La sémantique discursive du préfixe adjectival raz- en russe contemporain

Quand l’intensité n’est pas le haut degré

DOI : 10.35562/elad-silda.1062

Le préfixe russe raz- se voit traditionnellement attribuer une valeur intensive lorsqu’il est associé à une forme adjectivale. Les dictionnaires et les grammaires lui attribuent la structure phonologique /roz/ et le font remonter au même étymon que le préverbe raz-/(roz-). Or, ce préfixe apparaît toujours sous une forme raz- et son rapport à l’intensité est loin d’être évident : il peut préfixer des bases gradables et non gradables. Dans cet article, nous révélons d’autres propriétés qui distinguent le préfixe raz- du préverbe raz-/(roz-) et nous expliquons les ressorts de son interprétation intensive. Celle-ci n’équivaut pas au haut degré exprimé par le préfixe pre- généralement tenu pour synonyme de raz-, mais relève de la saillance, qui est un phénomène discursif par excellence et non un fait lexical.

The Russian prefix raz- is traditionally said to have an intensive meaning when it combines with adjectives. Dictionaries and grammars give it the phonological structure /roz/ and attach raz- to the same etymon as the preverb raz-/(roz-). However, it always appears in the form raz- and its relation to intensity is far from evident: raz- occurs with both gradable and non-gradable adjectives. In this paper, we reveal other properties that distinguish raz- from raz-/(roz-) and show that the intensity expressed by raz- does not equal the high degree of pre-, generally considered as a synonym of raz-, but emerges from salience which is not a lexical, but discursive phenomenon.

Традиционно принято считать, что в сочетании с прилагательными русская приставка раз- обозначает высшую степень проявления качества, названного мотивированным словом. Словари и грамматики приписывают ей фонематическую структуру /роз/, тем самым относя раз- к этимону глагольной приставки раз-/(роз-). При этом адъективная приставка всегда употребляется только в форме раз-. Её отношение с градуальностью также далеко не очевидно: раз- употребляется как c качественными, так и с относительными прилагательными. Данная статья рассматривает признаки, отличающие раз- от раз-/(роз-) и показывает, что значение адъективной приставки раз- не связано с высшей степенью проявления признака, как у её семантического конкурента приставки пре-, а имеет прямое отношение к салиентности, являющейся не лексическим, а дискурсивным феноменом.

Plan

Texte

Introduction

Le morphème raz- peut fonctionner en russe contemporain soit comme préverbe raz-/(roz-) (combiné avec une forme verbale ou d’origine verbale1), soit comme préfixe raz- (combiné avec une forme adjectivale, adverbiale ou substantivale).

Cet article sera consacré à l’emploi préadjectival de raz-, dont la lexicalisation et la sémantique présentent des particularités intéressantes du point de vue théorique. Sur le plan de sa lexicalisation, bien qu’il soit présenté comme productif2, le nombre des formations adjectivales en raz- recensées dans les dictionnaires raisonnés ne dépasse pas une dizaine. Sur le plan de sa sémantique, il est traditionnellement considéré comme synonyme du préfixe pre-, marqueur du haut degré, leur traitement dans la lexicographie russe étant identique :

Развесёлый, ая, ое. Разг. Очень весёлый.
« Razvesëlyj, aja, oe. Langue parlée. Très joyeux. » [SSRLJa XII 1961 : 175]
Превесёлый, ая, ое; ве́сел, а́, о. Разг. Очень весёлый.
« Prevesëlyj, aja, oe ; vésel, а́, o. Langue parlée. Très joyeux. » [SSRLJa XI 1961 : 71]

Or, l’emploi de raz- avec des bases non gradables, telles que des adjectifs de relation, est bien attesté dans des corpus de types variés (littéraires, journalistiques, russe oral spontané, forums de discussion sur Internet), alors qu’elles ne peuvent se combiner ni avec pre-, ni avec očen’ : raspersidskij3 kovër (litt. raz-persan tapis « un magnifique tapis persan » / *prepersidskij / *očen’ persidskij), razdonskoj kazak (litt. raz-du-Don cosaque « un véritable cosaque du Don » / *predonskoj / *očen’ donskoj), etc.

Pour résoudre ces contradictions, dans un premier temps, nous comparerons le préfixe raz- avec le préverbe raz-/(roz-) et le préfixe pre- afin de mettre en évidence son caractère discursif, qui explique en partie la rareté des composés en raz- dans les dictionnaires raisonnés.

Dans un second temps, pour cerner la valeur fondamentale de raz- dans les formations adjectivales, nous sortirons du cadre de la lexicographie traditionnelle et étudierons ces constructions dans leur contexte large en faisant appel aux outils de la linguistique énonciative et de la linguistique textuelle. L’analyse des conditions discursives dans lesquelles apparaît raz- nous permettra de pointer les contraintes qu’il impose, de par sa fonction, aux contextes qui l’appellent, et de montrer qu’il n’exprime pas le haut degré d’une propriété P, contrairement à pre- ou očen’, mais détermine le mode d’actualisation4 de cette propriété en la présentant comme saillante, prenant ainsi une valeur d’appréciation intensive.

1. Raz- et sa sémantique discursive

L’analyse des données attestées dans la lexicographie russe, y compris dans les dictionnaires historiques et dialectologiques5, montre que plusieurs propriétés distinguent le préfixe raz- du préverbe raz-/(roz-) et du préfixe pre-.

Le préverbe raz-/(roz-) compte une vingtaine d’acceptions sémantiques réparties habituellement entre cinq valeurs de base : « séparation » (razbit’, litt. raz-frapper « casser en morceaux »), « diffusion » (razlit’, litt. raz-verser « répandre »), « intensité » (razobidet’, litt. raz-vexer « ulcérer »), « valeur résultative » (razbudit’, litt. raz-réveiller « réveiller »), « annulation du résultat d’une action antérieure » (rassedlat’, litt. raz-seller « desseller »).

Le préfixe raz-, lui, apparaît toujours avec une valeur d’intensité, qui coïncide avec une des valeurs prises par le préverbe raz-/(roz-) : razvesëlyj (litt. raz-gai « respirant la gaieté »), razmillioner (litt. raz-millionnaire « cent fois millionnaire »), razbogato (litt. raz-richement « fort luxueusement »).

Sur le plan diachronique, le préverbe raz-/(roz-) remonte à l’étymon slave commun *orz- « séparation » et se caractérise par une remarquable stabilité sémantico-fonctionnelle : ses principales valeurs sont attestées dès les premiers textes vieux-russes telles qu’elles figurent dans la lexicographie actuelle6.

La dualité raz-/(roz-) est due à la métathèse de la forme *orz-, sans allongement de /o/ en vieux russe (*orz- ˃ roz-) et avec allongement de /o/ en /a/ en vieux slave (*orz- ˃ raz-), puis à la reslavonisation massive du lexique russe au xve siècle qui a généralisé la variante slavonne raz- aux dépens de la variante russe roz-, cette dernière ne s’étant maintenue que sous l’accent (rózdal « il a distribué »).

L’origine du préfixe raz- est moins claire. Les grammaires et dictionnaires lui attribuent la structure phonologique /roz-/7 et le font remonter implicitement au même étymon que le préverbe raz-/(roz-). Or, contrairement au préverbe, il ne présente jamais la forme roz- ni dans la langue standard où cela pourrait sembler normal puisqu’il n’est jamais sous l’accent, ni, ce qui est plus surprenant, dans les dialectes dits à okanié, où le préverbe garde la forme roz- même hors accent : rospisát’sja « tomber de fatigue ; devenir complètement ivre. Sibérie », rosšibít’sja « se brouiller, se quereller. Arkhangelsk » [V. Dal’ III 1907 [1866]].

À la différence du préverbe raz-/(roz-) et du préfixe pre-, lui aussi attesté dès le vieux russe et le vieux slave8, les emplois de raz- comme préfixe ne sont pas recensés dans les textes vieux-russes, ni en vieux slave. Ce dernier ne connaît que le préverbe, hérité du slave commun, sous la forme raz- : les formes nominales en raz- répertoriées dans le SSJa [III 2006 : 567-626] sont toutes déverbales. Raz- préfixe n’apparaît dans les dictionnaires qu’au xixe siècle : razudalyj (litt. raz-hardi « respirant la bravoure »), rasploxoj (litt. raz-mauvais « bien mauvais »), razbestija (litt. raz-fripouille « une véritable fripouille ») [V. Dal’ IV 1866]. La lexicographie plus ancienne [SAR 1794] et celle qui est consacrée au moyen russe [SRJa XXI 1995] n’attestent pas de formes avec le préfixe raz-.

À cela s’ajoute une grande productivité en discours des formes dialectales, attestées dès le xixe siècle et non reflétées dans les dictionnaires classiques : razzelёnyj (litt. raz-vert « tout vert, bien vert »), razvol’nyj (litt. raz-libre « complètement libre »), razbujnyj (litt. raz-violent « fort violent »), razdobryj (litt. raz-bon « bien bon »), razmilyj (litt. raz-agréable « bien agréable »), rassizen’kij (litt. raz-bleuté « tout bleuté »), rastёmnyj (litt. raz-sombre « bien sombre »), rasp’janyj (litt. raz-ivre « complètement ivre »), etc. [SRNG 1999, 2000].

Même de nos jours, les dictionnaires raisonnés ne donnent qu’une vingtaine d’unités en raz- préfixe, toutes formations confondues, contre plus de 2000 formes en raz-/(roz-) préverbe [SSRLJa XII 1961, S. Kuznecov 2000]. Cette différence importante entre le nombre de formes répertoriées en raz- et raz-/(roz-) témoigne à elle seule de la grammaticalisation du préverbe, dont le fonctionnement relève de la dérivation, contrairement à celui du préfixe, qui relève, lui, du discours.

Le nombre des dérivés en raz- contraste également avec la centaine de formes en pre- répertoriées dans ces mêmes dictionnaires.

Le caractère proprement discursif de raz- est également confirmé par l’impossibilité d’expliquer par la valeur de « haut degré » qui lui est généralement attribuée dans la lexicographie actuelle et que I. Sreznevskij [III 1912 : 59] et A. Preobraženskij [II 1910–1914 : 174] avaient appelée usilenie « intensification », l’existence de formes dialectales issues de substantifs primaires (razbobër, litt. raz-castor « un véritable castor »), de diminutifs de prénoms (raskatjuša, litt. raz-KatherineDIM « chère Katioucha ») ou de termes d’adresse (razlebёduška, litt. raz-cygne-femelleDIM « ma chérie, ma bien aimée »), qui, tout comme les adjectifs de relation, n’admettent aucune gradation : *očen’ / *pre- / *sverxbobër ; *očen’ / *pre- / *sverxkatjuša ;*očen’ / *pre-/ *sverxlebёduška.

Il est important de noter qu’au niveau de leur formation, les adjectifs de relation ne sont pas primaires mais dérivés de substantifs. Cela détermine leurs propriétés morphologiques (ils ne possèdent pas de forme courte) et leur fonction : ils ne qualifient pas le référent de manière directe, mais à travers son rapport à la notion désignée par le substantif dont ils sont dérivés : donskoj kazak = kazak c Dona « cosaque du Don ». Ce rapport n’étant pas gradable, les caractéristiques qu’ils expriment sont donc absolues (intrinsèques) et objectives. Par conséquent, ils n’acceptent pas de degrés de comparaison (comparatif et superlatif), d’où l’absence de l’adverbe očen’ « très » (principal moyen d’expression du superlatif absolu) dans les gloses de leurs composés avec raz- répertoriés dans le SRNG [1999, 2000] et le SSRLJa [XII 1961] : rasšёlkovyj (litt. raz-de-soie / *prešёlkovyj / *očen’ šёlkovyj), razbumažnyj (litt. raz-de-papier / *prebumažnyj / *očen’ bumažnyj), razdubovyj (litt. raz-de-chêne / *predubovyj / *očen’ dubovyj). Et il en va de même pour tous les autres types d’adjectifs en raz- dont les bases sont qualitativement non gradables : rassamyj (litt. raz-le-plus / *оčen’ samyj / *presamyj), rastakoj (litt. raz-tel / *оčen’ takoj / *pretakoj), raz"edinstvennyj (litt. raz-seul / *оčen’ edinstvennyj / *preedinstvennyj), rasposlednij (litt. raz-dernier / *оčen’ poslednij / *preposlednij)9.

Le fait que raz-, contrairement aux préfixes pre-, sverx- ainsi qu’à l’adverbe očen’ « très », puisse apparaître devant des bases qualitativement non gradables montre clairement qu’il n’est pas un marqueur de haut degré sur une échelle mesurable, comme d’autres termes. Ce constat nous a conduit à l’hypothèse que même devant les adjectifs gradables où raz- peut en effet déboucher sur une valeur proche de celle de očen’ ou pre-, cette valeur n’est pas fondamentale, mais résulte d’un effet de sens dans certains contextes.

Il s’est également avéré que raz- s’emploie particulièrement facilement avec les épithètes de nature, comme razvesëlyj guljaka (litt. raz-joyeux fêtard « un joyeux fêtard »), razzelënaja trava (litt. raz-verte herbe « l’herbe bien verte »), raznesčastnaja sirotinka (litt. raz-malheureuse orpheline « une orpheline bien malheureuse ») où vesëlyj, zelënaja et nesčastnaja sont déjà contenus en puissance dans guljaka, trava et sirotinka, ou encore razgorjačij zavtrak (litt. raz-chaud petit déjeuner « un petit déjeuner bien/tout chaud ») où gorjačij fait partie de la représentation prototypique que les Russes ont du petit déjeuner (ce n’est pas nécessairement le cas pour les Français, qui prennent des tartines de pain et qui pourraient ne pas voir là une épithète de nature). Ce fait nous a amenée à émettre l’hypothèse que raz- ne porterait pas sur l’adjectif pris en lui-même, mais sur le couple qu’il forme avec le substantif déterminé.

Pour vérifier ces hypothèses, dans les pages qui vont suivre, nous étudierons les adjectifs en raz- dans leur contexte large. Cette étude aura un double objectif :

  • sur le plan fonctionnel, elle visera à révéler le rôle que joue raz- auprès des termes sur lesquels il opère ;
  • sur le plan sémantique, elle aura pour but de pointer les facteurs pouvant conduire à sa perception comme marqueur de « haut degré ».

2. Fonctionnement de raz- préadjectival

2.1. Contraintes d’emploi de raz- devant les adjectifs

Du point de vue de leur aspect formel, les adjectifs préfixés en raz- apparaissent dans les énoncés sous deux formes : sans réduplication de la base <raz-P10> (1) et avec sa réduplication <P raz-P> qui peut être soit avec un tiret <P-raz-P> (2), soit avec une virgule <P, raz-P> (3).

(1) [Exemple tiré d’un forum de discussion sur la littérature.]
На нашей раззелëной Терре вообще-то мало чего хорошего, а уж в нашей распрекрасной России и того меньше […]. Так вот, кому тут не очень-то и хорошо бывает ‒ возьмите книжечку, откройте и погрузитесь в мир, в котором в конце всё будет хорошо.
  « Il y a en fait très peu de bonnes choses sur notre Terre si verdoyante et encore moins dans notre si belle Russie […]. Eh bien, pour ceux qui ne se sentent parfois pas bien ici, prenez un livre et plongez-vous dans un monde où tout finira bien. »11
(2) [Exemple tiré du site officiel du village de Sirotovka situé dans la région de Voronej.]
Там в поле был пустой колхозный курятникстарый-расстарый, худой-расхудой, крыша текла, в стенах – дырки. Такие были «строения» до войны.
  « Là, dans le champ, il y avait un poulailler vide appartenant au kolkhoze. Il était extrêmement vieux et complètement délabré : son toit fuyait, ses murs étaient troués. Tels étaient les « édifices » avant la guerre. »
(3) [Lettre de O. Knipper à A. Tchekhov du 26 avril 1901.]
У меня сегодня здорово болит голова с утра, но всё же мне хорошо на душе – получила от тебя хорошее, расхорошее письмо, за которое награждаю поцелуем.
  « Depuis ce matin, j’ai très mal à la tête, et pourtant j’ai le cœur léger, – j’ai reçu de ta part une bonne lettre, une bien bonne lettre vraiment, pour laquelle je te récompense avec un baiser. »

L’analyse des données empiriques a révélé que la présence dans un énoncé de la forme simple <raz-P> ou rédupliquée <P raz-P> n’est pas fortuite. La forme rédupliquée <P raz-P> apparaît lorsque l’adjectif est informatif et exprime une propriété qui ne va pas de soi pour le référent ou la situation considéré(e) (2, 3) et la forme simple raz-P lorsque :

  • l’adjectif est une épithète de nature et désigne une propriété P qui est déjà intrinsèquement présente dans le contenu sémantique du substantif qualifié, comme dans razzelënaja Terra (litt. raz-verte Terre) en (1), où la Terre, par définition, implique obligatoirement « une végétation verte » ;
  • la propriété P fait partie de la représentation prototypique du substantif qualifié, comme dans rasprekrasnaja Rossija (litt. raz-belle Russie) en (1), où prekrasnaja renvoie à un des clichés traditionnellement associés à la Russie dans l’imaginaire collectif de ses habitants ;
  • la propriété P est donnée déictiquement (4).
(4) Н. Сафронова «Распоследний снег» (название картины)
  « N. Safronova Toute dernière neige (titre du tableau) »

Tableau 1 : N. Safronova Toute dernière neige

Tableau 1 : N. Safronova Toute dernière neige

(4a) *препоследний снег / *очень последний снег
  « *pre-dernière neige / *très dernière neige »

En (4), la propriété P est introduite par le tableau lui-même, sans l’existence duquel l’acceptabilité du syntagme rasposlednij sneg serait douteuse, d’où la recevabilité problématique d’un énoncé informatif du type (4b)12 :

(4b) ?Н. Сафронова собирается написать картину, изображающую распоследний снег13.
  « ?N. Safronova a l’intention de peindre un tableau représentant la raz-dernière neige. »

Le titre du tableau, dont la traduction en français pourrait également être Les derniers restes de neige, ne commente que ce que le spectateur a sous les yeux. Le fait que c’est la dernière neige n’est pas une information, cela est déjà rendu évident par la présence explicite sur le tableau des signes de l’avancée du printemps qui l’accompagnent : la rivière déjà libérée de la glace, les bourgeons sur les arbres, l’herbe verte, etc.

Il se trouve donc que même lorsque l’adjectif en raz- apparaît sous une forme simple <raz-P>, la propriété P dénotée par la base est déjà donnée dans le contexte, où elle a un mode de présence indépendant de l’emploi du composé en raz-.

Cela permet de supposer que dans les contextes où apparaissent les adjectifs préfixés par raz-, leur emploi serait conditionné par au moins une contrainte : la propriété P exprimée par la base adjectivale doit avoir un mode de présence indépendant de la forme en raz-. Cette supposition est confirmée par le caractère moins naturel, selon nous, des variants (2a), (3a), (5a) et (6a) où les composés rasstaryj (litt. raz-vieux), rasxudoj (litt. raz-délabré), rasxorošij (litt. raz-bon), rasp’janyj (litt. raz-ivre) et raz"edinstvennyj (litt. raz-unique) sont donnés sans première occurrence des bases staryj, xudoj, xorošij, p’janyj et edinstvennyj :

(2a) ?Там в поле был пустой колхозный курятникрасстарый, расхудой […]
  « ?Là, dans le champ, il y avait un poulailler vide appartenant au kolkhoze. Il était raz-vieux et raz-délabré […] »
(3a) […] ?получила от тебя расхорошее письмо […]
  « […] ?j’ai reçu de ta part une raz-bonne lettre […] »
(5) [Le balayeur des Veresaev, Grigori, a sauvé la caisse d’un commerçant voisin de la famille. En remerciement, celui-ci lui a donné dix roubles et l’a emmené à l’auberge le soir même.]
А в десятом часу прибежала к нам наверх горничная Параша и испуганно сообщила, что Григорий пришёл пьяный-распьяный, старик-кучер Тарасыч спрятался от него на сеновал, а он бьёт кухарку Татьяну. Помню окровавленное, рыдающее лицо Татьяны и свирепо выпученные глаза Григория, его страшные ругательства, двух городовых, крутящих ему назад руки. Григория рассчитали.
[В. Вересаев, Воспоминания]
  « Vers dix heures, la femme de chambre Paracha est montée en courant chez nous et a annoncé tout effrayée que Grigori était revenu complètement saoul. Le vieux cocher Tarasytch s’était caché dans la grange pour lui échapper et Grigori était en train de frapper la cuisinière Tatiana. Je me souviens du visage ensanglanté et en larmes de Tatiana, des yeux de Grigori férocement écarquillés, de ses jurons effrayants et des deux policiers qui essayaient de lui mettre les mains derrière le dos. Grigori a été renvoyé. »
(5a) […] Григорий пришёл ?распьяный […]
  « […] Grigori était revenu ?raz-saoul […] »
(6) [Début d’un article sur Internet.]
В январе 2004 года во время визита в Дели бывший министр обороны Сергей Иванов подписал контракт на продажу Индии тяжёлого авианесущего крейсера «Адмирал Горшков». Знаковое событие. Этот корабль – последний из оставшихся в составе Военно-Морского Флота кораблей, которые долгие годы были символом могущества отечественного флота. Не с «Адмиралом Горшковым» расстаётся Россия. Российский флот прощается с океаном. […] Eдинственный-разъединственный авианосец, оставшийся в боевом строю ВМФ «Адмирал Кузнецов», пребывает в плачевном состоянии. Поговаривают, что он может разделить судьбу «Адмирала Горшкова» – пойти на продажу.
  « En janvier 2004, lors de sa visite à Delhi, l’ex-ministre de la Défense Sergueï Ivanov a signé un contrat de vente avec l’Inde pour le croiseur porte-avions géant l’Amiral Gorchkov. C’est un événement symbolique. Ce croiseur est le dernier des navires restant en service dans les forces navales qui, pendant de longues années, ont été le symbole de la puissance de la flotte nationale. La flotte russe ne se sépare pas seulement de l’Amiral Gorchkov. Elle fait ses adieux à l’océan. […] Le seul et unique porte-avions qui reste en service dans les forces navales, l’Amiral Kouznetsov, se trouve dans un état pitoyable. On dit qu’il risque de partager le même destin que l’Amiral Gorchkov, à savoir être vendu. »
(6a) […] ?Разъединственный авианосец, оставшийся в боевом строю ВМФ «Адмирал Кузнецов», пребывает в плачевном состоянии. […]
  « […] ?Raz-unique porte-avions qui reste en service dans les forces navales, l’Amiral Kouznetsov, se trouve dans un état pitoyable. […] »
(6b) *pre- / *očen’ единственный авианосец
  « *pre- / *très unique porte-avions »

Il s’ensuit que dans les contextes en question, la relation entre la propriété P et le référent nominal N se présente comme déjà construite : N est déjà préqualifié comme « étant P » soit par une première occurrence de l’adjectif non préfixé apportant une information non redondante (réduplication) (2, 3, 5, 6), soit par la situation elle-même (deixis) (4), soit par les représentations qui lui sont a priori associées, que celles-ci soient inscrites dans le sémantisme du nom le désignant (épithète de nature) ou relevant d’une image prototypique partagée par une communauté (1). Nous dirons que la propriété P dénotée par la base de la forme en raz- est préconstruite comme étant déjà attribuée au référent nominal N qui est le support de l’actualisation de P.

Par ailleurs, en (4) et (6), raz- s’emploie avec des adjectifs non gradables (cf. 4a, 6b) et de ce fait ne peut pas prendre par lui-même la valeur de « très ». Cela signifie que la valeur d’intensité (ou de superlatif pour les adjectifs gradables) intuitivement attribuée à raz- n’est pas première mais construite. Or, un autre point commun des contextes comportant les adjectifs en raz- est que la propriété P attribuée à N n’y est jamais mentionnée pour elle-même, mais par rapport aux effets que son actualisation est a priori susceptible d’entraîner, que ce soit pour souligner que ces effets sont effectivement tous observables dans la situation considérée (2, 3, 4, 5), ou au contraire pour constater qu’ils sont paradoxalement absents (1, 6) :

  • en (1), on est dans le cas d’« absence paradoxale » : sur une Terre verdoyante et dans une belle Russie, le bonheur devrait régner, ce qui n’est pas le cas (raz- souligne le contraste avec malo xoroshego) ;
  • en (2), la vétusté du poulailler se traduit par son toit qui fuit et des murs troués ;
  • en (3), la gentillesse de la lettre se manifeste par son impact positif sur l’état d’âme d’Olga Knipper qui, malgré son mal de tête, se sent bien et rassérénée après sa lecture ;
  • en (4), le caractère ultime des dernières traces de neige est rendu par leur réduction à de rares îlots isolés au milieu de l’herbe qui pousse et des arbres bourgeonnants ;
  • en (5), l’ivresse de Grigori se lit dans ses paroles et ses actes inconsidérés et violents : ses jurons effrayants, ses yeux écarquillés et le visage ensanglanté de la cuisinière Tatiana qu’il a frappée ;
  • en (6), alors qu’on pourrait s’attendre a priori à ce que le seul et unique porte-avions que possède encore le pays soit bien entretenu, ce n’est pas le cas, comme le souligne l’état pitoyable de l’Amiral Kouznetsov.

Les manifestations attribuables à la propriété P ne lui sont toutefois pas intrinsèques, mais dépendent de la nature de son support nominal situationnel N : il s’agit des effets potentiels de N-P. Ainsi, l’adjectif zelёnyj « vert » est synonyme de fraîcheur, de calme, de repos, etc., quand il qualifie l’herbe (7)14, mais il convoquera d’autres images et associations s’il qualifie la couleur de la peau d’une tomate ou d’un visage (8) :

(7) (Début d’un chapitre.)
Высокий берег на севере называется слудой. Вода, ударяясь о слуду, конечно, размывает её и мельчайшие частицы переносит на другой, низменный берег. Тот новый намытый берег называется наволоком, и там бывает весёлая, радостная, раззелёная травка. Весной рано, выйдя прямо из берлоги, медведь любит копаться у воды на зелёной травке. [М. Пришвин, Корабельная чаща]
  « Dans le nord, une berge pentue s’appelle slouda. Lorsque l’eau heurte la berge, elle l’érode grain par grain et en dépose une partie sur l’autre berge. La nouvelle berge ainsi formée s’appelle navolok, et il y pousse parfois une herbe bien verte, épanouie et joyeuse. Au tout début du printemps, l’ours, sorti de sa tanière, aime fouiller près de l’eau sur cette belle herbe verte. »
(8) Ворчала и учительница: «Безобразие, испакостили церковь». […]; а посмотрите, какая такая она из себя: лицо зелёное-раззелёное, всегда лоснится, веснушчатое – щеголяет себе в розовеньких да лиловеньких кофтяшках.
[A. Белый, Серебряный голубь]
  « L’institutrice aussi rouspétait : “C’est affreux, ils ont abîmé l’église.” […] ; d’ailleurs regardez à quoi elle ressemble : un visage blafard, verdâtre, toujours luisant, avec des taches de rousseur – et elle fait l’élégante dans ses corsages roses ou lilas. » [Traduction d’A.-M. Tatsis-Botton, v. A. Biély 1990 : 27-28]
(8a) […] лицо ?раззелёное / ?зелёное-презелёное / ?презелёное […]
  « […] un visage ?raz-vert / ?vert-pre-vert / ?pre-vert […] »

C’est la raison pour laquelle les adjectifs en raz- ne prennent leur sens qu’en association avec un support situationnel donné et n’ont donc généralement pas vocation à constituer une entrée dans les dictionnaires raisonnés. C’est pourquoi aussi ils convoquent tous les clichés a priori associés à N-P. Ainsi, en (1) et en (6), on ne nie pas que les référents Terra, Rossija et avianosec possèdent les propriétés « être verdoyante », « être belle » et « être unique », mais que cela suffise pour qu’on y soit heureux et pour que le porte-avions soit maintenu en bon état. Les questions de la relation « Terre verdoyante » / « belle Russie » → une « vie heureuse » et « seul et unique porte-avions » → « maintenance en bon état » ne se poseraient pas si la Terre n’était pas réellement verdoyante, la Russie vraiment belle et le porte-avions seul et unique. Ce qui est récusé dans ces exemples n’est pas la propriété P ou son degré, mais le cliché l’associant automatiquement à tel ou tel effet.

Cela implique que raz- n’opère pas sur l’adjectif pris en lui-même pour mesurer son degré, mais sur la relation ente substantif et adjectif : c’est-à-dire sur la façon dont la propriété P s’actualise dans une situation donnée à travers son support nominal N, accompagnée ou non des effets qui sont a priori associés à N-P. Cela suppose une relation déjà établie entre N et P, d’où la nécessité de préqualification de N par P (contrainte sur la préconstruction de P).

2.2. Hypothèse sur la sémantique de raz- préadjectival

Ces observations nous amènent à penser que le fonctionnement de raz- devant les adjectifs peut être décrit en termes assez proches de ceux avec lesquels A. Montaut [2009] rend compte de la réduplication des adjectifs en hindi :

(9) yah lo tumhârî chây. Garam-garam hai, piyo
  ici prends ton thé chaud- chaud et bois « voilà ton thé, il est bien chaud, bois-le » [A. Montaut 2009 : 18]

En (9), comme le précise l’auteur, la réduplication de l’adjectif « chaud » ne renvoie pas « au haut degré », mais à la température idéale supposée être celle d’un bon thé pour l’énonciateur et son co-énonciateur :

« Très chaud » est descriptif et mesure un degré dans une intention d’objectivité. « Tout chaud » n’est pas descriptif et c’est pour cette raison qu’il dégage quelque chose de l’ordre de l’appréciation subjective. Les marchands qui vendent leur article au marché redoublent systématiquement les adjectifs (frais-frais légume, fraîche-fraîche nouvelles, chaud-chaud beignet, etc.), et s’il y a insistance sur la qualité, c’est moins sur son degré mesurable que sur son adéquation à l’attente du client. […] Alors que l’adjectif simple aurait pour effet de signaler que le thé n’est pas froid ni tiède, dans cette configuration la réduplication de l’adjectif, neutralise le trait de propriété différentielle du nom pour mettre en évidence la manifestation plurielle de la propriété : c’est la conformité à l’idéal type du bon thé (bien chaud, tout chaud, mais justement pas trop chaud) qui en détermine la valeur […] Même chose pour les beignets, qui ne sont pas présentés comme chauds alors qu’ils pourraient être froids, ou les légumes comme frais plutôt que pourris ou desséchés, mais comme légumes frais dont on commente la fraîcheur comme idéale.
[A. Montaut 2009 : 19]

Nous trouvons la même opération à l’œuvre dans la préfixation par raz- qui a également une valeur d’évaluation de P dans une appréciation subjective : elle n’évalue pas un degré mesurable de P, mais la conformité de la façon dont P est manifestée par le support situationnel N avec la représentation prototypique que l’on a de N-P. C’est pour cette raison que raz- est compatible en discours avec toute base non susceptible de gradation et tend souvent à prendre par lui-même une valeur qui peut être rendue en français par « complètement » (p’janyj-rasp’janyj, litt. ivre-raz-ivre « complètement ivre »), par « tout » (rasposlednij sneg, litt. raz-dernière neige « toute dernière neige ») ou par « bien » (razgorjačij zavtrak, litt. raz-chaud petit déjeuner « un petit déjeuner bien chaud »), plutôt que par « très » qui convient mieux pour la traduction de pre-. Cf. (10) :

(10) [L’exemple est tiré du poème de V. Maïakovski Oncle MSPO, dans lequel le poète pointait la disproportion entre le prix du petit déjeuner proposé aux étudiants par la coopérative MSPO et le montant de leur bourse mensuelle.]
[…] На голодных вузов глядя,
Вдрызг
расчувствовался дядя.
Говорит,
глаза коряча:
«Вот вам
завтрак разгорячий […]15. [В. Маяковский, Дядя ЭМЭСПЭО]
  « […] En regardant les étudiants affamés,il a été profondément touché.Et il leur a dit, les yeux écarquillés,Voilà pour vous un petit déjeuner bien chaud […]. »

En (10), razgorjačij, comme garam-garam « chaud-chaud » en (9), ne correspond pas au haut degré mais au degré optimal, à la température idéale supposée être celle d’un bon petit déjeuner à la russe pour l’énonciateur et ses co-énonciateurs : il est « tout chaud » ou « bien chaud », mais pas « très chaud » (11) :

(11) Вот твой завтрак, прегорячий /  ?разгорячий. Смотри не обожгись!
  « Voilà ton petit déjeuner. Il est très chaud / ?raz-chaud. Fais attention de ne pas te brûler ! »

En (10), razgorjačij apparaît dans le syntagme à séquence inversée zavtrak razgorjačij où il est rejeté après le substantif qui reste porteur de l’accent du syntagme (noté par les caractères gras)16.

La séquence canonique razgorjačij zavtrak ne conviendrait pas ici (10b), car l’antéposition donnerait à l’adjectif une valeur informative, signifiant que le petit déjeuner proposé par la coopérative, déjà actualisé par la deixis, est chaud, alors qu’il pourrait être froid :

(10b) […] Вот вам – ?разгорячий завтрак […]
  « […] Voilà pour vous un ?raz-chaud petit déjeuner […] »

La postposition atone lui confère au contraire une fonction d’insistance : le rappel d’une qualité connue de tous, « chaud » faisant partie de la représentation prototypique que les Russes ont du petit déjeuner, souligne plus son adéquation à l’attente du client que son degré mesurable.

Compte tenu de ce qui précède, nous ferons l’hypothèse que l’emploi de raz- devant l’adjectif a pour fonction de marquer l’actualisation d’une propriété P déjà préconstruite soit par la réduplication de P, soit par le sémantisme de son support situationnel N, soit par la situation elle-même17.

La contrainte liée à la réduplication est toutefois levée si l’actualisation de P est envisagée dans une situation virtuelle :

(12) [Un journaliste rend compte d’une première théâtrale d’après la pièce d’E. Albee Tout dans le jardin et cherche à comprendre le comportement de l’héroïne (mariée et heureuse en amour) qui se prostitue afin de pouvoir acheter une deuxième voiture et construire dans son jardin une serre où elle cultivera des orchidées.]
Тогда, может быть, она поступила так из любви к саду? В том смысле, что ей, как какой-нибудь зелёной-раззелёной / раззелёной активистке, захотелось его насадить. Ведь в спектакле, где «всё в саду», сад отсутствует.
  « Peut-être a-t-elle agi ainsi par amour pour le jardin ? Au sens où, comme une activiste farouchement écolo / raz-verte, elle a voulu en planter un. Pourtant, dans un spectacle où « tout est dans le jardin » celui-ci n’est pas matérialisé sur scène. »

Ici, zelёnyj cesse d’être un adjectif de qualité gradable et fonctionne comme un nom propre désignant un mouvement politique, d’où son incompatibilité avec pre- (12a) :

(12a) […] как какой-нибудь *зелёной-презелёной / *презелёной активистке […]
  […] comme une activiste *verte-pre-verte / *pre-verte […]

L’emploi de l’adjectif simple zelënyj, qui serait parfaitement adapté en contexte informatif (13), aurait semblé étrange dans un commentaire a posteriori émanant du narrateur-observateur qui étant confronté au comportement déviant d’un participant de la situation (le fait que l’héroïne de la pièce se prostitue pour améliorer son jardin est évoqué dans l’avant-texte), cherche à le comprendre et en propose une explication (12b) :

(13) [Début d’un article tiré d’Internet.]
Зелёные / ?Раззелёные / ?Зелёные-раззелёные активисты армянской Диаспоры готовы серьёзно изучить негативные стороны развития горнорудной промышленности в Армении.
  « Les Verts / ?Raz-verts / ?Verts-raz-verts de la diaspora arménienne sont prêts à étudier sérieusement les aspects négatifs du développement de l’industrie minière en Arménie. »
(12b) […] как какой-нибудь ?зелёной активистке […]
  […] comme ?une activiste verte […]

La difficulté que pose l’emploi de la forme non préfixée zelënyj en (12b) vient de la contradiction qui s’instaure entre le désir de planter un jardin que pourrait avoir un activiste écolo quelconque auquel est comparée l’héroïne, et les moyens extrêmes que cette dernière se donne pour y parvenir. L’emploi de raz-, dont la traduction en français peut être faite par « farouchement », permet de lever cette contradiction et de comparer l’héroïne non pas avec un quelconque activiste écolo, mais avec un écolo radical.

Et même si, dans certains contextes, raz- peut en effet déboucher sur une valeur proche de celle d’un superlatif pour les adjectifs gradables, celle-ci présente un effet de surface engendré par l’opération dont raz- est marqueur et est liée à la façon dont le préconstruit notionnel P s’actualise dans une situation donnée. Nous l’illustrerons à partir du prédicat rédupliqué p’janyj-rasp’janyj (litt. ivre-raz-ivre), déjà donné en (5), et aussi représenté par (14), où P est un adjectif informatif, d’où la nécessité de sa préconstruction par une première mention de la base p’janyj.

3. Ressorts de l’interprétation intensive de raz- préadjectival

3.1. « Un ivrogne en actes » vs « un homme ivre mort »

(14) [Moscou dans les années vingt. Un agent de la milice, surnommé Apollon pour sa beauté, est de garde près d’une ambassade située dans un quartier très calme, où rien ne se passe. Il s’ennuie profondément à son poste jusqu’au jour où une vraie bagarre éclate non loin de là.]
Голоногие ребята разносили свежие новости.
– В тупике! Стëкла бьёт! Летели и мели юбками бабы.
– Мамы мои, пьяный-распьяный! Два милицейских справиться не могут!
Сердце Аполлончика спирало и колобродило.
Из тупика донёсся свисток о помощи.
Пьяный ужасно заорал. [И. Ильф, Судьба Аполлончика]
  « Des gamins aux pieds nus propageaient les dernières nouvelles.– Dans l’impasse ! Il casse des vitres !Les femmes couraient, leurs jupes balayant le sol.– Sainte Vierge, il est complètement saoul ! Deux miliciens n’arrivent même pas à le maîtriser !Le cœur d’Apollon cognait dans sa poitrine.De l’impasse on entendit un coup de sifflet demandant de l’aide.L’ivrogne poussa un terrible cri. »

En (14), comme plus haut en (5), le locuteur vient informer un interlocuteur qui n’en a pas été témoin d’un événement qu’il a déjà pu constater par lui-même. Qu’ils rapportent les propos d’un tiers tout en les intégrant à la narration (5) ou qu’ils appartiennent au discours direct (14), ces énoncés ne constituent pas des assertions soumises à validation, mais des commentaires a posteriori traduisant le sentiment de frayeur qu’inspire au personnage la scène violente dont il a été témoin et qui continue de se dérouler au moment même où il en informe son interlocuteur. Cela explique l’emploi du passé perfectif sprjatalsja (5) exprimant un état valide au moment considéré et du présent b’jёt et spravit’sja ne mogut (14). En (5), la sensation de peur éprouvée par le personnage rapportant l’événement est soulignée par les prédicats pribežala et ispuganno soobščila qui l’introduisent. En (14), cette même sensation est reflétée par l’emploi de l’exclamation alarmiste à accent initial, noté par les caractères gras : Mamy moi, p’janyj-rasp’janyj!18

(5b) А в десятом часу прибежала к нам наверх горничная Параша и испуганно сообщила, что Григорий пришёл ?пьяный-распьяный. На следующий день Григория рассчитали.
  « Vers dix heures, la femme de chambre Paracha est montée en courant chez nous et a annoncé tout effrayée que Grigori était revenu ?ivre-raz-ivre. Le lendemain Grigori a été renvoyé. »
(14a) Голоногие ребята разносили свежие новости.
В тупике пьяный!
Летели и мели юбками бабы.
Мамы мои, ?пьяный-распьяный!
Сердце Аполлончика спирало и колобродило. Он не знал, что ему делать.
  « Des gamins aux pieds nus propageaient les dernières nouvelles.– Il y a un ivrogne dans l’impasse !Les femmes couraient, leurs jupes balayant le sol.– Sainte Vierge, il est ?ivre-raz-ivre !Le cœur d’Apollon cognait dans sa poitrine. Il ne savait pas ce qu’il fallait faire. »

Le problème que pose la recevabilité de p’janyj-rasp’janyj dans les variantes (5b) et (14a) qui ne comportent pas des clichés comportementaux associés à un ivrogne, indique qu’avec raz- l’accent est mis sur les effets que p’janyj est susceptible d’entraîner (paroles et actes inconsidérés, perte de contrôle de soi, violence). En (5) et en (14), raz- est intuitivement ressenti comme intensif, car p’janyj s’y actualise pleinement, c’est-à-dire avec tous les effets qu’on peut a priori lui associer. Par conséquent, son actualisation se présente comme spectaculaire, visible, audible, sensible, etc., i.e. saillante. Nous pensons que la saillance de cette actualisation dépend de facteurs cognitifs similaires à ceux qui sont impliqués dans la saillance visuelle. Comme le souligne F. Landragin [2012 : 20], un de ces facteurs cognitifs est la mémoire du sujet qui peut se décomposer en deux aspects : la familiarité visuelle individuelle (acquisition d’une vision individuelle des couleurs) et la familiarité visuelle culturelle (caractère saillant des couleurs du drapeau national pour les membres de la communauté concernée). Ainsi, un élément se détachera plus facilement de son environnement s’il renvoie à un prototype familier. Nous retrouvons ce même facteur à l’œuvre dans l’emploi de raz- en (5) et (14) : l’actualisation de la propriété « être ivre » à travers ses supports situationnels « Grigori » et « un ivrogne inconnu » se présente comme saillante parce qu’elle est perçue comme l’incarnation parfaite de la représentation prototypique virtuelle que l’on a d’un ivrogne en actes.

(15) [Dialogue entre la patronne d’une gargote et deux clients.]
– Никого нету, – скука, я и заснула, – проговорила хозяйка, широко зевая.
– Али мужа-то нету?
– А штоб ему поколеть! Вчера утром приехал из Демьянова пьяный-препьяный и давай драться… Кое-как скрутила его, привязала за голову да за ноги к кровати, – уснул. Пробудился, – я ему косушку поставила… [Ф. Решетников, Где лучше?]
  « – Il n’y avait personne, c’était à mourir d’ennui, alors je me suis endormie, – dit la patronne en bâillant à se décrocher la mâchoire.– Y a pas de mari ?– Ah ! S’il pouvait crever, çui-là ! Hier matin il est revenu de Demianovo ivre mort et s’est mis à vouloir me tabasser… Je l’ai ligoté comme j’ai pu, et je l’ai attaché par la tête et les jambes au lit, il s’est endormi. À son réveil, je lui ai laissé un demi-litre de vodka… »

La différence entre rasp’janyj en (5) et (14) et prep’janyj en (15) tient à ce que par opposition à l’« ivrogne en actes » désigné par rasp’janyj, prep’janyj est un homme « ivre mort » qui est parvenu à un très haut degré d’ébriété et par conséquent, est incapable ou presque de passer à l’action. Tandis qu’en (5) et (14), les policiers ne parviennent pas à maîtriser Grigori et l’ivrogne, en (15), l’énonciatrice a réussi toute seule à ligoter son mari et à l’attacher par la tête. Cela explique pourquoi en (5) et (14) la permutation de raz- avec pre- ne serait possible que si une réorganisation de l’ensemble du contexte était faite :

(5c) В десятом часу к нам наверх пришла горничная Параша и сообщила, что Григорий пришёл пьяный-препьяный и старик-кучер Тарасыч отправил его спать на сеновал. Помню, что на следующий день у Григория были красные глаза и он просил у кухарки Татьяны огуречного рассолу.
  « Vers dix heures, la femme de chambre Paracha est montée chez nous pour annoncer que Grigori était revenu ivre-pre-ivre et que le vieux cocher Tarasytch l’avait envoyé dormir dans la grange. Je me souviens que le lendemain Grigori avait les yeux rouges et demandait à la cuisinière Tatiana de la saumure de cornichon. »
(14b) Голоногие ребята разносили свежие новости.
– В тупике! Пьяный-препьяный! Упал в лужу и не встаёт.
Аполлончик подумал, что ничего страшного в этом нет: «Пусть полежит в луже, к вечеру отрезвеет».
  « Des gamins aux pieds nus propageaient les dernières nouvelles.– Dans l’impasse ! Ivre-pre-ivre ! Il est tombé dans une flaque d’eau et n’arrive pas à se relever.Apollon pensa qu’il n’y avait rien de grave : “Qu’il reste dans sa flaque d’eau, d’ici ce soir il aura cuvé son vin.” »

D’autres facteurs peuvent conduire à la saillance situationnelle de P. Certains d’entre eux se rapprochent de ceux qui ont été déjà pointés dans le travail de F. Landragin [2004, 2012] consacré à la saillance visuelle et celui de Ch. Bonnot [2012] sur la saillance événementielle relevant de l’emploi des énoncés à accent non final en russe contemporain.

3.2. Différents modes d’actualisation saillante de P

A. Conformité à un prototype

Les études sur la perception visuelle ont montré le rôle important joué par l’attention du sujet : un élément se détachera plus facilement de son environnement s’il correspond à un objet recherché. Si Ch. Bonnot [2012 : 57] retrouve ce facteur à l’œuvre dans l’emploi des énoncés à accent non final, nous le relevons aussi dans l’emploi de raz-. Dans une situation donnée, l’actualisation de P se présente souvent comme saillante parce qu’elle est perçue comme conforme à un prototype. En (2), le locuteur n’était pas dans l’attente d’un bâtiment en ruines ou, comme en (5) et (14), d’un ivrogne, mais, les rencontrant, constate qu’ils incarnent parfaitement un prototype. En (3), en (10) ou encore en (16), l’attente du locuteur précède au contraire l’occurrence d’une bonne lettre (3), d’un petit déjeuner à la russe (10) et d’une pastèque sucrée (16) en situation :

(16) [La Russie postsoviétique. L’archiprêtre Emelian reçoit chez lui le diacre Arseni et sa femme Olga.]
Дьякон Арсений волок арбуз, купленный хозяйкой дома специально для гостей, а гости у протоиерея бывали часто.
– Батюшка, благословите арбуз, – сказала духовному отцу Ольга. Тот перекрестил зелёнополосную ягоду, а дьякон, вооружившись ножом, принялся разделывать арбуз на куски. Вокруг стола разлилась сладкая, прохладная свежесть.
– Хо-рош, – одобрительно сказал отец Емельян арбузу. – Рассахарный. Под такой арбуз и разговор будет слаще. [Н. Первухина, Право Света, право Тьмы]
  « Le diacre Arseni était lourdement chargé d’une pastèque achetée par la maîtresse de maison à l’intention des nombreux convives que l’archiprêtre recevait souvent chez lui.– Père, bénissez la pastèque, dit Olga au prêtre. Celui-ci bénit le fruit charnu aux zébrures vertes et le diacre armé d’un couteau commença à la couper. Une fraîcheur sucrée se répandit alors autour de la table.– Mmh ! Que tu es bonne, dit le père Emelian d’un air approbateur à la pastèque. Sucrée à souhait. Une telle pastèque ne peut que favoriser la conversation. »

En (16), l’adjectif saxarnyj désigne non seulement le parfum sucré dégagé par la pastèque, mais aussi sa consistance : il est possible de voir si la pastèque est mûre en constatant son aspect après l’avoir coupée, sans même la goûter. L’emploi de raz- en (16) traduit le sentiment de satisfaction éprouvé par le père Emelian qui avant même de savourer une tranche de la pastèque, estime qu’elle correspond à ses attentes et le dit autant pour lui que pour ses interlocuteurs.

B. Saillance et incongruité

Comme le souligne F. Landragin [2004], un des facteurs cognitifs contribuant à la saillance visuelle d’un objet est son incongruité par rapport à l’environnement où il apparaît :

C’est le cas d’une chaise renversée ou placée sur une table lorsqu’on a l’intention de s’asseoir, ou d’une chaise placée en plein milieu de la pièce dans laquelle on fait le ménage. De même, une casserole est a priori plus saillante dans une salle de bain que dans une cuisine (sauf si elle sert à contenir une fuite d’eau, c’est-à-dire si sa fonction prend le pas sur l’incongruité). [F. Landragin 2004 : 34]

De la même façon, un tapis persan est a priori plus saillant dans le bureau d’un fonctionnaire que dans un salon :

(17) [Sur un forum de discussion.]
Я захожу в кабинет к чиновнику, а там ковёр расперсидский / *преперсидский / *очень персидский. Мне что, обувь снимать и босиком к нему?
  « Si j’entre dans le bureau d’un fonctionnaire au beau milieu duquel s’étale un magnifique tapis persan / *pre-persan / *očen’ persan, dois-je alors me déchausser pour m’avancer ? »

La postposition de l’adjectif atone kovër raspersidskij remplit ici deux fonctions :

  • elle confère au syntagme une valeur déictique, indiquant que le terme kovër doit être identifié par sa seule présence dans la situation relatée et appréhendée à travers ses manifestations dans celle-ci ;
  • elle souligne que le référent kovër n’est pas à sa place compte tenu de sa valeur et par conséquent des incommodités qu’il présente pour le visiteur qui ne sait pas s’il peut ou non marcher dessus. L’antéposition de l’adjectif serait possible s’il s’agissait d’une simple identification du référent. Cela nécessiterait une réorganisation de l’ensemble du contexte et la suppression de raz- :
(17а) Как-то раз захожу я в кабинет к чиновнику, а там персидский / ?расперсидский ковёр. Да, думаю, теперь понятно, на что идут наши налоги.
  « Un jour, j’entre dans le bureau d’un fonctionnaire et j’y vois un tapis persan / ?raz-persan. Ah, que je me dis, je comprends maintenant où vont nos impôts. »

C. Récusation d’un cliché

L’occurrence situationnelle de P peut également entraîner des effets contraires à ceux qui sont a priori associés à un N-P donné. Ce type de mise en saillance déjà illustré par (1) et (6), pourrait s’interpréter comme une invitation à récuser non pas la propriété, mais le cliché l’associant automatiquement à tel ou tel effet.

D. Saillance et contraste

La pleine actualisation de P peut être enfin perçue comme saillante lorsque la représentation prototypique à laquelle renvoie N-P contraste avec sa réalisation situationnelle. Ce mode d’actualisation de P est déjà illustré en (4), où la fin de l’hiver à laquelle renvoie rasposlednij sneg « la toute dernière neige » se manifeste à travers la présence sur le tableau des signes du printemps qui l’accompagnent. Nous trouvons ici une dimension appréciative prise en charge par un sujet énonciateur, en l’occurrence le peintre, qui, malgré le titre du tableau, met l’accent sur l’arrivée du printemps (autre que P) et non pas sur la fin de l’hiver à laquelle renvoie la dernière neige dont la présence est réduite à de rares îlots isolés au milieu de l’herbe qui pousse et des arbres bourgeonnants. La saillance supportée par raz- naît ici du contraste entre le titre du tableau Toute dernière neige et son véritable sujet, qui est moins le caractère ultime des dernières traces de neige que le début d’une nouvelle saison. Ce type d’actualisation de P peut être également représenté par les exemples (18) et (19).

(18) [Les écrivains Victor Astafiev et Victor Korotaev sont partis pêcher au bord de la Volga, accompagnés d’un jeune homme, le futur poète Nikolaï Rubcov, qui leur servait de guide. Pour l’ambiance, ils ont apporté plusieurs bouteilles d’alcool qu’ils ont bues le soir même de la pêche. Dans ce passage, il s’agit de Victor Korotaev.]
От вчерашнего пира остались у нас с Колей две полные бутылки. Сосчитав валяющийся вокруг порожняк, Витя крутанул головой:
– Н–ну, вы даёте! – И снова категорически отказался с нами выпивать. Гуляка, говорун, гармонист, бабник, он в то же время был организованным человеком. Быт свой и себя содержал опрятно; когда переставал пить, тут его не сдвинуть с места. Но уж когда Коротаев загуляет – отворяй ворота ширше: всю Вологду обегает, аж штанины отстают, где-то отдельно от кривых ног трепыхаются, со всеми встречными-поперечными обнимается, женский пол перецеловать норовит, а у самого в бороде болтается от селёдки скелет. Это я увидел однажды у него в бороде рыбью кость и дразнил тем шкелетом. Он поначалу возмущался, но потом рукой махнул – мели, Емеля, тем паче сочинитель, твоя неделя.
И вот этот развесёлый / ?превесёлый / ?очень весёлый/ ?весёлый гуляка впал в трезвость, презирает нас, в разгильдяйстве обвиняет, в бесхозяйственности. А нам с Колей снова хорошо сделалось. Сидим, на белый свет глазеем, птичек слушаем, рекой любуемся. [В. Астафьев, Затеси]
  « De notre festin d’hier avec Kolia, il nous restait deux bouteilles entières. Après avoir compté les vides qui jonchaient le sol, Viktor a hoché la tête :– Dis donc, qu’est que vous vous êtes mis ! et il a de nouveau catégoriquement refusé de boire avec nous.Ce fêtard, ce bavard, cet accordéoniste, ce coureur de jupons était en même temps un homme organisé qui prenait soin de sa maison et de lui-même. Quand il s’arrêtait de boire, il était impossible de le faire bouger. Mais quand Korotaev commençait à s’enivrer – il fallait se préparer à tout : il faisait le tour de la ville de Vologda et courait si vite que l’on avait l’impression que ses pantalons se séparaient de lui et couraient derrière ses jambes arquées. Il serrait dans ses bras tous les gens qu’il croisait et cherchait à embrasser toutes les femmes qu’il rencontrait sur son passage, tout en ayant les arêtes d’un hareng pendues à sa barbe. C’est moi qui, un jour, ai remarqué une arête de poisson oubliée dans sa barbe et l’en ai taquiné. D’abord vexé, il a laissé tomber – cause toujours, je m’en fiche.Et voici que ce joyeux / ?pre-joyeux / ?očen’ joyeux / ?joyeux fêtard est tombé dans la sobriété, qu’il nous méprise, nous accuse de négligence et d’incurie. Quant à Kolia et moi, on a commencé de nouveau à se sentir bien. Assis par terre, on bâille aux corneilles, on écoute les oiseaux et on admire la rivière. »

En (18), la description des frasques de Victor Korotaev pendant ses périodes de beuverie, qui en font l’incarnation de l’image prototypique d’un joyeux fêtard, n’est faite que pour souligner le contraste avec son attitude lors de la partie de pêche, où de façon inattendue, il tombe soudain dans la sobriété, méprise ses amis et les accuse de négligence et d’incurie, manifestant l’absence situationnelle de sa qualité vesëlyj « joyeux ».

(19) [L’héroïne du récit vient d’arriver à sa nouvelle affectation de travail. Elle va être logée dans une habitation collective où elle va prendre la dernière place disponible dans une chambre déjà occupée par quatre autres jeunes filles.]
– Прямо из детдома к нам? – поинтересовалась Вера, и в голосе её прозвучала жалостливая нота.
Тося терпеть не могла, когда её жалели, как разнесчастную / ?пренесчастную / ?очень несчастную / ?несчастную сиротинку, и насупилась.
– Нет, я уже сезон в совхозе проработала. [Б. Бедный, Девчата]
  « – Tu arrives chez nous directement de l’orphelinat ? l’interrogea-t-elle avec une note compatissante dans la voix.Tossia ne supportait pas qu’on la plaigne comme une pauvre petite orpheline malheureuse / ?pre-malheureuse / ?očen’ malheureuse / ?malheureuse et se renfrogna.– Non, j’ai déjà travaillé une saison dans un sovkhoz. »

L’emploi de l’adjectif simple serait ici tout à fait possible, mais il atténuerait l’indignation ressentie par Tossia, qui ne s’identifie pas à une pauvre petite orpheline malheureuse (non P), car elle travaille et se considère comme une adulte. La présence de raz-, qui renforce le suffixe diminutif dans sirotinka, souligne au contraire le contraste entre l’image prototypique d’une pauvre orpheline suscitant la compassion que Tossia donne aux autres malgré elle par son comportement et l’irritation qu’elle ressent, car elle ne veut pas être assimilée à cette image.

Conclusion

Notre analyse des ressorts de l’interprétation intensive de raz- devant les bases adjectivales nous a permis de mettre en évidence la sémantique nettement discursive de ce préfixe. Cela explique la difficulté à traiter les formations en raz- au niveau lexicographique, car leur description nécessite la prise en compte de paramètres énonciatifs bien précis mais variant en fonction du contexte.

Nous avons montré que l’intensité exprimée par raz- préadjectival n’équivaut pas au « haut degré » de pre-, mais résulte d’une opération implicite de confrontation entre représentation virtuelle et réalisation situationnelle suite à l’actualisation saillante d’une propriété P à travers son support nominal N. Cette opération dont raz- est marqueur, permet d’expliquer pourquoi sa présence est obligatoire dans les contextes à forte charge appréciative : dans les commentaires a posteriori où se manifeste la subjectivité de l’énonciateur portant une appréciation sur les propriétés manifestées par son support N dans une situation qu’il revoit mentalement, dans les énoncés où une occurrence virtuelle de P est inscrite dans une situation imaginaire, ou encore dans les exclamations présentées comme émises en présence du référent.

Nous avons exposé des facteurs pouvant conduire à présenter la pleine actualisation de P comme saillante, tout en soulignant qu’ils recoupent des facteurs cognitifs impliqués dans la saillance visuelle : incongruité d’un objet par rapport à l’environnement où il apparaît, rôle joué par l’attention et la mémoire du sujet, interaction entre saillance et prototype.

Nous avons également démontré que l’association de P à N ne peut être définie que par rapport à un support donné. Cela explique pourquoi les formes en raz- ne constituent pas une entrée de dictionnaire et convoquent tous les clichés a priori associés à ce support.

Il est à signaler que la sémantique d’actualisation s’avère également centrale pour le substantif raz « fois », qui marque l’actualisation d’une ou plusieurs occurrences situationnelles d’un procès, ou la conjonction raz « puisque, une fois que, du moment où », issue du substantif, qui, lui, s’emploie pour établir une relation d’interférence à partir d’un état de choses déjà actualisé19.

Nous avons vu que certains emplois des préfixes intensifs raz- et pre- nécessitent la réduplication de l’unité lexicale : p’janyj-ras-/prep’janyj « complètement saoul/ivre mort ». Dans notre prochaine étude, nous confronterons ces formations avec les rédupliqués sans préfixe de type p’janyj-p’janyj « ivre-ivre » afin de préciser les contraintes d’emploi de ces derniers et de mieux comprendre leur rapport à l’intensité.

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Notes

1 Par « forme d’origine verbale », nous entendons notamment des adjectifs comme razvjaznyj (litt. raz-lier-nyj) ou razbitnoj (litt. raz-frapper-noj), respectivement dérivés des préverbés razvjazat’ (litt. raz-lier) et razbit’ (litt. raz-frapper), et non de bases adjectivales *vjaznyj et *bitnoj non attestées.

2 Voir RG [1980 : 307], T. Efremova [1996 : 424], entre autres.

3 En russe, la forme ras- est employée devant les bruyantes sourdes, tandis que la forme raz- apparaît devant les voyelles, les sonantes et les bruyantes sonores. Afin de faciliter la perception des exemples, c’est la forme raz- qui sera toujours donnée dans les gloses.

4 À la suite de Ch. Bally [1948 [1944] : 77] et de Ch. Bonnot [2019 : 158], nous appelons « actualisation » la transformation d’un représentant abstrait (« virtuel » chez Bally) d’une propriété notionnelle P ou notion (« concept » chez Bally), considéré en dehors de toute situation, en un référent rendu concret par son ancrage dans une situation réelle ou fictive.

5 Voir V. Dal’ [IV 1866, III 1907], SRNG [1999, 2000], entre autres.

6 Sur ce sujet, v. O. Kravchenko-Biberson [2017 : 33-39].

7 RG [I 1980 : 368], P. Černyx [1999 : 95], entre autres.

8 Nous le savons parce qu’en vieux russe et en russe moderne, comme le précise I. Sreznevskij [II 1902 : 1615], le préfixe pre- est un slavonisme.

9 Dans rassamyj (litt. raz-le-plus, raz-tout) et rastakoj (litt. raz-tel), raz- s’adjoint à une base pronominale. Les formations raz"edinstvennyj (litt. raz-unique) et rasposlednij (litt. raz-dernier) appartiennent aux adjectifs renforçant l’expression du nombre : l’un se rapproche des cardinaux, l’autre des ordinaux. Ils désignent des positions extrêmes et peuvent dans certains contextes être synonymes, dans le sens où le dernier qui reste se retrouve seul.

10 Le symbole P est employé pour désigner une propriété notionnelle et l’adjectif qui l’exprime.

11 Sauf indication contraire, les traductions des exemples cités sont de notre fait.

12 Les conclusions présentées ci-dessous sont les résultats de tests menés sur des séries d’exemples attestés similaires, que nous avons pris soin de vérifier auprès de nos informateurs russophones natifs.

13 Les points d’interrogation figurant dans certains exemples devant des formes, des propositions ou des phrases, signalent que la contextualisation de ces dernières est contrainte et que leur interprétation présente des particularités ou des difficultés pouvant être considérées comme révélatrices d’un fonctionnement donné.

14 Les effets de « bien verte » sont mentionnés dans le contexte : l’herbe met en joie (vesëlaja, radostnaja) et attire les ours.

15 Par la suite, l’employé de la MSPO décrit en détail chaque plat du petit déjeuner présent dans le menu. Ainsi, on y trouve une bisque, des truites, des perdrix, etc.

16 Sur l’interaction entre l’ordre linéaire et l’accentuation dans les séquences à déterminant atone postposé, voir Ch. Bonnot [2010].

17 Soulignons que malgré la sémantique commune, les contraintes pesant sur l’emploi de raz- devant les formes adverbiales et substantivales sont différentes, car le statut du support situationnel N n’est pas le même. À la différence de l’adjectif, l’adverbe détermine un prédicat, qui en lui-même ne fournit pas de support situationnel N. Quant au substantif, il ne peut exprimer à la fois la propriété notionnelle P et le support N qui doivent être distincts pour que l’on ait à stabiliser leur mise en relation. Sur les emplois de raz- devant les bases nominales et adverbiales, v. O. Kravchenko-Biberson [2017 : 128-169].

18 Il est à noter que la modification de l’ordre des mots ou de la structure accentuelle rendrait cette réplique absurde : *Moi mamy, p’janyj-rasp’janyj !

19 Sur ce sujet, v. O. Kravchenko-Biberson [2017, 2019].

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Citer cet article

Référence électronique

Olga Kravchenko-Biberson, « La sémantique discursive du préfixe adjectival raz- en russe contemporain », ELAD-SILDA [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 20 avril 2022, consulté le 22 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=1062

Auteur

Olga Kravchenko-Biberson

Inalco, UMR 8202, Structure et dynamique des langues (SeDyL)

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