La possession inaliénable en russe relève-t-elle toujours de la possession ?

DOI : 10.35562/elad-silda.747

Résumés

La relation de partie à tout en sémantique, ou méronymie, est souvent assimilée à une forme de possession appelée « possession inaliénable ». De nombreux auteurs remarquent, en effet, que les relations partitives et possessives peuvent être exprimées à l’aide des mêmes structures syntaxiques. Après avoir présenté les principaux arguments avancés en faveur d’une telle association des deux relations sémantiques, nous passons en revue les différences dans leurs moyens d’expression morphosyntaxiques. Dans un premier temps, nous relevons des incohérences lors de la mise en parallèle de la possession et de la méronymie prototypique du type composant / assemblage. Nous exposons ensuite des relations méronymiques marginales, telles que élément / collection ou substance / tout. Enfin, nous présentons des arguments en faveur de la méronymie verbale, incompatible par essence avec la notion de possession. Tous ces éléments plaident en faveur du statut autonome de la méronymie et de l’existence de normes d’expression propres à celle-ci.

Отношение часть-целое в семантике, также известное как меронимия, часто описывается как «неотчуждаемая принадлежность». Действительно, многие авторы замечают, что партитивные и посессивные категории могут быть выражены одними и теми же семантическими конструкциями. После краткого представления основных аргументов в пользу сопоставления этих семантических отношений, мы описываем главные различия в выражающих их предложно-падежных конструкциях. В первую очередь, мы показываем противоречивость сравнения категории обладания с прототипичной меронимией «компонент / целое». Затем, мы представляем некоторые менее значимые партитивные отношения, такие как «элемент / собрание» или «материал / целое». Мы также приводим аргументы в пользу существования глагольной меронимии, по природе своей несопоставимой с категорией посессивности. Все представленные замечания выступают за семантическую независимость партитивных отношений и за существование присущей им нормы выражения.

The part-whole relation in semantics, also known as meronymy, is frequently described as a type of possessive relation called “inalienable possession”. Various authors note that both possession and partitivity may result in the same syntactic structures. After a brief review of the major arguments in favor of such assimilation of these semantic relations, we describe some differences in their syntactic markers. First, we identify some inconsistencies regarding the comparison of possession with “component / integral whole” meronymy. Then, we present several lesser-known partitive relations, such as the “element / collection” or “substance / object” relations. We also argue for verbal meronymy that is inherently incompatible with the notion of possession. The various elements of this article therefore support the hypothesis in favor of the autonomy of meronymy and the existence of its own syntactic markers.

Index

Mots-clés

méronymie, possession, partie-tout, sous-événement, inaliénabilité

Keywords

meronymy, possession, part-whole, sub-event, inalienability

Ключевые слова

меронимия, обладание, принадлежность, посессивность, неотчуждаемость, события

Plan

Texte

Introduction

La relation de partie à tout en sémantique, ou méronymie, est bien trop souvent considérée comme une forme de possession. Son statut de relation sémantique autonome ne semble donc pas aller de soi. Dans les travaux de Bally [1926], par exemple, cette relation est appelée « possession inaliénable ». Depuis, la confusion entre la possession et la méronymie a longtemps perduré dans les travaux en sémantique. Du reste, des travaux actuels continuent de faire état de cet amalgame. Dans cet article nous nous demanderons si la méronymie doit continuer à être considérée comme une forme de possession ou si, au contraire, elle doit jouir d’un statut sémantique à part entière.

Dans un premier temps, nous passerons en revue les arguments en faveur d’un rapprochement entre la méronymie et la possession, avancés dans les différents travaux adoptant cette approche théorique. Nous proposerons ensuite, après avoir mis en lumière la complexité des relations partitives en sémantique, quelques pistes de réflexion qui plaident en faveur de la dissociation de ces deux relations sémantiques. Ce travail s’appuie sur des travaux portant sur de nombreuses langues, notamment l’anglais et le français. Cependant, nous nous intéressons plus particulièrement à l’expression de la méronymie en russe.

1. Méronymie comme forme de possession

Dans les travaux de sémantique moderne, Lyons [1977 : 311-312] est un des premiers à évoquer la relation de partie à tout (part-whole relationship). Sans proposer une description formelle de cette relation, Lyons fait le constat que son expression est identique à l’expression de la possession en anglais :

(1) John’s right arm
(2) John has a right arm
(3) John’s hat
(4) John has a hat

Avec ces exemples Lyons illustre le fait que les parties du corps appartiennent à une personne (1,2) de la même manière que d’autres objets (3,4). Autrement dit, la relation de partie à tout peut être traduite par des constructions morphosyntaxiques marquant habituellement les relations d’appartenance (1,3) et de possession (2,4). Si la relation de partie à tout et la possession sont exprimées de manière identique, il est alors légitime de considérer que la première soit une forme de la seconde.

Cruse [1986 : 160] s’appuie sur les observations de Lyons pour formaliser ce que l’on appelle aujourd’hui la méronymie. Il met en place un test linguistique pour déterminer si deux noms entretiennent une relation de partie à tout :

X est le méronyme de Y si et seulement si les phrases du type Un Y a des Xs / un X et Un X est une partie d'un Y sont normales quand les SN un X et un Y sont interprétés génériquement.1

À titre d’exemple, les phrases un arbre a des branches et une branche est une partie d’un arbre sont toutes deux sémantiquement acceptables ; le substantif branche est, par conséquent, le méronyme de arbre. Dans cette définition formelle, pour estimer qu’une relation méronymique entre deux noms est en présence, il est nécessaire de recourir, du moins en partie, à l’expression de la possession.

Cruse remarque lui-même [1986 : 160] que ses critères syntaxiques permettant la distinction des relations partitives sont trop rigides. En effet, certains couples lexicaux incontestablement liés par une relation méronymique, selon lui, ne répondent pas aux deux phrases-tests. Pour cette raison, Salles [1995 : 12] nuance ce test en y introduisant la modalité épistémique :

X est un méronyme de Y si et seulement si les phrases de la forme un Y a / peut avoir des Xs / un X et un X est une partie / peut être une partie d'un Y sont normales quand les SN un X, un Y sont interprétés de façon générique.

Ce type de constructions permet d’interpréter le couple lexical traîne / robe d’un point de vue partitif : toute robe n’est pas forcement dotée d’une traîne, ce dont le test de Salles une robe peut avoir une traîne permet de rendre compte. Nous souhaitons souligner que cette définition de la méronymie s’appuie, là encore, sur la construction verbale exprimant la possession en français.

Dans le domaine de la slavistique cette tendance a également été soulignée à plusieurs reprises. À titre d’exemple, Mikaelian [2002 : 169] soutient que la relation de partie à tout en sémantique est « l’instance la plus ‘spatiale’ de la relation possessive ». La notion de possession inaliénable est évoquée par Raxilina [2008 : 47], bien que le terme de partitivité soit également utilisé. Enfin, le travail plus récent de Korotkova [2010] aborde les relations de partie à tout dans le cadre de la recherche sur la possession. Elle souligne par ailleurs que cette relation sémantique comprend la catégorie de la partitivité dans le cadre des recherches de l’école linguistique de Saint-Pétersbourg. Tout cela indique bien que les deux relations sont encore étroitement liées dans le domaine de la slavistique.

Il ne ressort pas dans ces travaux de réflexions sur le statut sémantique autonome de la méronymie. Le rapprochement entre les relations partitives et possessives est donc pris comme une évidence. Dans la deuxième partie de cet article, nous tenterons de vérifier si les différentes relations méronymiques peuvent être marquées par les moyens d’expression de la possession. En outre, nous nous demanderons s’il existe en russe des constructions morphosyntaxiques exprimant la méronymie mais non les relations de possession stricto sensu.

2. Dissociation des deux relations

Les travaux récents montrent qu’il est possible de parler de la relation sémantique de partie à tout dans des cas très variables correspondant à des diverses configurations spatiales et dépendancielles. En effet, il semble que les phrases карбюратор – это часть автомобиля et музыкант – это часть оркестра peuvent toutes les deux être interprétées d’un point de vue partitif, mais la relation qui lie карбюратор à автомобиль n’est pas tout à fait identique à celle entre музыкант et оркестр. Il est alors soutenu dans de très nombreux travaux [Winston et al. 1987 ; Chaffin et Herrmann 1988 ; Iris et al. 1988 ; Champollion 2010] que la méronymie n’est pas une relation sémantique homogène et devrait plutôt être considérée comme un ensemble des relations sémantiques apparentées. Dans ces travaux, parmi d’autres, les auteurs proposent les différentes typologies des relations partitives en sémantique. Le nombre de celles-ci varie de 4 à 31, en fonction des critères choisis pour leur distinction. Dans le cadre de cet article, et à l’instar de nos études antérieures [Orlov 2017, 2018], nous avons choisi d’adopter la typologie des relations méronymiques, proposée par Vieu [1991 : 168-170] :

Tableau 1 : Typologie des relations méronymiques de Vieu (1991)

composant / assemblage (двигатель / автомобиль)
élément / collection (дерево / лес)
sous-collection / collection (ударные / оркестр)
portion / tout (ломтик / сыр)
morceau / tout (подножие / гора)
substance / tout  (мрамор / статуя)

La classification des relations partitives de Vieu [1991] apporte des corrections majeures aux modèles théoriques de Winston et al. [1987] et Iris et al. [1988], bien qu’elle s’inspire de ces travaux. Elle présente également l’avantage de ne pas devoir s’appuyer sur les classes ou les catégories d’entités concernées pour spécifier le type de relation méronymique entre les unités lexicales qui les dénotent, contrairement aux travaux de Champollion [2010] et Champollion & Krifka [2016]. Ceci permet la description des relations partitives entre les entités de tout type ontologique : objets concrets massifs et comptables, périodes temporelles, événements, etc.

Dans la suite de cet article nous nous intéresserons à la possibilité d’utiliser les moyens d’expression de la possession stricto sensu pour marquer les différents types de méronymie dans la langue russe. Nous aborderons, dans un premier temps, la relation composant / assemblage qui regroupe les exemples prototypiques de la relation partie-tout. Dans un deuxième temps, nous analyserons les relations élément / collection, portion / tout et substance / tout, dont l’interprétation partitive est moins intuitive chez les locuteurs. Enfin, nous aborderons le cas des relations partitives entre événements. Ces trois étapes nous permettront d’établir la pertinence du terme de « possession » dans la description des relations partitives.

2.1 Méronymie prototypique

La méronymie du type composant / assemblage se distingue des autres relations partitives par l’existence d’une fonction que la partie remplit au sein de l’entité-tout correspondante. Les exemples de cette relation sémantique sont, pour la plupart, intuitivement interprétés par les locuteurs d’un point de vue partitif. Les couples lexicaux illustrant ce type de méronymie peuvent donc être considérés comme prototypiques :

(5) Колесо / автомобиль
(6) Крыша / дом
(7) Палец / рука

Dans tous ces cas de figure, la partie occupe une fonction particulière dans son tout : une roue tourne afin de mettre une automobile en mouvement, un toit doit être suffisamment solide et isolant pour abriter les habitants d’une maison, les mouvements articulés d’un doigt permettent à la main de saisir des objets, etc.

Qu’en est-il de l’expression de la relation partitive dans ces couples lexicaux en russe ? Tout d’abord, les constructions syntaxiques impliquant la notion de partie (часть), que nous avons appelée « marqueur lexical de la méronymie » dans nos précédents travaux [Orlov 2017, 2018], sont récurrentes dans les corpus et les différentes ressources Internet :

(8) Колесо – часть автомобиля, представляющая собой…
(9) Крыша – это часть дома, его верхняя ограждающая конструкция.
(10) Вы же понимаете, что палец – это часть руки. Точно так же как и эмоции – наша неотъемлемая часть!

Ces constructions permettent de définir le méronyme en fonction de son holonyme, en explicitant son statut lexical de partie. Autrement dit, pour chaque méronyme des couples ci-dessus, ces phrases indiquent qu’il s’agit d’une entité du type « partie » et qu’elle intègre une entité-tout correspondante. La possibilité de ces énoncés fait certainement en sorte que les couples lexicaux en question puissent être interprétés par des locuteurs naïfs comme étant liés par une relation de partie à tout.

Toutefois, l’acceptabilité des constructions, traduisant la possession stricto sensu, avec des couples méronyme / holonyme n’est pas aussi systématique. Nous avons observé des énoncés descriptifs suivants, intégrant les constructions prépositionnelles en у : 

(11) У моего автомобиля грязные фары
(12) У нашего дома крыша железная

De même, les constructions verbales avec иметь semblent pouvoir indiquer une relation de partie à tout entre deux entités :

(13) Многие автомобили имеют противотуманные фары
(14) Чтобы дом защищал от непогоды, он имеет крышу

Ces constructions possessives, lorsqu’elles sont associées à des couples lexicaux méronymiques, sont interprétées d’un point de vue partitif par les locuteurs. En effet, ces exemples fournissent la description de la structure interne des entités-touts dénotées par автомобиль et дом : les référents des substantifs фары et крыша en sont des composants respectifs, leur poids et volume font partie de ceux des touts correspondants, etc.

A contrario, ces mêmes constructions ne sont que très peu attestées, voire inacceptables, pour indiquer la relation partitive, pourtant prototypique, entre le corps humain et ses différentes parties. Ainsi, Raxilina [2008 : 40] et Mikaelian [2002 : 213] avancent les constructions prépositionnelles suivantes :

(15) *У рук есть пальцы
(16) *У лица есть нос
(17) *Ноги у тела

La même condition semble s’appliquer pour les constructions avec le verbe иметь :

(18) *Руки имеют пальцы
(19) *Лица имеют носы
(20) *Тела имеют ноги

La relation partitive entre les différentes parties du corps humain constituerait alors une catégorie particulière de la méronymie. Mikaelian [2002 : 213] souligne ainsi son « statut supérieur au sein de la catégorie de la possession ». Si tel est le cas, alors il est nécessaire d’admettre que certains exemples prototypiques de la relation de partie à tout en sémantique ne peuvent intégrer des principales constructions exprimant la possession en russe. Cette incompatibilité peut être avancée en tant qu’argument pour la dissociation des relations partitives et possessives en sémantique.

2.2. Méronymie marginale

Considérons à présent quelques autres relations de partie à tout proposées par des cadres théoriques logico-sémantiques. Nous nous tournerons, dans la présente sous-section, vers des relations élément / collection, portion / tout et substance / tout. L’interprétation partitive de celles-ci est moins intuitive que dans le cas des méronymies prototypiques composant / assemblage.

Certains moyens d’expression de la possession peuvent intégrer les couples lexicaux de ces catégories des relations méronymiques. Nous pensons, notamment, à des constructions génitivales N1 N2.GEN « N1 de N2 », avec le méronyme en N1 et l’holonyme correspondant en N2 :

(21) Пожалуй, ни одна страна мира так не богата лесами, как Россия. Про деревья леса слагают легенды, посвящают им стихи и песни…
(22) Окуните ломтик хлеба во взбитое яйцо. 
(23) На ощупь мрамор статуи оказался теплым. Гораздо теплее, чем в прошлый раз.

L’interprétation partitive est la seule possible dans ces cas de figure. Ainsi, dans (21) le locuteur parle des arbres, ayant pour particularité de faire partie d’une forêt ; la tranche dénotée dans (22) est une partie découpée d’un pain et non pas d’autre chose ; le marbre dans (23) est celui qui constitue la statue, contrairement à celui des murs, du sol, etc. De manière plus générale, l’acceptabilité de ces phrases est liée à la possibilité pour les parties en question d’intégrer d’autres entités-touts que celles dénotées ici. Ainsi, les arbres peuvent faire partie d’un parc, ломтик peut désigner une portion de fromage, etc. On peut alors parler de l’existence des « touts alternatifs », tandis que Raxilina [2008 : 42] souligne le caractère non fixe de la dénotation (отсутствие денотативной фиксированности). Parmi les différents sens pouvant être véhiculés par la construction génitivale de ce type, le lien de la partie au tout semble donc une interprétation privilégiée et non-ambiguë.

Toutefois, les moyens d’expression plus spécifiques à la possession au sens strict ne peuvent généralement pas exprimer la méronymie au sens large. Notamment, la construction possessive avec la préposition у ne semble pas acceptable avec les couples méronyme / holonyme présentés ci-avant :

(24) *У леса (есть) деревья
(25) *У хлеба (есть) ломтик
(26) *У статуи (есть) мрамор

Quelques constructions de ce type ont pu être observées avec des couples lexicaux pouvant être liés par des relations méronymiques :

(27) У армии есть оружие, которое хранилось на складах на территории Юго-Востока, у армии есть солдаты

Malgré la possibilité de lecture méronymique (un soldat fait partie de l’armée), cet énoncé peut être interprété autrement qu’en termes de relation partitive. Ici, армия désigne une institution plutôt qu’un ensemble de militaires. La construction prépositionnelle véhicule donc le sens « l’armée, en tant qu’institution, dispose de soldats » et ne traduit pas la relation de partie à tout à proprement parler. Nous retenons donc l’incapacité de la construction avec у à traduire les relations méronymiques marginales.

Il en est de même quant aux constructions avec le verbe иметь, qui ne semblent généralement pas acceptables :

(28) *Лес имеет деревья
(29) *Хлеб имеет куски
(30) *Коктейль имеет алкоголь

Il paraît donc que les deux principaux moyens d’expression de la possession – la construction prépositionnelle avec у et la construction avec le verbe иметь – ne peuvent être considérés comme des véritables marqueurs des relations partitives. En effet, ces structures syntaxiques sont compatibles seulement avec une partie des couples prototypiques partie / tout et ne semblent pas du tout compatibles avec des exemples plus marginaux.

D’autres constructions peuvent toutefois être utilisées afin d’exprimer la relation de partie à tout. Notamment, certains couples lexicaux que nous avons abordés peuvent intégrer les constructions avec la préposition locative в, comme dans les exemples ci-dessous :

(31) Местами пронесшимся ураганом опрокинуты телеграфные столбы. В лесах повалены деревья
(32) В армии солдаты сплошь и рядом заражены ВИЧ
(33) В этот коктейле есть алкоголь

Dans ces constructions la préposition в ne véhicule pas l’idée d’intériorité, comme en témoigne l’inacceptabilité sémantique des structures équivalentes avec la préposition внутри :

(34) *Внутри лесов повалены деревья
(35) *Внутри армии солдаты сплошь и рядом заражены ВИЧ
(36) *Внутри этого коктейля есть алкоголь

En effet, tout élément d’une collection n’est pas à l’intérieur de celle-ci et une substance n’est pas à l’intérieur de l’entité qu’elle compose. La relation entre les unités lexicales correspondantes n’est pas celle qui a lieu entre les noms du site et de la cible dans les termes de Vandeloise [1986] puisque la partie n’est pas localisée au sein de son tout puisqu’elle fait partie intégrante de ce tout. Il est important de remarquer que les constructions prépositionnelles locatives avec в ne sont pas compatibles avec l’expression de la possession.

Les relations élément / collection peuvent également être exprimées à travers les constructions génitivales inverses N2 N1.GEN [Orlov 2018 : 68] :

(37) Стая волков
(38) Рой пчел

Dans ces exemples, le méronyme vient spécifier la nature de la collection : ainsi (37) désigne une meute de loups et non une meute de chiens. De même, (38) désigne un essaim d’abeilles, par opposition à un essaim de guêpes, en précisant le type d’éléments composant la collection-tout. Il est alors possible de parler des parties alternatives (loups / chiens, abeilles / guêpes) dans le cas de ces exemples. Bien évidemment, cette construction génitivale inverse ne peut être utilisée pour l’expression de la possession au sens strict du terme : *король короны, *профессор шляпы, etc. 

Nous pouvons donc en conclure que certaines relations méronymiques, en plus d’être incompatibles avec les moyens d’expression de la possession, peuvent être marquées à l’aide de constructions syntaxiques spécifiques, qui ne servent pas à exprimer cette dernière.

2.3. Méronymie opérée dans le domaine temporel

Enfin, nous avons montré dans nos précédents travaux [Orlov 2017, 2018] que la relation partitive peut opérer aussi bien dans le domaine spatial que temporel. Le locuteur peut alors faire référence à des parties des entités essentiellement temporelles, comme les événements. Nous pouvons ainsi parler de sous-événements, tels que взлёт pour полёт ou набор номера pour звонок по телефону.

À l’instar d’autres relations méronymiques marginales, la relation partitive entre événements ne semble pas pouvoir être exprimée à l’aide des constructions syntaxiques marquant la possession :

(39) *У полёта (есть) взлёт
(40) *Звонок имеет набор номера

En effet, ces couples lexicaux, tout comme bien d’autres observés dans les corpus existants de la langue russe, sont incompatibles avec les structures prépositionnelles en у et avec les diverses constructions verbales possessives.

Une autre manière de faire référence à des événements est le recours à des syntagmes verbaux. Il a déjà été souligné [Nicolas 2002 : 67 ; Orlov 2018] que la différence entre les syntagmes nominaux ci-dessus et les syntagmes verbaux correspondants (взлетать, лететь, набирать номер, звонить по телефону) est d’ordre syntaxique plutôt que sémantique. Comme le remarque Nicolas [2002 : 72], « [l]a nature d'une situation est souvent indifférente au fait qu'elle soit décrite par une expression verbale ou nominale », Uspenski [2004 : 95] fait lui aussi un constat similaire. Il se trouve alors que les syntagmes набор номера et набирать номер, par exemple, peuvent avoir les mêmes référents dans un même contexte puisqu’ils désignent une même classe d’entités temporelles. En effet, les deux syntagmes désignent un événement dont on peut spécifier un agent (par exemple набор номера папой, папа набирает номер), une localisation temporelle (вчерашний набор номера папой, вчера папа набрал номер), etc. Ce même raisonnement nous permet également de rapprocher les syntagmes звонок по телефону et звонить по телефону d’un point de vue sémantique.

La méronymie est une relation sémantique référentielle avant tout, comme cela a déjà été souligné [Cruse 1986 : 160]. Or, il est vrai que les entités temporelles dénotées par des syntagmes verbaux набирать номер et звонить по телефону sont liées par une relation partitive : parmi les critères de cette relation partitive entre référents nous pouvons citer, notamment, le fait qu’un appel téléphonique commence dès lors qu’un numéro de téléphone commence à être saisi. Par conséquent, toutes les unités lexicales dénotant ces entités temporelles devraient être liées par la relation de méronymie. Il serait donc logique de conclure que, tout comme le couple de syntagmes nominaux набор номера / звонок по телефону, les syntagmes verbaux correspondants набирать номер / звонить по телефону doivent être liés par ce que l’on pourrait appeler la méronymie verbale.

Néanmoins, lorsqu’on considère des cas de méronymie entre des syntagmes verbaux comme ceux présentés ci-dessus, tout lien avec la notion de possession semble superflu. En effet, aucune construction possessive liant les verbes n’existe en russe, ni en d’autres langues à notre connaissance. Les constructions prépositionnelles ne peuvent gouverner, d’un point de vue syntaxique, des syntagmes verbaux. La construction avec le verbe иметь ne peut pas non plus avoir le sujet ni l’objet représentés par des verbes. L’exemple des relations partitives entre événements milite donc en faveur de la distinction plus formelle entre les notions de possession et de partitivité en sémantique.

Conclusion

L’assimilation de la méronymie à l’appartenance est fondée, avant tout, sur quelques similarités des moyens d’expression de ces deux relations sémantiques. En effet, certains cas prototypiques de la méronymie peuvent être marqués en russe, mais aussi dans bien d’autres langues, par des structures morphosyntaxiques possessives. Toutefois, lorsque l’on considère toute la variété des relations partitives en sémantique, proposée dans des récents travaux de sémantique formelle, la similarité d’expression de la méronymie et de la possession semble être une exception plutôt qu’une norme. En effet, de nombreuses relations méronymiques ne peuvent apparaître dans des constructions possessives, comme la construction verbale avec иметь, ou la construction prépositionnelle avec у. Par ailleurs, un grand nombre de relations de partie à tout peuvent intégrer des structures syntaxiques incompatibles avec les relations d’appartenance stricto sensu : les constructions à valeur partitive avec les prépositions locatives, la construction génitivale gouvernée par l’holonyme, etc. Enfin, la considération de la dimension temporelle des événements et l’acceptation des relations partitives entre entités essentiellement temporelles nécessitent de penser autrement le lien entre la possession et la méronymie.

Les arguments que nous avons avancés dans cet article plaident en faveur du statut autonome des relations partitives en sémantique. Cela permettrait d’établir de véritables normes d’expression de la méronymie et de la possession en morphosyntaxe.

1 Traduction proposée par Tamba [1994 : 67] de la formulation de Cruse [1986 : 160] : « X is a meronym of Y if and only if sentences of the form A Y

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Notes

1 Traduction proposée par Tamba [1994 : 67] de la formulation de Cruse [1986 : 160] : « X is a meronym of Y if and only if sentences of the form A Y has Xs/an X and An X is a part of a Y are normal when the noun phrases an X, a Y are interpreted generically »

Citer cet article

Référence électronique

Pavel Orlov, « La possession inaliénable en russe relève-t-elle toujours de la possession ? », ELAD-SILDA [En ligne], 4 | 2020, mis en ligne le 11 avril 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=747

Auteur

Pavel Orlov

Université Jean Moulin Lyon-3, CEL
pavel.orlov@univ-lyon3.fr

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