Introduction
La publicité apparaît a priori comme une pratique discursive étroitement canalisée, tant dans ses visées – comme discours persuasif adressé au public à des fins commerciales – que dans son fonctionnement institutionnel. Cependant, si la publicité s’intègre dans un rituel sociomédiatique assez codifié, il est malaisé d’en circonscrire la nature profonde en raison de la diversité de ses supports (entre presse écrite, télévision ou Internet) et de la multimodalité de ses configurations (entre texte et image), sans parler de son hétérogénéité compositionnelle (entre slogan et rédactionnel) ou de la pluralité de ses formes de textualisation (entre description, récit et dialogue). Mais bien que la publicité soit protéiforme, elle reste malgré tout perçue comme de la publicité, même dans ses réalisations extrêmes1. En fait, son unité profonde n’est pas de nature formelle ou thématique, mais pragmatique. Plus précisément, par sa prétention à modifier les comportements économiques et psychologiques du public, elle trouve son fondement unitaire dans l’un des grands domaines de la pragmatique : celui des actes de langage.
Nous appuyant sur des annonces récentes tirées de la presse écrite, nous nous proposons de montrer comment la publicité constitue un type pragmatique de discours reposant sur une combinaison d’actes de langage stéréotypés et sur des opérations rhétoriques récurrentes qui permettent l’adaptation de ces derniers au particularisme de chaque contexte par des stratégies de brouillage, de masquage et de dépublicitarisation. De plus, nous nous interrogerons sur les rapports entre la force argumentative à l’œuvre dans les annonces et ce dispositif pragmatique d’ensemble qui se déploie inégalement sur les trois niveaux de la communication publicitaire :
- d’un côté, son niveau économique2, source et cible des annonces publicitaires, qui sera envisagé dans cette étude à travers ses traces discursives à l’intérieur des annonces ;
- d’un autre côté, son niveau énonciatif qui consiste à transmettre un message persuasif et qui s’avère central pour les actes de langage publicitaires, tout en étant subordonné au niveau économique et finalisé vers lui ;
- enfin, son niveau figuratif3, plus secondaire. Celui-ci représente ou joue l’univers des produits au moyen de mises en scène identifiables dans le texte et dans l’image. Mobilisant des scénarios et différents personnages, réels ou fictifs, ces mises en scène contribuent à la théâtralisation de la publicité.
1. Le script publicitaire et ses trois macro-actes matriciels
À la fois épidictique par son éloge des produits et délibérative4 par son incitation à leur consommation, la publicité trouve son principe organisateur dans un script sous-jacent basé sur trois macro-actes discursifs qui conditionnent la force argumentative de ses messages commerciaux et qu’on peut théoriser à partir du cadre pragmatique fourni par J. Austin [1970], J. Searle [1972 et 1982] et D. Vanderveken [1988].
À travers sa dimension épidictique, la publicité est assertive, disant comment est le produit, tout en le décrivant plus ou moins. Au premier abord, l’assertion publicitaire est nette, en nous affirmant que le produit existe et qu’on peut en vérifier les propriétés. Mais si la majorité des assertions publicitaires semblent avoir les traits des actes assertifs relevés par J. Searle5, elles ne sont pas dépourvues d’ambivalence en raison des connotations variées qui se greffent sur elles, ainsi que de leurs oscillations entre jugements de fait et jugements de valeur, entre qualités réelles et qualités imaginaires des produits. En réalité, les assertions publicitaires sont avant tout des constructions discursives visant à crédibiliser une présentation positive des produits. Sous cet aspect, elles se limitent principalement à l’acte de louer6.
À travers sa dimension délibérative, la publicité est directive, le monde du public-consommateur étant censé s’ajuster au discours de l’annonceur par le fait de devenir acquéreur du produit promu. Le macro-acte directif sous-jacent à la publicité se spécifie en deux actes plus précis. D’abord, celui de conseiller, axé sur l’intérêt personnel du lecteur-consommateur. Ensuite, celui de recommander qui concerne la conformité de l’intérêt personnel de chacun avec le profit collectif de la société de consommation, ce que D. Vanderveken [1988 : 185] formule en ces termes : « Recommander, c’est conseiller en présupposant que ce qui est recommandé est bon en général, et pas seulement pour l’allocutaire ».
À ces deux macro-actes de discours s’en ajoute un troisième qui cautionne le bon aboutissement du script publicitaire et qui correspond aux actes engageants de D. Vanderveken. Orienté sur le futur, le macro-acte engageant vise à responsabiliser l’instance publicitaire quant à la satisfaction du public. Il se subdivise d’une part en promesse qui constitue l’un des termes techniques du marketing7 et qui lie moralement l’annonceur à des obligations de résultat pour l’acheteur-consommateur, la promesse dépendant étroitement en outre des conditions de sincérité du discours. Le macro-acte engageant se subdivise d’autre part en garantie qui assure au public une compensation, notamment pour le cas où la promesse ne serait pas tenue. L’acte de garantie est le fait de l’annonceur (voir la devise « Satisfait ou remboursé »), mais surtout celui des institutions réglementant la publicité : lois contre la publicité mensongère8, tribunaux de commence en cas de litige…
Au niveau illocutoire du discours, ces trois macro-actes assertif, directif et engageant forment une structure initiative d’intervention dans l’acception d’E. Roulet [19859]. En effet, même si elle se régule sur les courants socioculturels en vigueur ou sur les goûts et l’idéologie du public, la communication publicitaire consiste fondamentalement en une prise de parole sollicitative. Endossant tour à tour les rôles de négociateur, d’influenceur ou de manipulateur, l’annonceur cherche immanquablement, par son dire persuasif, à infléchir le comportement économique du public, en l’incitant à acheter et à consommer le produit.
Nous pouvons à présent synthétiser le script pragmatique sous-jacent à la communication publicitaire :
Figure 1. Script pragmatique du discours publicitaire
Phase illocutoire du dire persuasif (structure d’intervention) |
Phase perlocutoire de la transaction pratique |
Annonceur | Public |
MA assertif – MA directif | |
(Décrire/Louer P) (Conseiller/Recommander P) | Acheter/Consommer P |
- - - - - - - - - - - - - - - - - | - - - - - - - - - - - - - - - - - |
MA engageant (Promettre/Garantir [satisfaction de P]) |
MA = macro-acte
P = produit
Sur un autre plan, ces macro-actes discursifs à la base des annonces ont une force illocutoire variable d’après l’importance qu’ils accordent à la dimension épidictique ou délibérative, la première étant en apparence moins directement argumentative que la seconde. De même, leur force illocutoire est plus ou moins marquée suivant les stratégies persuasives qu’ils mettent en œuvre entre le logos et le pathos, les procédures rationnelles liées à l’argumentation logique ayant un pouvoir de conviction davantage perceptible que la sollicitation des affects. De plus, ces macro-actes se manifestent fréquemment par des réalisations hybrides, à l’exemple de l’éloge assertif qui implique peu ou prou, selon les contextes, le conseil et la recommandation. Enfin, le fait qu’ils opèrent couramment dans un cadre multimodal, entre le texte et l’image, leur confère un fonctionnement mouvant. Cette instabilité caractérisant le script pragmatique de nombreuses annonces est symptomatique dans une publicité pour le condiment Savora [in L’Illustré du 20/06/2015] :
(1) Publicité Savora (schématisation) : |
Cette publicité paraît plutôt assertive que directive, en exposant les propriétés et les avantages du produit, sans développer une argumentation explicite. Par ailleurs, l’assertion y est multimodale, étant en même temps verbalisée par le slogan à travers le syntagme « Liaison savoureuse » et représentée iconiquement par la monstration d’un pot de Savora et de lèvres en gros plan. Cette publicité privilégie ainsi le registre épidictique, fondé sur l’éloge assertif du produit et de ses effets. Ce registre épidictique est encore renforcé par la parodie du slogan qui détourne le titre du roman célèbre de P. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, comme on le verra plus loin. Mais un tel montage assertif endosse également une orientation directive non seulement en établissant une « liaison » verbo-iconique entre le produit et le lecteur-consommateur potentiel représenté par les lèvres10, mais aussi en les confondant, à travers la colorisation en jaune des lèvres par la couleur du produit. De surcroît, sur le plan affectif du pathos, cette liaison/confusion entre le produit et sa cible baigne dans un univers de plaisir, que celui-ci soit dit dans les brefs fragments textuels (« savoureuse », « par amour du goût ») ou montré par les lèvres et la couleur chaude du jaune. De la sorte, dans cette publicité, l’assertion des bénéfices du produit se transforme en une forte incitation du public à le consommer, le succès de la démarche publicitaire étant anticipé par le montage de l’annonce.
2. Discours publicitaire et méta-actes rhétoriques
En plus de la complexité de son script, l’originalité de la publicité comme genre est de le soumettre à des transformations systématiques dans la mise en discours des annonces, de façon à en accroître la force argumentative et à en optimiser les conditions de réussite en fonction des contextes médiatiques. Indissociables de la rhétorique publicitaire, ces transformations peuvent être décrites en termes de méta-actes, dans la mesure où elles s’exercent sur la pratique publicitaire elle-même. Ces méta-actes rhétoriques sont principalement de trois sortes.
2.1. Méta-actes de brouillage
On relève d’abord des méta-actes de brouillages récurrents qui amplifient la force argumentative du discours publicitaire en agissant sur l’ancrage des annonces et en augmentant la portée référentielle des produits promus. Mais ces méta-actes s’effectuent dans le flou, donnant lieu à plusieurs interprétations conjointes et se diffractant généralement sur les différents niveaux de la communication publicitaire.
2.1.1. Jeu sur la portée des assertifs et des directifs
De tels brouillages affectent notamment la portée des assertifs et des directifs actualisés à la surface des énoncés. Soit les deux slogans publicitaires suivants pour les assertifs, respectivement diffusés dans L’Express [17/02/2012] et dans Jeune Afrique [16/08/2014] :
(2) Kenzo est avenue George V. |
(3) Mercedes. Le camion de l’Afrique. |
Ces slogans autorisent deux lectures :
- Une lecture en deçà, avec une interprétation situative de « est » en (2) (se trouve dans) et une interprétation limitative de l’article défini en (3) : Le camion de l’Afrique parmi d’autres. Mais si elle est conforme à la réalité, cette lecture spécifique pèche par son informativité peu évidente.
- En fait, la « grammaire rusée » de ces énoncés (pour reprendre une formulation de B. Grunig [1990 : 25]) sollicite une seconde lecture par-delà, plus appropriée à la nature épidictique du genre publicitaire. En (2), « est » peut prendre également une acception équative, signifiant s’identifie à, Kenzo ne faisant alors qu’un avec l’avenue prestigieuse constituant le siège social de cette marque. Pareillement en (3), la déformabilité de l’article défini permet une interprétation hyperbolique du slogan : « Mercedes. L’unique camion de l’Afrique », « le » désignant à ce moment la totalité de la classe qu’il recouvre. Dans les deux cas, l’assertion devient éloge, accroissant la portée et, partant, la valorisation des marques concernées.
Ces brouillages touchant les assertifs sont parfois multimodaux quand ils impliquent le texte et l’image, comme dans une annonce pour l’organisme suisse Zewo [in 20 minutes du 08/11/2019] qui supervise un ensemble d’associations caritatives :
(4) Publicité Zewo (schématisation) : |
Dans cette annonce, le brouillage créé par les trois doigts partiellement posés sur le texte suscite deux acceptions concomitantes pour l’accroche assertée, selon la figure de la syllepse11 : d’une part, une acception négative, en ce que « POKER » transparaissant à l’arrière-plan désigne figurément l’issue hasardeuse de certains dons financiers ; d’autre part, une acception positive, en ce que « OK » émergeant au premier plan réfère à la transparence des dons certifiés par l’organisme Zewo. Secondairement, le montage de cette main provoque un jeu sens propre / sens figuré dans le slogan assertif associé : « Votre don en bonnes mains », en réactivant la lecture littérale initiale de cette locution métaphorique lexicalisée.
D’autres brouillages rhétoriques diluent les frontières entre les assertifs et les directifs dans les énoncés. Ainsi en est-il avec les nombreux infinitifs publicitaires qu’illustre ce slogan pour l’Office du tourisme irlandais [in Le Point du 10/05/2014] :
(5) Irlande. Aller loin sans aller loin. |
Cette occurrence joue sur l’ambiguïté modale de l’infinitif, simple nom du verbe exprimant un procès non actualisé. Cet infinitif est pragmatiquement hybride car il peut recouvrir soit un assertif fortement objectivé : On va loin, soit un directif paraphrasable en un impératif : Allez loin. Rendant possible une lecture informative ou incitative de l’infinitif, un tel flou en amplifie d’autant plus le rendement pragmatique.
2.1.2. Jeu sur la prise en charge des assertifs et des directifs
Ces brouillages se doublent régulièrement d’ambiguïtés calculées sur la prise en charge énonciative des verbes à la surface du discours. Ceux-ci peuvent être simultanément saturés par plusieurs énonciateurs, ce qui produit l’effet polyphonique typique de la publicité. Ainsi, comme nous l’avons montré ailleurs [J.-M. Adam & M. Bonhomme 2012], les assertifs publicitaires sont souvent actualisés avec on, pronom caméléon bien connu, à l’instar de l’énoncé ci-après [in VSD du 18/03/2012] :
(6) MUTZIG. Quand on est très bière. |
On peut ici s’appliquer implicitement au fabricant, à l’annonceur, au lecteur et au consommateur, donnant une résonance indéfinie à ce slogan.
Un même brouillage polyphonique se retrouve avec les directifs. Soit l’accroche d’une publicité pour un parfum Caron [in Femme actuelle du 22/02/2008] :
(7) Aimez-moi, c’est juste le nom de mon parfum. |
Au premier abord, Aimez-moi, devenu le nom du produit par une dérivation délocutive12, constitue une invitation pressante à la consommation que celui-ci adresse aux lectrices de l’annonce. Mais d’autres voix se cachent et se diffractent derrière ce directif. Par exemple, celle de l’utilisatrice d’Aimez-moi à ses soupirants, ce que suggère l’image associée montrant une femme lascivement allongée sur un fauteuil. Ou encore, celle du parfumeur au public. Tout en opacifiant le contenu propositionnel du directif Aimez-moi, un tel cumul de voix intensifie l’impact de l’annonce.
2.2. Méta-actes de masquage
Si les brouillages qu’on vient de voir ont avant tout une portée pragmatique offensive, dans la mesure où ils accroissent la territorialité des produits, l’énonciation publicitaire met parallèlement en œuvre des méta-actes rhétoriques de masquage systématique, d’ordre défensif cette fois, en ce qu’ils sont destinés à atténuer les aspects problématiques du script sous-jacent à la publicité. Axés sur la réception des annonces, ces masquages s’exercent dans deux domaines.
2.2.1. Masquage des macro-actes discursifs menaçants
En premier lieu, la publicité masque régulièrement, à la surface de son discours, les deux macro-actes de langage les plus « menaçants » (au sens de P. Brown & S. Levinson [1987 : 60]) qui composent son script : les promissifs et les directifs.
On a vu que toute publicité repose sur un engagement de résultats, soit moral (la promesse), soit juridique (la garantie). Or si la garantie est un acte antimenaçant pour le lecteur-consommateur et finalement peu menaçant pour l’annonceur, étant donné qu’elle s’appuie sur des assises juridiques et administratives solides, auxquelles s’ajoute la fiabilité du fabricant, ce n’est pas le cas pour la promesse qui n’est étayée que par l’engagement subjectif de l’annonceur, démarche aléatoire s’il en est. De ce point de vue, la promesse est un acte doublement menaçant. D’un côté, l’annonceur n’est plus libre, mais obligé d’honorer sa promesse. D’un autre côté, si cette dernière n’est pas tenue, ce qui arrive souvent, cela crée pour le lecteur-consommateur une privation des bénéfices espérés13.
Devant ce double risque, alors que la garantie est en principe mise en avant, devenant même l’argument de nombreuses annonces14, on assiste à un masquage généralisé de la promesse dans les énoncés publicitaires, selon divers procédés. Tantôt elle est mise à distance et traitée comme suspecte par une annonce Tornado [in Elle du 04/2009] :
(9) « Un aspirateur qui me promet 20 % de puissance en plus ? Je demande à voir. » |
Tantôt la promesse est mentionnée sous une forme résultative dans une publicité pour les produits de beauté Roc [in Femme actuelle du 12/11/2016], ce qui annule les risques qui lui sont attachés :
(10) Roc. Promesses tenues. |
Tantôt la promesse est diluée dans une formulation floue et polysémique, comme en témoigne ce slogan pour le dentifrice Fluocaril [in L’Illustré du 19/04/2015] :
(11) Fluocaril. Pour un monde sans carie. |
Dans une telle occurrence, on peut hésiter entre une expression assertive (Fluocaril est pour un monde sans carie) ou promissive (Fluocaril promet un monde sans carie). Tantôt enfin la promesse est implicitée, l’énoncé publicitaire n’en faisant pas état.
On observe un masquage rhétorique analogue avec les directifs qui sont potentiellement menaçants pour leurs récepteurs, car ils constituent une incursion contraignante dans leur vie personnelle et il est toujours déplaisant de se voir submergé de conseils et de recommandations. Cela explique que la directivité des annonces publicitaires soit massivement estompée. Entre autres, les impératifs sont atténués par leur entourage textuel gratifiant, comme la gratuité de la démarche sollicitée dans une annonce pour une association naturiste [in L’Express du 16/11/2016] :
(12) Recevez gratuitement la brochure des Villages Naturistes de France. |
De même, surtout lorsque la directivité des impératifs porte sur l’acte d’achat15, elle est couramment voilée par des figures : mots-valises valorisant l’investissement immobilier par le loisir qu’il permet dans une publicité Lop [in VSD du 11/10/2012] :
(13) Inveskissez en Andorre, |
hyperboles donnant une portée mythique à l’acquisition d’une résidence secondaire à la montagne dans un slogan pour la société immobilière Fabbro [in Le Point du 27/09/2011] :
(14) Achetez le Mont Blanc, |
litotes minimisant le sacrifice financier occasionné par l’achat d’une Nissan [in VSD du 04/08/2017] :
(15) Regardez le prix : Nissan Micra à partir de 13 200 euros. |
Ou encore, la directivité des impératifs est neutralisée sous la forme d’infinitifs, comme on l’a constaté en (5) : « Irlande. Aller loin sans aller loin ». Mais dans la majorité des cas, les directifs restent implicites, tout comme les promissifs, ce qui assure la prépondérance des publicités assertives, avec leur impression d’évidence.
2.2.2. Masquage du cadre discursif d’intervention
En deuxième lieu, conjointement à l’estompage des macro-actes problématiques, on remarque une dissimulation fréquente de la structure communicative d’intervention qui régit le genre publicitaire. Les interventions monologiques des annonceurs comportent en effet le risque d’importuner les lecteurs par leurs invasions territoriales intempestives, de paraître leur dicter des conduites, voire de les manipuler. Ces excès ont conduit aux dérives de la publicité-matraquage, vue comme « aliénation » des foules par F. Brune [1985 : 46], ou à celles de la publicité clandestine dénoncée par V. Packard [1984]. Pour éviter ce risque, les annonceurs multiplient les procédures dialogiques qui simulent la participation du public aux annonces et qui transforment l’intervention publicitaire en un simili-échange, lequel prend la forme d’une énonciation sérieuse ou non sérieuse.
Le dialogisme sérieux s’effectue ordinairement par le recours aux actes de langage expressifs et interrogatifs qui, en publicité, sont le plus souvent des feintes rhétoriques. Pauvres en contenu propositionnel, les expressifs publicitaires sont en effet, la plupart du temps, de simples procédés « phatiques » (dans l’acception de R. Jakobson [1963 : 217]) renforçant le contact avec le public. C’est le cas des formules de salutation qui valorisent la face positive du public allocuté, comme dans cette accroche pour l’entreprise laitière Cremo [in L’Hebdo du 17/03/2018] :
(16) Bienvenue dans l’univers de Cremo. |
Il en va de même pour les formules d’excuse, telle celle adressée aux chaînes télévisées concurrentes dans une annonce pour TF1 [in L’Express du 05/01/2010], à la suite de sa meilleure audience :
(17) Pardon16. |
Mais le masquage du monologisme publicitaire privilégie, à la surface du discours, les actes de langage interrogatifs, en théorie les plus interactifs puisqu’ils supposent un transfert de la parole en direction de l’interlocuteur. Ainsi en est-il quand, dans une publicité pour les produits de soin Decléor [in Femme actuelle du 21/06/2018], l’annonceur prête une interrogation réactive à une allocutaire méfiante. Cependant, cette question est immédiatement fermée par le rédactionnel consécutif qui complète l’information provisoirement mise en doute :
(18) « Vous me dites Huiles Essentielles, mais essentielles à quoi ? » Essentielles à quoi ? Mais tout simplement essentielles à la santé de votre beauté. Explication : entre la pollution, le stress, la météo et toutes les autres agressions, votre peau crie grâce ! Pour restaurer ou pour conserver son capital beauté, il s’agit d’aller au fond des choses et d’apporter à vos cellules la santé, l’équilibre et l’énergie dont elles ont un besoin vital. Heureusement, les plantes ont des molécules pour tout ça. Et ces Huiles Essentielles qui vous intriguent tant ne sont simplement que le meilleur du meilleur des plantes. Elles agissent comme stimulants cellulaires, elles travaillent en profondeur, mais en douceur, car bien sûr elles sont naturelles à 100 % ! Elles sont à la base de l’efficacité reconnue des Soins de beauté Decleor. |
De plus en plus dans les publicités actuelles, sous l’influence des nouveaux courants sociaux de la culture-pub et de la pub-spectacle qui impliquent un public médiatiquement expert17, le masquage de l’intervention autoritaire de l’annonceur adopte une énonciation non sérieuse ou plus précisément humoristique. Davantage qu’une figure de style, l’humour constitue un méta-acte de langage dans les annonces, dont le but est d’atténuer leur dimension sollicitative par une énonciation décalée qui affecte le fonctionnement usuel des actes de langage. Entre autres, l’humour publicitaire s’appuie sur la dislocation des actes de langage assertifs. Par exemple, une publicité pour les vêtements Kookaï [in VSD du 20/03/2013] exploite le procédé multimodal du teasing18 pour enchaîner deux assertions incompatibles :
(19) PAGE A : Cette publicité est superbe. La suivante est nulle. PAGE B : Cette publicité est formidable. La précédente était ratée. |
À travers cette énonciation contradictoire empreinte d’autodérision, le sens littéral de l’énoncé implose au profit de la seule relation de complicité établie avec les lecteurs. Dans d’autres annonces telle la publicité ci-après pour la société de location de voitures Sixt [in Le Figaro du 16/01/2014], se basant sur l’actualité politique du moment, l’humour publicitaire s’exerce au détriment d’une cible, comme le président François Hollande, à la suite de ses rendez-vous amoureux en scooter avec l’actrice Julie Gayet :
(20) M. le Président, la prochaine fois, évitez le scooter. Sixt loue des voitures avec vitres teintées. |
Mais il s’agit toujours de requérir la connivence du public, en se détachant du script conventionnel de la publicité. L’annonce n’en perd pas pour autant sa force argumentative. Mais celle-ci se voit déplacée sur l’empathie dans l’humour instaurée avec les lecteurs et renforcée par ce dernier.
2.3. Méta-actes de dépublicitarisation
À côté des réalisations précédentes qui masquaient de l’intérieur divers traits constitutifs du script publicitaire, on observe de plus en plus des annonces qui déstabilisent le genre publicitaire lui-même, en le voilant par des pratiques externes. Celui-ci paraît alors se nier et se résorber dans des genres qui lui sont étrangers. Caractéristiques de nos sociétés « postmodernes » d’après N. Riou [1999 : 79], ces méta-actes de dilution du genre publicitaire peuvent être décrits en termes de « dépublicitarisation », selon la formulation de K. Berthelot-Guiet [2015 : 10619]. Concrètement, les méta-actes de dépublicitarisation consistent soit à déplacer les objectifs de base du script publicitaire (promouvoir des produits) sur d’autres objectifs, soit à saturer le script publicitaire par des modes d’écriture issus d’autres genres.
2.3.1. Dépublicitarisation des objectifs commerciaux
Depuis deux ou trois décennies, de nombreuses marques délaissent la promotion marchande au profit d’autres régimes de communication. Il importe de rappeler à ce propos le rôle précurseur joué par les annonces Benetton dans les années 1990, après que le photographe Oliviero Toscani eut pris en charge leur stratégie publicitaire, en accordant un rôle prépondérant à leur composante iconique. Leur principal objectif semblait être non pas d’assurer la promotion des vêtements fabriqués par cette marque, mais de mettre en spectacle et de dénoncer les misères du monde : racisme, maladie, absurdité de la guerre… Ainsi, adoptant les techniques du shockvertising fondées sur la provocation et la recherche de chocs émotionnels20, une campagne Benetton de 1993 se propose d’agir contre l’exclusion des malades du sida, en exhibant en gros plan l’image d’un corps humain sur lequel est tatouée la mention « HIV positive ». Ou encore, une campagne diffusée par la même firme en 1994, au moment de la guerre en ex-Yougoslavie, représente l’uniforme souillé de sang d’un jeune soldat tué au combat, avec l’objectif déclaré de susciter un mouvement en faveur de la paix. Ces campagnes n’ont pas manqué d’alimenter de nombreuses polémiques en leur temps, mais comme l’écrit O. Toscani [1995 : 46], « le message de Benetton, c’est le débat sur les grandes questions touchant l’humanité ».
Dans le prolongement de Benetton, d’autres campagnes récentes altèrent massivement leurs messages commerciaux par des messages en principe sans rapport avec le marketing publicitaire. C’est le cas lorsqu’elles prétendent se substituer au politique, à l’instar des publicités « citoyennes » des magasins Leclerc21. Il en est de même quand, s’inscrivant dans une démarche dite « aspirationnelle » [M. Declerck 2007 : 149] et revendiquant une communication responsable, elles s’impliquent dans les problèmes de société. Pensons aux campagnes des produits de soin Dove contre la tyrannie du jeunisme et en faveur des femmes âgées, ou à celle de la firme automobile Opel s’engageant dans les débats écologiques avec ce slogan [in L’Illustré du 09/05/2017] :
(21) Tout le monde parle écologie. Opel agit pour la planète. |
On pourrait encore mentionner les campagnes publicitaires qui participent, depuis quelques années, à la promotion de la santé publique, à l’exemple de celles de Danone sur l’anorexie mentale ou de celles de Coca-Cola, avec sa « charte d’engagement nutritionnel ».
Si le script générique de la publicité n’est plus pleinement assumé par les annonces de ces campagnes et si leur force argumentative proprement commerciale paraît se dissoudre, celle-ci ne disparaît pas pour autant, restant à l’arrière-plan de leur dispositif, car il s’agit toujours de promouvoir des produits en dernier ressort. En fait, comme l’ont montré M. Bonhomme et S. Pahud [2013], cette force argumentative mercantile est relayée par des forces argumentatives d’une autre nature : celles liées à l’impact médiatique de ces campagnes auprès des lecteurs et à leur plus-value socioculturelle dans l’espace public.
2.3.2. Dépublicitarisation de l’écriture publicitaire
Parallèlement, on constate progressivement une dépublicitarisation du script publicitaire due à des méta-actes de « vampirisation » (au sens de F. Jost [1985 : e4]) qui transfigurent son écriture. En d’autres termes, la publicité tend à travestir sa généricité en empruntant des formes textuelles à d’autres genres. Le genre publicitaire adopte alors des productions discursives exogènes à travers une forte pratique de l’intertextualité. De plus en plus attestée dans les annonces actuelles – et singulièrement dans celles qui privilégient la célébration des marques au détriment des produits – cette fuite vers l’intertextualité se manifeste par deux opérations de vampirisation prédominantes : celles du pastiche et de la parodie.
D’un côté, la publicité recourt facilement au pastiche, défini comme l’imitation de matrices discursives sous-jacentes, qu’elles soient scripturales ou génériques. Cela donne des pastiches de style, exemplifiés par cette annonce pour la firme Vittel [in L’Illustré du 15/07/2018] qui amalgame dans son message commercial les marques stéréotypées du langage « jeune », actuellement à la mode :
(22) Léa, 7 ans, accro au calcium à la fraise. P’tit Vittel Ya qu’ta mère pour croire que c’est de l’eau ! |
La publicité moderne se signale encore par ses pastiches de genre imitant le dispositif textuel des types de discours les plus inattendus, ce qui opacifie ses traits distinctifs. Entre autres, elle peut se fondre dans les configurations de l’article de dictionnaire, comme l’atteste une annonce pour la firme Buick [in Le Temps du 20/12/2008] :
(23) Curiosity, n. 1. curiosité ; out of c., from c., par curiosité ; I was dying of c., je mourais de curiosité. 2. (object) curiosité, rareté. Curious, curieux ; to be curious to see sth., être curieux de voir qch. Buick Regal. La nouvelle américaine de General Motors. |
Certaines publicités prennent la forme d’un avis de recherche, à l’exemple de l’annonce Toyota [in Le Point du 11/05/2013] ci-après :
(24) DISPARU Au volant de sa Toyota Yaris […] Si vous pensez avoir vu Henri, téléphonez au 01 40 52 91 4722. |
D’un autre côté, la publicité dépublicitarise son écriture en recourant à la parodie qui transforme un texte source spécifique (ou hypotexte) en un texte cible (ou hypertexte) hybride. À la différence du pastiche qui opère des recréations très souples à partir d’un moule de discours, la parodie publicitaire est étroitement contrainte par le particularisme de l’occurrence qu’elle vampirise. Ainsi, le slogan parodique suivant pour les machines-outils BCV Entreprise [in Le Temps du 13/06/2016] conserve la charpente syntaxique du proverbe (« La parole est d’argent et le silence est d’or ») qu’il déstructure :
(25) Mes machines sont d’argent. Mes hommes sont d’or. |
La publicité parodie aussi abondamment les titres de romans, comme Les Liaisons dangereuses de P. Choderlos de Laclos dans l’annonce (1), ou les citations célèbres, telle celle du Discours de la méthode de R. Descartes (« Je pense, donc je suis ») dans une annonce pour la chaîne alimentaire Coop [in L’Hebdo du 14/07/2018] :
(26) Je mange, donc je suis. |
Il lui arrive également de détourner des fragments plus développés, à l’instar de ce rédactionnel pour le vin mousseux Carlton [in VSD du 11/09/2011] qui recycle une strophe du poète P. Verlaine :
(27) Publicité Carlton Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D’un alcool inconnu dont la saveur m’étonne Et dans ses bulles folles au parfum enivrant J’entends parfois chanter ce nom subtil : Carlton. Paul. V. [Parodie de la première strophe de « Mon rêve familier » de P. Verlaine : Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime, Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.] |
Plus largement, les parodies publicitaires se font volontiers multimodales, à l’exemple de l’annonce suivante [in Le Nouvel Observateur du 26/12/2002] qui hybride des images d’un modèle de la marque Mercedes dans deux vers de P. Corneille23 :
(28) Publicité Mercedes-Benz (schématisation) : |
[Parodie du Cid (IV-iii) de P. Corneille : Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort, Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.] |
Comme pour les publicités détournées de leurs objectifs promotionnels, les amalgames textuels du pastiche et de la parodie édulcorent au premier abord la force de l’argumentation commerciale des annonces qu’ils affectent. Cependant, ce problème apparent est amplement compensé par deux gains sur le plan persuasif. En effet, de telles pratiques de vampirisation accentuent la valorisation du message publicitaire, positivé par la notoriété des genres ou des discours qu’il détourne, cette notoriété ayant des chances d’entraîner une adhésion plus rapide des lecteurs. En outre, la double activité de captation et de subversion attachée à ces pratiques de vampirisation obéit à une stratégie de séduction qui révèle l’inventivité de l’annonceur et qui inhibe à des degrés divers les réactions défensives du public, transformé en partenaire ludique, lors de la phase toujours délicate de la réception publicitaire.
Conclusion
Au terme de ces quelques réflexions, on mesure la complexité du concept de « force argumentative » appliqué à la publicité. Fondamentalement, la force argumentative de cette dernière émane de son script sous-jacent, articulé autour de trois macro-actes constitutifs, respectivement assertifs, directifs et engageants. Mais cette force argumentative inhérente au discours publicitaire se voit filtrée et amplifiée à la surface des annonces par deux grands types d’opérations rhétoriques : les méta-actes de brouillage qui augmentent la portée de l’argumentation publicitaire et les méta-actes de masquage qui en gomment les aspects les plus défavorables. En même temps, à travers ce traitement rhétorique, l’argumentativité des annonces se fait de plus en plus centrifuge, au détriment de leur contenu promotionnel et au profit de leur relation envers le public, notamment avec les publicités de marque qui recherchent la fidélisation de celui-ci. Cette indirection croissante de l’argumentation publicitaire par rapport à l’époque de la réclame, en passant par les courants successifs de la publicité suggestive, projective, puis ludique24, va actuellement jusqu’à mettre en cause le genre publicitaire lui-même avec sa dépublicitarisation, ce qui affecte inévitablement l’horizon d’attente des lecteurs.
Cette répugnance de la publicité récente à s’afficher comme commerciale pose le problème de l’évaluation des publicitaires sur leur pratique professionnelle. Est-ce que seulement promouvoir des produits de façon à en assurer les ventes constitue à leurs yeux une activité socialement discréditée ? De fait, suite à la suprématie croissante des médias et à l’évolution de la culture du public dans notre monde moderne, les publicitaires ne se satisfont plus d’être uniquement des promoteurs de lessives ou d’automobiles. Ils revendiquent un rôle social et intellectuel, mis en évidence par les publicités citoyennes et les appropriations intertextuelles que l’on a relevées, lesquelles élargissent le genre discursif qu’ils pratiquent. Dans ce sens, comme le note B. Cathelat [1987 : 25], « la pub peut s’installer sans honte au double Panthéon des sciences économiques et des Arts-et-Lettres ».