveaux défis pour le droit administratif », dans Revue espagnole de droit administratif, no 151, 2011, p. 631. Return to text

14 Ibid., p. 632. Return to text

15 Ibid., p. 633. Return to text

16 J. Bermejo Vera, « L’Administration d’inspection », dans Revue dAdministration Publique, no 147, 1998, p. 42 ; F. Sáinz Moreno, « L’inspection éducative », dans Revue espagnole de droit administratif, no 109, 2001, p. 15 sq. ; D. Canals i Ametller, L’exercice…, op. cit., p. 226-227 ; J. Cantero Martínez, « Retour sur… », op. cit., p. 638. Return to text

17 S. Martín-Retortillo, « Reflexiones sobre la huida del Derecho administrativo », Revista de Administración Pública, no 140, 1996, p. 25-67. Return to text

18 L. Martín Rebollo, « La nouvelle loi de Procédure Administrative Commune », Revue espagnole de droit administratif, no 174, 2015, p. 15-22 ; G. Fernández Farreres, « Les nouvelles lois sur le régime juridique du secteur public et sur la procédure administrative commune : entre cosmétique et confusion », Asamblea : revue parlementaire de lAssemblée de Madrid, no 34, 2016, p. 57-75. Return to text

19 Cf. F. Sainz Moreno, « Exercice privé de fonctions publiques », Revue d’Administration Publique, no s. 100-102, 1983, p. 1778-1779. Return to text

20 JCantero Martínez, « A vueltas… », op. cit., p. 637. Return to text

21 Décret législatif royal 5/2015 du 30 octobre 2015 portant approbation du texte refondu de la loi sur le statut de base de la fonction publique. Return to text

22 Voir le résumé qui en fut fait par G. Fernández Farreres : « Relatoría: el seminario organizado por la Revista de Administración Pública y la Sala tercera del Tribunal Supremo sobre sociedades públicas, convenios y otras zonas oscuras del Derecho administrativo », Revista de Administración pública, no 226, 2025, p. 69-90. Return to text

23 Tel était précisément l’intitulé du séminaire : « Las sociedades mercantiles públicas, los convenios administrativos y otras zonas oscuras del Derecho Administrativo. » Return to text

24 Selon les mots de M. Fuertes : « […] Pour ma part, je tends à éviter les absurdités, les incohérences et les dérives. En d’autres termes, il convient de ne pas attribuer de prérogatives administratives aux sociétés commerciales publiques. Les décisions gouvernementales visant à répondre à une situation spécifique, tout en négligeant la cohérence du système juridique et la nature des institutions, engendrent inévitablement davantage de conflits et d’illogismes. Les solutions de fortune destinées à altérer l’essence d’une personne morale de droit privé suscitent plus de difficultés qu’elles n’apportent de réponses. » (M. Fuertes, « Sobre el régimen jurídico de las sociedades públicas. Claroscuros, sombras y negruras », Revista de Administración Pública, no 226, 2025, p. 33-60.) Return to text

25 C’est-à-dire de soutien ou d’incitation de la part de la puissance publique. Return to text

26 Ibid., p. 22. Return to text

27 Ibid., p. 23. Return to text

28 En ce sens, l’existence de la juridiction contentieuse-administrative ne se déduit que de la référence faite par l’article 153 au contrôle juridictionnel des Communautés autonomes, sans faire l’objet d’une reconnaissance générale. Return to text

29 JPascual García, « La huida del Derecho Administrativo, del Presupuesto y de los controles financieros por los nuevos entes del sector público », dans Presupuesto y Gasto público, no 60, 2010, p. 114-118. Return to text

30 Dans le même sens, C. Chinchilla Martín, « El Derecho de la Unión Europea como freno a la huida del Derecho administrativo », Revista de Administración Pública, no 200, 2016, p. 363-364. Return to text

31 Dans le même sens, C. Chinchilla Martín, « Le droit de l’Union européenne comme frein à la fuite du droit administratif », Revue dAdministration Publique, no 200, 2016, p. 363-364. Return to text

32 Ibid., p. 179. Return to text

33 Ibid., p. 185. Return to text

34 Ibid., p. 188. Return to text

35 S. Del Saz Cordero, « Desarrollo y crisis… », op. cit. ; et aussi « La huida del Derecho administrativo: últimas manifestaciones. Aplausos y críticas », Revista de Administración Pública, no 133, 1994, p. 57-98. Return to text

36 S. Del Saz Cordero, « Desarrollo… », op. cit., p. 176. Return to text

37 Ibid., p. 178. Également : M.-J. Montoro Chiner, « Para la reforma… », op. cit., p. 180-184. Return to text

38 Ibid., p. 181. Return to text

39 On peut rejoindre également sur ce point l’idée exprimée par Montoro Chiner : « Para la reforma… », op. cit., p. 181. Return to text

40 Article 113 de la loi 40/2015 du 1er octobre 2015. Return to text

41 Loi 9/2017 du 8 novembre 2017. Return to text

42 Cf. supra. Return to text

43 La même jurisprudence a été maintenue dans l’arrêt du Tribunal suprême 995/2024 du 5 juin et dans l’arrêt 1003/2024 du 6 juin. Return to text

References

Electronic reference

Nuria Ruiz Palazuelos, « Considérations sur les limites des privatisations en droit espagnol », Droit Public Comparé [Online], 5 | 2025, Online since 15 décembre 2025, connection on 21 décembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/droit-public-compare/index.php?id=768

Author

Nuria Ruiz Palazuelos

Professeure de droit administratif à l’Université de Cantabrie. Docteure en droit de cette même université depuis 2011, avec une thèse doctorale intitulée Régulation économique et État de droit, qui lui a valu le Prix Extraordinaire de Doctorat de cette Université ainsi que le second prix du concours de thèses doctorales décerné par l’Institut National d’Administration Publique. Spécialisée dans le domaine du droit public économique et du droit de la régulation économique, ainsi que dans le droit de la culture et le contrôle juridictionnel de l’administration publique, elle est l’auteure de plusieurs monographies telles que Régulation économique et État de droit (éd. Tirant lo Blanch, 2019) et Le contrôle juridictionnel des organismes de régulation (éd. Thomson Reuters Aranzadi, 2019), ainsi que de divers articles scientifiques. Elle a également mené des recherches en droit comparé, notamment à partir du droit français, au cours de plusieurs séjours de recherche à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à Sciences Po Paris.

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