La Poupée de bébé, aventures merveilleuses d’une poupée qui parle

DOI : 10.35562/fablijes.105

Outline

Text

Sous le pseudonyme de Madame Doudet se cache un homme : Théodore Lefèvre (1833-1904), éditeur et auteur d’ouvrages pour la jeunesse. S’il diffuse essentiellement des documents cartographiques, parallèlement, sa librairie fournit à partir de 1870 des livres destinés aux enfants, tels que Le Livre d’images. Nouvel alphabet pour les petits enfants (1870) ou l’Alphabet de la poupée (en 1871). Dans les années 1880, il diversifie sa ligne éditoriale et s’ouvre à Florian et à La Fontaine.

Dès 1862, il rédige et imprime, sous le nom féminin Mme Doudet – sans doute pour donner plus de légitimité à son entreprise pédagogique – des ouvrages pour jeunes lecteurs, tels que Le Livre des petits enfants, contenant des exercices de lecture et un alphabet illustré des animaux (1862), L’Alphabet des métiers (1868) ou encore Les Premières Leçons d’une mère, petites lectures instructives pour faire suite à tous les alphabets (1873). Si nombre de ses productions sont consacrées à l’apprentissage de la lecture, il fait également œuvre éducative avec des textes tels que La Petite Sœur de bébé, histoire d’une petite maman de sept ans (1879) ou La Poupée de bébé, aventures merveilleuses d’une poupée qui parle (1878).

Contrairement aux autres textes présentés, La Poupée de bébé ne met pas en scène une poupée capable de raconter sa vie de jouet : Lili parle mécaniquement (elle dit « maman »), de même qu’elle bouge, puisqu’elle est montée sur ressorts. Le texte se fait l’écho des progrès techniques s’agissant de la confection de jouets. Néanmoins, la narration fait accéder les lectrices aux impressions et sentiments intimes du jouet par le jeu d’une focalisation intérieure. Comme dans nombre de romans de poupées, le joujou passe entre diverses mains avant, à la fin de l’ouvrage, de retrouver sa détentrice originelle. Au cours de son périple, il est volé et vendu à un montreur de marionnettes – épisode récurrent de ces productions. Devenant comédienne proche de ces pantins que les poupées aiment à dénigrer, l’héroïne subit les affres de la déchéance sociale et les souffrances d’une éducation violente, usant de châtiments corporels insupportables pour notre contemporanéité.

Amélie Caldérone

Madame Doudet, La Poupée de bébé, aventures merveilleuses d’une poupée qui parle, 1878, « Lili chez les saltimbanques »

LILI CHEZ LES SALTIMBANQUES1

Le lendemain matin Lili, qui n’avait pas dormi de la nuit, était encore assoupie, quand elle se sentit rudement tirée par le bras : c’était Jacqueline2 qui venait la réveiller.

— Comment ! paresseuse, tu dors encore à cette heure ! crois-tu donc que tu n’as rien à faire qu’à te reposer ? Je vais t’apprendre à être plus matinale, moi ; et, joignant le geste à la parole, Jacqueline la secoua de toutes ses forces. Maintenant que te voilà debout, continua-t-elle, tu vas te mettre à travailler : d’abord il faut tourner tes pieds en dedans comme je te montre, puis sauter en l’air et retomber en équilibre sur un pied. Allons donc, plus vite que cela.

Lili, fort heureusement, avait les membres très souples, sans quoi elle eut été bien vite cassée, tant la petite fille était brusque.

— Écoute, Fanfreluche, lui dit-elle, tu as des dispositions et tu réussiras très bien sur le théâtre ; si tu obéis, tu pourras être très heureuse ici, avec tes compagnes, sinon tu auras des coups.

Lili fit de son mieux pour contenter sa maîtresse, si bien qu’au bout d’une semaine, Jacqueline déclara à son père qu’elle était en état de paraître sur la scène.

À cet effet, Trognonet lui fit une incision à la tête et aux bras et y passa la ficelle qui devait indiquer les mouvements (fig. 1) ; puis, l’ayant laissée reposer, il alla préparer son costume.

Fig. 1. Illustration du début du chap. « Lili chez les saltimbanques », Mme Doudet, La Poupée de bébé, Paris, Lefèvre, 1882, n. p.

Fig. 1. Illustration du début du chap. « Lili chez les saltimbanques », Mme Doudet, La Poupée de bébé, Paris, Lefèvre, 1882, n. p.

Source : gallica.bnf.fr/BnF

Voilà donc la pauvre poupée obligée de jouer la comédie, elle qui s’était tant de fois amusée à regarder Guignol sur l’épaule de sa petite maman. Quelle décadence !

Enfin l’heure de la représentation arrive : Lili, habillée de gaze et de mousseline blanche, écourtée jusqu’aux genoux, paraît sur le théâtre devant un nombreux public (fig. 2). Chaque enfant bat des mains en la voyant arriver ; mais, hélas ! c’est en vain que la ficelle lui indique de saluer, de se tenir sur un pied ; la vue de tout ce monde la trouble, l’interdit, ses jambes sont comme paralysées, et il lui est impossible de faire un mouvement. Les spectateurs rient et se moquent d’elle, et l’on est obligé de la remplacer.

Fig. 2. « Lili chez les saltimbanques », La Poupée de bébé, éd. cit., n. p.

Fig. 2. « Lili chez les saltimbanques », La Poupée de bébé, éd. cit., n. p.

Source : gallica.bnf.fr/BnF

Vous pensez bien que Lili n’allait pas échapper à une punition. Le soir, après la représentation, Jacqueline vint la trouver fort en colère et lui dit : Fanfreluche, vous êtes cause qu’une partie de la recette a été manquée ; le public s’est moqué de nous et j’ai été battue par mon père3 ; aussi vous vous passerez de dîner et vous aurez des coups.

Se passer de manger était la moindre chose pour la poupée, mais recevoir des coups, c’était bien autre chose ! Aussi attendit-elle le soir dans toutes les transes imaginables.

La méchante petite fille tint parole : l’heure du souper arriva et Jacqueline, au lieu de pain, apporta une verge dont elle frappa la malheureuse poupée jusqu’à ce qu’elle en fut lasse. Abandonnée ensuite dans un coin, Lili se mit à réfléchir sur sa triste position : oh ! combien elle eût été heureuse si quelqu’un fut venu la chercher pour la reporter à sa maman !

Le lendemain, cependant, il fallut reparaître sur le théâtre ou recevoir de nouveaux coups. Lili enhardie dansa bien mieux, et même, après quelques représentations, elle était devenue une des meilleures actrices. On était alors au mois de mai, et beaucoup de petites filles partaient à la campagne avec leurs parents. Les recettes diminuaient sensiblement et Trognonet résolut de courir les fêtes de village ; il fixa bientôt le jour du départ et les préparatifs du déménagement furent vivement faits. Une voiture transporta la baraque et les marionnettes entassées pêle-mêle dans une petite boîte. Par un hasard providentiel, Lili fut placée sur le dessus.

Lorsque les apprêts furent terminés, on quitta Paris. Lili en eut un grand chagrin, car elle perdait ainsi tout espoir de retrouver Madeleine4. L’intention du père Trognonet était de se diriger vers Le Havre, en voyageant à petites journées et en s’arrêtant dans les bourgs et les villages de quelque importance.

Le premier jour, on marcha jusqu’au soir à peu près, et l’on coucha à la belle étoile. Le lendemain, de grand matin, on se remit en route, car Trognonet voulait arriver, bon gré mal gré, le jour même à Évreux dont c’était la fête. Malheureusement, en descendant une côte assez rapide, la voiture versa dans un petit fossé qui bordait le chemin. Par une chance inexplicable, personne ne fut blessé ; les poupées mêmes n’eurent pas une égratignure ; mais on passa une bonne demi-journée à tout remettre en ordre, et on ne put arriver à Évreux que le lendemain soir : c’était un jour trop tard ! Toutes les bonnes places étaient prises et Trognonet ne put se mettre qu’à l’extrémité du champ de foire. Il se consola pourtant de sa mauvaise fortune et tâcha de tirer le meilleur parti possible de sa situation.

Un soir que la représentation allait commencer, une petite fille très élégamment vêtue vint à passer avec sa mère devant le théâtre.

— Oh ! maman, entrons donc voir le joli spectacle, je t’en prie : il n’y a pas beaucoup de monde !

La maman y consentit pour faire plaisir à sa fille, et elles prirent place toutes deux parmi les spectateurs. La représentation commençait : Lili était en scène avec Pierrot et Arlequin.

— Oh ! la jolie poupée ! maman, regarde donc comme elle marche bien ; elle s’assied, se relève ; je n’en ai jamais vu de pareille. Petite mère, achète-la-moi, je serai bien contente.

— Tu n’y penses pas, chère enfant ; ce que tu demandes est impossible, cette poupée n’est pas à vendre : je t’en achèterai une à Paris.

— Nous n’en trouverons pas d’aussi gentille ; mère, je t’en supplie, demande si on voudrait la vendre.

Marie était une petite fille très délicate et souvent malade, et sa maman était habituée à lui passer tous ses caprices, si déraisonnables qu’ils fussent. Aussi, la représentation finie, madame Rolland demanda au père Trognonet s’il pouvait lui vendre Lili.

— Oh ! madame, c’est ma meilleure marionnette !

— Enfin, quel prix en voulez-vous ?

— Je ne peux pas vous la donner, madame, à moins de vingt francs5.

Madame Rolland paya sans marchander le prix exigé6, et Marie s’en alla heureuse comme une reine avec sa poupée dans les bras.

Trognonet fut enchanté de son marché ; Jacqueline seule regretta son élève, mais elle se consola en pensant qu’elle en ferait une autre.

Notes

1 Mme Doudet, La Poupée de bébé, aventures merveilleuses d’une poupée qui parle, Paris, Lefèvre, 1882, n. p. Return to text

2 Jacqueline est la fille du montreur de marionnettes, le bien nommé Trognonet. Return to text

3 Jacqueline reproduit sur Lili (renommée par elle Fanfreluche) l’éducation violente à laquelle elle est soumise par son père. L’absence d’une figure maternelle explique, outre le milieu social marginal sinon immoral, cette formation négligée de la petite fille. Return to text

4 Première propriétaire de Lili. Return to text

5 Trognonet a acheté Lili cinq francs au voleur qui la lui a amenée. Return to text

6 Lili change de nouveau de mains, et va arriver chez une petite fille prototype de l’enfant gâtée capricieuse. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Madame Doudet, « La Poupée de bébé, aventures merveilleuses d’une poupée qui parle », Cahiers Fablijes [Online], HS1 | 2023, Online since 13 avril 2023, connection on 06 septembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/fablijes/index.php?id=105

Author

Madame Doudet

Author resources in other databases

  • IDREF
  • BNF

Copyright

CC BY 4.0