Introduction
Lors de la production des énoncés, l’énonciateur sélectionne non seulement les moyens d’expression de tel ou tel contenu propositionnel, mais aussi les moyens de l’organiser et de le transmettre aux interlocuteurs de manière à ce que ces derniers puissent le décoder et l’assimiler correctement, selon les paramètres sociolinguistiques de la situation de communication.
Du point de vue de la structure interne des textes, la fonction structuro-régulatoire est assurée par des unités linguistiques particulières qui sont définies différemment dans les travaux récents de pragmatique cognitive et discursive. Il existe aujourd’hui de nombreuses approches pour déterminer cette catégorie. On retrouve toute une panoplie de termes qui prêtent à confusion, à savoir : particule énonciative (Fernandez [1994]), opérateur discursif (Redeker [1990, 1991]), connecteurs métatextuels (Elo [1993]), remplisseurs/organisateurs (Raupach [1984]), cette liste n’étant point exhaustive.
Les études qui y sont consacrées se caractérisent par une lente évolution et se multiplient ces dernières décennies sur tous les continents (Fraser [1999, 2010] ; Daragan [2000, 2002] ; Dostie [2004] ; Chanet [2004] ; Kibrik [2008] ; Matei [2010] ; Dufaye [2012] ; Višnevskaja & Zagorodnova [2015] ; pour n’en citer qu’un échantillon). Cela est dû essentiellement au fait que le développement pragmatique du discours tendant vers les rapports intersubjectifs commence à intéresser de nombreux chercheurs et ce domaine occupe une place importante dans leurs travaux. Une attention particulière est portée à ce que l’on appelle la subjectification (processus sémantique et pragmatique par lequel, selon E. Traugott [1991 : 5], le locuteur marque « son implication forte et guide son auditeur vers une interprétation décalée », non primaire de l’énoncé qu’il produit dans le but d’agir sur ce dernier lors de l’interaction. Son objectif est de laisser transparaître ses intentions. La subjectification se réalise au niveau lexical, mais aussi pragmatique, micro et macro syntaxique et lesdites unités qui sont enfin l’objet de plus amples études, y contribuent considérablement.
Dans cet article, nous avons choisi d’employer la notion de marqueur discursif (désormais, MD) pour les désigner. Ce terme, retenu ici, se trouve chez Fraser [1999], Dostie [2004] et Andersen [2007], et il nous paraît le plus ouvert à la dimension interlocutive que nous estimons significative pour la présente étude.
Comme nous l’avons montré ailleurs (Ukhova [2019 : 220-339]), les échanges entre jeunes étudiants se présentent comme des scènes recréées avec un caractère théâtralisé (que ce soit à l’oral ou à l’écrit) dont l’objectif est d’établir une forte connivence entre interactants, de partager des expériences et des émotions. Les locuteurs utilisent tous les moyens disponibles afin d’atteindre cet objectif, qui est d’entretenir des rapports intersubjectifs, et l’emploi des marqueurs discursifs est extrêmement fréquent dans leurs échanges. De ce fait, si nous souhaitons apporter une contribution à l’étude de ces unités linguistiques, l’idée de baser nos réflexions sur les données collectées auprès de jeunes locuteurs semble être pertinente. Dans le cadre de cet article, l’attention sera focalisée sur l’emploi des marqueurs discursifs типа et такой qui s’avère fréquent dans les discours spontanés entre jeunes. Ces deux MD sont polyfonctionnels et substituables dans plusieurs fonctions, sans pour autant être entièrement interchangeables. Nous tâcherons donc de distinguer leurs emplois communs et les emplois spécifiques de chacun d’entre eux.
Ainsi, dans un premier temps, nous donnerons une définition du terme marqueur discursif et nous nous arrêterons par la suite sur les deux marqueurs choisis qui orientent et encadrent le comportement communicatif des jeunes locuteurs en traduisant une valeur illocutoire1 des énoncés. Nous réfléchirons également à leur éventuelle substituabilité.
Nous tenons à préciser que le choix des MD a été fondé sur un critère quantitatif2, tandis que les analyses proposées ci-dessous seront d’ordre purement qualitatif.
1. Cadre théorique : notion de « marqueur discursif »
Suivant C. Chanet [2004 : 84], le terme de « marqueur » renvoie aux unités non référentielles (n’ayant pas un signifié dénotatif mais plutôt instructionnel) agissant sur « les représentations cognitives construites par le discours, et qui donnent des indications sur la manière de construire cet univers, et, de façon plus générale, sur les opérations cognitives à conduire par les interactants dans l’activité discursive pour optimiser la communication ». Les MD sont des éléments fonctionnels qui organisent le discours et assurent, au sens global, la cohésion textuelle. Ils traduisent l’attitude de l’énonciateur, les stratégies argumentatives mises en place par celui-ci, ainsi que les rapports qui s’établissent entre le locuteur et l’allocutaire. Ils ont une valeur pragmatique, jouent un rôle extérieur à la structure phrastique de base3 et appartiennent au niveau macro-syntaxique du discours4.
Il n’est pas toujours évident de décider si telle ou telle unité appartient à la catégorie des marqueurs. Néanmoins, quelques traits caractéristiques distingués par les chercheurs (dont notamment Dostie & Pusch [2007] ; Babaeva [2008] ; Matei [2010] ; Zarei [2013]) peuvent faciliter la tâche. Parmi les plus importants, citons :
- Caractère facultatif (leur emploi n’est point indispensable et leur absence dans un énoncé ne le rend pas agrammatical.) ;
- Désémantisation qui se caractérise par une perte de contenu propositionnel : joints au contenu propositionnel des énoncés, ils n’y participent pas (par exemple : знаешь) ;
- Caractère récurent (fréquence d’emploi très élevée) ;
- Ils servent à organiser des textes (par ex. : короче, кстати, вообще-то, по итогу) et assument diverses fonctions : déictique, interactionnelle (p. ex. : signaux d’écoute et signaux d’appel à l’écoute, etc.), expressive ainsi que celle de focalisation.
Pour résumer, les MD servent de signaux sémantico-organisationnels dans une interaction. Remarquons que leur rôle est d’autant plus important dans le cadre d’une communication informelle spontanée, puisque les locuteurs sont amenés à recourir à des moyens subsidiaires afin de combler les silences, d’assurer la réception des messages par leurs destinataires, de reformuler des idées, revenir sur certains points sans perdre le fil de la narration ni l’attention des interlocuteurs. C’est sûrement pour cette raison que leur emploi est aussi fréquent dans nos corpus.
Notons que certains linguistes russes, dont Severskaja [2004], les considèrent comme des tics de langage qui ne changent rien au niveau discursif. Or, grâce à nos données, et plus précisément, du fait que l’on retrouve un grand nombre de marqueurs à l’écrit, nous pouvons affirmer leur importance sur le plan discursif. Tout au long de nos analyses ultérieures nous aurons recours à de nombreux exemples oraux et écrits, afin de mettre en évidence la valeur pragmatique des MD en question. Dans la section suivante, nous procéderons à la présentation de nos données.
2. Présentation des corpus
La population choisie pour notre étude regroupe des étudiants de 18 à 23 ans qui poursuivent au moment de l’expérimentation leurs études universitaires. Nous avons constitué deux corpus : 1) un corpus oral, qui contient des données « écologiques » (en termes de Gadet, 2017), puisqu’il s’agit de 48 h d’enregistrements de conversations spontanées entre étudiants de l’université Ouchinski de Iaroslavl réalisés en observation participante, ainsi que des données radiophoniques (9 h) ; et 2) un corpus écrit, constitué d’occurrences relevées sur les réseaux sociaux tels que Vk, Facebook, Twitter, WhatsAp (930 textes, soit 16 097 mots)5, représentatif de l’écrit oralisé (terme proposé par Debyser, 1989)6.
3. Etymologie & pragmaticalisation des marqueurs
Dans cette section nous tenons à retracer l’étymologie des marqueurs типа et такой avant de dresser la liste de leurs fonctions actuelles.
3.1. Типа, marqueur pragmaticalisé
En ce qui concerne le MD типа, il provient de тип, un nom qui accepte différents déterminants et modifieurs (adjectivaux, relatifs etc.) et qui possède les attributs d’une morphologie nominale (il s’agit d’un nom masculin, singulier qui se décline en fonction du rôle qu’il joue dans la phrase : sujet/complément) : этот тип (« ce type/ce genre »), необыкновенный тип (« un type extraordinaire »), разного типа (« de différents types/genres »), различными типами (« de façons différentes »). Lors de son évolution, ses caractéristiques nominales ont subi des modifications : désormais, il fait partie des verrues nominales7 (Blanche-Benveniste, 1990 : 110) типа того (что) (« du même genre que ; dans le genre de »), qui fonctionnent comme des structures déterminatives qualifiantes qui ne sont pas autonomes d’un point de vue référentiel (что peut être omis). À partir de cette structure déterminative, apparaît типа tout seul qui, décatégorisé, se fige au génitif типа (littéralement : « du genre ») qui s’emploie au début uniquement au sein des structures du type X типа Y. Il se pragmaticalise par la suite et apparaît dans de nouveaux contextes, employé tout seul. Il développe des emplois interprédicatifs et fonctionne comme connecteur qui relie des éléments de discours, introduit des séquences illustratives jusqu’à apparaître dans certains environnements contextuels en fonction de ponctuant. Ces emplois pragmaticalisés ne trouvent que très rarement une brève description lexicographique dans des ouvrages russes. Le marqueur en question acquiert alors une étiquette de « jargon », et il est défini par Khimik [2004 : 134] comme une particule fonctionnant comme « un élément de balisage vide de sens, dans les discours des locuteurs qui n’ont pas de compétences communicatives suffisamment développées, le plus souvent chez les délinquants ». Or, ce constat nous paraît fautif, car nous observons l’emploi fréquent du marqueur en question dans les interactions verbales entre jeunes issus du milieu intellectuel.
3.2. Такой, marqueur en voie de pragmaticalisation
Passons au MD такой. À l’origine, il est catégorisé par les grammaires russes (voir Rahmanova L.I. & Suzdalʹceva [1997], entre autres) comme pronom démonstratif. Il est employé afin de mettre en évidence un objet parmi d’autres objets semblables (par exemple : она уже где-то видела такой cимвол – « elle a déjà vu ce symbole quelque part ») ou une des caractéristiques communes de l’ensemble de ces objets (ex. : такие тучи к плохой погоде – « de tels nuages sont signe de mauvais temps »). Ayant une forme adjectivale, il est fréquemment catégorisé comme un adjectif pronominal. Son emploi est souvent accompagné par la mimogestualité. Il sert à indiquer une qualité sans la nommer, en désignant indirectement une ressemblance ou un rapprochement possible des objets dans leur ensemble ou seulement de certains de leurs paramètres. Il fait également partie d’une locution pronominale такой же как и qui vise à indiquer le caractère identique des paramètres comparés. Employé antéposé à un nom ou à un adjectif, il permet d’intensifier la qualité (она такая вафля ! – « quel flan, celle-là ! »). Dans les dictionnaires bilingues, nous trouvons plusieurs équivalents français pour le pronom такой, à savoir : tel + nom, tel que, de ce genre, ce type de, pareil que, comme ça.
Lors de son évolution, такой enrichit son arsenal fonctionnel par des emplois pragmatiques et apparaît dans des échanges spontanés informels, d’abord en coalescence avec un verbe de dire soit antéposé, soit postposé : он такой говорит ; она вдруг cказанула такая etc. (« il dit genre ; d’un coup elle fait genre »). Cet ensemble verbal étant par la suite réduit, nous relevons également des emplois où le verbe de dire est omis.
Такой apparaît également en coalescence avec des verbes de position (s’asseoir/être assis, se mettre debout). Tout en gardant la visée démonstrative qui est en lien avec son sens originel, il sert, dans certains contextes, à introduire un élément illustratif, à préciser le fait de dire ou la façon de se tenir, d’agir. Compte tenu de ce qui vient d’être exposé, nous en déduisons que такой se trouve en voie de pragmaticalisation : il entre dans le domaine de la langue qui est celui de l’organisation du discours et de la structure informationnelle. Nous le voyons fonctionner dans des interactions spontanées comme un élément introducteur du discours rapporté ou comme un marqueur de manière.
Néanmoins, tout en accomplissant des fonctions pragmatiques particulières, ses caractéristiques grammaticales restent les mêmes : il continue à s’accorder en genre et en nombre avec un élément par lequel il est régi et garde une affinité sémantique très forte avec son unité source (ce qui le différencie du marqueur типа qui, lui, devient autonome et ne s’emploie plus comme son terme prototypique, le processus de pragmaticalisation étant achevé).
Nous tenons à nous arrêter par la suite sur les emplois de ces deux marqueurs attestés dans nos corpus dans le but d’analyser leur rôle fonctionnel, leur contribution au plan discursif des énoncés et de réfléchir sur leur substituabilité et cooccurrence.
4. Fonctions des marqueurs типа et такой
4.1. Introduction de discours rapporté
Suivant M. Maiga [2013 : 13], le discours rapporté (désormais DR) met en relation des messages qui relèvent de situations de communication différentes. Типа se manifeste comme un élément introducteur qui marque la délimitation externe de la citation. Les linguistes russes (voir Višnevskaja & Zagorodnova [2015], entre autres) utilisent le terme de « xéno-indicateur » pour ce type d’emploi. Prenons un exemple :
(1) […]-+ну он мне в один день сказал- в один день признался что типа1 да: ++ там+у меня поменя – у меня поменялись к тебе чу:вства всё такое + но в итоге всё сошло на нет потому что+ ну блин у меня тут Вася + вот чё я буду тут крутить э:м одновременно короче + ну и мы вроде- и он вроде тоже начал я типа2 по Са:ше скучаю ну короче знаешь такая хрень […](У1)8. | |
L1 et puis un jour il m’a dit un jour il m’a avoué que genre oui ‘fin quelque chose a changé j’ai des sentiments pour toi+ et puis finalement tout s’est réduit à rien parce que + enfin bon j’étais quand même avec Vasja et comment tu veux que je gère les deux, bon voilà, et finalement on était un peu euh et lui aussi il était en mode Sacha me manque enfin bref tu sais ce genre de connerie |
Le premier типа1 est placé à la frontière entre un segment citant auquel il appartient et un segment cité de discours direct, tandis que типа2 se place devant le complément d’objet indirect (по Са :ше). Le locuteur qui rapporte les propos, vise également à souligner que c’est l’ex-conjointe de la personne délocutive qui occupe finalement ses pensées. Le MD se place donc devant l’élément le plus significatif de l’ensemble (devant le complément d’objet indirect) afin de le mettre en relief. Dans ce cas de figure, il serait légitime de parler de la fonction de focalisation que le marqueur en question peut accomplir dans divers environnements contextuels.
Remarquons ici, que le marqueur типа peut également fonctionner comme un profileur de l’énonciation (en termes de Cappeau & Moreno [2017]) en ce qu’il introduit des propos inventés sur le coup afin de rendre son discours plus clair. En voici un exemple tiré du corpus oral :
(2) […]я долго не отвечала++ а потом ответила через какое-то время через неделю что ли и она мне написала там ты вообще мне не отвечаешь там+ ну в таком тоне в таком + типа+ я те(бе) нафиг нужна+ […] (У1) | |
Je n’ai rien répondu pendant un bon moment +++ puis j’ai fini par répondre au bout d’un certain temps genre une semaine après et là elle me dit toi tu me réponds jamais+ d’un ton +genre+ tu te fous de moi. |
Ici, типа est précédé d’un autre marqueur (там), qui est employé comme ponctuant cadratif9. Il donne un rythme à l’énoncé et permet au locuteur de chercher progressivement la formulation la plus exacte pour décrire la manière de faire (мне написала там ты вообще мне не отвечаешь там+ ну в таком тоне). Tandis que типа apparaît en conclusion pour expliquer le ton mécontent des messages envoyés par la personne délocutive en introduisant un élément inventé sous forme de DR qui n’a jamais été prononcé mais sert d’illustration et rend l’ensemble plus clair.
Dans notre corpus écrit cet emploi de типа est également fréquent, citons un exemple :
(3) он начал понты кидать, типа1 я крутой, я вчера бухал)) типа2 мама разрешила) (ПСС566). | |
et là il commence à se la péter genre je suis trop cool, on a picolé hier genre j’ai eu l’autorisation de ma mère. |
Les propos plausibles introduits par типа1,2 permettent à l’énonciateur de mettre en relief, d’une manière expressive, le caractère ridicule de la situation et d’impliquer l’interlocuteur dans son discours en provoquant une émotion (le rire).
Notre deuxième MD такой assure également cette fonction, il délimite la frontière entre deux segments. Or, il a la particularité de se manifester comme véritable déclencheur d’un changement de rôle. Il sert à pointer le tour de paroles que l’on observe, notamment, dans (5) :
(4) […] ну и в итоге++ он мне говорит такой я сам разберусь (У94) | |
et finalement ++ il me dit genre je vais me débrouiller tout seul |
(5) […] L1 ++ я говорю такая а чё пото:м я вот через два года приеду будем жить вместе он такой все возможно L2 а (смех) L1 […] потом я не помню как мы это на-как на это мы вышли он такой у нас никогда не будет общего семейного бюджета (У1). |
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L1 je fais et plus tard ça va se passer comment je rentrerais dans deux ans et on emménagera ensemble et lui il fait genre tout est possible L2 ah (rire) L1 et après je ne me souviens plus comment on a abordé ce sujet mais il dit genre on aura jamais un budget familial commun. |
Force est de remarquer que nous n’avons pas relevé d’emploi de такой en fonction de profileur du discours. Cela serait encore une fois dû à son affinité avec le sens prototypique (celui de démonstration, d’illustration : il demeure donc dans la perspective du réel et non pas dans le fictif, contrairement à типа qui peut jouer le rôle de modalisateur).
4.2. Introduction d’un élément illustratif
Les deux marqueurs peuvent accomplir une fonction de maintien d’une relation de précision, d’illustration ou d’exemplification. Il s’agit d’une précision donnée sous forme d’une double formulation dans la recherche de celle qui serait plus efficace dans le récit.
(6)+ знаешь как воспринимаю русскую речь + я её слушаю и воспринимаю с точки зрения Жюcтин знаешь я пытаюсь понять понимает ли Жюcтин этот эту лексику или нет знаешь+ типа каждое- каждое слово взвешиваю: даже порой смысл не понимаю потому что думаю поняла ли она слово или нет так смешно++(У25). | |
Tu sais comment je perçois maintenant les discours en russe, j’écoute et je les considère en me mettant à la place de Justine tu sais j’essaie de comprendre si Justine connaît ce vocabulaire ou pas tu sais genre je pèse chaque mot, des fois je perds même le fil parce que je reste concentrée sur les mots en me demandant si Justine comprend ce que ça veut dire ou pas+ c’est marrant. |
Ici, afin d’illustrer ce qu’il sous-entend par воспринимать русскую речь с точки зрения (« comment je perçois maintenant les discours en russe »), le locuteur introduit une précision à l’aide de типа et cherche à rendre son propos le plus clair possible. Nous sommes également en présence d’un marqueur d’appel à l’écoute знаешь (« tu sais ») qui apparaît deux fois dans l’extrait afin de valider la compréhension de l’interlocuteur. Plusieurs marques d’hésitation et de difficultés de formulation (pauses, allongements vocaliques, autocorrections : этот- эту лексику, каждое- каждое слово) prouvent que le locuteur cherche à trouver les moyens linguistiques les plus appropriés pour faire part de son ressenti et impliquer l’interlocuteur dans son dire. L’emploi des marqueurs d’interaction est ici justifié.
(7) неожиданно начала писать? Типа неожиданно решила попереписываться ? (ПСС907). | |
Elle a commencé à t’écrire d’un coup ? Genre une soudaine envie de prendre de tes nouvelles ? |
(8) Тебе надо быть неприступной. Такой девочкой- загадкой (УНКРЯ356). | |
Il faut que tu sois inaccessible, telle une fille mystérieuse. |
Dans (7), le locuteur reformule l’idée reçue (écrire) dans le message préalable afin de confirmer la compréhension. L’élément paraphrasé писать (« écrire » – compris dans le sens d’envoyer des messages afin de prendre des nouvelles) est introduit par типа.
Dans (8), afin de préciser comment il comprend l’épithète неприступный (« inaccessible ») le locuteur résume en faisant référence à une idée abstraite, imagée qui pourrait illustrer cette qualité (девочка-загадка, « fille mystérieuse »). Ici, такой accomplit également une fonction de marqueur de conceptualisation d’attribut10, particularité qui lui est propre.
Néanmoins, l’emploi de типа dans sa fonction d’opérateur de catégorisation serait proche, nous semble-t-il, de cette valeur de conceptualisation. Nous l’évoquerons donc ci-dessous.
4.3. Типа en fonction d’opérateur de catégorisation du type « classificateur »
Comme nous l’avons mentionné auparavant, типа entre dans le modèle X типа Y. Il sert donc à poser un élément possédant les propriétés qualitatives du représentant d’une catégorie. Dans ces constructions, il définit une classe d’objets (non pas une idée abstraite comme on l’a observé dans l’exemple (8) avec le MD такой) à l’intérieur de laquelle se distingue un sous-ensemble spécifié par Y :
(9) […] L1 - а у них в какой форме ++типа курсача L2 типа soutenance да […](У1). |
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L1 ils le font sous quel format ++ c’est genre un mémoire L2 c’est genre une soutenance oui. |
Dans l’exemple (9), X est форма (« forme/format d’évaluation ») qui renferme plusieurs sous-ensembles (dont le contrôle continu, la soutenance d’un mémoire, les partiels, l’exposé oral, etc.), et nous avons ici deux Y (курсач et soutenance) qui viennent concrétiser le contexte. Comme les interlocuteurs russes parlent d’un système éducatif étranger (le système français), différent de celui qui est en vigueur en Russie, типа semblerait garder sa nuance de similitude et d’hésitation, car l’équivalence de курсач (mémoire que les étudiants russes rédigent après leur deuxième, troisième ou quatrième année de licence selon leur filière) et de soutenance [de mémoire] en France n’est que très approximative.
4.4. Marqueur de manière avec les verbes de dire et de perception
Enfin, типа et такой peuvent faire partie d’une structure verbale contenant un verbe de dire ou de perception traduisant une manière d’effectuer une action. Néanmoins, cet emploi à fonction adverbiale de manière est le plus souvent assuré par такой. :
(10) Я на неё посмотрела короч типа недовольно, ну дала понять что я ее запалила и что это жесть как бы. она сразу стала там че то лепетать типа отъехать пыталась (ПСС896). | |
Je l’ai dévisagée en mode mécontente bref je lui ai fait comprendre que je l’avais grillée et que c’était genre nul et elle direct elle s’est mise à m’expliquer je ne sais pas quoi genre elle essayait de se rattraper. |
En ce qui concerne le MD такой, il permet à l’énonciateur de rendre l’énoncé plus expressif, de lui donner un effet de mise en scène, comme dans (11), ce qui correspond à son sémantisme d’origine, celui d’illustration.
(11) L1 Да у неё знаешь был э: такой вид как будто она (сей)час сознание потеряет ну знаешь такая под кайфом такая ++ да не во(об)ще отлично кайфе:ц такая сидит нормально (смех) L2 (cмех) L2 Она пела ещё Лару Фабиан по-моему (смех) L1 А: да: она короче мы- включила je suis malade она такая одна знаешь такая (смех) alcoolique такая je suis malade: (смех) мы сидели и ржали + нет она пела хорошо но это было так прикольно такая одна знаешь страдалица такая L2 (смех) L1 а и в какой-то момент такая дак чё всё больше пить-то не будем такая проснулась (У24). |
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L1 Mais tu sais elle avait l’air genre elle allait tomber dans les pommes tu sais en mode elle plane genre whaa trop cool au top elle était là en mode posée tranquille L2 (rire) elle chantait Lara Fabian à un moment aussi non (rire) L1 Ah mais oui elle- enfin nous on a mis « je suis malade » elle était là en mode toute seule genre alcoolique « je suis malade » on était là ko non mais elle chantait bien mais c’était juste trop drôle genre toute seule tu sais en mode elle souffre genre et puis à un moment donné genre bah alors c’est fini on boit plus genre d’un coup elle se réveille. |
L’emploi de такой est souvent accompagné par un geste et par un changement de mimique dans le but de mimer la façon de se tenir, la posture d’autrui au moment du déroulement de l’épisode évoqué. Dans (11), à des fins humoristiques, en décrivant le comportement atypique de la personne délocutive dû à son état d’ébriété, la locutrice cherche à préciser la manière dont cette dernière se tenait et chaque nouveau détail est introduit par такой : такая под кайфом (« en mode elle plane »), такая одна знаешь страдалица (« genre toute seule tu sais en mode souffrance »), такая проснулась (« genre d’un coup elle se réveille »). Les pauses, les amorces et l’apparition du marqueur d’appel à l’écoute знаешь (« tu sais ») afin de valider la compréhension prouvent que le locuteur essaie de trouver la formulation exacte pour mieux décrire la scène, de faire ressentir son caractère ridicule et de provoquer le rire.
4.5. Типа en fonction de ponctuant du discours oral
Les traces de la construction du discours sont très fréquentes dans nos corpus, car il s’agit d’interactions peu planifiées, où les marqueurs discursifs fonctionnent comme « ponctuant » du discours oral (soit de balisage). L’emploi dans cette fonction est donc souvent routinisé :
(12) […]о :й давно : уже дело было++ ну типа1 + обо всём поговорили++ типа2 там знаешь про защиту ++ типа3 там про всё про это+ что она была типа4 ммм++ по ви- конференц-связи типа5+ с Россией типа6 (смех) Ирина типа7 подтвердила всё что Дафна представила в презентации +ну типа8 прикольно было + типа9 все поржали ну типа10 (смех) ну я думаю + она вроде положительно отнеслась к этому++ конкретно вот так чтобы знаешь там+ ва :у какая хорошая идея она не сказала++ но : мне показалось, что ей типа11 понравился ваш ++ типа12 ход такой ++со звонком в Россию++да вообще забей+ наплевать так-то на неё […] (У2). | |
L1 oh c’était il y a longtemps ++ enfin genre ++ on a parlé de tout ++ genre de la soutenance tu vois ++de tout ça quoi+ du fait qu’elle a été genre eu :h+ en vi- en visioconférence genre+ avec la Russie genre (rire) genre Irina a confirmé tout ce que Daphné avait dit lors de sa présentation + genre c’était marrant + genre tout le monde a rigolé genre tu vois (rire) mais je pense + qu’elle l’a plutôt bien pris + elle n’a pas dit clairement tu sais genre+ whaou : quelle bonne idée++ mais j’ai cru comprendre qu’elle avait plutôt apprécié votre++ coup ++ avec l’appel en Russie++ enfin laisse tomber + on s’en fout d’elle hein. |
Le locuteur présente l’histoire par épisodes au fur et à mesure que les souvenirs du vécu lui reviennent et l’introduction de chaque nouveau détail qu’il ajoute est ponctuée par типа1-12. Nous observons des traces d’hésitation (pauses, ну : ; bribes : ви -). L’effet illocutoire de tous ces éléments qui sont propres à l’oral spontané renforce le caractère imprécis des propos de l’interlocuteur. Il est observable, avant tout, grâce aux moyens lexicaux : l’interlocuteur lui-même le signale par précaution (давно : уже дело было ; не утверждаю, но мне показалось,), mais le niveau pragmatique est également mobilisé. Типа, affecté par la portée illocutoire de l’ensemble, semblerait acquérir ici une nuance de doute et servirait d’amplificateur. Autrement dit, il vient renforcer la valeur pragmatique du message (celle d’incertitude).
Cette hypothèse pourrait se confirmer si on prenait d’autres exemples. Citons quelques-uns tirés du corpus écrit :
(13) Ага, в итоге она сказала что заболела типа (ПСС 897). | |
Yep, et au final elle a dit qu’elle était genre malade. |
Dans (13), le locuteur se sert du MD типа afin d’exprimer une incertitude et une non-prise en charge du contenu propositionnel. Il doute que la personne délocutive soit vraiment malade et fait comprendre son intention de se décharger de toute responsabilité vis-à-vis de l’information qu’il rapporte.
Cette valeur est encore plus évidente dans des contextes dialogaux où l’élément étudié est postposé à une énonciation préalable. Deux exemples de notre corpus écrit mettent davantage en relief la valeur ajoutée d’incertitude apportée par le marqueur типа :
(14) L1 типа1 милаха) L2 но только типа2 (ПСС 899). |
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L1 Genre tout mimi. L2 Mouais genre. |
(15) L1типа1 секси-вамп) L2 хДДД я тож это запалила уже))) L3 Ахаха ключевое слово- ТИПА2!)) (ПСС 900). |
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L1 genre femme fatale sexy L2 je l’ai déjà capté moi aussi L3 Ahah le mot-clé c’est GENRE. |
Le fait de placer типа2 à la fin, position où tombe l’accent phrastique, joue un rôle crucial. Le focus dans ce cas-là est décalé de l’élément censé être le plus significatif introduit par типа1 afin de marquer le rhème (милаха dans (14) et секси-вамп dans (15)) sur le marqueur lui-même. Ce fonctionnement dévoile une intention de l’énonciateur second de prendre sa distance et d’exprimer ainsi un refus de covalidation de la première énonciation.
Le MD такой n’accomplit pas cette fonction. Si l’on remplace типа par такой dans les exemples cités ci-dessus, ce dernier ne rendra pas l’énoncé agrammatical, mais fonctionnera toujours comme un marqueur de conceptualisation ; le message sera donc modélisé différemment (il perdra cette valeur polémique).
4.6. Типа, marqueur d’approximation
Un autre emploi qui serait proche de l’idée d’incertitude que l’on vient de constater dans les énoncés cités précédemment, se trouve dans des contextes où типа accomplit la fonction de marquage de l’approximation. En voici un exemple :
(16) не знаю пока точно во скок освобожусь, но давай тогда типа1 ближе к вечеру встретимся часиков типа2 в шесть- семь ок + ты же уже в центре будешь как раз да (ПСС998). | |
Je ne sais pas encore exactement à quelle heure je serais dispo mais on se capte plutôt au soir, genre vers six-sept heures d’acc tu seras déjà en centre-ville non. |
Dans (16), nous observons une double apparition de типа : типа1 sert à introduire une information imprécise (ближе к вечеру/ au soir) avant de poser une donnée qui serait plus précise, bien qu’elle reste tout de même approximative (в шесть-семь/ à six-sept heures) introduite par типа2. Le locuteur propose d’abord un créneau très large pour être sûr de pouvoir venir à l’heure, par la suite, il s’en rend compte et essaie d’être plus concret tout en gardant cette valeur approximative que le marqueur étudié met en exergue.
N’étant pas entièrement pragmaticalisé, le MD такой n’accomplit pas cette fonction.
Pour résumer brièvement cette partie de nos observations, rappelons que типа et такой peuvent être substituables dans certains cas. Cependant, ils modalisent la portée illocutoire des énoncés d’une façon divergente (ce qui s’explique par leurs sens d’origine différents).
En ce qui concerne les fonctions spécifiques pour chaque marqueur, comme on vient de le voir, celles de ponctuant et d’approximation sont assurées uniquement par типа, de même que sa valeur de non-prise en charge du contenu propositionnel (soit valeur polémique) qui émerge dans divers contextes, tandis que такой se distingue par sa valeur de conceptualisation (observée dans (8)).
5. Association de marqueurs discursifs
Dans cette section nous tenons à étudier les cas où les deux éléments étudiés se suivent. Il s’agit de la cooccurrence discursive libre11 qui suppose une dissociation possible des deux marqueurs cumulés et leur autonomie respective. L’emploi d’un seul d’entre eux change la modalité de l’énoncé sans le rendre grammaticalement incorrect.
Prenons un exemple :
(17) Ну : она пришла : ++ типа такая1 я звезда знаешь+ оставьте меня в покое типа+ буду делать что хочу + типа такая2 прима вечеринки (смех) + все типа только её и ждали [...] (У91) | |
Elle est venue ++ genre en mode je suis une star tu vois+ laissez-moi tranquille genre+ je vais faire ce que je veux+ genre telle une égérie de la soirée (rire)+ genre tout le monde n’attendait qu’elle. |
Comme nous pouvons l’observer dans (17), quand les deux marqueurs apparaissent en coalescence, типа sert à signaler la recherche d’une représentation prototypique. L’énonciateur essaie d’anticiper et de mettre en relief un caractère incertain et une non-prise en charge du contenu du message à venir. Такой1,2 employé deux fois marque une conceptualisation qui est en train de se développer, ou plus précisément, un concept que l’énonciateur est en train de (co)construire pour/avec son destinataire. Il invite donc le coénonciateur à se représenter un genre d’attitude. Notons que такой serait ici propice à une visualisation.
Dans ce type de contextes, типа marque donc la difficulté de conceptualisation et transmet une valeur polémique, alors que такой introduit une représentation (co)construite. Dans l’exemple cité, l’énonciateur visualise le comportement de la personne délocutive qu’il est en train de décrire et essaie d’en donner une image suffisamment précise à son interlocuteur. Le marqueur типа signale la stratégie de recherche que l’énonciateur compte adopter. Ce dernier construit le concept en question, les difficultés de formulation (pauses, allongements vocaliques, apparition du marqueur de correction ну) montrant que le discours est en train de se faire.
Conclusion
En guise de conclusion, nous tenons à remarquer que l’emploi des MD est fréquent dans les interactions spontanées entre jeunes, que ce soit à l’oral ou à l’écrit. Cette particularité est liée à une valeur expressive, interactionnelle et connivencielle de leurs échanges.
Les MD типа et такой qui sont presque « omniprésents » dans leurs discours ne sont pas des équivalents stricts (comme nous l’avons vu, ils possèdent de nombreuses nuances fonctionnelles liées à leur origine) et apparaissent bien souvent comme cooccurrents. Notons que même si pour le MD типа le processus de pragmaticalisation est achevé, les deux marqueurs demeurent sous l’emprise de leur sens originel : de similitude et d’incertitude propre à типа et d’illustration propre à такой. En outre, soulignons que leurs valeurs ajoutées transmises dans tel ou tel contexte devraient être analysées en rapport avec d’autres marqueurs qui réalisent dans leur ensemble des actes illocutoires (ce que nous avons essayé de démontrer en nous intéressant également aux marqueurs d’appel à l’écoute, entre autres, afin d’être plus précise dans nos observations).