Le droit constitutionnel contemporain est assurément assis sur une pléthore de valeurs1 à l’instar du consensus2. Formuler ce postulat revient à reconnaître que le phénomène juridique, en général, repose sur une philosophie de valeurs3 et prend en compte un certain nombre d’idéaux. Certes, le recours à cette expression peut laisser penser que l’ordre juridique cède au jus naturalisme4, ou encore que l’auteur minore le droit positif au bénéfice du droit naturel, mais il n’en est rien à la vérité. Le droit ne se résume pas à un système symbolique5. Les valeurs qu’il véhicule ont également une force normative6 puisqu’elles sont consacrées par des règles de droit positif. Ainsi, en théorie générale, le droit défend trois valeurs essentielles à savoir, la sécurité juridique7, la liberté8 et la civilisation ou le progrès social9. Le droit constitutionnel contemporain apparait donc comme un ordre ayant pour ambition de consacrer des valeurs10 au rang desquelles, il convient d’évoquer le consensus.
La notion de consensus n’est pas d’apparition récente dans la mesure où elle est perceptible aussi bien dans la Grèce antique11 qu’à la période médiévale12. En effet, d’un point de vue historique, c’est avec Cicéron qu’elle a fait irruption dans l’appréciation des rapports entre gouvernants et gouvernés dans la société13. On y faisait allusion pour évoquer à la fois l’accord et l’action concertée entre l’ensemble des membres du corps social. Seulement, si cette notion va résister au temps, elle va tarder à être intégrée dans les dictionnaires jusqu’au xixe siècle14. Ceci étant, dans les pratiques constitutionnelles, le consensus n’était ni ignoré ni banalisé. Tout au contraire, il était largement valorisé comme en témoigne, le compromis constitutionnel15 de 1875 en France.
Du latin Concentio16 et Consentio17, le consensus est en réalité une attitude psychologique de la collectivité consistant en un accord sur les valeurs, les réformes ou politiques à mettre en place18. Autrement dit, ce vocable fait référence à une disposition d’esprit qui se traduit par un accord entre plusieurs personnes en rapport avec une situation19. Il s’en suit que pour qu’il soit envisageable, il faut dans un premier temps, une manifestation de volonté qui se traduise par le refus d’un affrontement et dans un second temps, l’adhésion de l’ensemble des membres de la société ou tout au moins, du plus grand nombre, à la démarche ou au contenu d’une décision. Cette clarification conceptuelle autorise à considérer que le consensus s’accommode mal du diktat et des décisions unilatérales. Elle permet surtout d’établir le lien que ce dernier entretient avec la démocratie, étant entendu que le système démocratique rime avec la prise de décision issue de la confrontation des opinions émanant de la raison humaine20.
Sans être éloigné de ces appréhensions propres au vocabulaire commun, le consensus a des sens plus spécifiques en droit. Ainsi, en droit international, cette notion renvoie à une méthode de prise de décision qui se distingue du vote majoritaire et de la règle de l’unanimité21. Il désigne à la fois la procédure pour parvenir à un accord et le texte qui en résulte. Dans le cadre de cette pratique, l’objectif est d’élaborer un texte par la négociation et de l’adopter sans recourir à un vote formel22. Cette approche a émergé pour éviter les blocages liés au principe d’unanimité tout en contournant les dangers d’une majorité mécanique. En droit constitutionnel, le consensus est empreint de davantage de formalisme et pour bien le cerner, il est de bon ton d’en avoir une approche extensive. En cette matière, à la lumière des textes et de la jurisprudence, le consensus est un principe structurant de nombreux ordres constitutionnels23 et il se caractérise juridiquement par la mise en branle d’une procédure participative dans la production des normes et la prise des décisions politiques majeures24. Sa considération comme un compromis demeure25 si bien que le consensus peut aussi être appréhendé comme le résultat de cette procédure. Le compromis acquis par consensus est marqué d’une certaine sacralité et il fait l’objet d’une protection par la juridiction constitutionnelle26. Par ailleurs, maillant différents mécanismes de stabilisation des institutions, le consensus se pose comme une technique de résolution des conflits. Du reste, la recherche du consensus transparaît désormais comme une exigence fonctionnelle intégrée au sein des pouvoirs publics27. Le consensus est dès lors de plus en plus valorisé et exalté en tant que source de légitimation du pouvoir politique28 comme on peut le percevoir dans le nouveau constitutionnalisme africain.
La notion de nouveau constitutionnalisme peut être appréhendée suivant une double démarche. La première consiste à conceptualiser le constitutionnalisme dans une assertion globale. On peut le définir à la fois comme une idéologie qui promeut la limitation du pouvoir et la garantie des droits fondamentaux29 ou comme le phénomène constitutionnel en mouvement dans une région spécifique30. Le nouveau constitutionnalisme africain doit s’entendre par opposition à l’ancien constitutionnalisme. Ce dernier correspond à celui des trois premières décennies postindépendances caractérisées par la toute-puissance du président de la République31. C’est l’époque où l’exercice du pouvoir s’opérait en marge des règles constitutionnelles et où la Constitution était réduite à une portion congrue32. On parlait à cette période du constitutionnalisme autoritaire33. Les mouvements de démocratisation du début des années 1990 vont sonner le glas de ce cycle constitutionnel34 et amorcer le nouveau constitutionnalisme caractérisé par l’orientation des Constitutions africaines vers les valeurs libérables de l’État de droit et de la démocratie35. On fait ainsi allusion au nouveau constitutionnalisme pour marquer la fin du constitutionnalisme autoritaire et l’essor du constitutionnalisme libéral36 en Afrique subsaharienne francophone.
En faisant un détour dans l’histoire constitutionnelle africaine, le constat qui se dégage est celui de la relégation du consensus durant les trois premières décennies postindépendances qui correspondent au constitutionnalisme autoritaire. En effet, dès l’adoption des premières Constitutions qui avaient pourtant, une forte coloration libérale37, les détenteurs du pouvoir vont entreprendre de s’orienter vers les valeurs autoritaires sous l’influence du constitutionnalisme soviétique38. Vont s’en suivre le déclassement du peuple à une place marginale39, le renforcement du statut et des pouvoirs présidentiels ainsi que la précarisation des contrepouvoirs politique et juridictionnel40. Lorsqu’on ajoute à cela, la négation des droits fondamentaux et du pluralisme politique41, il va sans dire que la vie politique était centrée autour de l’institution présidentielle42 qui, avec l’appui du parti unique, va monopoliser le pouvoir de décision et même la volonté constituante.
Dans un tel contexte, il était illusoire d’envisager une prise en compte du consensus dans l’organisation et le fonctionnement du pouvoir. L’activité constituante s’opérait sur la base des procédés autoritaires, tout reposait sur la volonté et le bon vouloir du chef de l’État. L’élection était réduite à une dimension folklorique et prenait la forme d’un scrutin de ratification du choix du parti unique43. Vers la fin des années 1980 et le début des années 1990, cette relégation du consensus a été à l’origine des mouvements de démocratisation en ce sens que çà et là, on va assister à des revendications portant sur la démocratie et l’état de droit44. C’est à ce moment que le compromis constitutionnel a resurgi avec l’organisation des Conférences nationales souveraines45 et des forés de négociation en vue de l’adoption des textes constitutionnels reflétant les aspirations de l’ensemble de la société. C’est sans doute ce qui sera à l’origine du renouveau constitutionnel africain46.
Seulement, après plus de trois décennies, il n’est pas mal venu de marquer un temps d’arrêt autour de ce consensus qui a prévalu au début des années 1990. Cette démarche est la conséquence de la dynamique constitutionnelle africaine qui oscille entre flux et reflux47, et qui est émaillée par une série de crises48. C’est dans cette perspective qu’il convient de se poser la question suivante : quelle est la place du consensus dans le nouveau constitutionnalisme des États d’Afrique noire francophone ? Cette interrogation ne manque pas d’intérêt. Elle permet de cerner le degré d’appropriation du compromis constitutionnel dans le nouveau constitutionnalisme africain. Elle conduit surtout à placer le curseur sur l’un des fondements du désenchantement constitutionnel en Afrique à savoir, l’altération de la démarche consensuelle. En admettant bien qu’en ce contexte il y a une convergence des modèles constitutionnels49, pour une analyse serrée, l’accent va principalement, mais non exclusivement, être mis un échantillon représentatif de neuf (09) États50. Aussi, partant du décryptage des textes, de l’interprétation de la jurisprudence et de la pratique, il convient de souligner que la place du consensus est résiduelle. Elle oscille entre une promotion affichée (1) et une altération révélée (2).
1. La promotion affichée du consensus
L’analyse des textes et de la dynamique constitutionnelle africaine des trois dernières décennies est révélatrice d’une volonté de promotion ou de valorisation du consensus dans l’encadrement et le fonctionnement du pouvoir. L’analyse de la teneur de la promotion en question (1.1.) permettra d’en apprécier la valeur (1.2.).
1.1. La teneur de la promotion du consensus
Dans le nouveau constitutionnalisme africain, le consensus est promu dans un double sens. Dans un premier temps, il est priorisé en matière constituante (1.1.1.), mais pas à titre exclusif puisque dans un second temps, il est également mobilisé et recherché en matière non constituante (1.1.2.).
1.1.1. La promotion du consensus en matière constituante
Ainsi que cela a été souligné, durant les trois premières décennies du constitutionnalisme africain, le consensus a constamment été minoré, voire, ignoré par les détenteurs du pouvoir politique. L’un des marqueurs de cette banalisation est sans aucun doute, l’écriture unilatérale des Constitutions, dans la mesure où l’activité constituante s’opérait essentiellement par des procédés autoritaires51. La rupture est néanmoins observée au début des années 1990 et celle-ci autorise à parler de la promotion du consensus dans la sécrétion des normes constitutionnelles. Il se dégage, en effet, le double constat de la prévalence de l’écriture multilatérale des Constitutions et de l’adoption consensuelle des lois de révisions constitutionnelles.
Relativement à la prévalence de l’écriture multilatérale des Constitutions, celle-ci se traduit par l’implication de toutes les forces vives de la Nation dans la rédaction du texte constitutionnel52. En effet, depuis le début des années 1990, ce qui prévaut, c’est l’option pour une démarche inclusive dans l’écriture et la solennité de la démarche. Il y a donc comme une volonté de faire primer la procédure participative d’élaboration des Constitutions dans les États sous étude.
Faire allusion à la procédure participative, c’est mettre en perspective le fait que les Constitutions ne sont pas octroyées53, mais consenties54. La procédure constituante est participative d’une part, du fait de l’association ou de l’implication de toutes les forces vives de la Nation et d’autre part, du fait du recours au peuple par le biais du référendum. Dans le premier cas, la production constitutionnelle met en avant, la concertation entre différentes composantes de la société. Depuis le début des années 1990, les Assemblées constituantes sont généralement des organes de nature inclusive55 à l’instar de la Conférence nationale souveraine béninoise qui s’est posée comme une « Assemblée constituante représentative des différents corps de la Nation 56 ». On peut en dire autant des assemblées constituantes dans les États en crise comme en témoigne la Constitution de transition de la République démocratique du Congo qui dispose que « l’Assemblée nationale comprend 500 membres désignés par les composantes et entités au dialogue intercongolais dans les conditions fixées par l’annexe IB de l’Accord global et inclusif 57 ». Est ainsi révolue l’époque où la volonté constituante était monopolisée par l’institution présidentielle. La nouvelle tendance du constitutionnalisme africain semble être celle de l’implication du plus grand nombre à la production constitutionnelle58.
L’autre élément qui traduit la dimension participative de la procédure est le recours au référendum pour l’adoption de nouvelles Constitutions. En effet, la plupart des Constitutions du début des années 1990 ont fait l’objet d’une adoption référendaire. Dans le même sens, les textes constitutionnels intérimaires prévoient le recours au référendum pour l’adoption des Constitutions post-transition. À titre illustratif, la Constitution de transition du Burundi prévoit expressément l’adoption référendaire de la Constitution59. La Constitution de transition de la République démocratique du Congo prévoit aussi le recours au référendum après l’adoption par l’Assemblée nationale du projet de Constitution60. Enfin, la Charte constitutionnelle de la République centrafricaine envisage aussi, la soumission du projet de Constitution au peuple par voie de référendum61. Compte tenu du fait que le référendum est un « instrument de démocratie semi-directe par lequel le corps des citoyens est appelé à exprimer, par une votation populaire 62 » et qu’il constitue le point de rencontre63 entre un organe représentatif et le peuple souverain, sa mobilisation témoigne du souci de rendre participative, la procédure constituante. Sur la durée, la tenue de ces différents référendums a été enregistrée et les lois fondamentales adoptées en ce sens par le peuple64.
Relativement à l’adoption consensuelle des lois de révision constitutionnelle, deux situations ou options sont envisageables à la lecture des Constitutions. La première a trait à l’adoption référendaire de la loi constitutionnelle. Une adoption qui est selon les États, tantôt obligatoire, tantôt facultative. Il faut dire que le recours au référendum en matière de révision constitutionnelle constitue la forme la plus achevée de la solennité65, car il implique la participation citoyenne à l’adoption du texte constitutionnel66. C’est la raison pour laquelle la doctrine constitutionnelle contemporaine range le référendum dans la catégorie des procédés démocratiques d’élaboration et de révision des textes constitutionnels67. Par l’organisation du référendum, ce qui est recherché, c’est le consensus entre gouvernants et gouvernés autour de la révision ou de la redéfinition du contrat social.
La seconde option a trait à l’adoption camérale de la loi portant révision de la Constitution dans le cadre du congrès du parlement. Il s’agit de la conséquence de la consécration du bicamérisme. En effet, la participation de la seconde chambre parlementaire au processus constituant confère aussi une certaine solennité à l’adoption des projets ou propositions de révision constitutionnelle. À titre de rappel, la création des secondes chambres du parlement en Afrique noire francophone est le résultat de la vague de démocratisation des années 1990 qui a eu des incidences sur les différentes institutions politiques des États en question68. Aussi, à l’exception du Bénin69, et du Sénégal70, on note une généralisation du bicamérisme en Afrique noire francophone. À l’analyse, l’allusion à la promotion du consensus n’est pas anodine dans le cadre de l’adoption camérale. En effet, le congrès caractérise le bicamérisme intangible71 en ceci que les deux assemblées parlementaires sont sur un strict pied d’égalité au moment de l’adoption définitive du projet de révision. L’organisation ou la mobilisation de cette instance requiert du temps tout comme le déroulement de son activité, car il repose sur la recherche du compromis par les deux Assemblées parlementaires. La recherche dudit compromis est d’ailleurs considérée à la fois comme une contrainte et un effet du bicamérisme absolu72. On peut donc le voir, au regard des processus constituants et des Constitutions qui en découlent que le nouveau constitutionnalisme africain marque une rupture avec l’ancien du fait de la priorisation du consensus dans la sécrétion des normes constitutionnelles. Cette démarche est aussi perceptible en matière non constituante.
1.1.2. La promotion du consensus en matière non constituante
Loin de l’époque où dans la vie politique, tout était décidé par le seul président de la République73, le consensus est désormais promu dans le fonctionnement du pouvoir. Les textes constitutionnels et leurs normes dérivées aménagent de nombreux cadres de négociation entre pouvoirs constitués74. Dans la pratique, notamment dans les États en crise, la reconstruction et la pacification de l’institution étatique sont généralement marquées par la priorisation de la démarche consensuelle. Il sied dès lors d’analyser la promotion du consensus dans la résolution des crises en question et en dehors de leur résolution.
En matière de résolution des crises, c’est la figure des forums de négociation qu’il convient de mettre en perspective. Il s’agit en réalité des « différents dialogues organisés pour préparer la tenue des négociations politiques pour aboutir éventuellement à l’adoption des Accords politiques, afin d’engager le processus constituant 75 ». En droit constitutionnel africain, le forum est un instrument déterminant dans le dénouement du conflit en ce sens qu’il constitue le cadre d’échange au sein duquel l’on trace les grandes lignes de la résolution de la crise. Il est d’ailleurs constamment mobilisé par les États sous étude à l’instar du Dialogue national qui s’est tenu au Congo-Brazzaville du 17 mars au 14 avril 2001 soit, vingt-sept jours, avec une participation de 1 599 acteurs. L’on note aussi la création d’institutions dont la mission est de promouvoir le consensus à l’instar du Conseil National du Dialogue en République du Congo qui est présenté par le texte constitutionnel comme « un organe de concertation, d’apaisement et de recherche du consensus entre les forces vives de la nation, sur les grands problèmes politiques d’intérêt national76 ». Dans le contexte camerounais, le Grand Dialogue national au Cameroun, tenu du 30 septembre au 4 octobre 2019, visait à trouver des solutions à la « crise anglophone » dont l’élément sociologique est la divergence des identités et des revendications au sein de la communauté dite « anglophone77 ».
L’analyse des Constitutions intérimaires et des Constitutions issues des processus de sortie de crise montre bien que les accords politiques, adoptés de manière consensuelle, tracent les grandes lignes de la nouvelle ère politique et constitutionnelle. L’article 1 de la Constitution de transition de la République démocratique du Congo dispose en effet que « La Constitution de la transition de la République démocratique du Congo est élaborée sur la base de l’Accord global et inclusif sur la transition en République démocratique du Congo ». Dans la même logique, la Constitution burundaise de 2005 s’inspirant de l’Accord d’Arusha va poser les bases de la démocratie consociative78. Ce qui est frappant au sujet des fora de négociation, c’est la priorisation du consensus qui symbolise la modernisation de la palabre africaine.
Il est important de souligner qu’en Afrique, la palabre est une « véritable institution politique79 » qui a une certaine antériorité historique puisqu’elle existe depuis l’époque précoloniale. D’un point de vue historique, il n’est pas excessif d’affirmer qu’elle constitue la première forme de gouvernance apparue au sein de l’humanité80. Elle correspond à un mode ancestral de résolution des litiges et d’expression des différents membres de la société sur la politique à mener et sur l’avenir81. Conçue en Afrique, la Grèce antique va réceptionner ce savoir de l’Égypte pharaonique et le mettre en pratique sous l’appellation d’« Agora82 ». Cependant, la palabre va connaître un certain affaiblissement au contact de l’occident durant l’époque coloniale avec la mise sur pied d’un système judiciaire et l’érection du droit écrit83. Une situation qui a été prolongée lors de l’accession des États africains à l’indépendance puisque ceux-ci vont s’inspirer du droit occidental et mettre sur pied, un ensemble d’institutions calquées sur le modèle de l’ancien colonisateur. Elle a été minorée dans la gouvernance des États africains postindépendance avant de connaître une résurrection au début des années 1990 avec la convocation des Conférences nationales comme technique de résolution des conflits par le dialogue et le pardon84. Depuis plus de deux décennies, c’est la technique de la palabre qui est mobilisée dans la résolution des conflits internes sous diverses appellations, mais avec comme point commun, la réunion des forces vives de la Nation85 autour d’une table pour parvenir à la paix. L’un des atouts de cette technique de résolution des crises est la priorisation du consensus au détriment des décisions unilatérales ou arbitraires.
En dehors de la résolution des conflits, le consensus est aussi promu dans le fonctionnement interne des pouvoirs constitués. Au sein du pouvoir exécutif, par-delà la prépondérance du président de la République, il existe une instance collégiale au sein de laquelle des décisions sont prises suivant une démarche qui valorise le compromis. Le Conseil des ministres, puisqu’il s’agit de lui, constitue une sorte de « rassemblement périodique et fréquent, autour du président, du Premier ministre, des ministres et de tout ou partie des secrétaires d’État86 » et surtout comme un « lieu d’impulsion et de conclusion du travail gouvernemental sous la direction du chef de l’État87 ». En tant qu’instance collégiale, tous les membres du gouvernement sont appelés à s’exprimer et la prise des décisions se caractérise par la recherche du compromis88 avec une primauté de l’opinion présidentielle. Les lois fondamentales africaines n’ignorent pas l’institution du Conseil des ministres, non seulement, elles traitent de sa présidence, mais elles déterminent aussi son objet. Si certaines lois fondamentales sont muettes au sujet de son objet, d’autres sont assez expressives à l’instar de la Constitution congolaise qui dispose à son article 81 que « le Conseil des ministres délibère sur : les projets de lois ; les projets d’ordonnance ; les projets de décrets ».
Dans le fonctionnement du parlement, la prise en compte du consensus est davantage perceptible dans la procédure législative notamment, dans l’hypothèse du désaccord entre les deux chambres. Le point commun entre les lois fondamentales africaines est qu’elles ne se sont pas contentées de consacrer le bicamérisme. Elles ont également envisagé un mécanisme qui permet aux deux chambres de parvenir au consensus en cas de désaccord, la commission mixte paritaire en l’occurrence89. Il s’agit d’une solution envisagée par les constituants pour permettre aux deux Assemblées de se réunir afin d’adopter une mouture consensuelle du texte législatif en préparation. Plate-forme de conciliation des intransigeances des deux chambres parlementaires, cette instance est chargée de proposer un texte commun sur les dispositions objet de désaccord c’est-à-dire celles qui n’ont pas été adoptées dans les mêmes termes par l’une et l’autre chambre. S’il est vrai qu’en cas de persistance du conflit, l’une des chambres est appelée à se prononcer en dernier ressort90, il faut néanmoins reconnaître qu’il se dégage, une volonté de valoriser ou de promouvoir le compromis dans le cadre de l’activité législative.
Enfin, le consensus n’est pas ignoré dans le fonctionnement de la juridiction constitutionnelle. On peut le voir à l’analyse de la satisfaction des conditions de délibération. S’agissant de la délibération stricto sensu, il faut noter à la lecture des législations des États sous étude que tous les membres présents sont tenus de prendre part au vote, car, l’abstention n’est pas admise. Une fois la séance ouverte, les membres de la juridiction se penchent sur l’objet de la saisine soit pour rendre une décision, soit alors pour émettre un avis. Dans la plupart des cas, les décisions sont prises à la majorité simple des participants91. Mais, il n’est pas exclu qu’il y ait un partage de voix parmi les membres. Dans ce cas, la voix du président est prépondérante92. Comme le relève la doctrine, le fait que les décisions soient prises à l’issue d’un vote traduit une volonté de démocratiser la procédure en faisant prévaloir l’opinion de la majorité ce qui constitue un élément de priorisation du consensus93. Il est vrai que les opinions dissidentes des juges94 ne sont pas à exclure, mais ce qui est constant, c’est la priorisation du consensus y compris dans l’œuvre jurisprudentielle95. Une priorisation dont la valeur est appréciable.
1.2. La valeur de la promotion du consensus
À l’analyse, la promotion du consensus dans le nouveau constitutionnalisme africain n’est pas anodine. On peut en effet considérer que celle-ci vise deux objectifs majeurs à savoir, la légitimation des Constitutions (1.2.1.) et la stabilisation des institutions (1.2.2.).
1.2.1. La légitimation de la Constitution
Dans le constitutionnalisme contemporain, « le règne de la Constitution est un aspect fondamental de la religion du droit96 ». En effet, dans le jeu politique qui est teinté de désordres, chaos et élans passionnels, le texte constitutionnel introduit ordre et cohérence97. Cependant, pour que ce dernier soit comme cette digue qui canalise le flot de l’action98, il est de bon aloi que ses destinataires s’y soumettent et qu’ils soient surtout légitimes99. Il peut paraître surprenant d’évoquer la légitimité des textes constitutionnels dans une démarche qui se veut purement juridique. Il convient d’emblée de souligner que le droit et la légitimité ne peuvent s’opposer100. En prenant appui sur la pensée de Hans Kelsen, il faut dire que la légitimité constitue une condition nécessaire de la validité du droit101. En tout état de cause, une règle est tenue pour juridiquement valide, dans l’hypothèse où elle est légitime. Il n’est donc pas juste de considérer que ce vocable devrait être rangé dans les marges de la sphère du droit. D’ailleurs, en matière constitutionnelle, une Constitution ne peut trouver sa validité dans une norme supérieure102. Sa validité est donc tributaire de sa légitimité et c’est la raison pour laquelle le nouveau constitutionnalisme africain priorise le consensus dans l’optique de favoriser respectivement, l’appropriation, l’acceptation et la protection de la loi fondamentale.
Pour ce qui est de l’appropriation du texte constitutionnel, il est important d’indiquer que celle-ci constitue une solution à la faible culture constitutionnelle ambiante sur le continent. Lorsqu’on procède au bilan du demi-siècle du constitutionnalisme en Afrique, le constat qui se dégage est celui de la faible appropriation, par les gouvernants et gouvernés, de la lettre et de l’esprit de la Constitution103. C’est un truisme que de dire que très peu ont une idée des principes et valeurs consacrés par le texte constitutionnel. On peut même affirmer, sans extrapoler, que ceux-ci ont une connaissance approximative des valeurs constitutionnelles et des privilèges que leur confèrent les lois fondamentales104. Durant les trois premières décennies du constitutionnalisme africain, le fait générateur de cette faible culture constitutionnelle était sans doute, la mise à l’écart du peuple dans l’activité constituante.
L’implication du plus grand nombre dans la production est favorable au renforcement de sa culture constitutionnelle dans la mesure où elle facilite la diffusion du contenu de la Constitution. La question de la diffusion connaît d’ailleurs un regain d’intérêt depuis le début des années 1990 dans les États sous étude. Certains textes constitutionnels n’hésitent pas à prescrire cette entreprise à l’État et aux autres personnes publiques. À titre illustratif, le texte constitutionnel béninois du 11 décembre 1990 dispose que « l’État a le devoir d’assurer la diffusion et l’enseignement de la Constitution […]105 ». La Constitution ivoirienne du 08 novembre 2016 quant à elle dispose que « l’État s’engage à respecter la Constitution, les Droits de l’Homme et les libertés publiques. Il veille à les faire connaître et à les diffuser au sein de la population106 ». La diffusion de la Constitution qui est prescrite par ces deux textes peut s’opérer de diverses manières, mais en amont, elle repose sur l’implication de l’ensemble de la société dans la procédure constituante. En effet, une forte implication induit le fait que le texte adopté ne peut être que le reflet de sa volonté et sera connu du plus grand nombre107. Or, un texte qui a fait l’objet d’une écriture unilatérale est difficilement accessible au peuple puisque ce dernier n’en maîtrise ni les tenants ni les aboutissants108.
Relativement à l’acceptation de la Constitution, celle-ci constitue également l’une des conséquences de la priorisation du consensus en matière constituante. L’analyse de la dynamique constitutionnelle africaine est révélatrice du fait que les Constitutions sont conflictogènes dès lors qu’elles ne reflètent pas les aspirations de l’ensemble de la société. Il ne faut pas perdre de vue le fait que les textes constitutionnels sont en théorie, des actes des gouvernés109 et sont appelés à valoriser la figure du citoyen au détriment des représentants ou des gouvernants. C’est la raison pour laquelle qu’il s’agisse de l’élaboration d’une nouvelle Constitution ou de l’opération de révision, il est souhaitable que le peuple s’implique amplement dans la procédure.
À plusieurs égards, cette implication offre l’avantage de renforcer l’attachement du peuple à sa loi fondamentale que l’on désigne encore en théorie par l’amour de la Constitution110. L’acceptation du texte constitutionnel présente une importance capitale dans le constitutionnalisme contemporain. En effet, il est établi qu’une Constitution doit être légitime pour être normative111. Il en est ainsi dans la mesure où les citoyens seront enclins à suivre une norme et à s’y référer, dès lors qu’il est établi que celle-ci convient et reflète leurs aspirations. A contrario, la crise de légitimité de la loi fondamentale se traduit par son rejet, sa négation par les citoyens. C’est à juste titre que la doctrine parvient à la conclusion selon laquelle « il faut que la Constitution soit elle-même acceptée et non imposée et il faut que les instruments de dialogue qu’elle propose puissent être utilisés et développés112 ».
Concernant la défense de la Constitution, elle est aussi tributaire de son degré de légitimité. C’est le lieu de rappeler que la sacralisation de la Constitution113 n’a de sens que si sa garantie est effective114. Elle se situe certes au sommet de la hiérarchie des normes et domine à ce titre les autres règles juridiques, mais sa prééminence hiérarchique ne se concrétise que lorsque les institutions chargées de la protéger jouent effectivement leur rôle115. Or, pour que ceux-ci s’impliquent amplement, il est primordial que le texte constitutionnel soit accepté de tous. Il est évident qu’un texte rejeté par une catégorie de gouvernants ou de gouvernés est voué à la vulnérabilité dans la mesure où sa défense sera de faible importance. En revanche, le fait que la loi fondamentale soit acceptée est susceptible de booster sa protection et de renforcer son autorité. C’est donc à juste titre que le consensus est priorisé dans le nouveau constitutionnalisme africain, ce d’autant plus qu’il constitue aussi un levier à la légitimation des institutions.
1.2.2. La stabilisation des institutions
L’un des marqueurs de la vie politique et institutionnelle en Afrique est sans doute celui de l’instabilité des institutions116, laquelle est la résultante des crises qui sévissent dans les États sous étude117. En règle générale, la « crise de l’État est une donnée structurelle en Afrique118 » dans la mesure où on note constamment un ébranlement de ce dernier et de ses institutions. Le professeur Babacar Gueye résume bien la situation en ces termes : « beaucoup de régimes politiques africains sont toujours en transition parce que l’ordre constitutionnel est régulièrement rompu […] par des coups d’État récurrents119 ». Ceci amène à souligner qu’à l’instar des cycles constitutionnels antérieurs, le nouveau constitutionnalisme africain est tout aussi marqué par la violence. L’on dénombre à cet égard de nombreuses situations ayant entrainé la désinstitutionnalisation partielle ou totale des États120.
À l’analyse, il est possible de classer les crises affectant les États africains en deux catégories. Il s’agit dans un premier temps, de celles relatives à un mode de gouvernement à savoir, l’autoritarisme121. Celles-ci impliquent le passage d’un régime politique autoritaire à un régime politique libéral comme ce fut le cas au début des années 1990. Dans un second temps, il s’agit des crises qui résultent d’un changement anticonstitutionnel de gouvernement ou des conflits armés internes122. Une catégorie qui est très fréquente en Afrique, puisque depuis 1960, le continent africain a été secoué plus d’une centaine de fois par la prise du pouvoir par l’armée. Le point commun entre ces deux situations est qu’elles résultent en tout ou partie, de la crise de légitimité des institutions. C’est sans doute la raison pour laquelle depuis le début des années 1990, le consensus est promu dans le but de renforcer leur légitimité. Une option qui constitue à plusieurs égards, un gage de sacralisation et de stabilisation des organes constitutionnels.
Concernant la sacralisation des institutions constitutionnelles, celle-ci fait référence au respect et à l’acceptation de la classe dirigeante par les citoyens. Il s’agit de l’une des traductions de la légitimité des institutions, car ainsi que le souligne Georges Burdeau, « un peuple ne peut vivre […] sous un pouvoir qu’il considère comme lui étant étranger123 ». Lorsqu’on s’appuie sur les pratiques constitutionnelles africaines, le constat qui se dégage est que la rupture du consensus débouche souvent sur la contestation des pouvoirs constitués soit par les gouvernés124 soit par les forces de défense et de sécurité125. C’est ce qui entraîne généralement, la mise en place des gouvernements d’union nationale ou les changements anticonstitutionnels de gouvernement. De fait, force est bien de constater qu’en l’absence de consensus afférent à la désignation des gouvernants, les organes désignés vont souffrir d’une crise de légitimité. Cette dernière peut d’ailleurs être amplifiée lorsque la désignation desdits organes n’a pas été effectuée sous le prisme de la transparence et de la sincérité comme cela a pu être le cas en 2016 au Gabon126. La crise de la légitimité considérée ici pourra alors se traduire par une contestation systématique de leur autorité et une difficile acceptation des mesures prises par ceux-ci. A contrario, la priorisation de la démarche consensuelle dans la dévolution et l’exercice du pouvoir rend crédibles, les gouvernants aux yeux des gouvernés. L’une des conséquences de cette crédibilité est sans doute, l’acceptation de l’autorité et la sacralisation des institutions constitutionnelles.
Pour ce qui est de la stabilisation des institutions, celle-ci a trait à la pérennité institutionnelle. Une pérennité qui est la conséquence de la légitimité des institutions. Il convient de souligner à la suite de Maurice Hauriou que « l’inscription d’un pouvoir politique dans la durée appelle une adaptation constante de ses principes justificatifs, quand bien même ils seraient posés par la Constitution127 ». Cela implique alors un dialogue quasi permanent entre gouvernants et gouvernés128. Cela induit surtout le fait que les décisions ne soient pas prises par une frange partie de la population, mais que toutes les forces vives de la Nation soient impliquées. C’est sans doute la raison pour laquelle de nos jours, le principe de participation prend une envergure particulière129. On peut évidemment établir un lien entre la légitimité et la stabilité institutionnelle. En effet, lorsqu’un pouvoir est légitime, la révocation est minorée tout comme la dévolution contra constitutionem du pouvoir. Les institutions fonctionnent suivant la temporalité fixée par la Constitution et l’horloge constitutionnelle est respectée. C’est sans doute la raison pour laquelle dans le constitutionnalisme occidental, la pérennité institutionnelle est une réalité130. A contrario, on peut attribuer l’instabilité institutionnelle ambiante en Afrique au défaut de légitimité des institutions. Une fois de plus, l’une des plus-values du consensus est de mettre en avant un pouvoir légitime ce qui offrirait l’avantage de la stabilisation des institutions. Malheureusement, à l’épreuve du temps, ce qui prévaut jusqu’ici, c’est l’altération du consensus.
2. L’altération révélée du consensus
L’idée d’altération fait allusion à la dévalorisation du consensus au fil du temps. L’analyse des trois dernières décennies du constitutionnalisme africain illustre un retour progressif à la démarche autoritaire dans le fonctionnement ou l’exercice du pouvoir. La détermination des figures de cette altération (2.1.) permet de mettre en perspective, son incidence (2.2.).
2.1. Les figures de l’altération
Partant de l’analyse des trois dernières décennies du constitutionnalisme africain, il convient de souligner que les figures de la dévalorisation du consensus sont variables en fonction de leurs auteurs. C’est ainsi que l’on peut distinguer à la fois, l’altération par les gouvernants (2.1.1.) et par les gouvernés (2.1.2.).
2.1.1. L’altération du consensus par les gouvernants
Il y a altération du consensus par les gouvernants dans l’hypothèse où ceux-ci remettent en question de manière unilatérale, les décisions qui ont été prises initialement à la suite d’un consensus. Cependant, il ne s’agit pas du sens exclusif qu’il convient de donner à l’idée d’altération. On peut également l’envisager lorsque les détenteurs du pouvoir s’emploient à prendre des mesures sans et contre la puissance souveraine131. Dans le premier cas, il y a violation du consensus et dans le second cas, il y a orchestration des dissensions par les gouvernants. Ces deux tendances sont perceptibles à l’analyse des trois dernières décennies du constitutionnalisme africain.
La violation du consensus se traduit par une gestion de la loi fondamentale qui est aux antipodes du consensus initial. Il convient de rappeler que la Constitution est un contrat132 et sa nature contractuelle entraîne une soumission de l’ensemble des membres du corps social à ses prescriptions. Aussi, remettre en question une solution constitutionnelle, ne pas s’y soumettre ou contourner une prescription constitutionnelle peut être analysé comme une violation des décisions consensuelles. Le constitutionnalisme africain est sans aucun doute celui où la mise en œuvre du texte constitutionnel soulève un fort sentiment de déception du fait de l’infidélité des détenteurs du pouvoir à la Constitution133. À l’épreuve du temps, tantôt, celle-ci est dévoyée, tantôt elle est transgressée par ces derniers.
Primo, la violation du consensus se traduit par le dévoiement de la loi fondamentale par les gouvernants. Ceux-ci s’attellent certes à rendre effectives les prescriptions constitutionnelles, mais l’application qu’ils en font n’a rien à voir avec l’esprit de la Constitution134. L’une des traductions de cette façon de faire est sans aucun doute, la récurrence de l’instrumentalisation du texte constitutionnel. En matière d’application de la Constitution, il n’est pas excessif d’affirmer que le droit demeure saisi par la politique135. Loin d’être un instrument de limitation du pouvoir, la Constitution est malheureusement transformée en un instrument au service des gouvernants136 lesquels en font un usage qui minore le consensus du début des années 1990. L’ampleur des cas d’instrumentalisation de la Constitution est telle que l’on peut valablement formuler le postulat selon lequel « la Constitution détermine la position de ceux qui détiennent le pouvoir et de ceux qui ne sont là que pour le subir137 ». Des cas d’application sélective sont identifiables138 tout comme l’on note aussi une floraison des situations d’application frauduleuse de la Constitution139.
Secundo, il se dégage une diversité des cas de contournement de la Constitution par les gouvernants. Il s’agit de ce que Maurice Hauriou appelle les faussement de la Constitution140 et qui consistent à se détourner de la loi fondamentale pour faire prévaloir d’autres considérations. Si son délitement est à titre de droit comparé observable dans le contexte français141, c’est à l’épreuve du fait majoritaire que le texte constitutionnel est davantage contourné dans l’espace sous étude. En effet, dans le nouveau constitutionnalisme africain, le fait majoritaire présente l’inconvénient de provoquer la perte totale ou partielle de sa substance au texte constitutionnel142. Concrètement, il y a comme une déformation par la pratique qui se traduit par le fait que les règles et principes constitutionnels perdent leur sens originel et se trouvent dévoyés du but qu’il leur a initialement été assigné. Il se noue ainsi une connivence ou une complicité entre gouvernants qui a l’inconvénient d’amplifier la crise de la représentation et la rupture entre ceux-ci et les gouvernés. C’est d’ailleurs à l’épreuve du fait majoritaire que l’on note une forte orchestration des dissensions par les détenteurs du pouvoir.
L’orchestration des dissensions par les gouvernants se traduit quant à elle par la prise de décisions impopulaires et contre la volonté souveraine. La parfaite illustration de cette orchestration des dissensions est celle de l’inflation révisionniste ambiante dans les États sous étude143. Pourtant, les nouvelles Constitutions africaines sont le résultat d’un consensus144 obtenu dans le cadre de l’organisation des Conférences nationales souveraines et des forés de négociation. Si les orientations prises ne sont pas figées, certaines étaient porteuses d’options fondamentales susceptibles d’être considérées comme supra constitutionnelles145. À travers ce cadre de production s’illustrait un procédé de création du droit constitutionnel par les citoyens146. Cette participation populaire à l’activité constituante au début des années 1990 était à plusieurs égards logiques lorsque l’on part du postulat selon lequel c’est le peuple qui est souverain147 et par ricochet, la source de tous les pouvoirs et du droit148.
Seulement, en matière de révision, « il n’est pas certain que les pouvoirs publics ne parviendront pas à faire prévaloir leur volonté particulière sur celle de la puissance souveraine qui a préalablement déterminé leurs prérogatives149 ». Il y a une tendance à la minoration de la volonté du peuple. En effet, le problème que pose l’inflation révisionniste est qu’il met à mal, le consensus obtenu en 1990 étant entendu que ces révisions sont tendanciellement effectuées par la voie parlementaire150. Les Constitutions sont alors modifiées sans qu’il y ait une participation directe du peuple. Çà et là, on assiste à des révisions dont le seul but est de renforcer le statut et les pouvoirs présidentiels, et ce, malgré l’aversion du peuple151. Pour l’essentiel, ces révisions sont unilatérales parce qu’elles sont effectuées sans ou contre la puissance souveraine152. Elles sont aussi déconsolidantes parce qu’elles entrainent une sorte de régression du constitutionnalisme du fait de la suppression des options libérales initiales. Au fil du temps, les détenteurs du pouvoir profitent de leur position pour introduire dans les lois fondamentales, des éléments qui torpillent les avancées autrefois perceptibles dans le sens de la démocratie et de l’état de droit.
D’une manière constante, il est loisible de relever que l’unilatéralisme de la procédure qui est amplifié par la crise de la représentation153. En optant pour le système de représentation semi-directe154, les textes constitutionnels africains ont fait des Assemblées parlementaires, les délégataires du peuple. Mais, la faiblesse de la représentativité155 suscite de vives critiques. L’opération de révision se présente davantage comme un pouvoir sans contre-pouvoir156, car le retournement des rapports de force qui attribue une large majorité aux partis présidentiels entraine un effacement du parlement en matière constituante. Il s’en suit qu’autant les manifestations de rues sont inefficaces face aux velléités présidentielles de révision constitutionnelle, autant les représentants du peuple font allégeance à ce dernier, surtout avec le dénigrement de l’opposition157. C’est ce qui explique le déclassement du peuple en matière constituante et justifie la forte tendance à l’altération du consensus par les gouvernés.
2.1.2. L’altération du consensus par les gouvernés
Dans le nouveau constitutionnalisme africain, les gouvernés ne se soumettent pas toujours au respect des clauses contractuelles contenues dans le texte constitutionnel. Il arrive quelques fois que le comportement que ces derniers affichent connote une remise en cause du consensus. Cela se traduit à titre principal, par la remise en cause des solutions constitutionnelles qui, dans les États sous étude, prend des formes variées. Le curseur sera placé dans le cadre de la présente réflexion sur la contestation de la forme de l’État par ces derniers et sur l’insoumission de ceux-ci à la loi fondamentale.
Pour ce qui est de la remise en cause de la configuration de l’institution étatique, quasiment tous les États sont confrontés à des problèmes relatifs au sécessionnisme158 et à l’irrédentisme159 mettant ainsi en péril, l’assise territoriale160. Ces actes constituent surtout une sorte de remise en cause de la forme d’État pourtant adoptée dans le cadre d’une démarche consensuelle.
Pourtant, on le sait, le droit constitutionnel contemporain accorde une place centrale à la forme de l’État. D’ailleurs, concernant sa dimension spatiale, il la protège de façon négative et de manière positive à travers la notion d’intégrité territoriale. Dans le premier cas, il est interdit de procéder à la révision de la Constitution lorsque cette opération porte atteinte à l’intégrité du territoire161 ou alors pendant qu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire162. Cette approche peut être envisagée en dehors du dispositif de défense nationale puisqu’il s’agit en réalité des limites au pouvoir de révision163. Dans le second cas, la garantie de l’intégrité du territoire mobilise fondamentalement les mesures de défense nationale. À la lecture des Constitutions africaines, il en ressort d’ailleurs que l’atteinte à l’intégrité du territoire constitue l’un des objectifs de la défense nationale.
Ce qu’il convient surtout d’indiquer, c’est le fait que ce dispositif de protection de l’assise territoriale de l’État vise à rendre sa configuration quasi intangible164. Cela se justifie par le fait que c’est de manière consensuelle que les gouvernants et les gouvernés ont opté pour une forme spécifique d’État. En tout état de cause, ce n’est que dans le cadre de la redéfinition du contrat social au moyen d’une opération constituante que cette forme peut être revue. Or, dans la pratique, ce qui est constant, c’est le fait qu’une partie du peuple prenne des armes et mène des activités militaires teintées de velléités sécessionnistes comme cela a été observable au Cameroun165 et au Sénégal166. Non seulement cette attitude plonge l’État dans une instabilité chronique, mais elle traduit également une contestation de la solution constitutionnelle par une partie des gouvernés.
Dans la même logique, il faut indiquer que les lois fondamentales qui symbolisent le renouveau constitutionnel ont consacré une pluralité d’obligations à l’endroit des gouvernants et des gouvernés167. L’objectif d’une telle démarche était de faire des lois fondamentales, des règles de conduite pour l’ensemble de la société. Concernant les gouvernés, les obligations auxquelles ceux-ci sont assujettis sont plurielles. Sans être exhaustif, on peut évoquer l’obligation de respect des biens publics168 ou encore de protection et de sauvegarde de l’environnement169. À l’épreuve des faits, la plupart de ces prescriptions constitutionnelles est foulée aux pieds par leurs destinataires, les gouvernés en l’occurrence. Tout se passe parfois comme si le respect de la Constitution incombait uniquement aux gouvernants. Il n’est pas excessif de considérer cette attitude comme une remise en cause des solutions constitutionnelles pourtant adoptées dans le cadre d’un consensus.
Pourtant, dans le nouveau constitutionnalisme africain, le respect de la Constitution est clairement prescrit avec emphase par les textes constitutionnels. À titre illustratif, la Constitution béninoise du 11 décembre 1990 dispose que « Tout citoyen béninois, civil ou militaire a le devoir sacré de respecter, en toutes circonstances, la Constitution et l’ordre constitutionnel établi ainsi que les lois et règlements de la République170 ». Cette consécration de l’obligation de respect de la Constitution est aussi perceptible dans les textes constitutionnels de la Centrafrique171, de la Côte d’Ivoire172 et de la République de Guinée173. On peut y voir une volonté de rompre avec l’époque du constitutionnalisme autoritaire marquée par la neutralisation des ressources constitutionnelles et même par l’abandon du constitutionnalisme. Il y a surtout une volonté d’extension de la liste des organes assujettis à la loi fondamentale. Mais, dans la réalité, la portée de cette prescription du respect de la Constitution est faible et la relativisation de son autorité constante du fait de la remise en cause du consensus par les gouvernés. À l’analyse, cette remise en cause du consensus a une incidence sur la vie politique et constitutionnelle.
2.2. L’incidence de l’altération
L’altération du consensus n’est pas sans conséquence, du moins, si l’on s’appuie sur la dynamique constitutionnelle africaine de ces trois dernières décennies. En effet, dès que le compromis constitutionnel est rompu, il y a à la fois précarisation de la Constitution (2.2.1.) et instabilité de l’État (2.2.2.).
2.2.1. La précarisation de la Constitution
La précarisation met en perspective l’idée de vulnérabilité de la Constitution. Cela se traduit par la crise d’autorité et de sacralité de la loi fondamentale qui corrobore l’assertion selon laquelle le texte constitutionnel n’est pas suffisamment sanctuarisé. À l’analyse, cette précarisation est la conséquence de la rupture du consensus aussi bien par les gouvernants et les gouvernés. Il se dégage, en effet, une méfiance vis-à-vis de la Constitution, laquelle aboutit parfois au rejet de ses solutions, à la prévalence des ressources a-constitutionnelles ou encore à son érosion.
Relativement au rejet de la Constitution, il est la conséquence des multiples révisions constitutionnelles de ces trois dernières décennies. En effet, après l’adoption des Constitutions qui symbolisent le renouveau constitutionnel, les détenteurs du pouvoir politique se sont lancés dans une activité révisionniste de grande ampleur avec comme point commun, la remise en cause des options constitutionnelles du début des années 1990174. Et parce que les réformes n’ont pas toujours rencontré l’adhésion du peuple, c’est par un passage en force que ceux-ci procèdent, quitte à violer la procédure de révision ou à ne pas se soumettre aux limitations constitutionnelles175. Cela a pu être observé au Niger en 2009 avec la crise constitutionnelle qui a vu le président Mamadou Tandja, en fin de second mandat, chercher à se maintenir au pouvoir en dépit des dispositions de la Constitution de 1999 qui les limitaient. Face au refus des institutions comme l’Assemblée nationale et la Cour constitutionnelle de se soumettre à ses volontés, il a procédé à un véritable passage en force. Les principaux actes symbolisant cette démarche furent la dissolution de l’Assemblée nationale et la cessation anticipée du mandat des juges de la Cour constitutionnelle, décidée de manière contra constitutionnem par le Président de la République176. Il a ensuite organisé un référendum constitutionnel pour l’adoption d’une nouvelle loi fondamentale. Ces actions ont conduit à une crise politique majeure, caractérisée par une répression des opposants et la mise en place d’un régime d’exception, aboutissant finalement au coup d’État militaire de février 2010. Dans un tel contexte, c’est la légitimité de la Constitution qui est altérée puisqu’à la fin, son acception par l’ensemble de la société est de moindre importance. Le passage en force des organes impliqués dans la procédure constituante crée une suspicion autour du texte constitutionnel.
Au-delà de la pluralité des révisions constitutionnelles, l’instrumentalisation et la violation de la Constitution lui font perdre sa légitimité. D’ailleurs, comme le souligne Benjamin Constant, à la question de savoir « Que reste-t-il après une Constitution violée ? La sécurité, la confiance sont détruites. Les gouvernants ont le sentiment de l’usurpation, les gouvernés ont la conviction d’être à la merci d’un pouvoir qui s’est affranchi du droit177 ». Dans la même logique, Gérard Conac indique que « Le texte constitutionnel peut devenir suspect s’il apparait que loin de s’imposer aux gouvernants, il peut aisément être manipulé par eux178 ». De ces deux affirmations, il en ressort que l’instrumentalisation et la transgression du texte constitutionnel ont pour conséquence d’amplifier la suspicion autour de la loi fondamentale. En effet, dès lors que les gouvernés sont conscients du fait que la Loi fondamentale ne s’impose pas aux gouvernants, ils s’y réfèrent de moins en moins. L’essor du constitutionnalisme alternatif179 est ainsi facilité par la remise en cause d’un texte qui est perçu par les citoyens comme un instrument au service des gouvernants.
Relativement à la prévalence des solutions a-constitutionnelles, celle-ci se traduit par la mise à l’écart de la Constitution en faveur des ressources extra-constitutionnelles. Autrement dit, cela est envisageable dans l’hypothèse où le texte constitutionnel régit une situation, mais à l’épreuve des faits, il est écarté au détriment des mesures qui n’ont rien à voir avec la lettre et l’esprit de la Constitution. On peut le voir, qu’il s’agisse du recours aux changements anticonstitutionnels de gouvernement ou de la mise en valeur des accords politiques. Dans le premier cas, il faut dire que la séparation des pouvoirs civil et militaire180, pourtant consacrée par les lois fondamentales, n’a pas réussi à consolider la sectorisation de l’armée dans les États sous étude. En effet, dans le nouveau constitutionnalisme africain, du moins, si l’on s’appuie sur les trois dernières décennies, « tel un troupeau d’éléphants dans un magasin de porcelaine, l’armée fait son entrée dans la politique181 ». Pour s’en convaincre, il suffit d’analyser le réflexe de l’armée en cas de décès ou de démission du président de la République. Quasiment chaque année, l’on note en Afrique un changement anticonstitutionnel de gouvernement ou une tentative dudit changement. La dévolution démocratique du pouvoir est désormais en crise compte tenu du fait que la prise du pouvoir s’effectue contra constitutionem. Il faut surtout souligner que le désamour vis-à-vis de la Constitution fait que ces changements sont acclamés et applaudis par le peuple182.
Dans le second cas, l’essor des accords politiques183 traduit à plusieurs égards, la crise de la notion de Constitution. Elle constitue surtout l’un des marqueurs de sa précarisation à l’épreuve du temps. C’est que, en contexte de crise, le réflexe des différents protagonistes est de mettre de côté la loi fondamentale et d’adopter des normes alternatives devant régir le pourvoir jusqu’à la fin de la crise. Parce qu’un pur fait peut renverser la Constitution, il arrive fréquemment que la pyramide des normes s’effondre par le haut dans le constitutionnalisme africain. La fréquence et la multiplicité des crises favorisent dans les États africains de l’espace francophone, un retour de la suprématie de la politique sur le droit184. C’est ainsi que çà et là, on assiste à la généralisation du recours aux accords politiques en contexte d’instabilité. À la suite du doyen Frédéric Joël Aïvo, il n’est pas excessif de souligner un « triomphe du conventionnalisme constitutionnel185 ». Concrètement, la faible crédibilité186 des lois fondamentales conduit à les ignorer dans la recherche des solutions aux crises.
Enfin, la précarisation de la Constitution se traduit par sa mise à l’écart. Celle-ci correspond à son anéantissement187 ou plus exactement, à sa sortie de vigueur. Il s’agit de l’une des conséquences de la crise de légitimité des textes constitutionnels. La rupture du consensus entraîne un climat de méfiance et de suspicion autour de la loi fondamentale si bien que le réflexe qui prévaut dès qu’une crise surgit consiste soit à l’abroger soit à la suspendre. Des cas d’abrogation de la Constitution ont alors été enregistrés en République du Congo en 1997188 et aux Comores en 1999189 dans le cadre de crises marquées par l’ingérence politique des forces de défense et de sécurité. Pour ce qui est de la suspension de la Constitution, elle a été vécue au Burkina Faso en 2014 avec la suspension de la Constitution dans le cadre de la crise consécutive à l’ambition présidentielle de révision de la Loi fondamentale aux fins de maintien au pouvoir190. De même, au Gabon en 2023, la remise en cause des résultats de l’élection présidentielle a débouché sur l’irruption de l’armée dans la vie politique et la suspension de la Constitution191. De fait, la Constitution cesse d’être la source du droit et du pouvoir et se présente comme la principale victime de l’altération du consensus tout comme l’est également, l’institution étatique.
2.2.2. La crise de l’État
La théorie contractualiste met en avant l’importance du compromis entre différents membres du groupe social au moment de la fondation de l’État. L’idée véhiculée par ces derniers est que c’est d’un commun accord que les citoyens ont décidé de mettre en place une société moderne régie par des règles et placée sous la direction d’un groupe dont les membres se font appeler les gouvernants192. Il en résulte donc que l’État en tant que siège du pouvoir politique, est le résultat du consensus entre les hommes193. Pour reprendre Georges Burdeau, ce dernier a été « pensé par les gouvernés pour servir de support à un pouvoir qui ne se confond pas avec la puissance dont disposent les gouvernants194 ». Et, dès que le consensus est rompu, il n’y a plus d’État ou tout au moins, ce dernier tombe en crise. L’analyse des trois dernières décennies de pratique du constitutionnalisme ne dément pas ce postulat. En effet, l’une des conséquences de la rupture du consensus est la survenance de la crise. C’est sans doute la raison pour laquelle l’instabilité est quasi chronique dans les États d’Afrique subsaharienne francophone. Plusieurs marqueurs peuvent servir d’appui à l’illustration de l’instabilité de l’institution étatique à savoir, la persistance des conflits armés, et la discontinuité des institutions.
Concernant la persistance des conflits armés, elle peut être considérée comme l’une des conséquences de l’altération du consensus dans la mesure où elle traduit une rupture du dialogue entre les forces vives de la Nation. Il convient de souligner que contrairement à ce qui prévalait dans l’ancien constitutionnalisme, ce qui change, c’est le fait générateur des conflits en question. En effet, à l’époque autoritaire, l’on attribuait ces conflits aux questions liées à la souveraineté de l’État naissant et à la délimitation des frontières195. De nos jours, et pour l’essentiel, il s’agit d’affrontements consécutifs à la crise de la gouvernance196. En revanche, le point commun avec cette époque est sans doute la récurrence des conflits armés, car quasiment tous les États sous étude y sont confrontés. La pratique observée dans les États en question est que les situations de crise ou de tensions présentent un caractère essentiellement violent si bien que les acteurs mobilisent toute sorte de moyens allant des armes légères aux armes lourdes197. On trouve ainsi dans quasiment tous les États, des groupes rebelles qui n’hésitent pas à prendre les armes face aux institutions républicaines. À bien y regarder, il s’agit d’une résultante du dialogue malaisé.
Le nouveau constitutionnalisme africain a pourtant posé les bases de la pacification de la société en faisant allusion à la paix dans ses normes programmatiques198 et en faisant de celle-ci, un droit pour les gouvernés et les gouvernants. À juste titre, on pouvait affirmer que les lois fondamentales du début des années 1990 étaient investies d’une fonction de paix199 pour marquer la rupture avec l’ancien constitutionnalisme, mais à l’épreuve des faits, il n’est pas excessif de parler de l’incapacité du droit constitutionnel à pacifier la société. Le continent africain pris dans sa globalité et les États d’Afrique subsaharienne francophone continuent d’être secoués par des crises d’une ampleur et d’une gravité déconcertante. En de telles circonstances, ce sont les valeurs constitutionnelles qui sont foulées aux pieds en faveur de l’arbitraire, de la négation des droits et libertés et de la discontinuité des institutions.
Pour ce qui est de la discontinuité des institutions, elle est aussi récurrente dans le nouveau constitutionnalisme africain. En effet, autant le consensus constitue un gage de stabilité institutionnelle, autant son altération aboutit à l’instabilité des organes constitutionnels. Dans un premier temps, c’est la sanction constitutionnelle qui est mobilisée pour parvenir à la révocation des gouvernants. À l’observation, il n’est pas d’excessif d’affirmer que le peuple est enfin libéré200 et le pouvoir est désormais jugé par les gouvernés201 qui ont la possibilité de le sanctionner ! En effet, l’actualité constitutionnelle est révélatrice du changement d’attitude de la part du peuple à l’égard des gouvernants. Après avoir longtemps été bâillonnés par les systèmes autoritaires202, les citoyens tiennent de plus en plus tête aux autorités étatiques de sorte qu’aujourd’hui, l’on peut dire que la roue a tourné en faveur de l’instance populaire. Les citoyens investissent alors « la rue203 » pour manifester et exprimer leur opposition aux dérives autoritaires des gouvernants. Pareille situation a été vécue en 1991 au Mali204, en République de Guinée en 2007205 et en 2025 en Côte d’Ivoire206. C’est avec davantage d’acuité qu’il a été noté que la rupture du consensus par les détenteurs du pouvoir entraine désormais une révocation des gouvernants comme il a été donné de l’observer au Burkina Faso en 2014207 avec comme conséquence, la discontinuité des institutions. Dans un second temps, les conflits armés aboutissent soit à l’instauration des régimes militaires, soit à la mise en place des gouvernements d’union nationale. Dans les deux hypothèses, il y a discontinuité institutionnelle puisque la survie des pouvoirs publics constitutionnels s’appuie sur des bases précaires et tout recours à la force est susceptible de mettre fin à leur existence. On peut donc se rendre compte de ce que la rupture du consensus a des conséquences de grande ampleur sur l’État et ses institutions.
Conclusion
De ce qui précède, il apparait manifestement que le consensus n’est certes pas ignoré dans le nouveau constitutionnalisme africain, mais sa place est résiduelle. Si l’adoption des Constitutions au début des années 1990 et dans les États en crise laisse percevoir une démarche teintée de compromis, il faut dire que cette tendance ne résiste pas au temps. À l’épreuve, il se dégage une altération de forte ampleur du consensus aussi bien par les gouvernants que par les gouvernés qui se traduit par la remise en cause des solutions constitutionnelles, le contournement de la loi fondamentale et la priorisation des solutions a-constitutionnelles. La place résiduelle du consensus explique, à plusieurs égards, la crise de l’État et l’instabilité de ses institutions. Jusqu’ici, le dialogue malaisé entre les différentes composantes de la société fait que malgré l’orientation vers la démocratie et l’état de droit, le recours à la violence et aux conflits armés persiste. Il est dès lors souhaitable que le compromis constitutionnel soit suffisamment mis en valeur, car en de nombreux aspects, il constitue un levier important à la prospérité constitutionnelle et la stabilité de l’institution étatique. Du reste, pour mieux faire face à l’altération du consensus, une approche juridique complémentaire, articulée autour du droit constitutionnel pénal208, pourrait s’avérer nécessaire en envisageant de pénaliser la remise en cause du consensus ou sa violation. Étant donné la dimension dissuasive de la sanction pénale, une telle démarche contribuerait à réduire les cas d’altération abusive du consensus et à renforcer la juridicisation de la vie politique, encore trop souvent soumise à l’impunité. Cela dit, dans des sociétés pluriethniques comme celles de l’espace étudié, des démarches afférentes à la tenue de dialogues nationaux doivent être multipliées selon une temporalité proactive, en amont des crises politiques, et non pas seulement en réaction à celles-ci. Une telle approche permettrait de garantir l’ancrage de la légitimité des institutions et d’assurer une stabilité durable, en favorisant une meilleure intériorisation des règles constitutionnelles par l’ensemble des acteurs. Elle permettrait surtout d’aboutir à la mise en place de démocraties consociatives209 au sein desquelles la place du consensus ne serait plus résiduelle mais centrale.
