Histoires de sept poupées racontées par elles-mêmes

DOI : 10.35562/fablijes.103

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Si le nom de Marie Guerrier de Haupt (1835 ?-1909) n’évoque rien de nos jours, l’autrice était pourtant une femme de lettres prolifique au xixe siècle. Elle commence sa carrière en 1864, année où elle publie Malheurs sans pareils d’une poupée en cire. Le jouet adoré des petites filles n’aura de cesse de l’inspirer : sont édités en 1868, un an après les Histoires de sept poupées racontées par elles-mêmes, Les Métamorphoses d’une poupée et d’une petite fille. La romancière ne se consacre cependant pas uniquement aux demoiselles et compose des ouvrages pour les jeunes garçons. À partir de 1876, elle publie presque exclusivement aux éditions Mamea, lesquelles se consacrent à la littérature vertueuse pour la jeunesse. Pédagogue, elle fournit aussi à son jeune public des ouvrages plus scolaires, tels la Première grammaire des enfants (1873) ou la Première histoire de France des enfants (la même année), voire religieux (la Première histoire sainte des enfants est éditée en 1873 également). Elle est en outre une traductrice féconde de textes anglais – elle traduit, entre autres, Fenimer Cooper – et même une femme engagée dans la sphère publique, puisqu’on la voit rédiger La Protection des animaux en 1880. En 1871, elle remporte le prix Montyon pour son roman Marthe.

Les Histoires de sept poupées racontées par elles-mêmes se présentent comme une suite de nouvelles. Wilhem le sorcier – un « bon » sorcier, cela va de soi – a perdu sa petite nièce adorée étant jeune. Il a alors trouvé le moyen d’animer la poupée de la petite fille, afin qu’elle dicte son histoire à l’une de ses pareilles. Six autres, collectées par Wilhem, feront de même. Les Histoires résultent de la découverte de l’un de ces manuscrits de poupée.

Les textes font se succéder des vies de poupées au sein de différents milieux sociaux. Par une succession de comparaisons, les jeunes lectrices de Marie Guerrier de Haupt sont invitées à déduire quel est le meilleur moyen d’éduquer une poupée – donc de s’éduquer elles-mêmes et d’éduquer leurs futurs enfants. L’avant-dernière poupée, Jeanne, appartient à une petite fille facétieuse et agitée, livrée à son père qui, quoiqu’aimant, n’est visiblement pas compétent pour lui fournir une bonne éducation. Il faut dire qu’à l’époque, la formation morale et sociale des filles est une affaire de femmes. La fillette apprendra néanmoins à contrôler son corps et ses actes en tirant leçon d’une mauvaise expérience.

Amélie Calderone

a. Cécile Boulaire (dir.), Mame, deux siècles d’édition pour la jeunesse, Rennes-Tours, PUR-PUFR, 2012.

Marie Guerrier de Haupt, Histoires de sept poupées racontées par elles-mêmes, 1869, chapitre vi, « Jeanne, poupée de Marthe »

CHAPITRE VI1
JEANNE, POUPÉE DE MARTHE
la fille du capitaine

Puisqu’on veut bien enfin me permettre de parler, chose que j’aurais dû faire depuis longtemps, commença la nouvelle conteuse, je vous dirai, mesdemoiselles, que je m’appelle Jeanne ; ma petite mère s’appelait Marthe ; elle était fille d’un capitaine et avait perdu sa mère depuis longtemps2.

Je fus donnée à Marthe par son oncle, un officier en retraite, qui la gâtait beaucoup, qui l’aimait encore plus qu’il ne la gâtait, et qui s’appelait Jean, ce qui fit qu’on me nomma Jeanne3.

Marthe avait douze ans, elle était jolie, avec de beaux cheveux noirs tout bouclés, et de grands yeux noirs aussi, vifs et intelligents. Je lui ressemblais un peu, c’est pourquoi mon parrain m’avait choisie ; je n’ai pas les bras de porcelaine, les membres articulés des poupées modèles ; mais ma tête est en porcelaine, mes cheveux sont beaux ; enfin, Marthe me trouva charmante, c’était tout ce que voulait mon parrain, qui fut heureux de la joie qu’elle témoigna en me recevant.

Marthe était une enfant gâtée, elle m’aimait beaucoup, et j’étais fort heureuse avec elle ; elle m’apprenait la gymnastique, me faisait aller en balançoire, me conduisait dans l’écurie où elle me mettait sur le dos des chevaux ; je m’habituai vite à ce genre de vie, et je pris bientôt goût aux exercices violents.

Le père de Marthe était souvent forcé de voyager ; je visitai ainsi les plus belles villes de France. Marthe était vive et gaie, c’était un plaisir que de voyager avec elle. Je ne m’ennuyais jamais ; elle me tenait sur ses genoux et me racontait de belles histoires, car ma petite mère aimait beaucoup à parler. Elle avait aussi très bon cœur ; quand nous rencontrions des pauvres sur notre route et qu’elle n’avait rien à leur donner, elle devenait toute triste ; mais il est vrai de dire que l’insouciance de son caractère reprenait bientôt le dessus et que sa tristesse ne durait pas longtemps.

Moi-même j’ai un caractère insouciant, et c’était fort heureux pour moi, car si je m’amusais beaucoup, en revanche je n’étais pas toujours très bien soignée ; Marthe ne savait pas coudre, elle n’avait pas même l’idée de me faire des habits, et j’ai encore maintenant la robe que j’avais quand mon parrain m’a achetée. Quelquefois elle me déshabillait, m’enveloppait dans un mouchoir de poche, et pliait soigneusement tous mes vêtements, pour les trouver le lendemain plus frais et mieux repassés. Mais le lendemain elle oubliait de me remettre mes habits ; il s’agissait d’une promenade à cheval, d’une leçon de gymnastique, d’une partie de plaisir avec ses amies ; comme je n’étais pas habillée, on ne pouvait m’emmener ; et dès qu’elle ne me voyait plus, Marthe m’oubliait. Je restais quinze jours ou trois semaines enveloppée dans le mouchoir de poche et abandonnée dans un coin ; puis, lorsqu’enfin on pensait à moi, mes habits étaient égarés, il fallait perdre un temps considérable avant de les retrouver, et cela impatientait fort ma petite mère, qui se mettait assez souvent en colère4, et qui, certes, n’aurait pas enduré l’injustice qu’on m’a faite ici en donnant la parole avant moi à deux poupées arrivées bien longtemps après moi. Mais, passons ; je n’aime pas les paroles inutiles. Vous souriez d’un air moqueur, mademoiselle Hortense, vous aussi mademoiselle Gretchen5 ? qu’ai-je donc dit de si ridicule ? je serais curieuse de le savoir, et je vous prie, mesdemoiselles, de me l’apprendre. Voilà notre vieux sorcier Wilhem qui me menace, si je me fâche, de me rendre muette comme je l’étais. Cette menace ne saurait m’effrayer, car il n’y a pas de poupée moins bavarde que moi. Mais en effet, il est inutile de se fâcher, et pour vous donner l’exemple de la modération, mesdemoiselles qui vous moquez de celles qui valent beaucoup mieux que vous, je vais reprendre mon récit6.

Le père de Marthe n’avait pas le temps de s’occuper de sa fille ; il faisait venir trois fois par semaine un vieux professeur qui lui donnait des leçons de lecture, d’écriture, de calcul et d’orthographe. Marthe, qui était très intelligente, comprenait bien ce que son professeur lui disait, mais elle était si étourdie qu’elle oubliait toujours de faire les devoirs qu’il lui donnait et d’apprendre ses leçons.

Elle avait pris aussi l’habitude de se moquer du vieux professeur ; et je l’imitais de mon mieux, (intérieurement, bien entendu, puisque je n’avais pas alors le pouvoir d’exprimer mes pensées).

Ce professeur était un homme très doux, très calme, très triste et très savant ; quelquefois Marthe regrettait les plaisanteries qu’elle se permettait et qui le chagrinaient ; alors moi je regrettais aussi les miennes ; nous prenions toutes deux la résolution de témoigner à l’avenir plus de respect à l’excellent M. Duval, mais nos bonnes résolutions ne duraient guère, et dès que l’occasion s’en présentait, nous recommencions nos espiègleries, que Marthe racontait ensuite à ses cousins, lycéens de douze et quatorze ans, qui en riaient comme des fous.

Un jour (c’était en été) Marthe, pour effrayer son vieux professeur au milieu de la leçon, s’était procuré de la poudre et un de ces petits tubes en fer, que les enfants appellent pistolets, et qui sont formés de deux parties arrangées de telle sorte qu’en tirant la seconde, la poudre contenue dans la première fait explosion.

Naturellement le professeur ne se doutait de rien ; Marthe affectait d’apporter à sa leçon la plus grande attention ; j’étais sur la table, à ma place accoutumée, et je m’apercevais fort bien qu’elle dissimulait de son mieux le pistolet dans les plis de sa robe de mousseline.

Soudain, une détonation se fit entendre ; M. Duval jeta un cri et se leva ; mais Marthe n’eut pas le temps de jouir de l’effet de sa malice : pour mieux dissimuler, elle avait tiré le pistolet sans même le regarder et sans songer à l’éloigner d’elle, le feu s’était communiqué à ses légers vêtements ; en moins d’une seconde la pauvre petite fut environnée de flammes (fig.).

— Une couverture ! un tapis ! s’écriait M. Duval éperdu, en s’efforçant d’étouffer les flammes avec ses mains sans s’inquiéter de les brûler.

Malheureusement il n’y avait dans la chambre ni tapis ni couverture.

L’excellent homme ôta vivement son habit, il en enveloppa la petite fille, et réussit enfin à se rendre maître du feu.

Fig. 1. « La fille du Capitaine. », Histoires de sept poupées, Paris, Bernardin-Béchet, 1869, n. p. [entre les pages 32 et 33].

Fig. 1. « La fille du Capitaine. », Histoires de sept poupées, Paris, Bernardin-Béchet, 1869, n. p. [entre les pages 32 et 33].

Source : gallica.bnf.fr/BnF

Mais Marthe avait de graves brûlures ; elle dut garder le lit et la chambre pendant assez longtemps.

M. Duval vint assidûment la visiter pendant sa convalescence, et la pauvre enfant ne se lassait pas de lui exprimer son repentir pour les mauvais tours qu’elle lui avait joués si souvent.

— J’ai bien mérité ce qui m’est arrivé, répétait-elle ; c’est la juste punition de mon mauvais cœur.

— Non, enfant, reprenait M. Duval, qui la consolait de son mieux ; vous n’avez pas mauvais cœur ; au contraire, votre cœur est bon, et c’est lui qui vous corrigera de votre penchant à l’espièglerie.

Marthe se rétablit enfin, mais elle conserva le souvenir de sa triste aventure, et devint aussi calme, aussi douce, qu’elle était jadis vive et emportée. Elle perdit complètement le goût des exercices violents qui faisaient autrefois son bonheur, et demanda à son père de lui donner une institutrice. Malheureusement au moment où ce dernier se disposait à remplir le désir de sa fille, il reçut l’ordre de quitter la ville, et d’aller à l’autre bout de la France.

Marthe, les larmes aux yeux, vint faire ses adieux au bon vieux professeur.

— J’aurais voulu, lui dit-elle, vous laisser un souvenir de moi, qui puisse vous rappeler en même temps que la méchanceté dont j’ai fait preuve à votre égard, mon repentir et la générosité avec laquelle vous avez exposé votre vie pour sauver la mienne.

— Voulez-vous, vraiment, enfant, me laisser un souvenir ; non pas, comme vous le dites, de votre méchanceté, mais de la manière dont vous avez su réparer une faute causée par votre étourderie, et dont vous-même, d’ailleurs, aviez été la victime ?

— Oh ! si je le veux ! monsieur Duval ! mais c’est tout mon désir ; et si vous me donnez un moyen de me rappeler sans cesse à votre souvenir, vous me rendrez bien heureuse !

— Eh bien, donnez-moi Jeanne.

— Jeanne ! s’écria Marthe, qui crut avoir mal entendu.

— Oui, Jeanne, votre poupée.

— Ma poupée ! mais, reprit Marthe, qui malgré sa résolution de se corriger de son penchant à la raillerie, retenait à grand peine une violente envie de rire ; mais, monsieur Duval, est-ce que vous voulez jouer à la poupée ?

— Non ; mais vous paraissez désirer que le souvenir que vous me laisserez me rappelle une scène terrible et qui a exercé une grande influence sur votre caractère. Cette poupée était sur la table le jour où vous avez failli être brûlée vive, et j’avais remarqué que, pendant la leçon vous lui faisiez des signes d’intelligence, comme si elle eut été capable d’être de complicité avec vous. D’ailleurs, elle vous ressemble d’une étrange manière, et, en me la donnant, c’est presque votre portrait que vous me laisserez7.

— Je vous comprends, reprit Marthe ; oui, vous avez raison, monsieur Duval, Jeanne est en effet le meilleur souvenir que je puisse vous laisser de moi ; je vous la donne avec joie ; puisse-t-elle vous rappeler surtout le regret que j’éprouverai toujours des méchants tours que j’ai osé vous jouer si souvent !

Je restai donc avec M. Duval, qui me posa sur un meuble dans son salon, et me recouvrit d’un globe de verre. Je ne bougeai pas de là pendant plusieurs années, et je dus entendre bien des fois l’histoire de Marthe et de la façon surprenante dont elle s’était corrigée de son goût pour les espiègleries. En terminant son récit, le professeur avait l’habitude de conduire ses auditeurs devant moi et de leur dire :

— Cette poupée ressemble à Marthe d’une manière frappante, je puis dire qu’elle a été témoin de l’accident arrivé à ma pauvre petite élève, car elle était en face de nous sur la table qui servait à nos leçons, et ses yeux noirs, dont vous pouvez remarquer l’expression malicieuse, semblaient encourager Marthe dans son mauvais dessein.

Le bon vieillard mourut, et, comme il n’avait pas d’héritiers directs, on vendit à l’enchère tout ce qu’il possédait. Je fus adjugée à un marchand de curiosités, habitant Strasbourg, et de passage dans la ville que M. Duval habitait. Peut-être ne m’aurait-il pas achetée, mais j’étais comprise dans un lot de vieilles porcelaines de Chine, et il m’emporta par-dessus le marché.

Arrivé chez lui, il me jeta dans une corbeille, avec des tasses cassées, des soucoupes ébréchées, et plaça la corbeille devant sa boutique. Wilhem, que vous connaissez toutes, et qui était alors à Strasbourg, m’acheta et m’amena ici, où je fus bien étonnée de pouvoir parler avec autant de facilité que le faisait ma petite mère Marthe.

Fig. 2. Illustration clôturant le chapitre vi de Histoires de sept poupées, éd. cit.

Fig. 2. Illustration clôturant le chapitre vi de Histoires de sept poupées…, éd. cit.

Source : gallica.bnf.fr/BnF

Notes

1 Le texte est issu de Marie Guerrier de Haupt, Histoires de sept poupées racontées par elles-mêmes, Paris, Bernardin-Béchet, 1869, p. 32-36. Return to text

2 L’absence de la mère explique l’éducation négligée de la fillette. L’idée est récurrente dans cette littérature de poupée, et on la retrouve également dans l’extrait de Bouche-en-cœur de Zénaïde Fleuriot. Voir Laurence Chaffin, De l’usage de la littérature de jeunesse dans l’éducation des filles au xixe siècle, thèse de doctorat sous la direction de Brigitte Diaz, université de Caen Basse-Normandie, 2014, p. 120-126. Return to text

3 Il est de coutume de nommer les poupées du nom de leur « parrain » ou « marraine », à savoir, celui qui l’a offerte, lorsqu’il ne s’agit pas de la mère. Return to text

4 Marthe cumule les signes d’une mauvaise éducation : elle aime les activités agitées réservées aux garçons, elle est bavarde, velléitaire, désordonnée, incapable de travaux manuels et domestiques, colérique et, on l’apprendra, étourdie et farceuse – autant de défauts que l’on cherche à rendre haïssables aux petites lectrices. Return to text

5 Hortense et Gretchen sont des comparses de Jeanne. Return to text

6 Jeanne n’est pas exempte de quelques-uns des défauts qu’elle reproche à son ancienne propriétaire. L’on perçoit combien la relation éducative mère/fille est transposée dans celle entre enfant et poupée. Return to text

7 La ressemblance entre les petites filles et leurs poupées est un motif récurrent de cette littérature. Voir Laurence Chaffin, De l’usage de la littérature de jeunesse…, op. cit., p. 138 : « Parallèlement à sa fonction d’auxiliaire d’éducation, la poupée apparaît donc comme un symbole de représentation. Elle revêt une fonction métaphorique et à cet égard renseigne sur la place sociale qu’occupe la fillette au sein de la société. Toutes deux se ressemblent et sont même fréquemment vêtues de la même manière, comme pour illustrer le lien qui les unit. » Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Marie Guerrier de Haupt, « Histoires de sept poupées racontées par elles-mêmes », Cahiers Fablijes [Online], HS1 | 2023, Online since 21 avril 2023, connection on 06 septembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/fablijes/index.php?id=103

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Marie Guerrier de Haupt

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