Les poupées médiatiques de Madame de Villeblanche

DOI : 10.35562/fablijes.101

Plan

Texte

Blanche d’Andeville (1835-19 ?), devenue Mme Seuriot, se pare du pseudonyme Madame de Villeblanche (ou Villebranche) pour publier des productions destinées à la jeunesse féminine. Elle fonde, en 1864, une revue, La Poupée modèle, qu’elle rédige sans doute entièrement. Périodique destiné aux petites filles bourgeoises, La Poupée modèle met en scène diverses figures de poupées – âgées ou jeunes – afin d’offrir aux abonnées un bimensuel leur inculquant les vertus domestiques indispensables à leur devenir : ordre, amour du travail, vertu, charité et humilité. Sont donnés des patrons de broderies, des travaux manuels divers (tels qu’un théâtre miniature ou une chambre pour poupée à monter au fil des numéros), mais également des recettes de « dînettes », de goûters, ou des conseils ménagers.

Les personnages centraux grâce auxquels un lien intime s’élabore entre le journal et son public sont deux poupées : la vieille poupée (double médiatique de Mme de Villeblanche) est prolixe en conseils moraux et pratiques adressés directement à ses lectrices, tandis que la facétieuse petite Chiffonnette, correspond dans chaque numéro avec la poupée fictive de la jeune lectrice, nommée Lily. Chiffonnette, qui en dépit de son bon cœur possède les défauts que l’on veut éviter aux abonnées (coquetterie, gourmandise ou agitation), raconte ses mésaventures sur un mode plaisant qui a de quoi amuser les lectrices tout en les mettant en garde. La pétillante poupée dut rencontrer un immense succès, si l’on en croit ses nombreuses allusions aux produits dérivés la concernant, allant de manteaux à la mode jusqu’à une revue dramatique pour enfants donnée aux Marionnettes-Lyriques, salle de spectacle pour jeune public. En 1865, Mme de Villeblanche publie Chiffonnette, histoire d’une petite fille qui n’était pas sage tous les jours, dont elle livre des extraits dans La Poupée modèlea. L’héroïne est alors devenue une fillette, mais elle a conservé sa facétieuse fraîcheur.

Avatars des « Causeries » et autres « Chroniques » dispensées dans les journaux, ces deux feuilletons rituels de la revue offrent tant un enseignement moral, familial et social qu’une initiation mondaine enfantine, puisque l’environnement culturel des jeunes bourgeoises d’alors – promenades aux Tuileries, modes vestimentaires, bals et autres spectacles – est aussi abordé. À cet égard, ces textes sont riches de renseignements sociologiques concernant les rythmes de vie des jeunes filles bourgeoises au xixe siècle, du moins tels qu’on les concevait idéalement, entre devoirs familiaux, séjours estivaux à la campagne et jeux collectifs en société.

Mme de Villeblanche compose en outre des œuvres pour son périodique : des contes et des récits qui seront regroupés et édités dans Contes d’une vieille poupée en 1873. Surtout, elle y publie dès le premier numéro les Souvenirs de Charmante, mémoires d’une poupée de bonne maison, reprenant le modèle de Julie Gouraud pour faire vivre des aventures trépidantes à une héroïne de biscuit et de son circulant entre de multiples mains et traversant des milieux sociaux variés. Sont explorés les principaux passages de la vie des jeunes filles à qui l’œuvre est destinée, à l’instar du mariage que l’autrice traite avec force détails – sont représentées les cérémonies civiles et religieuses – et une remarquable originalité. Après la présentation d’un choix de « futurs », puis ses fiançailles, la confection de sa dot et celle de sa corbeille d’épousée – épisodes idylliques –, Charmante est livrée, désespérée et impuissante, aux désirs et aux jeux sadiques d’un chat étrangement lascif et brutal. L’épisode semble bien initier à mots-couverts les jeunes lectrices à ce qui les attend lors de leur future nuit de noces. Pourrait-on dès lors penser qu’il s’agit d’une forme de dénonciation de la bestialité masculine et de la soumission sexuelle imposée aux femmes – Charmante se vit pratiquement comme violée ? Sans doute pas. Au contraire, le silence et la docilité de l’héroïne semblent bien donner l’exemple du comportement que les petites lectrices devront adopter. En cela, la poupée se fait relais de l’éducation maternelle, se présentant comme « une “personne” rigide, ordonnée, raisonnable, qui apprend à la petite fille le contrôle du corps et que le désir et le plaisir n’existent pas, ne doivent pas exister dans la maisonb ». L’épisode, bien que long, mérite d’être livré entièrement, parce qu’il est un exemple notable de, pour reprendre les analyses de Laurence Chaffin, ce que Foucault nomme un « éréthisme discursif généralisé ». Il fonctionne en effet comme un dispositif de pouvoir « qui consiste à parler du sexe, au lieu de le camoufler, pour mieux assurer son contrôle » : « comme pour mieux en conditionner les effets, la question du sexe est abordée à couvert dans la littérature pour enfantsc. »

Amélie Calderone

a. La Poupée modèle, troisième année, nov. 1865-oct. 1866, octobre 1866, p. 274-281.
b. Leïla Sebbar-Pignon, « Petites filles en éducation. Mlle Lili ou l’ordre des poupées », Les Temps modernes, Paris, no 358, mai 1976, p. 1796.
c. Laurence Chaffin, De l’usage de la littérature de jeunesse dans l’éducation des filles au xixe siècle, thèse de doctorat sous la direction de Brigitte Diaz, université de Caen Basse-Normandie, 2014, p. 158. L’autrice cite Michel Foucault, Histoire de la sexualité, 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 45.

La Poupée modèle. Journal des petites filles, revue bi-mensuelle, 1863-1924

Fig. 1. Couverture de la revue La Poupée modèle, première année, nov. 1863-oct. 1864.

Fig. 1. Couverture de la revue La Poupée modèle, première année, nov. 1863-oct. 1864.

Source : Google Books

« Conseils d’une vieille poupée », première année, février 1864, p. 73-76

la vieille poupée à ses petites amies1.

Vous aurez été bien étonnées et bien désappointées, mes bonnes petites, en recevant, le mois dernier, votre planche de costumes à moitié coloriée2. Je vous assure que j’en ai été tout aussi désolée que vous, et qu’il me tardait de pouvoir vous expliquer comment cet accident a eu lieu, car l’accueil charmant que vous faites à votre petit Journal l’oblige, non seulement à tenir ses promesses, mais encore à vous donner, par reconnaissance, plus qu’il ne vous a promis.

Voilà donc la chose telle qu’elle est arrivée. Depuis trois mois que la Poupée Modèle paraît, mais surtout dans les premiers jours de janvier, il y avait un tel encombrement dans nos bureaux, nos employés et nous-mêmes étions si fatigués d’un service de jour et de nuit, que bien des choses n’ont pu être surveillées comme elles le sont d’ordinaire ; c’est ce qui fait que nos coloristes ont eu, sans nous en parler, bien entendu, la malheureuse idée de ne peindre que le devant des travestissements que nous vous envoyions. — Nous nous en sommes aperçus au dernier moment, quand la plus grande partie des numéros de Janvier était déjà expédiée. Comment faire ? — Attendre le mois de Février pour vous donner cette explication, c’est, vous le voyez, le parti que nous avons pris.

À présent que vous savez nos regrets et notre désir de vous dédommager de la petite déception que nous vous avons si involontairement causée, je suis bien sûre que vous ne nous en voulez plus. Il vous sera, du reste, facile de réparer ce désastre, qui deviendra ainsi pour vous un nouveau sujet d’amusement.

Vous avez presque toutes des boîtes de couleur, n’est-ce pas ? Eh bien, coloriez vous-mêmes le revers de vos costumes ; la partie faite vous servira de modèle. Peut-être n’arriverez-vous pas à des teintes complétement semblables, mais comme le dos et le devant ne se voient jamais en même temps, cette différence disparaîtra. Voici, du reste, les couleurs à employer :

Le rouge est du carmin mélangé de vermillon.

Le jaune, de la gomme gutte3 avec un rien de vermillon.

Le vert, de la gomme gutte et du bleu de Prusse délayés ensemble. Ce vert peut également servir pour le feuillage des fleurs.

Le bleu, du bleu de cobalt avec beaucoup d’eau.

Les petites rayures Pompadour, ainsi que les garnitures de corsage de la soubrette, se font en laque carminée4.

Les cheveux en terre de sienne.

Surtout, ne mettez jamais votre pinceau dans votre bouche, car presque toutes les couleurs sont des poisons.

Maintenant, petites amies, laissez-moi encore vous remercier des jolies lettres que vous m’adressez et de la confiance que vous me témoignez. J’en suis, je vous l’ai déjà dit, tout heureuse et toute fière, mais je le serais encore bien plus si un de ces jours vos mamans m’écrivaient que depuis que vous recevez mes conseils, vous êtes devenues des petites filles bien douces, bien affectueuses, bien rangeuses, bien obéissantes, bien appliquées ; des petites filles modèles, en un mot ! Ce serait ma plus douce récompense, je vous assure, et j’aurais encore bien plus à cœur de vous être agréable, en voyant que, de votre côté, vous vous efforcez de me faire plaisir.

Je ne veux pas vous quitter sans vous donner quelques-uns de ces avis que vous recevez si gentiment et si docilement ; c’est à propos des bals d’enfants, où vous irez peut-être encore, à la mi-carême.

Vous lirez tout à l’heure l’histoire des mésaventures de Chiffonnette5, mes amies. Que cette histoire vous serve d’exemple : vous y verrez qu’on n’est jamais coquette et vaniteuse sans avoir à s’en repentir, et que l’on gagne toujours à s’en rapporter entièrement aux personnes qui, par leur âge et leur affection savent mieux que nous ce qui nous convient6. Vous n’y perdrez rien, allez !... Les mamans sont coquettes pour leurs filles, mais, du moins, elles sont coquettes avec goût, avec tact, elles ont une expérience que vous ne pouvez avoir, pauvres petites nées d’hier, et jamais, soyez-en sûres, on ne rira à vos dépens par leur faute. Elles sont si heureuses, les mamans, quand on vous trouve gentilles !... mais elles le sont surtout quand on vous trouve bonnes !... Soyez donc bonnes, mes fillettes, et laissez-vous rendre gentilles sans vous en mêler.

À présent, au bal ou dans toute autre réunion enfantine, il faut vous amuser bien franchement, de tout votre cœur, sans vous demander si l’on vous trouve bien ou mal mises. Qu’est-ce que cela vous fait, n’est-ce pas ? c’est l’affaire de votre petite mère, et non la vôtre. Vous êtes là pour sauter, et pas pour vous préoccuper de ces choses. D’ailleurs, en admettant même que vous ayez une toilette qui attire les regards, cela ne vous rend pas meilleures au fond, vous le savez aussi bien que moi... Qui vous dit même que parmi les petites filles qui dansent à côté de vous et que l’on ne remarque même pas parce qu’elles sont habillées plus simplement, il n’y en a pas qui valent dix fois ce que vous valez, malgré votre belle robe de soie ?... Vous voyez bien, ce serait une folie de tirer vanité d’un si mince avantage.

Encore une recommandation : les petites filles, au bal et partout, doivent avoir des manières douces, polies, et n’être ni brusques, ni tapageuses, ni espiègles comme des collégiens en vacances. Elles peuvent sauter, rire, jaser — je crois que cette dernière recommandation est bien inutile — mais sans bruit, sans éclats, sans courir comme des petites folles à travers les salons, bousculant les uns, bousculées par les autres, au risque vingt fois de se jeter par terre, ce qui peut arriver, croyez-moi, quand même on n’aurait pas la queue de Chiffonnette.

Elles ne doivent pas non plus se jeter comme des petites affamées et des petites gloutonnes sur les plateaux chargés de gâteaux et de rafraîchissements que l’on passe devant elles. Sans doute, il n’est pas mal de boire et de manger à sa soif et à sa faim, mais si j’étais petite fille, oh ! je serais bien honteuse si l’on pouvait jamais supposer que je suis gourmande !

Il faut aussi que je vous apprenne qu’il est très imprudent, quand on est en nage, de boire froid ou d’aller d’un appartement chaud dans un endroit plus frais… Je sais bien que les mamans sont là pour veiller à tout cela… mais on ne les a pas toujours derrière soi, quand on est tentée, au passage, par un verre de sirop ou de limonade, ou quand, au milieu d’un galop effréné, on traverse, pour ne pas s’arrêter, le vestibule ou toute autre pièce non chauffée. D’ailleurs, il est toujours bon de savoir ces choses-là… et de les retenir. C’est ainsi que l’expérience s’acquiert, et que plus tard on est à même d’être utile à son tour aux autres, en leur disant : « Faites ceci, ne faites pas cela », comme se permet si souvent de vous le répéter.

                                         VOTRE VIEILLE POUPÉE.

« Causerie », deuxième année, mars 1865, p. 109-112

une soirée chez chiffonnette7

Bleuette8 est partie, ma chère Lily ! partie sans voir la Poupée Modèle (fig. 2) des Marionnettes-Lyriques, que l’on ne joue pas encore9… Elle en a eu beaucoup de chagrin et moi aussi, mais son bon papa était obligé de retourner à la campagne pour ses travaux de jardin déjà un peu en retard, il n’y avait pas moyen de reculer. Monsieur de V…, afin de nous consoler l’une et l’autre, nous a presque promis de la ramener quand commenceront les représentations de cette fameuse Revue, où je dois jouer un rôle… si désagréable peut-être… Conçois-tu mon tourment d’être si longtemps dans l’incertitude ? Pourtant, comme on s’accoutume à tout, je pense beaucoup moins à cela que dans les premiers jours. Il est vrai de dire que j’ai eu bien des distractions dans les derniers temps du séjour de Bleuette. Bonne Amie10 nous a permis d’inviter toutes nos petites amies à l’occasion du carnaval, et aussi à cause de l’ouverture du théâtre que notre journal nous a donné11. Une vraie soirée, ma chère, avec des bougies dans les candélabres, des fleurs dans les jardinières, des friandises, des rafraîchissements sur des plateaux ; des robes blanches… Une soirée finissant non pas à huit heures comme toutes nos fêtes d’enfants, mais à onze heures, comme un bal de grandes personnes !... Au fait, je crois qu’un bal finit plus tard que cela ; le sais-tu, toi ? Après tout, ça ne fait rien à la chose, n’est-ce pas ?

Fig. 2. Dessin de la « poupée modèle » illustrant la fin de certains articles de la revue. Par ex., page 108 de La Poupée modèle, deuxième année, mars 1865.

Fig. 2. Dessin de la « poupée modèle » illustrant la fin de certains articles de la revue. Par ex., page 108 de La Poupée modèle, deuxième année, mars 1865.

Source : Google Books [p. 405 du PDF]

Oh ! ma Lily, que n’étais-tu là ! comme nous nous sommes amusées !... Nous avons joué la comédie, sauté, dansé, fait de la musique, une vraie soirée, je te dis !... J’avais appris un petit morceau à quatre mains avec Bleuette, ainsi que le quadrille accompagnant ce numéro. Quoique je ne sois pas forte, on m’a applaudie beaucoup… sans doute à cause de Bleuette qui joue bien mieux que moi. Pourtant, lorsqu’à mon tour j’ai exécuté toute seule la mazurka qui porte mon nom, on a dit que j’allais bien en mesure et que c’était très bien. Cela m’a donné du courage à la musique. Je me suis promis d’étudier consciencieusement pendant une heure tous les jours, ce que je ne faisais pas souvent auparavant. De plus, je tâcherai de bien me rappeler les observations que ma maîtresse m’aura faites à ma leçon, et je recommencerai les passages difficiles tant que je ne les saurai pas sans manquer. J’aimerai aussi un peu mieux les gammes et les exercices ; je jouerai mes études sans faire la moue… mais je te conte là un tas de choses tout à fait en dehors de mon sujet.

On avait dressé notre théâtre sur une table recouverte d’un tapis, entre la porte à deux battants du salon et de la salle à manger. Les portières cachaient Bleuette, monsieur de V… et Bonne Amie, qui, réunis dans la salle à manger, s’étaient chargés de faire parler les acteurs. De temps en temps, Bleuette passait sa petite tête blonde entre les draperies et souriait aux enfants rangés sur des banquettes devant le théâtre. Moi, debout dans le salon, je faisais les honneurs, je donnais de bonnes places aux petites filles qui arrivaient, je les débarrassais de leurs manteaux, j’allais, je venais, je causais avec tout le monde comme une véritable maîtresse de maison. C’est très amusant de recevoir ses amies ! Et puis, j’avais une belle robe blanche ! si fraîche… si légère… des rubans bleus qui me donnaient une mine si rose… j’étais bien gentille, va !... Et quoique je sois guérie de la coquetterie, ça me faisait plaisir tout de même d’apercevoir mon visage à droite, à gauche, de tous les côtés à la fois dans les glaces du salon, à chaque mouvement que je faisais. Bleuette avait la même toilette que moi, avec cette différence que ses rubans, au lieu d’être bleus, étaient cerise.

Elle a joliment fait parler Pierrette12, notre amie Bleuette !... Et Colombine la bavarde donc ? Monsieur de V… nous a aussi bien amusées en imitant successivement le langage de Polichinelle, de Gilles le gourmand, et de l’espiègle Arlequin… Par exemple, encore un peu, la représentation était interrompue par un incendie. Bleuette, en passant imprudemment la Mère Gigogne très près d’une des bougies qui éclairaient la scène, a enflammé un petit bout de ses volants. Si Bonne Amie ne s’en était aperçue à l’instant même, madame Gigogne était complètement rôtie, et peut-être Bleuette avec, ce qui eût été bien plus grave… sans compter notre pauvre théâtre, qui n’aurait pas échappé non plus !... Je te raconte cela pour que tu prennes tes précautions quand tu joueras la comédie à ton tour.

Quoi qu’il en soit, la pièce n’a pas été arrêtée par cet événement, seulement des applaudissements ont éclaté avec fureur quand la Mère Gigogne a reparu sur le théâtre avec son volant brûlé.

Ah ! Lily, quel malheur que ces fêtes ne puissent durer toujours !...

Le lendemain nous étions si tristes et si fatiguées, Bleuette et moi, que nous dormions debout et que nous n’avions pas le courage de proférer une parole. C’est tard de se coucher à onze heures, quand on n’en a pas l’habitude… Et puis, ce n’est pas gai de se dire : « La voilà passée, cette réunion dont nous avons parlé pendant si longtemps ! » Eh bien, Bonne Amie et monsieur de V… prétendent que tout passe ainsi dans la vie, et que l’on regrette toujours comme cela quelque chose. Est-ce ennuyeux ?...

Notre conversation languissait donc. Pour la ranimer, je dis à Bleuette :

— As-tu remarqué deux petites filles, vêtues l’une de rose, l’autre de bleu, et assises en face du théâtre ?

— Je crois bien ! elles ne se quittaient pas ! Elles regardaient ceux qui entraient, puis elles riaient et se parlaient bas… on eût dit qu’elles se moquaient de tout le monde.

— C’est aussi ce qu’elles faisaient ! Blondine C… — la petite rose — est jalouse et vaniteuse comme il n’est pas possible de l’être ! Personne ne lui semble jamais bien ! Elle seule a tous les mérites et toutes les belles robes.

— Et la petite bleue ?

— Oh ! elle, c’est une bonne enfant ! mais elle est un peu sotte… c’est pour cela que Blondine s’arrange si bien avec elle.

— Comment appelles-tu la jolie petite demoiselle qui est entrée en sortie de bal rayée d’or, pendant que je m’amusais à faire sauter le bébé de ma cousine après un pantin que je lui montrais par-dessus le théâtre ?

— Bah ! une petite prétentieuse !... elle se croit déjà une dame et copie toutes les grandes personnes qu’elle voit. C’est Bellotte de R… En faisait-elle des cérémonies et des salutations avec sa bouche en cœur et son bouquet !...

— Pas trop… elle avait fort bonne grâce ! J’ai trouvé très aimable aussi la jeune fille qui a tourné les pages de notre cahier pendant que nous jouions notre morceau. Quel air doux et modeste ! quelle charmante politesse !...

— Ne t’y fie pas, Bleuette ! C’est devant les étrangers qu’elle est comme cela, mais chez elle, il paraît que c’est un petit démon… Je le sais bien, puisque c’est Chérie, la poupée d’Amélie d’A… qui me l’a dit.

— J’ai de la peine à croire cela, Chiffonnette…

— Et vous avez raison, mon enfant ! fit notre Vieille Poupée survenant. Ne croyez jamais le mal que l’on dit des autres. Cette jeune fille est un modèle, et je voudrais vous voir l’une et l’autre lui ressembler… ce n’est pas elle qui arrangerait ses compagnes comme le fait depuis une demi-heure mademoiselle Chiffonnette !

Je devins rouge, toute rouge de confusion, et je me mis à pleurer. Bonne Amie avait raison, c’était bien mal ce que je venais de faire là ! Critiquer ses amies les unes après les autres le lendemain du jour où je les avais reçues, accueillies comme si je les aimais de tout mon cœur… dévoiler leurs défauts à Bleuette qui n’en connaissait aucun, me moquer sans pitié de leurs petits travers quand je valais dix fois moins que la plus mauvaise d’entre elles, oh ! c’était bien mal ! J’avais été fausse et méchante… je me faisais honte à moi-même !

Aussi mes larmes coulaient en abondance, et la bonne petite Bleuette avait beau m’embrasser, cela ne me consolait pas.

— Laissez-la pleurer, Bleuette, dit enfin Bonne Amie ; elle n’a pas tort de se repentir, et le souvenir de son chagrin d’aujourd’hui l’empêchera, je l’espère, par la suite, de retomber dans la même faute.

— Oh ! oui. Bonne Amie, je vous le jure ! m’écriai-je entre deux sanglots.

Et à toi aussi, Lily, je le jure… non jamais, je ne parlerai mal de mes amies désormais… je ferai mieux, même… si elles ont des défauts, eh bien, je les cacherai autant que cela dépendra de moi, afin d’empêcher les autres de s’en apercevoir.

                                         CHIFFONNETTE.

Les souvenirs de Charmante, 1865 – prépublication dans La Poupée modèle entre novembre 1863 et juillet 1865, avec pour sous-titre « Mémoires d’une poupée de bonne maison » (fig. 3) –, chapitres v et vi (extraits)

Fig. 3. « Mémoires d’une poupée de bonne maison », La Poupée modèle, première année, novembre 1863, p. 4.

Fig. 3. « Mémoires d’une poupée de bonne maison », La Poupée modèle, première année, novembre 1863, p. 4.

Source : Google Books

V13

Morbleu ! colonel, vous avez une belle chance ! s’écria M. Paul14 en secouant chaleureusement la main de son Garde-Française. Jurez à madame que vous rendrez sa fille heureuse. Dès ce moment, vous êtes le prétendu de mademoiselle Charmante, et vous pourrez lui offrir des bouquets tous les jours.

— Des bouquets ! répéta Lucile charmée (je ne l’étais pas moins !), oh ! c’est faire les choses en gentilhomme !

— Et des bonbons ! continua Paul.

— Des bonbons ?

— Nous, les croquerons, ensemble, sœurette, à la santé et à la prospérité de nos marionnettes.

— Marionnettes !... ce monsieur Paul a parfois des expressions !... Quoi qu’il en soit, je ne lui en voulus pas, j’étais trop contente de devenir madame Mirliflor.

— Ainsi, c’est une affaire faite, reprit M. Paul avec sa brusquerie accoutumée ; colonel, embrassez votre fiancée !

— Y penses-tu, mon frère ? s’écria Lucile qui était très forte sur l’étiquette15 ; les choses ne se passent pas ainsi ! M. de Berlines a baisé la main de ma cousine Berthe, et voilà tout. Je le sais bien, puisque j’étais là.

— Qu’est-ce que-cela fait ? riposta M. Paul.

— Cela fait que je ne veux pas, ce n’est pas le jeu !...

— Baste ! baste ! Lucette, le jeu c’est comme on veut !... voici justement l’oncle Jean qui va te le dire.

—Quoi ? quoi ?... Qu’y a-t-il, mes mignons ? dit en déposant un baiser sonore sur chacune des têtes blondes qui se penchaient vers lui, un petit vieillard, à la figure de casse-noisette, qui entrait en ce moment.

On lui raconta le débat, qui l’amusa beaucoup, puis Lucile me fit complaisamment admirer par lui.

Il faut vous dire, mes enfants, que cet oncle-là était le modèle des oncles, l’oncle-gâteau par excellence16. Il ne venait jamais chez ses petits neveux sans avoir les poches pleines de dragées, et les plus beaux jouets de Lucile et de Paul étaient des cadeaux de M. Jean… C’était un vieux garçon qui raffolait des enfants, et qui, ayant d’immenses revenus à dépenser pour lui tout seul, et ne sachant que faire de son argent, comblait ses neveux de gâteries de toutes sortes. Aussi, l’adoraient-ils et recouraient-ils à lui dans toutes les occasions possibles. Le beau colonel, mon futur, était encore un des présents de M. Jean.

— Ah çà ! voyons, enfants, dit celui-ci en prenant une large prise après avoir payé à ma beauté le tribut d’admiration qu’on lui demandait, tout ça c’est bel et bon, mais quand on se marie, il faut songer au positif... Avez-vous discuté les affaires d’intérêt ?

— Ma foi non, oncle Jean, nous n’y avons pas pensé.

— Voilà un désintéressement bien rare, fit l’oncle avec un sourire mi-bienveillant mi-sarcastique. Alors j’y veux penser pour vous, car je désire vivement le bonheur des futurs conjoints.

Paul échangea un regard et un sourire joyeux avec sa sœur ; ce début présageait de nouvelles largesses du généreux oncle.

— Çà, fillette, qu’est-ce que tu donnes en dot à ta poupée ?

— Moi, mon oncle, dit Lucile en se redressant, un superbe trousseau tout neuf, mon beau ménage de porcelaine dorée, un lit d’or et de satin rose, et tout mon service à thé en vaisselle plate.

— Bien, très bien !... et toi, Paul ?...

— Dame ! fit Paul en se grattant l’oreille (c’était son geste favori), mon Garde-Française n’a guère que son habit. Il est vrai qu’il est pas mal doré aussi, mais ça ne vaut pas grand-chose, en somme… vu que je ne possède, moi, que des canons, des soldats, des chevaux, des ballons et un tambour. Ah ! j’ai encore un atelier complet de menuiserie, mais cela ne peut pas servir de dot à un colonel ?

— Pas tout à fait, dit l’oncle en soutenant avec peine sa gravité. Une demoiselle aussi distinguée que mademoiselle Charmante ne se plairait pas d’ailleurs dans un atelier de menuisier. Eh bien, écoute, comme c’est moi qui t’ai donné le colonel, je me charge de la corbeille et je lui achète, en outre, un mobilier digne de la belle dame qu’il épouse.

— Mon bon oncle ! mon petit oncle chéri ! s’écrièrent les deux enfants ravis en sautant au cou de M. Jean qui paraissait aussi content qu’eux.

— Ah ! oncle Jean, je vous y prends encore à gâter mes enfants, dit une douce voix qui nous fit retourner tous. C’était la comtesse.

— Ma foi, ma nièce, pourquoi sont-ils si gentils et si drôles ? Figure-toi que je viens de trouver les petits gaillards en grand conciliabule pour le mariage de mademoiselle Charmante… (c’est Charmante, n’est-ce pas, Lucette, que se nomme cette belle dame ?) ils étaient bien amusants, va ! aussi j’ai ri de tout mon cœur et je suis intervenu pour la dot du prétendu.

— En vérité ? Ah ! oncle-gâteau, vous me les perdrez, voyez-vous ? Jamais je ne vis d’enfants plus comblés que les miens ; ils n’ont le temps de rien désirer, et ils perdent, à force de plaisirs, le goût du travail.

— Petite mère, tu sais que nous sommes en vacances… s’empressa d’objecter Lucile.

— C’est vrai, vous en avez encore jusqu’après la première huitaine de janvier ; mais ensuite, je compte bien, ma fille, que tu te rappelleras ta promesse ?

— Oh ! mère, ne crains rien, fit vivement la petite fille, comme si elle craignait de voir entamer un sujet de conversation épineux.

— Ah çà, dit le bon oncle devinant sa pensée et lui venant en aide, quand faisons-nous la noce ? car je m’invite, moi, c’est bien le moins ! Mais comme je ne veux être à charge à personne, je fais les frais de la dînette. Il nous faut une dînette splendide !

— Dites donc, oncle Jean, reprit la mère avec un sourire, vous voulez que je ne sois pour rien dans le bonheur de ces jeunes gens-là, moi ?

— Faites pour eux ce qu’il vous plaira, ma nièce, répondit M. Jean sur le même ton ; invitez les petites amies de votre fille, donnez-leur un bal si bon vous semble…

— Oh ! c’est cela, petite mère, un bal d’enfants et de poupées !... ce serait si gentil ! et Charmante serait si admirée !...

— Un bal ? répéta la comtesse indécise, c’est que c’est bien de l’embarras et bien du bruit !

— Quel embarras, maman ? demanda M. Paul. Tu réunis quelquefois les amies de ma sœur ; eh bien ! ce sera la même chose, pas davantage… N’est-ce pas, oncle Jean ?

— Sans doute, mes mignons. Moi, j’opte pour le bal.

— Alors, va pour le bal, puisque vous êtes tous contre moi, fit la comtesse, après un dernier soupir d’indécision.

— Et quand cette belle fête ?

— Je ne vois guère que la veille de Noël.

— Le jour de l’arbre de Noël17 ? Oh ! mère la bonne idée, ce sera double plaisir !

Et Lucile et Paul sautaient de joie :

— Nous ferons la cérémonie le matin, la dînette l’après-midi, et nous danserons le soir en attendant les surprises du bel arbre.

— Comment ! dit la comtesse, vous n’êtes pas encore satisfaits ? Vous vous attendez à des surprises ? Vous êtes donc insatiables ?

— Dame, maman !...

— Ils ont raison, ces petits, riposta M. Jean. Est-ce que ce serait Noël, s’il n’y avait pas d’arbre à surprise ?

Le lendemain, Lucile envoya à ses amies des petits billets couleur de rose, conçus à peu près en ces termes :

« Mademoiselle Lucile de *** a l’honneur de vous faire part du mariage de mademoiselle Charmante, sa poupée, avec monsieur Mirliflor, colonel aux Gardes-Françaises, de chez Giroux. Elle vous prie d’assister à la dînette et au bal qui suivront la cérémonie, et qui auront lieu en son hôtel, rue Saint Dominique, 2318. » Puis venait ce petit post-scriptum que je transcris sans les fautes d’orthographe, attendu qu’il est encore bien assez curieux comme cela :

« P. S. — Et maintenant, ma chère, disait Lucile, parlons bien : maman m’a donné pour mes étrennes une belle poupée avec un trousseau. Je la marie avec un pantin de Paul. C’est mon oncle Jean qui donne la corbeille, il donne aussi le mobilier. Ce sera superbe. Nous ferons la dînette, nous danserons, sans compter l’arbre de Noël… Apporte la tienne, et surtout mets-lui une belle robe. Charmante sera splendide.

Nous nous amuserons bien !!!

                                         Ta petite amie,

                                         Lucile. »

Fig. 4. Frontispice des Souvenirs de Charmante, éd. cit.

Fig. 4. Frontispice des Souvenirs de Charmante, éd. cit.

« Oh ! maman ! la jolie Poupée ! s’écria-t-elle. »

Source : gallica.bnf.fr/BnF

 

M. Paul adressa à ses camarades des lettres à peu près analogues, en leur recommandant d’amener, pour faire danser mesdemoiselles les poupées, tout ce qu’ils pourraient avoir de pantins.

Je passe rapidement sur les huit jours qui s’écoulèrent, jusqu’au moment où je devins madame Mirliflor. Pendant ce temps, rien ne troubla mon bonheur. Je fus gâtée, parée, embrassée à la journée par Lucile ; je passai toutes mes soirées avec l’aimable Garde-Française, qui n’arrivait jamais sans un ravissant bouquet de violettes, de myosotis ou de roses-pompons et des bonbons que Lucile et son frère croquaient à notre intention. Tous mes désirs de vanité furent comblés ; l’oncle Jean fit les choses en prince.

Le mobilier de ma chambre à coucher fut en satin rose19, pour aller avec le lit que j’avais déjà. Rien n’y manquait, depuis la petite chauffeuse en tapisserie placée au coin du foyer, jusqu’à la toilette en marbre blanc où s’étalaient tous mes ustensiles de toilette ; depuis l’armoire à glace où je me voyais tout entière, jusqu’à la garniture de cheminée en argent bruni. Il y avait même une délicieuse veilleuse formant suspension le jour, lampe la nuit, et qui répandait sur tous les objets une lueur si douce, qu’elle me rendait cent fois plus jolie. C’est Lucile qui le trouvait, du moins, et Lucile s’y connaissait !

La salle à manger eut des chaises, une table en bois sculpté et un dressoir dans le même style, sur lequel ma petite maîtresse étala avec une coquette symétrie la belle vaisselle qu’elle me donnait en dot.

Le salon fut meublé tout en velours cerise sur bois doré — genre Louis XV avec guéridon à crépines, lustre, pendule et candélabres en rocaille. — Il y eut jusqu’à un boudoir ou cabinet de travail contenant une mignonne bibliothèque remplie de petits livres faits spécialement pour les poupées, une table-bureau avec tout ce qu’il fallait pour écrire, depuis les papiers à lettre et les enveloppes microscopiques, jusqu’aux timbres-poste à attacher sur ma correspondance. Je ne parle ni de l’encrier de bronze digne de l’étagère la plus soignée, ni du porte-plume assorti à l’encrier, ni de la boîte à cire et à pains à cacheter, ni des albums de dessin, ni du piano à ma taille avec sa musique lilliputienne, ni… ni… de mille autres choses encore qu’il serait trop long de vous énumérer. Tout cela, sans doute pour rappeler à Lucile qu’elle devait bien vite s’instruire afin de faire l’éducation de sa poupée, car c’est peu d’être riche et belle si l’on est une ignorante et une sotte.

La comtesse abandonna à sa fille, pour l’installation de ce fastueux mobilier, un cabinet qui servait autrefois de salle de bain et qu’elle fit arranger tout exprès à notre intention, à la condition expresse toutefois que tous les jouets de Lucile seraient enfermés là, et qu’on ne les verrait plus traîner nulle part. C’est ainsi que j’appris que la petite fille n’avait pas beaucoup d’ordre ; j’avais déjà cru m’en apercevoir au pêle-mêle qui régnait dans mes effets depuis que Lucile en avait le gouvernement20. On appela ce cabinet la maison de Lucile. Je trouve qu’on aurait tout aussi bien pu dire : la maison de Charmante.

La veille de mon mariage, un domestique en livrée m’apporta dans un splendide chiffonnier en bois de rose (un chiffonnier à ma taille comme tout le reste !), les présents du futur ou plutôt de l’oncle Jean, la corbeille21 en un mot. Jugez de ma joie et de celle de ma maîtresse en y trouvant deux cachemires22 — une parure de corail montée sur or vrai, s’il vous plaît, et se composant du peigne à chignon, des peignes à bandeaux, de la broche, du collier, des bracelets, des boucles d’oreilles, boutons de manche, épingles, montre, etc., le tout dans un écrin de velours à mon chiffre. Il y avait encore une délicieuse robe de moire bleue, une autre en velours vert, une sortie de bal en satin blanc bordée de cygne, une parure en dentelle d’Alençon, une robe de chambre pensée, toute piquée, ouvrant sur un coquet jupon de batiste brodé jusqu’au haut, une petite veste soutachée d’or, un chapeau rose avec un beau marabout blanc pour mes visites de noces, mille et une futilités enfin plus élégantes les unes que les autres. Il y avait jusqu’à mon livre de mariage en ivoire sculpté, à mon carnet de visites rempli de cartes à mon nom et à ma bourse de crochet blanc et argent contenant vingt petites pièces de 5 francs en or.

Lucile était dans le ravissement. Aussi, quand l’oncle Jean arriva la mine tout épanouie, pour juger de l’effet de son cadeau, faillit-elle l’étouffer de caresses. Il fallut même que le bon oncle consentît à ce que je l’embrassasse pour lui témoigner ma reconnaissance. Puis les enfants et l’oncle se mirent à débattre gravement le menu de la grande dînette, et cette conversation avait tant de charme, que, lorsque la comtesse donna le signal de la retraite, tout le monde trouva que c’était bien tôt. Il était pourtant dix heures ! mais Lucile se consola en pensant que la nuit serait vite passée, et s’endormit en rêvant à mes succès du lendemain.

Elle voulait faire pâmer d’admiration devant moi toutes ses petites amies, dont aucune ne me connaissait encore, ma chère maîtresse ayant obstinément refusé de me montrer avant le grand jour.

VI23

Cette nuit-là, je dormis encore moins bien que la nuit de ma première entrevue avec le seigneur Mirliflor. Mes cachemires, ma robe de mariée, mon colonel, mon salon cerise, tout cela dansait devant mes yeux et m’empêchait de les fermer. Pour comble d’ennui, M. Moumouth24 (fig. 5), que je continuais à détester cordialement, quoique sa faveur fût bien diminuée depuis que j’habitais l’hôtel, M. Moumouth, dis-je, vint, au milieu, de la nuit, se coucher sans, façon — et au risque de m’écraser — sur mon édredon qu’il trouvait sans doute plus chaud et plus moelleux que son coussin de velours. Puis, comme il était jeune et qu’il aimait à jouer, il s’amusa à batifoler avec les brides de mon bonnet de nuit et à se faire les ongles dans les dentelles de mon oreiller. J’étouffais, je tremblais pour ma figure et pour mes yeux, et pas moyen de crier !... Je me voyais déchirée par les griffes de cet affreux matou, ou bien défigurée, décolorée par sa langue rude, dont il me semblait déjà sentir le contact sur mes joues roses. Oh ! c’était un horrible cauchemar ! Heureusement Moumouth se lassa de son jeu : il finit par se creuser une petite place à côté de moi et par s’endormir avec un ronron sonore… Je respirai… mais que la nuit me parut longue avec un pareil voisinage ! Enfin, vers le matin, ce vilain chat m’abandonna pour aller se coucher sur le lit de Lucile, qui dormait toujours comme une bienheureuse. Elle s’éveilla, l’accueillit avec une caresse et un baiser, que j’entendis, puis se rendormit jusqu’au grand jour, me laissant en proie à un accès de jalousie pire encore que tous ceux que j’avais eus jusque-là.

Fig. 5. « Pour comble d’ennui, M. Moumouth… », Souvenirs de Charmante, éd. cit., chap. vi, n. p. [entre les pages 46 et 47].

Fig. 5. « Pour comble d’ennui, M. Moumouth… », Souvenirs de Charmante, éd. cit., chap. vi, n. p. [entre les pages 46 et 47].

Source : gallica.bnf.fr/BnF

En me levant, ma maîtresse ne s’aperçut même pas que son chat m’avait décoiffée, et moi je ne pus le lui dire… Pauvres poupées ! voilà pourtant comme nous sommes ! Nous souffrons tout et nous n’avons pas le pouvoir de nous plaindre. Oh ! chères petites amies, qu’il faut donc que vous vous attachiez à devenir attentives et bonnes pour prévenir et comprendre les douleurs de vos poupées.

Ma toilette fut longue, longue… Tout était prêt depuis trois jours, cependant ; mais il y avait dans ma chevelure une mèche si rebelle, qu’il fallut appeler la femme de chambre pour la dompter. Enfin, on la fit, tant bien que mal, tenir dans ma couronne de fleurs d’oranger ; on m’enveloppa avec grâce dans mon grand voile de tulle ; on attacha, avec toutes les précautions possibles, mon bouquet à la robe de moire blanche que la comtesse m’avait donnée, Lucile ayant entendu dire qu’une mariée dont le bouquet tombait était sûre d’être malheureuse en ménage ; puis on admit le colonel.

Il fallait voir comme il était soigné et pommadé aussi, ce jour-là. Il nous tint compagnie jusqu’au moment où l’on vint avertir Lucile que ses petites amies étaient arrivées. Oh ! ce fut un moment solennel !

Lucile, parée comme pour un jour de noces, me prit par la main et m’introduisit au salon, où une trentaine de petites filles, de petits garçons, de poupées et de pantins étaient déjà réunis. Il fallait voir toutes ces têtes mutines, guettant avec curiosité l’entrée de cette Charmante dont on leur avait conté tant de merveilles !... Je crois que les poupées et les pantins n’étaient pas moins désireux que leurs petits maîtres de faire ma connaissance… Ils étaient tous en brillants atours ; mais, je dois l’avouer — est-ce vanité ? est-ce aveuglement ? — toutes ces poupées me parurent élégantes sans distinction, et pas un de ces pantins, polichinelles ou pierrots, marquis ou militaires, ne me sembla digne de cirer les bottes de mon colonel.

Vous allez me dire : « Comment, mademoiselle Charmante, vous qui étiez si émue, si intimidée, vous avez pu faire toutes ces réflexions ? » Dame, mes enfants, je ne les fis pas tout de suite ; c’est ensuite, en me rappelant… Et puis, quand même, il ne fallait pas tant de temps pour voir ces choses, avec des yeux comme les miens.

Un hourrah général s’éleva à mon approche ; il était clair que je surpassais en beauté tout ce que les petites imaginations avaient rêvé. Lucile me fit faire, les yeux baissés, de fort belles révérences à toute la société, puis elle me présenta, en particulier, à quelques-unes amies intimes. Je passai de main en main ; chacun me déclara belle à ravir et mise avec un goût exquis. Mais je remarquai sur quelques-unes de ces figures enfantines, et parmi celles qui me vantaient le plus haut, une expression qui ressemblait à du mécontentement… Ces petites filles-là étaient des petites jalouses, des petites envieuses qui, au lieu d’être heureuses du plaisir que Lucile voulait leur donner, s’attristaient de ce qu’elles n’avaient pas, elles, une aussi jolie poupée et un oncle aussi généreux. Qui sait même si les méchantes, qui prenaient tant de soin pour cacher leur dépit, ne souhaitaient pas, tout bas, qu’il m’arrivât quelque chose de fâcheux, afin de les venger de n’être pas aussi bien partagées que leur compagne ? Oh ! quelle odieuse nature !... Des enfants pareils devraient être montrés au doigt et bannis de la société !...

C’est pourtant si agréable de jouir du plaisir que l’on voit à ses amis ! Mais, grâce à Dieu, toutes les petites filles ne sont pas ainsi ; il en est même fort peu, et parmi celles qui étaient là, le plus grand nombre admirait franchement ma figure et savait gré à Lucile de l’amusement qu’elle leur procurait. Mon beau colonel fut de moitié dans l’ovation que l’on me fit, et déclaré digne de devenir mon époux.

Bientôt le son argentin d’une clochette se fit entendre.

— L’heure de la cérémonie est arrivée, mes bonnes amies, dit Lucile avec emphase ; cette cloche nous l’annonce.

Là-dessus, il y eut un branle-bas général dans la société : les petits garçons vinrent, comme des hommes, offrir le bras aux fillettes, les pantins aux poupées, et tout le monde se rendit en bon ordre à la bibliothèque, où M. Paul, ou plutôt M. le maire, ceint d’une superbe écharpe tricolore, attendait gravement les époux.

Voyez, des chaises vides sont disposées pour les assistants. On nous place, le colonel et moi, sur des fauteuils de velours rouge, en face d’une table recouverte d’un tapis vert… Quel moment !... Ma petite mère a bien soin d’élargir autour de moi mon voile en plis gracieux. Je suis émue, émue et plus blanche que ma robe… grâce à l’épaisse couche de poudre de riz que Lucile vient de passer furtivement sur mes joues pour donner plus de vérité à ma contenance.

Le colonel se redresse, et, d’un air heureux et fier, regarde tout le monde. M. Paul prononce une allocution qui attendrit vivement l’auditoire et fait couler les larmes de ma sensible maman ; elle a même la précaution de tirer mon mouchoir de ma poche et de me le faire porter aux yeux. Le colonel, à l’aide d’un ressort que l’on tire, allonge démesurément sa moustache et paraît tout émotionné.

M. Paul demande à mon futur s’il consent à me prendre pour femme ; le colonel, par l’organe d’un ami de Paul, répond un oui très ferme et très décidé. Alors on s’adresse à moi ; mon oui, au contraire, est bas et ému.

On nous lit ensuite l’article du Code qui dit que la femme doit obéissance et soumission à son mari, et le mari aide et protection à sa femme, puis M. Paul prononce les paroles sacramentelles.

Le mariage civil terminé, on passa dans la pièce voisine.

Le frère de Lucile, qui allait au catéchisme pour sa première communion, avait élevé, dans un cabinet attenant à cette chambre, un petit autel où il venait dévotement faire sa prière matin et soir ; c’était son oratoire, sa chapelle. Faut-il vous décrire cette chapelle, mes chéries, et toutes ne connaissez-vous pas ces autels surmontés d’une sainte Vierge de plâtre, et entourés d’arbustes fleuris, que les jeunes filles pieuses dressent au mois de Marie ! Eh bien ! c’était ainsi qu’était l’oratoire de M. Paul ; mais, de plus, on y trouvait un beau bénitier de coquillages, des statuettes, des arcades, des colonnettes en carton-pierre, des vitraux de papier imitant les verres de couleur, tout comme dans une vraie chapelle. Il était facile de voir que le généreux oncle Jean était encore passé par là…

En ce moment l’autel, plus que jamais orné de fleurs et de lumières, apparaissait dans toute sa splendeur. Les lumières scintillaient comme des étoiles, les fleurs embaumaient autour de la bonne Vierge, qui semblait sourire aux jeux innocents de ses enfants ; la clochette sonnait sans interruption, et, dans la pièce voisine on entendait les accents solennels d’un piano-orgue.

La petite société fit respectueusement silence, nous échangeâmes nos pièces de mariage — de beaux Napoléons d’or tout neufs — puis ce fut tout. M. Paul connaissait trop bien ses devoirs pour se permettre la moindre cérémonie imitant les cérémonies religieuses.

Alors le piano joua l’air : Allez-vous-en, gens de la noce25, et tout le monde, enfants et poupées, s’en retourna au salon bras dessus bras dessous comme il était venu. Mon mariage était fait !...

M. Paul se dépouilla bien vite de ses habits de magistrat pour aller retrouver la petite société, qui babillait comme une nuée de pies, en attendant l’heure de la dînette.

[…]

Notes

1 La Poupée modèle. Journal des petites filles, première année, nov. 1863-oct. 1864, février 1864, p. 73-76. Retour au texte

2 Le journal fournit aux petites lectrices, au fil des numéros, de quoi monter un mini théâtre. Les décors, les costumes, puis la pièce elle-même seront progressivement dispensés. Tout en conservant son identité fictive de vieille poupée, Mme de Villeblanche rattrape une bévue éditoriale en exhibant la matérialité de son journal, et instaure un lien complice avec ses jeunes abonnées. Cela devient également l’occasion d’une initiation à un travail de peinture. Retour au texte

3 La gomme-gutte, encore nommée résine gutte ou jaune du Cambodge, est un pigment jaune tirant sur l’orangé, produit à partir de résine. Retour au texte

4 Carminé : du carmin, pigment rouge. Retour au texte

5 Les renvois entre rubriques sont monnaie courante dans La Poupée modèle, qui joue d’un rapport fictif entre ses protagonistes « phares » – la vieille poupée éduque et conseille Chiffonnette –, pour élaborer sa cohésion et son unité, tout en renforçant le lien d’intimité établi avec les jeunes abonnées. Dans le même numéro, Chiffonnette racontera à Lily (et aux lectrices) comment elle a voulu se déguiser en princesse à un bal costumé d’enfants, en dépit des mises en garde de la vieille poupée – ce travestissement ne convenant pas à une petite fille. La coquette poupée croulera sous un costume trop lourd et accrochera la queue de sa jupe au marchepied de sa voiture, avant, comble de ridicule, de tomber en dansant avec un partenaire. Ridiculisée, elle ne sera plus invitée de la soirée. Voir Mme de Villeblanche, « Causerie. Les infortunes de Chiffonnette », La Poupée modèle, février 1864, p. 86-91. Retour au texte

6 La présence de deux locutrices d’âges différents permet à Mme de Villeblanche d’alterner ses modalités d’écriture : la vieille poupée s’autorise un ton moralisateur et didactique que l’on ne retrouvera pas sous la plume de Chiffonnette. Les jeunes lectrices sont ainsi éduquées avec légèreté. Retour au texte

7 La Poupée modèle. Journal des petites filles, deuxième année, nov. 1864-oct. 1865, mars 1865, p. 109-112. Retour au texte

8 Poupée fictive amie de Chiffonnette. La Poupée modèle publiera également son journal intime, sous la rubrique « Le cahier rose de Bleuette ». Retour au texte

9 Chiffonnette exprime régulièrement à sa correspondante ses craintes à l’idée de devenir le personnage principal d’une revue dramatique pour enfants qui doit être jouée aux Marionnettes-Lyriques. Elle a peur du ridicule que suscitera la révélation de ses nombreuses infortunes. Nous n’avons pas réussi à vérifier si cette représentation a effectivement eu lieu. Retour au texte

10 C’est ainsi que Chiffonnette nomme la vieille poupée. Retour au texte

11 Allusion au théâtre de carton à découper que La Poupée modèle livre à ses lectrices au fil des numéros. Retour au texte

12 Les personnages évoqués sont ceux des Expédients de la mère Gigogne, une pièce imprimée dans la Poupée modèle pour que les petites abonnées puissent la mettre en scène dans le théâtre miniature qu’elles sont censées progressivement construire au fil des livraisons. Voir Mme de Villeblanche, « Théâtre de Lily. Les Expédients de la mère Gigogne », La Poupée modèle, septembre 1864, p. 241-264. Retour au texte

13 Mme de Villeblanche, Souvenirs de Charmante, Paris, J. Vermot, 1865, p. 34-55. Retour au texte

14 Paul est le frère de Lucile, la détentrice de la poupée héroïne, Charmante. Retour au texte

15 Paradoxalement, c’est la petite Lucile qui enseigne ici aux jeunes lectrices les convenances sociales en affaire de mariage. Retour au texte

16 L’oncle généreux avec ses neveux et nièces est récurrent dans les romans de poupées. Retour au texte

17 La tradition de l’arbre de Noël se répand peu à peu en France dans la seconde moitié du xixe siècle et va progressivement remplacer celle des « étrennes », cadeaux que l’on s’offrait pour la nouvelle année. L’arbre ne deviendra sapin – tradition germanique – que tardivement, sous l’influence des immigrés en provenance d’Alsace-Lorraine après la guerre de 1870. Retour au texte

18 Rue du faubourg Saint-Germain, haut lieu de l’élégance où réside la noblesse. C’est une aristocratie légitimiste qui l’habite. Sous la monarchie de Juillet, il désigne peu à peu le style de vie de la vieille élite, observant les anciennes traditions dans le langage et les manières. A contrario, le faubourg Saint-Honoré abrite une aristocratie de tendance libérale, marquée par le bon sens et la modération. Voir Anne Martin-Fugier, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris, 1815-1848, Paris, Fayard, 1990, p. 100-116. La bourgeoisie, elle, se concentre Chaussée d’Antin. Retour au texte

19 Le mobilier luxueux donné à Charmante pour son mariage montre que la petite Lucile appartient à la noblesse. Trop gâtée, elle mène une vie opulente qui n’est pas un modèle à suivre pour les lectrices de La Poupée modèle. On préfère leur inculquer des goûts modestes et discrets, le refus du faste et l’amour du travail. Retour au texte

20 Son milieu social aisé est la cause de la mauvaise éducation de Lucile. Retour au texte

21 Voir Anne Martin-Fugier, La Bourgeoise, Femme au temps de Paul Bourget, Paris, Grasset, 1983, p. 66 : « À côté des dentelles et des bijoux se placent dans la corbeille des bibelots précieux : petits flacons, éventails, bonbonnières, etc. Plus ces objets sont anciens et authentiques, plus ils ont de valeur. Viennent ensuite les tissus. Et d’abord le châle. Il était très à la mode sous le Second Empire […] c’était un objet de luxe. En cachemire des Indes, il valait une fortune, 500 ou 600 francs ». Retour au texte

22 Laurence Chaffin note que le cachemire, refusé aux jeunes filles, leur est offert une fois mariées. Il est « signe de la perte de la virginité ». En outre, « le cachemire offert à Charmante prend […] des allures de récompense : récompense faite à une jeune fille qui se plie avec complaisance aux exigences de la société, qui accueille le mari qui lui a été désigné sans émettre une quelconque opposition, et se soumet à sa volonté pour finalement entamer sa nouvelle carrière d’épouse avec toute la bonne volonté requise. Partant, le motif du cachemire illustre en creux l’idée qu’une soumission silencieuse et consentie au code établi par la famille et par la société se voit nécessairement reconnue et valorisée. » Laurence Chaffin, De l’usage de la littérature de jeunesse…, op. cit., p. 157-158. Retour au texte

23 Mme de Villeblanche, Souvenirs de Charmante, éd. cit., p. 47-61. Retour au texte

24 Le chat de la maison. Retour au texte

25 Chanson populaire connue invitant les noceurs à partir et laisser les mariés seuls. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Madame de Villeblanche, « Les poupées médiatiques de Madame de Villeblanche », Cahiers Fablijes [En ligne], HS1 | 2023, mis en ligne le 20 avril 2023, consulté le 06 septembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/fablijes/index.php?id=101

Auteur

Madame de Villeblanche

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