Introduction
Dans le prolongement des travaux menés par Danblon et Nicolas (Danblon et Nicolas 2010 ; Nicolas 2014 ; Danblon 2020) et des récentes réflexions en analyse du discours sur les théories du complot (voir notamment Demata et al. 2022), cet article se propose d’analyser un mécanisme persuasif – le recours à l’exemple historique – à l’œuvre dans certains discours complotistes1. Nous considérons en effet les discours complotistes comme des discours qui refusent l’explication communément admise d’un événement. De fait, ils se présentent comme des contre-argumentations qui doivent non seulement exposer leurs arguments, mais surtout persuader les auditoires de leur version des faits de l’événement dont ils traitent (Nicolas 2014 ; Herman et Oswald 2022).
Nous situons ainsi notre analyse des discours complotistes dans une approche rhétorique descriptive (Amossy 2021 [2000] ; Piazza 2004 ; Danblon 2013) qui cherche, non pas selon une démarche normative à identifier les potentielles erreurs de raisonnement présentes dans ces discours, mais bien à comprendre pourquoi et comment ils peuvent avoir un effet persuasif. En rhétorique, on a coutume de considérer trois niveaux de preuves2 dans la persuasion : la construction discursive d’un raisonnement logique (logos), le caractère de l’orateur qui se donne à voir par le discours (ethos) et la disposition émotionnelle de l’auditoire (pathos). Au niveau du logos, dans les discours complotistes en particulier, le seul niveau factuel de l’argumentation logique ne suffirait pas à emporter l’adhésion.
En effet, avec cette étude, nous pensons pouvoir soutenir que la persuasion complotiste n’est pas simplement d’ordre logique et factuel – niveau sur lequel portent principalement les travaux autour des biais cognitifs et de fact-checking3 – mais qu’elle repose aussi sur un effet persuasif lié à l’exemple historique (paradeigma4). Nous nous concentrerons sur trois de ses fonctions persuasives : une fonction d’argumentation par l’analogie [3.1], une fonction épidictique [3.2] et une fonction exemplaire [3.3] (Paissa 2016).
Nous ferons ensuite l’hypothèse que produire une argumentation fondée sur l’exemple historique contribue à la construction d’un ethos5, pour les orateurs complotistes, comme des témoins de l’événement dont ils traitent. D’une part cet ethos particulier aux orateurs complotistes légitime et authentifie leurs discours, et d’autre part, leur permet de proposer un discours persuasif pour les événements dont ils se font les porte-paroles.
1. Présentation du corpus
Pour explorer cette hypothèse, nous avons choisi un corpus composé principalement de différents extraits de discours complotistes, en français, qui soutiennent l’idée que la pandémie de covid-19 aurait été orchestrée par des puissances extrêmes à dessein de nous contrôler au moyen de la vaccination6. L’ensemble de ces discours ont été produits entre juin 2020 et septembre 2021 sur différentes plateformes numériques (Twitter et YouTube ou des équivalents).
Le corpus [4] est un extrait de discours prononcé par Jean-Jacques Crèvecoeur, figure notoire de la scène complotiste francophone, dans une émission qu’il enregistre seul : « Les conversations du lundi ». Cet extrait est le plus ancien (29 juin 2020), il s’agit d’un extrait de discours prononcé au début de la crise du covid-19.
Le corpus [2] est un tweet du chanteur français Francis Lalanne, posté le 27 mai 2021 et repris d’une vidéo de L’Extracteur autour du complotisme7 et de la figure essentialisée du Juif.
Enfin, les corpus [1] et [3] sont des extraits de l’émission « L’info en question », présentée également par Jean-Jacques Crèvecoeur. Le corpus [1] reprend l’une de ses interventions dans l’émission du 9 septembre 2021, et le corpus [3] reprend l’une des interventions de Muriel Hubin, autre participante à la même émission.
Pour chaque corpus, à la première occurrence de celui-ci, un lien URL renvoie à la séquence en question, avec le minutage précis permettant d’écouter le discours.
Ce corpus a été choisi pour étudier l’effet persuasif produit par la mobilisation d’exemples historiques dans les discours complotistes. Ce raisonnement, que l’on peut définir comme un raisonnement argumentatif par analogie avec un événement passé, est, dans la tradition rhétorique, le propre des discours délibératifs ou politiques. Nous avons donc délimité notre corpus parmi un ensemble de discours complotistes qui répondaient à des questions d’ordre délibératif dans la gestion de la crise sanitaire du covid-19, telles que : « devons-nous respecter les directives sanitaires ? » ; « devons-nous porter le masque en public ? » ; « devons-nous rendre la vaccination obligatoire ? » ; etc.
D’une façon remarquable, dans la majeure partie de ces discours, l’exemple historique mobilisé était toujours le même : le rappel et le renvoi à la Shoah. Au-delà de la Shoah en elle-même, ces discours invoquent l’ensemble du topos qui lui est associé, c’est-à-dire également la figure du « Nazi » et celle du « Juif ». La Shoah est en effet mobilisée non seulement pour désigner le génocide perpétré contre les Juifs, mais aussi une sorte de paroxysme du mal et de l’horreur. Comme le suggère Stoegner, la Shoah est pour ainsi dire « universalisée8 » au point de produire une nouvelle forme d’antisémitisme, plus implicite, se réalisant soit par la comparaison déloyale, soit par une inversion du rapport entre victime et bourreau (Stoegner 2016). Dans le corpus ici pris en considération, le rapport au topos de la Shoah est ambivalent et participe notamment de cette nouvelle forme d’antisémitisme. D’une part, l’imaginaire autour du Juif et de la Shoah, rapporté à des figures essentialisées, est assimilé à la supposée culpabilité des Juifs dans de nombreux discours complotistes9. D’autre part, ce même imaginaire est aussi assimilé à celui de la victime à laquelle être comparé, dans un contexte de concurrence victimaire, serait valorisé (Giglioli 2014 ; Grinshpun 2019 ; Horvilleur 2019). Dans notre corpus, les figures de la Shoah et du Juif sont de nombreuses fois évoquées (Treblinka, Joseph Joffo, régime nazi, etc.) et remplissent trois fonctions : une fonction argumentative par analogie [3.1], une fonction d’ordre épidictique [3.2] et une fonction relative à la constitution d’un modèle pour l’action [3.3].
2. Retour sur l’exemple historique
Dans le Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique10 (2008 [1958]), Perelman et Olbrects-Tyteca, parmi la catégorie des arguments qui structurent le réel, considèrent quatre types de raisonnements qui fonctionnent par analogie (Perelman et Olbrechts-Tyteca 2008 [1958] : 257). Ceux-ci sont la métaphore, l’illustration, le modèle et l’exemple historique (ibid., en particulier 471-542). Dans cette étude, nous nous concentrerons principalement et d’abord sur l’exemple historique ; et ensuite sur le modèle. L’exemple historique, comme le rappelle aussi Koren, est défini par les deux auteurs comme un raisonnement par analogie (typiquement « A est à B » ce que « C est à D ») dont on peut tirer une prémisse à valeur argumentative11 : de l’évaluation (positive ou négative) d’un événement passé, nous tirons une conclusion qui a valeur de prémisse argumentative dans l’évaluation d’une situation actuelle (Koren 2016).
Dans notre étude, à l’instar de Paissa (2016) et de Ferry (2011), nous considérons que l’exemple historique peut assumer trois fonctions persuasives différentes : une fonction analogique, une fonction d’ordre épidictique et une fonction de modèle (ou fonction exemplaire)12.
La fonction persuasive analogique de l’exemple historique est telle que nous venons de la décrire : d’une situation passée analogue à une situation présente, une prémisse argumentative est proposée. Par exemple : « face à telle menace passée, nous avons réagi de la sorte et avons obtenu de bons résultats donc, face à une menace contemporaine analogue, nous ferions bien d’agir de la même manière que dans le passé ». Il s’agit d’un procédé argumentatif qui a l’avantage d’être accessible et concret et de provoquer un effet d’évidence fort dans l’esprit de l’auditoire (Danblon et al. 2014). Cette fonction analogique de l’exemple historique est imbriquée avec deux autres fonctions persuasives possibles pour ce type de raisonnement : une fonction épidictique et une fonction de modèle.
Ces deux fonctions sont très proches : toutes deux supposent une reconnaissance immédiate de l’exemple historique mobilisé. En effet, pour que l’effet persuasif escompté soit produit, l’orateur doit s’assurer que l’exemple qu’il invoque fasse écho à une mémoire commune et partagée13 entre lui et son auditoire (Ferry 2011). De fait, l’évocation d’un événement historique particulièrement marquant pour une société, au-delà d’une fonction argumentative pour la décision (« nous devrions à nouveau agir de telle sorte » par exemple), a une fonction de cohésion forte (Trovato 2016). Cette fonction de renforcement de la concorde est l’un des marqueurs principaux du genre épidictique14 (Danblon 2001). Ainsi, la fonction de l’exemple historique n’est pas toujours de tirer les enseignements d’une situation passée en vue de la décision à prendre, il peut aussi s’agir d’un moyen pour incarner les valeurs d’une société (Ferry 2011).
Cette fonction épidictique de l’exemple historique partage beaucoup avec la fonction de modèle pour l’action. En effet, ce qui distingue principalement ces deux dernières sont les modalités. Dans le cas de la fonction épidictique, l’exemple invoqué se réfère à une situation, à un événement historique ; dans le cas du modèle, l’exemple mobilisé s’incarne dans une personne (souvent élevée au rang de prototype) dont on se sert comme modèle15. La prémisse sera tirée du comportement d’une personne dont on fera un modèle pour l’action. Par exemple « Telle personne que nous admirons, a agi de telle façon face à tel événement passé, cela a eu des effets positifs ; ainsi, agissons aujourd’hui comme l’aurait fait cette personne ».
Bien que ces trois fonctions soient liées les unes aux autres, nous les étudierons, à des fins de clarté de présentation, en les séparant artificiellement.
3. Trois fonctions pour l’exemple historique
3.1. La fonction analogique de l’exemple historique
3.1.1. Usage et fonction analogique de l’exemple historique
Le raisonnement analogique par l’exemple historique fait partie des moyens de persuasion traditionnels à la disposition de l’orateur. Il s’agit, nous le disions, d’un raisonnement qui, par la comparaison analogique, permet, à partir d’une situation passée, de proposer une conclusion pour une situation actuelle. De l’analogie entre une situation passée et présente, naît une nouvelle conclusion qui a valeur argumentative (Danblon et al. 2014). C’est par exemple le cas d’un raisonnement proposé par Barack Obama dans un de ses discours pour l’État de l’Union tel que Ferry l’étudie (Ferry 2011). Dans ce discours, prononcé en vue, notamment, de faire voter le budget annuel proposé par l’ex-président des États-Unis au Congrès16, celui-ci argumente par l’exemple historique. Obama raconte un épisode de l’histoire américaine (relatif à la guerre froide) et en tire les enseignements pour affronter les défis contemporains. Son raisonnement peut se résumer de la sorte :
Comme l’investissement dans la recherche et l’innovation a conduit à une victoire technologique sur les Soviétiques, un budget destiné à augmenter le niveau de recherche et de développement devrait nous permettre de relever les défis actuels. (Ferry 2011 : 12)
Ainsi, de l’évaluation d’une situation passée, l’orateur propose une conclusion qui a valeur de prémisse dans l’évaluation d’une situation actuelle. L’effet persuasif induit par la mobilisation d’un exemple historique est tel que la décision proposée par l’orateur (ici, le choix d’adopter le budget destiné à la recherche et au développement) apparaît comme la bonne décision à prendre.
3.1.2. Usage et fonction analogique de l’exemple historique dans les discours complotistes
Si nous nous replaçons dans le contexte des discours complotistes autour de la vaccination et des mesures sanitaires relatives à la pandémie mondiale de covid-19, nous observons que ce type de raisonnement est en effet mobilisé pour répondre, par la négative, à la question de savoir s’il faut ou non respecter les indications sanitaires émanant des différentes autorités. Dans l’exemple ci-dessous, l’orateur argumente son refus d’obtempérer face aux mesures sanitaires en proposant un raisonnement complotiste qui repose sur l’évocation des camps de concentration pendant la période nazie :
Corpus [117] : « Et je me suis laissé dire, mais je n’ai pas pu vérifier encore cela, que du temps d’Hitler, les camps de Treblinka, Dachau, Auschwitz et compagnie étaient dénommés par le régime nazi comme des camps “sanitaires”. Est-ce que vous avez eu cette information ? Et ce ne sont que les Américains, en 1945, qui ont rebaptisé ces camps des camps de “concentration”. Et donc, c’est très intéressant car, actuellement, nous avons des camps “sanitaires”, hein, des camps de quarantaine… Et je me dis : “merde ! C’est une répétition de l’histoire 80 ans plus tard.” »
Dans ce cas particulier l’évocation de la Shoah et des camps nazis permet d’inférer une prémisse générale selon laquelle si un gouvernement organise la concentration de sa population, ou d’une partie de celle-ci, dans un camp, c’est que ce dernier organise un génocide. Selon ce raisonnement par analogie, si les autorités actuelles demandent aux non-vaccinés et/ou malades de séjourner dans des camps de quarantaine, c’est que ces mêmes autorités sont en train d’organiser la disparition de ces dites personnes ; c’est qu’il ne faut pas obtempérer face à leurs recommandations et injonctions.
Une limite doit cependant être indiquée : pour que le recours à l’exemple historique soit efficace, l’événement évoqué doit faire écho à la mémoire collective de l’auditoire. Pour reprendre l’exemple emprunté à Barack Obama, il manquerait probablement sa cible pour un auditoire européen contemporain (Ferry 2011). À l’inverse, présenter un événement comme analogue à la Shoah est une stratégie rhétorique dont l’efficacité est largement observable de nos jours. En effet, la Shoah est devenue l’un des exemples paradigmatiques les plus couramment utilisés dans les discours contemporains18, et les discours complotistes n’y font pas exception.
3.2. La fonction épidictique de l’exemple historique
3.2.1. Usage et fonction épidictique de l’exemple historique
Cela étant dit, nous pensons que le choix de la Shoah comme exemple historique ne repose pas uniquement sur l’assurance d’utiliser un exemple connu de l’auditoire. Nous pensons en effet pouvoir identifier derrière ce choix, une seconde fonction de l’exemple historique. Le choix de se référer à la Shoah participerait également d’une stratégie persuasive épidictique, c’est-à-dire d’un choix argumentatif qui vise à renforcer la cohésion au sein d’une société (Trovato 2016 ; Ferry 2011). Le genre épidictique est l’un des trois genres de la rhétorique19. Il a pour but le renforcement de la concorde au sein d’une société (Aristote, I, 3, 1358b 27). Dans cette optique, le recours à des exemples historiques connus de toutes et tous, et particulièrement à des souvenirs douloureux, aurait une portée argumentative par voie indirecte : l’exemple historique et son invocation participent au processus de construction de la concorde. Le rappel d’un exemple historique renforce le sentiment d’appartenance à une même communauté (Ferry 2011 : 126, 129). C’est par exemple le cas d’un second extrait du même discours de Barack Obama, toujours dans l’étude de Ferry. Celui-ci évoque une (alors) récente fusillade20 dans le but de placer son auditoire dans une même disposition émotionnelle. L’évocation de cet événement présenté comme tragique et encore présent dans la mémoire de l’auditoire auquel s’adresse l’ex-président, produit un ressenti commun et renforce la concorde au sein de l’auditoire (Ferry 2011 : 11). Dans ce cas, comme nous le disions, l’exemple historique est mobilisé non pas tant pour induire d’éventuelles conclusions dont il faudrait s’inspirer pour la décision à prendre, mais bien pour renforcer la cohésion parmi une communauté (Ferry 2011).
3.2.2. Usage et fonction épidictique de l’exemple historique dans les discours complotistes
Dans notre corpus, la référence aux programmes nazis sert, dans cette perspective, de topique commune pour désigner les valeurs autour desquelles l’auditoire ciblé par l’orateur complotiste21 se rassemble, c’est-à-dire les valeurs que cette communauté considère comme centrales pour ses actions. Rappelons d’une part que, dans nos sociétés occidentales, la mention de la Shoah est l’un des événements les plus fréquemment mobilisés pour évoquer un contexte de peur, d’urgence et de mal absolu (Seymour 2013 : 26-27 cit. in Stoegner 2016 : 488). Et d’autre part, que les discours épidictiques fonctionnent selon des logiques de blâme et d’éloge : l’orateur et la communauté à laquelle il s’adresse, se construisent dans la projection d’un univers commun et partagé. Dans le cas des discours d’éloge, les valeurs invoquées servent d’horizon dans lequel se projeter, dans les discours de blâme, les attitudes pointées par l’orateur servent, au contraire, de repoussoir (Pernot 1993 ; Dominicy et Frédéric 2001). L’orateur et son auditoire se reconnaissent soit dans les valeurs invoquées et louées, soit comme étant l’incarnation des valeurs (positives) opposées des attitudes décriées (Herman 2001) :
Corpus [222] : « Cacher un programme nazi derrière une fausse épidémie pour justifier l’eugénisme et la dépopulation mondiale ! Ils le font ! #vaccinationobligatoire »
Avec ce tweet, cette communauté se regroupe et s’accorde derrière l’idée que les autorités en charge des mesures sanitaires pour contenir et freiner la pandémie de covid-19 incarneraient une autorité équivalente à celle des autorités nazies, en ce compris tout l’affect que cette période convoque dans nos sociétés occidentales. À l’inverse, la « communauté complotiste » représenterait le pôle opposé à cette tendance, elle se projetterait et s’incarnerait dans des valeurs opposées à celles véhiculées par le nazisme.
3.3. La fonction de modèle de l’exemple historique
3.3.1. Usage et fonction de modèle de l’exemple historique
Enfin, une troisième fonction de l’exemple historique, qui relève également de l’épidictique, consiste à choisir un modèle à imiter. L’exemple historique fournissait un événement modèle dont il faut s’inspirer pour l’action. Ici, c’est une figure (réelle ou imaginaire) qui va servir d’archétype dont il faut s’inspirer pour la décision. Il est d’ailleurs connu que la référence à une personnalité prestigieuse contribue à la construction de l’ethos de l’orateur (Herman 2001 ; Pernot 2015 ; Sini 2016). Plus précisément, cette fonction spécifique de l’exemple historique permet d’élever un individu au rang de « modèle », c’est-à-dire de conférer une valeur d’autorité à une attitude particulière, qui sert ensuite de caution ou garant « moral » pour l’action envisagée (Perelman et Olbrechts-Tyteca 2008 [1958] : 490). C’est par exemple le mécanisme qu’étudie Sini dans une étude qui porte sur les discours de campagne électorale de Marine Le Pen et l’évocation de la figure de Jeanne d’Arc. Marine Le Pen, en mobilisant cette figure, non seulement propose une analogie entre la situation que connaît la France en 2015 et la guerre de Cent Ans, mais surtout, elle met en exergue certaines valeurs et certains principes moraux qu’elle appelle à servir de modèles pour les prochains dirigeants de la France (Sini 2016). Ainsi, le modèle, qui s’incarne dans une personne dont le comportement est considéré comme louable, devient une sorte de repère pour l’action envisagée ; ici Jeanne d’Arc et ses actions deviennent les lignes de conduite à suivre pour incarner une certaine France23.
3.3.2. Usage et fonction de modèle de l’exemple historique dans les discours complotistes
Nous pensons que ce type d’usage de l’exemple historique se retrouve dans l’extrait présenté ci-après. En effet, dans ce discours, l’oratrice complotiste fait le parallèle entre son action (au moment des faits, elle travaillait dans un centre de dépistage du covid-19 et proposait à des enfants, à l’insu de leurs parents, de ne pas leur faire de test PCR) et un acte de résistance face au régime nazi. Avec toute la charge émotionnelle dont la « Résistance » et l’image du « Juste24 » bénéficient dans l’imaginaire collectif, notamment francophone, elle utilise donc cette analogie pour justifier le fait qu’elle encourageait des enfants à mentir aux adultes :
Corpus [325] : « Et donc pendant que vous discutiez de la Seconde Guerre mondiale, ben il m’est venu l’image : enfin vous voyez qui est Joseph Joffo ? Il a écrit “Un sac de billes”. Eh bien il a été préparé par son père à mentir sur ses origines. Et je me rends compte que j’ai fait le lien avec ce que je fais avec ces tests PCR d’encourager les enfants à mentir. Et je me vois vraiment encore en fait, faire ce lien entre les deux et donc, avec ces enfants à protéger. »
En mobilisant la figure d’un père juif qui encourage son enfant à mentir aux nazis pour se protéger, cette oratrice met en scène une logique argumentative selon laquelle, face à un danger tel qu’il implique un risque vital, il est nécessaire de mentir. Le modèle qu’elle mobilise dans la justification, a posteriori, de son action, est celui du « Résistant », du « Juste » qui n’hésite pas à prendre des risques. En cela, nous retrouvons un trait caractéristique, mais non exclusif, des discours complotistes, qui est la glorification du courage comme valeur26 : eux, les complotistes, prennent des risques pour agir pour la Vérité, pour le « Bien » face au « Mal ».
Nous pensons cependant que le fait de faire du père de Joseph Joffo un modèle pour l’action permet plus que la valorisation du courage. En effet, le Juif reste malgré tout la victime d’un système injuste. Comme le père de Joseph Joffo, l’orateur complotiste prend des risques malgré sa position de (supposée) victime. Le recours à un tel exemple historique permettrait ainsi à l’orateur de construire un ethos qui relève à la fois du héros et de la victime. Dans un jeu de miroir inversé, l’oratrice complotiste se compare ici, non seulement à une résistante au régime nazi, mais aussi à une personne juive, c’est-à-dire à une victime oppressée. La construction d’un ethos de victime et de héros, ancré précisément dans ce topos de la Shoah nous permettra, dans le second temps de cette étude, de considérer comment ethos et logos dialoguent et participent tous deux de la force persuasive des discours complotistes27.
4. Le logos au service de l’ethos dans la persuasion complotiste
Avant de poursuivre, nous tenons à préciser que certains procédés argumentatifs, notamment ceux étudiés dans cette contribution, peuvent être plus saillants dans les discours complotistes, mais ne sont pas exclusifs de ceux-ci. Au contraire, il nous semble que l’efficacité persuasive de ces discours reposerait en partie, sur le fait qu’ils partagent de nombreux mécanismes argumentatifs avec d’autres types discours28.
Compte tenu de cette observation, nous soutenons l’hypothèse suivante : nous pensons que le recours à l’exemple historique de la Shoah, en tant que logos, a un impact sur la construction d’un ethos bien précis dans les discours complotistes. Comme nous l’avons vu, les orateurs complotistes se présentent, d’une part, comme des victimes et des héros, ceux qui prennent la parole en public et n’hésitent pas à défendre les opprimés. La victime et le héros favorisent la crédibilité de l’orateur. D’autre part, ces orateurs complotistes, s’ils sont reconnus comme des interlocuteurs crédibles, sont ceux qui, à voix haute, dénoncent ce qu’ils observent et se constituent ainsi en témoins de l’histoire.
4.1. Une hypothèse : l’ethos de témoin dans les discours complotistes
4.1.1. Le témoin en rhétorique
L’ethos est généralement défini comme « le caractère de celui qui parle, […] [sic. et ce qui provoque la] persuasion quand le discours est ainsi fait qu’il rend celui qui parle digne de foi. » (Aristote, 1, 2, 1356a 5). Pour Aristote, l’ethos se construit dans et par le discours, en partie indépendamment de la réputation de l’orateur (ce que recouvre la notion contemporaine d’ethos prédiscursif, voir Amossy 2010). L’orateur doit ainsi obtenir la confiance de l’auditoire, principalement par la construction d’un ethos crédible et légitime (Amossy 2010 ; Angenot 2013).
Dans notre corpus, comme énoncé précédemment, on trouve une articulation entre un ethos de victime et de héros, comparables aux victimes et héros de la Shoah. Cette articulation (héros-victime) est la condition pour la construction d’un ethos de témoin.
En rhétorique classique et contemporaine, le témoin est celui qui a vu et qui au nom de cette prérogative est appelé à témoigner, à rendre public ce qu’il a vu. Dans cette logique, l’authentification et la crédibilité du témoin sont centrales : elles construisent l’effet d’évidence persuasive propre au témoignage (Dulong 1998 ; Guérin 2015 ; Danblon 2017). Lorsque sa crédibilité est reconnue, et sa légitimité à prendre la parole est actée, le témoin s’exprime en général dans deux cadres distincts : soit dans les tribunaux, soit dans la sphère publique (Detienne 1967 ; Dulong 1998). Le témoin judiciaire est celui appelé à témoigner, sous serment, devant les tribunaux, et le témoin historique est celui qui témoigne, dans la sphère publique, d’un événement exceptionnel afin d’en inscrire le récit dans la mémoire commune d’une société29. Nous faisons l’hypothèse que les orateurs complotistes, en évoquant la Shoah construisent un ethos proche de celui du témoin historique : ils « témoignent comme » les victimes des grandes catastrophes humaines du xxe siècle (Dulong 1998).
4.1.2. Le témoin dans les discours complotistes
À travers les exemples historiques analysés auparavant, les orateurs complotistes induisent une idée de proximité entre eux et les événements dont ils nous font part. Dans le cas des corpus [1] et [3] principalement, les orateurs se présentent comme des victimes d’un régime analogue à un régime dictatorial nazi et le recours à l’exemple historique leur permet d’inscrire leur discours dans une optique de témoignage.
Dans le corpus [1], l’orateur nous dit explicitement que s’il n’a pas pu « vérifier » ce qu’il en était durant la seconde guerre mondiale, il peut désormais affirmer, grâce à son vécu et son expérience, la présence de « camps sanitaires ». L’orateur exprime ici l’une des prérogatives du témoin : il est celui qui a vu et celui dont l’expérience permet d’accréditer son discours.
De façon analogue, dans le corpus [3], la même dynamique est imposée par l’oratrice, qui, elle aussi, au nom de son statut supposé de victime et résistante, témoigne de son expérience.
En effet, les orateurs complotistes présentent leur récit comme des témoignages qui mériteraient d’être consignés dans les annales de la société ; ils incarneraient ainsi un rôle de devoir de mémoire. Voici un dernier exemple particulièrement représentatif de cette tendance :
Corpus [430] : « Parce qu’effectivement priver un peuple de son histoire c’est le priver aussi de point de repère pour comprendre et pour décoder le présent ; parce que qui maîtrise le passé, maîtrise le présent et qui maîtrise le présent peut maîtriser le futur. Vous voyez ? Donc en fait, ce qu’il fallait faire et ça, ça c’est superbement bien fait c’est nous raconter des histoires justement, des histoires qui sont totalement fausses par rapport à la réalité de ce qui s’est passé, mais comme le temps avance on a de moins en moins de témoins directs de ce qu’il s’est passé au moment de la guerre 40-45 – il y a pratiquement plus personne qui vit aujourd’hui qui ait connu la guerre 40-45 a un âge où il était déjà adulte hein ; ce sont des gens qui sont [sic. nés] dans les années 20. Donc ce sont des gens qui sont centenaires actuellement. Dans quelques dizaines d’années plus personne ne sera des témoins directs ce qui s’est passé au moment du 11 septembre et donc on pourra nous raconter n’importe quelle couillonnade à propos du 11 septembre et là on sera obligé de le croire de la même façon qu’on va croire, qu’on croit à des histoires comme l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie qui paraît-il ça je n’y étais pas pour confirmer, paraît-il est un canular complet. Là aussi c’est quelque chose qui est totalement inventé pour justement, manipuler la conscience du peuple. »
L’orateur nous explique que s’il ne témoigne pas de son expérience « on » pourrait, d’ici une génération, nous raconter « n’importe quoi », à l’instar de ce qui s’est produit dans le passé.
Conclusion
C’est donc dans cette logique que le recours à des exemples historiques qui évoquent la Shoah permet aux orateurs complotistes de construire un ethos de témoin particulièrement crédible. La crédibilité du témoin reconnue, son témoignage, lorsqu’il est mobilisé dans un discours, présente, la plupart du temps, un effet d’évidence et de persuasion fort.
Cette proximité entre discours complotiste et témoignage permet d’expliquer, en partie, pourquoi ces discours sont si résistants à la réfutation. En effet, si l’on considère les discours complotistes comme analogues à des témoignages, ils peuvent être perçus non plus comme des discours qui cherchent à argumenter et expliquer un certain événement, mais comme des discours qui exposent « simplement » ce qui s’est passé. Il s’agirait alors de discours qui présentent une volonté d’exposer la vérité, comparable à la façon dont un témoin raconte ce qu’il a vu et/ou vécu. Dans cette logique, où le témoignage a valeur de discours factuel et véridique, le témoin n’argumente pas sa version des faits, mais la donne à voir.