Texte

Quelle est, pour le dire avec Walter Benjamin (1971), la tâche du traducteur dans l'interprétation d'un mythe indigène ? Cet essai tente d'en identifier les enjeux et affirme qu'ils sont critiques. L'auteur a été confronté à d'épineux problèmes de traduction et de violence coloniale pendant les décennies où il a travaillé avec une population indigène, généralement appelée "les Warao", dans une forêt tropicale humide de l'est du Venezuela.

Dans la tradition américaine, établie par Franz Boas, l'anthropologie, la linguistique et l’étude des cultures populaires reposent sur la collecte ethnographique et la traduction des mythes et autres récits indigènes. Edward Sapir, Ruth Benedict, Paul Radin, Melville Jacobs, Dell Hymes et Dennis Tedlock ont assis leur réputation en partie sur la collecte, la traduction et l’interprétation des mythes amérindiens, qu’ils ont utilisés comme des cadres de pensée fondamentaux à partir desquels ils ont proposé des lois générales sur le langage, la culture, la vision du monde et la psychologie. Ce type de travail ne s'est pas cantonné à l'Amérique du Nord. Mythologiques, la célèbre série de quatre volumes publiés par Claude Lévi-Strauss (1969), traite de l'Amérique du Sud et de l'Amérique du Nord. Lévi-Strauss s’y était appuyé sur les mythes pour révéler la logique fondamentale des différentes cultures, un modèle culturel commun aux amérindiens, et la structure de l'esprit humain. C’est dans la lignée scientifique de Lévi-Strauss que s’est dernièrement inscrit un nouveau courant de pensée, le "tournant ontologique", représenté notamment par les travaux d'Eduardo Viveiros de Castro et de Philippe Descola. Viveiros de Castro (2004) a suggéré que les « cosmologies amérindiennes » décrivaient la relation entre les humains et les non-humains par le biais du « perspectivisme » : les personnes, les animaux et les objets seraient définis relationnellement par la manière dont ils « appréhendent la réalité depuis des points de vue distincts » (p. 481).

Toutefois les pratiques scientifiques de collecte, de traduction et d'interprétation ont été vivement critiquées ces dernières années par des chercheurs indigènes. Chris Teuton (2012), un universitaire Cherokee, reconnaît un certain mérite aux travaux des universitaires blancs sur les récits amérindiens : le recueil commenté de récits cherokee, vus du point de vue des Cherokee, qu’il a publié fait référence aux recherches de Dell Hymes et de Dennis Tedlock. Dans le même temps, il inscrit ses recherches dans le cadre des études amérindiennes et de ses propres relations avec la communauté cherokee, et il déclare écrire d’abord pour le public des lecteurs cherokee. Plutôt que d'offrir au public blanc un accès privilégié aux mondes indigènes, Teuton suggère de prêter attention à ce que ces récits disent de la souveraineté indigène, de la décolonisation et de l'autodétermination. Cutcha Risling Baldy (2015) est d'origine Hupa, Yurok et Karuk. Elle accuse les chercheurs blancs de traduire de manière simpliste les récits indigènes. Il en découle une forme de violence coloniale qui effaçe les interprétations indigènes et modifie le statut ontologique des personnages mythologiques. Pour Gerald Vizenor (de la tribu Chippewa au Minnesota), les chercheurs blancs commettent une erreur fondamentale en considérant les récits amérindiens comme le reflet direct des croyances culturelles et des visions du monde de ces peuples. Les traductions et interprétations proposées par les chercheurs blancs ont effacé « l'ironie créatrice » de ces récits, ils n’ont pas compris que ces histoires faisaient advenir les concepts de « liberté autochtone, de mouvement naturel et de survie » (Vizenor, 2019, pp. 4, 95).

En 1985, les habitants de l’Etat vénézuelien du Delta Amacuro ont demandé à l'auteur, en raison de son engagement politique, d'étudier leur langue et leurs formes culturelles. Ils voulaient qu’il les aide à concevoir des programmes d'éducation bilingues et des soins de santé culturellement appropriés. Depuis près de quarante ans, la traduction est au cœur de ce travail. Briggs a été chargé de traduire des pétitions visant à assurer l'accès à la santé, à l'éducation et à d'autres ressources, ou dénonçant les abus en matière de travail et d'écologie. Il a traduit pour une femme indigène accusée à tort d'infanticide. En collaboration avec Clara Mantini-Briggs, médecin vénézuélien spécialiste de la santé publique, il a traduit de nombreux documents médicaux pédagogiques, notamment lors d'épidémies de choléra et de rage (Briggs et Mantini-Briggs, 2003, 2016). Les mythes (dehe nobo) sont essentiels aux yeux des habitants. Librado Moraleda, leader et éducateur remarquable, considère qu’ils sont essentiels pour décoloniser l’enseignement scolaire (Escalante et Moraleda, 1992). Plutôt que d’expliquer des mythes, l'auteur a enregistré des séances de conte, lors des cérémonies d’initiation de néophytes, lors d'échanges informels dans la vie quotidienne et lors de soirées de la communauté au cours desquelles des maîtres conteurs présentaient des spectacles élaborés.

La traduction, telle que pratiquée dans l’exemple ci-dessus, reste problématique. Elle met trop l’accent sur les dimensions intralinguistiques et interlinguistiques et réduit la performance orale du conte à des textes. Elle passe ainsi à côté de « toute une famille de processus sémiotiques » vers laquelle pointe utilement une traduction (Susan Gal, 2015 p. 224). En outre, le traducteur se retrouve dans la position extractive critiquée par les chercheurs indigènes. On peut espérer que la démarche, fondée sur le dialogue, a permis d'éviter les erreurs sur les noms propres et le statut ontologique des personnages. La traduction et les interprétations des mythes ont pu intégrer le point de vue indigène – celui des narrateurs et autres participants. Néanmoins, cette démarche ne répond pas à l'appel de Teuton, de Risling Baldy et Vizenor et ne réussit pas à situer la recherche dans le contexte plus large des demandes des peuples indigènes en matière de souveraineté, de décolonisation, d'autodétermination, de liberté et de survie. Elle ne permet pas la critique de l’influence profonde du colonialisme dans la traduction et l'interprétation des mythes ; elle ne positionne pas les mythes comme une composante cruciale des luttes décoloniales contre l’oppression et pour la récupération des terres (Tuck et Yang, 2012).

Lors de sa performance du mythe de « l'émergence des peuples non indigènes », Santiago Rivera, le célèbre guérisseur, conteur et leader politique, a déclaré que non seulement il s’adressait à l'auteur mais qu’il parlait de ce dernier. Une scène de ce spectacle traitait de la façon dont les indigènes se sont appauvris à mesure que les non-indigènes s’enrichissaient, ironiquement interprétée par un missionnaire comme preuve du « complexe d'infériorité des peuples indigènes » (Barral, 1960, p. 340). Rivera a brillamment relevé le défi intellectuel lancé par Risling Baldy, Teuton et Vizenor, et posé des questions clefs pour la traduction des mythes indigènes. Qui peut déterminer ce qui constitue un mythe ? Qu’est-ce qu'une traduction décoloniale ? Sa critique repose sur la mise en relation de l’agentivité du mythe avec les luttes contre l'exploitation par les non-indigènes des terres, des eaux côtières, de la main-d'œuvre et de la sexualité des femmes indigènes. Cette performance a incité l'auteur à s’engager pour les luttes indigènes ; elle a aussi remis en perspective les travaux du tournant ontologique, incarnés par les riches analyses des mythes et les ambitions décoloniales des chercheurs Eduardo Viveiros de Castro et Philippe Descola ; elle a repris et approfondi les questions posées par les interlocuteurs Araweté de Descola.

Bibliographie

Barral, B.M. de. (1960). Guarao guarata: Lo que cuentan los indios Guaraos. Escuelas Gráficas Salesianas.

Briggs, C.L., & Mantini-Briggs, C. (2003). Stories in the time of cholera: Racial profiling during a medical nightmare. University of California Press.

Briggs, C.L., & Mantini-Briggs, C. (2016). Tell me why my children died: Rabies, Indigenous knowledge and communicative justice. Duke University Press.

Escalante, B., & Moraleda, L. (1992). Narraciones warao: Origen, cultura, historia. Instituto Caribe de Antropología y Sociología, Fundación La Salle.

Gal, S. (2015). Politics of translation. Annual Review of Anthropology, 44, 225–240.

Lévi-Strauss, C. (1969). The raw and the cooked: Introduction to a science of mythology. (J. Weightman and D. Weigntman Trans.). Harper and Row. (Original work published 1964).

Risling Baldy, C. (2015). Coyote is not a metaphor: On decolonizing, (re)claiming and (re)naming coyote. Decolonization: Indigeneity, Education and Society, 4(1), 1–20.

Teuton, C.B., with Shade, H., Still, S., Guess, S., & Woody Hansen, W. (2012). Cherokee stories of the Turtle Island liars' club. University of North Carolina Press.

Tuck, E., & Wayne Yang, K. (2012). Decolonization is not a metaphor. Decolonization: Indigeneity, Education & Society1(1), 1–40.

Viveiros de Castro, E. (2004). Exchanging perspectives: The transformation of objects into subjects in Amerindian ontologies. Common Knowledge, 10(3), 463–484.

Vizenor, G. (2019). Native provenance: The betrayal of cultural creativity. University of Nebraska Press.

Citer cet article

Référence électronique

Charles L. Briggs, « Synopsis : L’émergence des peuples non-indigènes : La dimension coloniale à l’œuvre dans la traduction des mythes indigènes. », Encounters in translation [En ligne], 1 | 2024, mis en ligne le 29 mai 2024, consulté le 27 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/encounters-in-translation/index.php?id=154

Auteur·e

Charles L. Briggs

Université de Californie, Berkeley, États-Unis

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Traducteur·rice

Claire Larsonneur

Université Paris VIII, France

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