Introduction
Pour séduire des consommateurs de plus en plus stimulés, les marques transforment et renouvellent leurs pratiques publicitaires en s’adaptant aux mutations sociales, culturelles et technologiques que connaissent les sociétés dans lesquelles elles circulent. Aujourd’hui, elles investissent les médias socionumériques comme espace d’expression et de communication à part entière pour s’adresser aux consommateurs et créer une relation de proximité. Grâce aux modalités d’appropriation et d’interactivité proposées par ces dispositifs, les consommateurs prennent la parole, réagissent et partagent leurs opinions tantôt au sujet de la qualité d’une marque, d’un produit, tantôt à propos des valeurs que celles-ci brandissent dans leurs stratégies marketing. Le champ d’interaction marques/consommateur s’est donc reconfiguré dans l’espace et dans le temps.
L’étude de cas qui va suivre s’intéresse plus précisément au contexte marocain : comme dans le reste du monde, au Maroc, la communication publicitaire a considérablement évolué. En effet, à l’instar de ce qui a été observé en France notamment par J.-C. Soulages [2013], au Maroc la période récente est marquée par la primauté du discours de la marque dont la parole quasi idéologique vient assurer une fonction d’encadrement et de surplomb du monde vécu du consommateur. La marque Mio est récente. Elle tente de se faire une place dans le marché marocain, très concurrentiel, des produits ménagers détergents. En 2019, l’annonceur a choisi le thème du « partage des tâches ménagères » pour sa première campagne publicitaire et a misé sur les médias socionumériques, et notamment Facebook qui représente le principal support de communication de la marque. Très commentée, la production audiovisuelle (vidéo) de cette campagne et sa réception posent un ensemble de questions qui ont trait à la place du consommateur et du citoyen dans les stratégies publicitaires. Elle interroge la nature du contrat de communication [Charaudeau 1994] qui est proposé, les figures du consommateur/citoyen qu’elle construit, les rapports de places1 [Flahault 1978] mis en scène et les ressorts argumentatifs qu’elle mobilise pour orienter l’interprétation. Comment les commentateurs se saisissent-ils de cette publicité que la marque qualifie elle-même d’« expérience sociale » ? Quelle relation à la marque la scénographie2 [Maingueneau 2004] convoque-t-elle et dans quelle mesure le consommateur devient-il coénonciateur de la marque ?
1. Cadrage théorico-méthodologique, corpus et objectifs de la recherche
Pour répondre à ces questions, un corpus numérique [Barats 2013] a été constitué, lequel comprend la production audiovisuelle diffusée par la marque Mio et par l’agence de publicité Rapp Maroc, sur Facebook, mais aussi les métadiscours d’escorte circulants tenus par différents acteurs (commentaires d’internautes sur les médias socionumériques, discours des concepteurs expliquant leurs stratégies et leurs objectifs, articles de presse, débats publics médiatisés). L’analyse qui est proposée entend considérer ce corpus en veillant à ne pas la détacher de son écosystème numérique [Paveau 2015]. La vision postdualiste de l’analyse du discours numérique développée par Paveau considère que les productions textuelles ne peuvent être isolées de l’environnement numérique dans lequel elles circulent et qui détient ses caractéristiques propres.
Certes, les environnements numériques, et de manière générale les corpus médiatiques [Moirand 2004], sont difficiles à stabiliser et à homogénéiser [Barats 2013 ; Segault 2020] mais ces deux critères sont indispensables à l’analyse : le corpus de travail a ainsi été constitué entre le 4 mai et 15 juin 2019, période qui correspond à la mise en ligne de la production audiovisuelle et à un cycle de réactions intenses sur les médias socionumériques (commentaires, partages, « j’aime »). Une veille en cours dans le cadre de la recherche doctorale d’une des auteures de cette contribution a facilité le recueil et a conduit à suivre de près l’évolution des publications, commentaires et partages de cette vidéo. Le corpus contient donc des extraits sélectionnés pour leur relation à notre problématique (captures d’écran de la production audiovisuelle sur la page Facebook de la marque, publications d’utilisateurs partageant la vidéo, commentaires des utilisateurs choisis pour leur représentativité). Les utilisateurs sont anonymisés et certaines données sociodémographiques minimales sont conservées (âge, genre, profession, nationalité). Facebook étant un espace « semi-privé » [Theviot 2013], l’anonymisation était nécessaire pour présenter les données dans le cadre d’une recherche scientifique et publique. Malgré le figement, le corpus conserve un grand nombre de données environnementales : on le voit dans la figure 1 (photo de profil, date de publication, contenu partagé, nombre de « j’aime », nombre de commentaires, nombre de partages, texte accompagnant la publication audiovisuelle, etc.). Pour analyser les commentaires et le discours des utilisateurs, nous avons procédé à la transcription brute des données textuelles en maintenant par exemple les coquilles orthographiques.
La méthodologie adoptée à partir d’un corpus constitué en ligne présente certaines limites [Hoang, Mahéo, Mellot, Pasquer-Jeanne et Theviot 2021]. En effet, la configuration générale et les paramétrages particuliers de Facebook permettent une personnalisation très importante du contenu proposé aux utilisateurs, ce qui constitue un biais conséquent. Par exemple, quand le nombre de commentaires évolue, le dispositif de Facebook n’affiche que les commentaires qu’il considère comme « pertinents », qui correspondent aux commentaires qui ont collecté un nombre important d’interactions (commentaire ou « j’aime »). De plus, si le profil de la marque n’a pas la possibilité de modifier le nombre d’interactions que la publication a déclenché (« j’aime », commentaires et partages), il peut supprimer les commentaires voulus sur la page. Les données recueillies sont donc à prendre avec précaution même si elles fournissent des indications quant à l’intérêt qu’a suscité la production audiovisuelle.
Afin de conduire l’analyse, nous adoptons ici une méthodologie en deux étapes :
- La première se consacre à l’étude de la rhétorique audiovisuelle de cette production audiovisuelle à l’aide de modèles d’analyse des discours publicitaires et audiovisuels [Berthelot-Guiet 2015, Soulages 2007, Jost 2004], compte tenu de sa situation dans des environnements numériques [Barats 2013, Paveau 2017] et des spécificités de l’architexture technique de Facebook [Proulx 2012]. Nous souhaitons montrer que la scénographie utilisée relègue la visée communicationnelle3 du discours publicitaire [Charaudeau 1994] au second plan, au profit d’une dimension argumentative4 [Amossy 2000] fondée sur la valeur culturelle et sociale du discours et sur une palette de rapports de places [Flahault 1978] et de figures construites dans et par l’énonciation. Nous mettrons en exergue les ressorts argumentatifs (pathos, éthos, éléments doxiques) qui les sous-tendent.
- Dans un second temps, nous nous intéressons à la réception sociale affichée de cette production audiovisuelle, en analysant les commentaires déposés sur les médias socionumériques considérés comme discours d’escorte relayant le potentiel et la portée argumentative de la vidéo. À terme, l’objectif est de mettre en relation le discours et ses effets de sens potentiels avec sa réception sociale visible à l’écran afin de comprendre comment des consommateurs se saisissent du discours porté par cette vidéo, s’appuient sur celui-ci et sur la chaîne des commentaires pour coconstruire son sens social.
Cette étude de cas et la méthodologie proposée doivent permettre, in fine et au-delà des limites de la présente contribution, d’examiner deux hypothèses :
- d’une part la construction et la mise en scène de figures diverses du consommateur-citoyen dans le discours et leurs reprises par les différents commentateurs participent de ces tactiques [Duteil-Mougel & Tsala-Effa 2013] qui modifient la relation consommateur/marque ;
- et d’autre part l’analyse sémio-rhétorique d’une production audiovisuelle publicitaire couplée à celle d’une partie de sa réception visible à l’écran constitue un indice de mesure d’efficacité des tactiques publicitaires mises en œuvre.
2. Frontières discursives : discours publicitaire à dimension sociale ou discours social à dimension publicitaire ?
2.1. Un contrat de communication détourné
Quel contrat cette publicité propose-t-elle au consommateur ? Nous souhaitons montrer que cette campagne transgresse le contrat de communication publicitaire tel que défini par Charaudeau [1994] dans le cadre de son approche sémio-discursive. Selon l’auteur, tout acte de langage, quelle que soit sa dimension, naît, vit et prend sens dans une situation de communication5 qui agit nécessairement sur sa mise en forme dans un jeu d’interactions. Ainsi, tout acte de langage se construit dans un double espace : espace externe rassemblant les contraintes psycho-sociocommunicatives, et espace interne dans lequel opèrent les contraintes discursives (linguistiques, textuelles, génériques, matériau et support). C’est à l’articulation de ces deux espaces que se construit le sens. Et selon Charaudeau :
[…] Cette nécessaire reconnaissance réciproque des contraintes de la situation par les partenaires de l’échange langagier nous fait dire que ceux-ci sont liés par une sorte d’accord préalable sur ce que sont les données de ce cadre de référence. Ils se trouvent en quelque sorte dans la situation d’avoir à souscrire, préalablement à toute intention et stratégie particulière, à un contrat de reconnaissance des conditions de réalisation du type d’échange langagier dans lequel ils sont engagés : un contrat de communication. [Charaudeau 2011 : 50]
Le contrat de communication est évidemment tacite et structure l’échange verbal en condition de réalisation des actes de langage qui s’y produisent pour que ceux-ci correspondent à une intentionnalité du sujet communiquant (une marque dans le cas du discours publicitaire) et puissent être interprétés par le sujet recevant-interprétant (les consommateurs dans le cas du discours publicitaire).
Le contrat de communication publicitaire se définit notamment par sa finalité commerciale à court terme et à long terme par la construction d’une identité pour le produit ou la marque à l’origine de la communication. Le propos et les arguments déployés vont dépendre des qualités du bien que l’annonceur souhaite mettre en avant et du concept global de la campagne que l’annonce vient matérialiser dans l’affiche, le spot télévisuel ou radiophonique ou encore la vidéo sur une plateforme web.
La production audiovisuelle (figure 1, figure 2, figure 3, figure 4, et figure 5) dont il est question dans cette étude a été diffusée le 1er mai 2019 sur les médias socionumériques de la marque et de l’agence de publicité Rapp Maroc. Elle s’est accompagnée d’un hashtag en dialecte marocain, qu’on peut traduire en français par « #partageons les tâches ménagères ». Cette production audiovisuelle est d’une durée de cinq minutes, et prend pour décor un studio très sombre, meublé d’un projecteur situé à droite et d’un siège pivotant gris positionné sur la gauche. Dès les premiers plans, les six hommes qui représentent différentes générations se présentent, les uns après les autres, assis sur le siège face à un écran et regard orienté vers le spectateur. Ensuite, un texte en blanc sur un fond noir apparaît et avance légèrement vers le téléspectateur, revêtant ainsi une fonction phatique. Le texte suivant, réparti sur trois plans est écrit en dialecte marocain : « la main qui travaille mérite tout notre respect. Nous avons voulu en témoigner via une expérience avec les hommes qui nous ont donné leurs avis spontanés sur des mains usées et endommagées » [traduit par nos soins]. La mise en scène minimaliste, sans acteurs ni décors, rappelle ainsi la situation intimiste du témoignage dans un documentaire. Ensuite, les uns après les autres, les hommes, de dos, sont chacun confrontés à une image, celle de mains ouvertes côté paumes, photographiées en noir et blanc (figure 2). À la question : « à qui appartiennent ces mains ? », ils tentent de répondre et de deviner l’un après l’autre : « un paysan qui a labouré sa terre toute sa vie », « un plombier », « un homme manuel qui travaille dur », « un vieil homme qui a beaucoup travaillé », « une femme de ménage ». Enfin, chacun d’entre eux voit apparaître la photographie de la personne à qui appartiennent les mains figées sur l’écran : leur sœur, leur mère ou leur fille. Puis chacune entre dans le studio, successivement. Le dialogue s’instaure, les larmes montent progressivement puis coulent, les sourires se crispent en sanglot étouffé, les rires gênés sont donnés à voir et à entendre, des yeux se mouillent. Une musique lente structurée autour de quelques notes de piano inspirant l’empathie voire la compassion accompagne la scène. Les protagonistes masculins promettent alors de partager avec leur sœur, leur mère ou leur fille les tâches ménagères. Le texte (toujours en dialecte marocain) apparaît aux téléspectateurs en blanc sur un écran noir (figure 3) : « une main n’applaudit pas seule, mais main dans la main tout devient facile. » [Traduction par nos soins]. Le logo de la marque apparaît seulement avec le dernier plan, en postancrage, accompagné du slogan « partageons les tâches ménagères » (figure 4).
Figure 1 : Capture d’écran à la cinquième seconde de la vidéo publiée sur la page Facebook de la marque Mio
Figure 2 : Capture d’écran à la trente-et-unième seconde de la vidéo publiée sur la page Facebook de la marque Mio.
Figure 3 : Capture d’écran à la quatrième minute de la vidéo publiée sur la page Facebook de la marque Mio.
Figure 4 : Capture d’écran du dernier plan de la vidéo (d’une durée totale de 4 minutes et 55 secondes).
Figure 5 : Capture d’écran de la publication de la vidéo accompagnée d’un texte sur la page Facebook de l’agence de publicité Rapp Maroc
Sur les médias socionumériques notamment la page Facebook de l’agence Rapp Maroc, cette production audiovisuelle est présentée et revendiquée en tant qu’« expérience sociale inédite au Maroc et totalement authentique » (figure 5). Ce concept (au sens marketing du terme) peut être défini comme une expérience menée avec des individus dans le but d’étudier leurs réactions spontanées dans un contexte donné. Le mot « publicité » ou un de ses dérivés ne sont pas employés. Il y a donc un brouillage dans l’identification du type de discours et dans la prise en charge énonciative du discours [Bonhomme 2013]. Le directeur de l’agence de publicité, Tarik Guisser, interviewé par le site d’information, Tv5monde.com, explique en outre que : « l’agence se positionne ouvertement en faveur de l’égalité dans les tâches ménagères. Cette expérience sociale est inédite, totalement authentique. […] Le casting s’est fait sur des critères autres qu’esthétiques, on s’est plutôt assuré à sélectionner des couples maman-garçon, papa-fille, époux-épouse authentiques sans leur dévoiler avant le tournage ni le sujet ni le contenu des questions qu’on allait leur poser »6.
En faisant apparaître, à la toute fin de la vidéo, le logo et le slogan comme si ceux-ci étaient subsidiaires, l’énonciateur crée un effet de surprise et modifie le statut de celle-ci : en effet, le spectateur n’est plus face à des témoins participant à une expérience filmée mais face à une production publicitaire. De plus, cette publicité met l’accent sur un sujet qui n’est pas du tout abordé par les publicitaires. La campagne publicitaire de Mio se présente comme une campagne citoyenne destinée à agir socialement, en sensibilisant et en invitant les citoyens à changer d’attitude au quotidien. Elle est destinée à mettre en lumière les inégalités dans la distribution des tâches dans les foyers marocains et répond plutôt à un contrat d’assistance et d’utilité publique selon la typologie de Lochard et Soulages [1998] : « informer pour faire agir de façon solidaire », alors que la communication de la marque répond à une finalité commerciale : « séduire pour inciter à l’achat ». Il s’agit donc ici d’un détournement portant sur l’une des composantes du contrat de communication publicitaire : la nature du propos. En effet, le bien de consommation n’est pas vanté explicitement par une argumentation centrée sur ses qualités et sur les bénéfices pour le consommateur mais il est incarné uniquement par métonymie (la main qui utilise les produits détergents et, de fait, s’abîme) et par le nom de marque dévoilé à la fin du document. Ce procédé permet d’ouvrir l’argumentation publicitaire sur une problématique socioculturelle plus large. En d’autres termes, il ne s’agit pas de schématiser [Grize 1990] l’objet du discours sous l’angle classique de la propreté ou des avantages directs procurés par l’achat d’un détergent pour le consommateur, mais de fondre celui-ci dans une démarche sociale et militante. Ainsi, tout au long du visionnage, le contrat publicitaire est camouflé [Lugrin 2002] par un contrat d’assistance citoyenne qui confère une dimension argumentative au discours. En effet, il s’agit de faire indirectement la promotion de la marque en l’associant à des valeurs. Par son slogan « partageons les tâches ménagères », qui prend la valeur illocutoire d’une invitation à agir, la marque Mio n’incite pas les consommateurs à acheter son produit mais devient un porte-parole, engageant les hommes de toute génération à prendre conscience des inégalités et à partager les tâches ménagères avec les femmes. Et elle valorise les femmes en créant une relation de complicité et de solidarité. Ainsi, cette vidéo met en exergue la responsabilité sociale de la marque, promue en argument et fait écho aux préoccupations des consommateurs cibles qui sont les femmes.
2.2. Le consommateur au cœur du dispositif publicitaire
La marque Mio en prétendant réaliser une « expérience sociale » s’inscrit-elle dans la tendance du socialwashing ? On connaissait déjà le greenwashing, qui peut être défini comme le fait pour une marque de s’engager dans une démarche de développement durable et de suivre la « tendance verte » afin d’améliorer son image auprès du grand public, sans pourtant changer les ingrédients du produit, les modes de production, les circuits de distribution, etc. Désormais on parle aussi de socialwashing ; Lendrevie et Lévy [2014], chercheurs et auteurs de plusieurs ouvrages de marketing, emploient cette notion pour désigner des formes de communication qui visent à améliorer l’image d’une marque avec des arguments qui s’appuient sur les représentations et l’imaginaire social. Dans cette dimension de la relation sociale, Stenger [2011] souligne quant à lui que toute activité sur les médias socionumériques peut être interprétée comme une prescription ordinaire, c’est-à-dire une forme de sollicitation ou de recommandation quant aux activités à réaliser. Ainsi, la prescription semble faire partie intégrante du « contrat de communication socionumérique ». Les marques savent désormais qu’une présence sur les médias socionumériques peut constituer une vraie opportunité pour développer leur part de marché et prescrire des comportements.
En ce sens, la production audiovisuelle de promotion de la marque que nous venons d’étudier constitue bien une forme de socialwashing puisqu’elle témoigne de l’engagement et la préoccupation sociale de la marque tout en dissimulant la communication publicitaire. Cette dernière a adopté une forme de communication distincte de la publicité dite traditionnelle. Dans les métadiscours qu’elle tient, l’agence conceptrice de la publicité Rapp Maroc soutient et valorise son caractère créatif7. On peut lire sur son site internet :
[C]’est aussi et surtout une agence nouvelle génération qui aide les marques à mieux se connecter ou à se reconnecter avec leurs audiences grâce à une agilité et une méthodologie de travail débridées et des idées créatives inspirées de la société dans laquelle nous vivons. Les marocains [sic] et les marocaines [sic] d’aujourd’hui […] leurs comportements d’achat et leurs rapports aux marques sont au centre de nos réflexions stratégiques et créatives grâce à des talents créatifs baignés de culture locale et des outils d’analyse issus du digital.8
Si on regarde plus précisément les stratégies argumentatives mobilisées, on peut formuler plusieurs remarques :
La première concerne le recours au dialecte dans toute la campagne publicitaire, qui est la langue maternelle de la majorité des Marocains. La marque a choisi des expressions qui véhiculent des valeurs collectives, valeurs du groupe, de la famille, et des mots à très forte charge culturelle [Galisson 1987], comme ch’qa, qui peut être traduit par « les tâches ménagères », mais dont le sens est plus profond encore dans l’imaginaire collectif marocain. Dans la culture marocaine, le mot ch’qa englobe toutes les tâches difficiles de la vie. En choisissant le verbe en dialecte à la première personne du pluriel de l’impératif ntâonou, qu’on peut traduire par « partageons », la marque se pose à la fois comme un acteur à part entière de la société préoccupée par les mêmes questions que les citoyens, mais aussi comme un leader d’opinion à même de peser sur les comportements quotidiens des hommes. Il semble que l’objectif soit de créer un effet de connivence immédiate avec le public, homme et femme.
La deuxième remarque concerne le processus d’identification : la production audiovisuelle de la campagne publicitaire met en scène différents profils de consommateurs : hommes et femmes de différents âges convoqué·e·s dans différents rapports de places [Flahault 1978] : fille/fils ; conjoint/conjointe ; mère/père, issu·e·s de différentes catégories socioprofessionnelles9. L’objectif est de créer un lien affectif, générationnel et intergénérationnel, qui va pouvoir ainsi faciliter l’identification des spectateurs aux hommes et aux femmes représenté·e·s.
Enfin, par le choix du thème du « partage des tâches ménagères » et la scène d’énonciation proposée sous forme d’une expérience sociale présentée comme authentique (tournée avec des anonymes qui se présentent avec leur vrai prénom, leur véritable fonction et origine), la marque se montre comme cherchant à susciter l’adhésion des consommateurs et à impulser un débat de société autour d’une problématique qui est, à ce jour encore, presque un tabou dans la société marocaine. L’annonceur se construit ainsi un éthos [Amossy 2000] de responsabilité citoyenne à la hauteur de son influence sur le public. Cette communication tire sa valorisation de la nouvelle doxa sociomédiatique [Bonhomme & Pahud 2013] prédominante qui est le parler-vrai et la transparence.
3. Les différentes figures du consommateur/citoyen convoquées par l’expérience sociale de la publicité Mio
En analysant les commentaires10 postés sur Facebook, on remarque que sur la page de l’agence de publicité, ce sont surtout les utilisateurs aux profils d’acteurs civils (associations, sociologues, artistes, journalistes, magazines, etc.) qui apparaissent en saluant l’initiative de la marque, en laissant des commentaires positifs (figure 6) et en partageant la vidéo. Cependant, sur la page de la marque, ce sont les utilisateurs/consommateurs/citoyens qui postent des commentaires positifs et partagent en accompagnant la vidéo de commentaires valorisants (« vraiment top, merci bcp pour cette sensibilisation, excellent message, bravooo », figure 7) ; ou en incitant les hommes à prendre soin des femmes (« Hum… Prenez soin d’elles… », figure 8).
Figure 611 : Capture d’écran du statut de deux utilisateurs partageant la vidéo postée sur la page Facebook de l’agence de publicité Rapp Maroc
Figure 7 : Capture d’écran des commentaires des internautes qui réagissent à la vidéo postée sur la page Facebook de la marque Mio
Figure 8 : Capture d’écran du partage d’une internaute de la vidéo postée sur la page Facebook de la marque Mio
De plus, si l’on y regarde de plus près, on peut remarquer que les internautes qui se manifestent mobilisent eux-mêmes plusieurs figures. Le consommateur se montre pluriel, à même d’adopter plusieurs « figures » [Cova & Cova 2009] :
- La figure du client c’est-à-dire du consommateur-prescripteur qui conseille les produits de la marque et informe les autres internautes qu’il achètera désormais ces produits :
(Exemple nº 1) : « vraiment un grand respect, c’est très intelligent de penser à cette idée pour la publicité et en même temps en transmettant un message. Plus distinguées que les autres entreprises. Vraiment j’encourage l’achat de votre produit en raison de cette formidable publicité. » (Homme de 22 ans, salarié d’une banque). |
Dans cet exemple, la prescription d’achat qui est formulée s’appuie à la fois sur l’évaluation méliorative de la publicité (« très intelligent », « formidable publicité », « plus distinguées » et sur la valeur de respect (« vraiment un grand respect ») attribuée à l’annonceur. Celui-ci est ainsi démarqué de la concurrence (« que les autres entreprises »).
- La figure du citoyen qui rappelle la problématique citée dans la vidéo et incite au changement :
(Exemple nº 2) : « vraiment top, merci bcp pour cette sensibilisation, excellent message, bravooo. » (Homme de 45 ans, professeur). |
(Exemple n° 3) : « c’est à cause de ça qu’on n’avancera jamais. Commencez par changer ça et après vous pouvez parler du changement… La plupart d’entre nous est comme ça. »12 (Homme de 35 ans, la profession n’est pas indiquée). |
(Exemple nº 4) : « publicité pour une marque de détergent Mio au Maroc. Très bien pensée et très touchante. On a bcp à apprendre de nos voisins. Bravo ! » (Homme de 27 ans, la profession n’est pas indiquée) |
(Exemple nº 5) : « Monsieur Virilité, ouvre la main de ta mère, sœur, grand-mère, tante ou la femme qui veille sur ta propreté… après regarde-toi dans le miroir et interroge-toi… »13 (Femme de 30 ans, la profession n’est pas indiquée) |
Ces quatre exemples montrent que la réception [Servais 2012, Méadel 2009] affichée de la publicité s’effectue à partir de cette figure du citoyen ou de la citoyenne militante. La marque peut à cette occasion être remerciée et valorisée pour son action.
- La figure du coénonciateur : c’est la figure qui prédomine. Le coénonciateur visionne la production audiovisuelle et la partage en l’accompagnant du hashtag « partageons les tâches ménagères » en incitant explicitement ou implicitement à la partager. Par son commentaire ou son statut, il participe à la diffusion et à la circulation virale de celle-ci :
(Exemple nº 6) : « une expérience sociale qui fait réfléchir et donne les larmes aux yeux… » (Minutebuzz, média marocain)13. |
(Exemple nº 7) : « bouleversant. » (Un réalisateur marocain, âge non indiqué) |
(Exemple nº 8) : « très très fort ! Même si vous ne parlez pas l’arabe marocain vous pourrez comprendre… cette marque de produits d’entretien domestique vise juste ! D’autant plus juste qu’en Europe et en Amérique du Nord les marques n’ont pas proposé le partage des tâches ménagères… » (Homme de 50 ans, sociologue et professeur d’université) |
(Exemple nº 9) : « bravooo » (Comédienne marocaine, âge non indiqué) |
(Exemple nº 10) : « pas besoin de mettre une intro… à regarder et surtout à partager au max. » (Activiste marocaine, âge non indiqué) |
(Exemple nº 11) : « franchement que Dieu nous pardonne. Bien qu’il s’agisse d’une publicité, c’est une création qui mérite le partage. »14 (Homme de 25 ans, profession non indiquée) |
(Exemple nº 12) : « vraiment top ce message j’ai eu les larmes aux yeux bravo. Si comme si vous parlez de moi : 28 ans de mariage, 28 ans de ghssil lama3ine, 28 ans de tasya9 ou tajfaf, 28 ans de tasbin dont 2 ans avec les mains quand la machine était en panne, 28 ans pour rien sans aucune considération fi akhir ntia 3amrak maderti walo ach kadiri ga3… »15 (Femme de 50 ans, profession non indiquée) |
(Exemple nº 13) : « la publicité est magnifique, j’ai pleurée. Vraiment, il y a que nous les femmes qui peuvent ressentir ça ! » (Femme de 28 ans, étudiante) |
(Exemple nº 14) : « le marketing intelligent : tout ceux qui ne connaissaient pas la marque Mio la connaissent maintenant, tout en touchant nos cœurs et notre sensibilité. Une publicité qui met les femmes (et pas n’importe lesquelles) sous les projecteurs plutôt que de mettre le produit ou la marque. Dans un pays où les consommateurs ont marre de l’injustice, c’est ce genre de pub qui fait plus effet qu’autre chose. Merci de nous avoir rappelé qu’avoir un foyer propre et vivable c’est grâce à un travail acharné d’une maman, d’une sœur d’une épouse, d’une fille. Merci à toute l’équipe. » (Homme de 24 ans, étudiant, marocain vivant en France). |
On le voit à travers ces exemples, les internautes profitent de l’acte de « partage » pour souligner l’universalité de la publicité (exemple nº 8), partager sa propre expérience (exemple nº 12), ou souligner l’émotion suscitée par le visionnage de la vidéo (exemples nº 6 et nº 13). Certains internautes se montrent sensibles à la stratégie publicitaire mise en œuvre par la marque et en profitent pour se doter d’un éthos d’« expert » (exemple nº 14). Si les internautes ne se montrent pas dupes de la nature publicitaire de la production en la désignant comme telle (exemples nº 1, 4, 11, 13, 14), on constate qu’ils utilisent la principale fonctionnalité du dispositif pour valoriser la marque et sa démarche ce qui permet à celle-ci d’exister au travers de la démarche et réciproquement à la démarche d’exister au travers de la marque. La figure du coénonciateur qui émerge de la diffusion de cette vidéo dans un environnement interactif est homogène dans la mesure où elle comprend exclusivement des commentaires orientés positivement. Ainsi, elle contribue à mettre en visibilité un ensemble de décodages de type « dominant-hégémonique » [Hall, 1994]16 qui partagent le système de valeurs véhiculé par la publicité ce qui renforce sa portée argumentative et sa dimension sociale.
Conclusion
La présente étude de cas nous a permis d’interroger la stratégie publicitaire adoptée par la marque MOI, catégorisée par les praticiens comme une stratégie de socialwashing. Cette stratégie consiste à dissimuler la communication publicitaire en mettant en avant des valeurs sociales qu’il s’agit de défendre et de valoriser au sein de la société marocaine. En effet, bien qu’au Maroc les tâches ménagères soient trop souvent confiées aux seules femmes, l’entraide familiale est une valeur sacrée dans la culture marocaine. La mise en relation du discours et de ses effets de sens potentiels avec sa réception sociale – tout du moins telle qu’elle se manifeste dans le corpus constitué – montre également que les internautes se saisissent d’effets de sens potentiels et de pistes interprétatives pour coconstruire et prolonger le sens et la portée argumentative et sociale de cette production audiovisuelle. Si celle-ci semble témoigner d’une modification des relations entre marque et consommateurs, les figures mobilisées attestent surtout d’une porosité des frontières et d’une intrication entre discours publicitaire et discours progressiste qui interroge sur la possible instrumentalisation de ce dernier à des fins mercantiles. Sur cette première base, et afin de dépasser le questionnement de l’instrumentalisation du social dans le discours publicitaire, il conviendrait, dans une étude de plus grande ampleur, de pousser la réflexion autour des relations entre types de discours et figures sous-jacentes. Enfin, une autre piste de travail à privilégier serait d’approfondir la mise en relation de cette question avec celle de l’identification des indices de mesure d’efficacité des stratégies publicitaires dans le cas du socialwashing.