L’on ne sait presque rien de Louise Hameau (1837-1909), si ce n’est qu’elle est l’autrice d’une production abondante de récits, contes, saynètes et paroles de chansons pour la jeunesse. Également rédactrice de quelques textes à destination d’adultes, elle a 33 ans lorsque paraît, en 1870, son premier ouvrage, un recueil de poésies intitulé Pour les blessés. Louise Hameau se fait alors l’écho des déchirements historico-politiques de son temps sur la scène publique, tout en s’appropriant un genre (la poésie) et des registres (la compassion et la plainte) que l’on autorise aux femmes. Elle poursuivra avec des pièces telles que L’Aïeul, épisode dramatique de l'invasion prussienne, paraissant dans la « Bibliothèque des travailleurs » en 1872, ou encore La Mort de Chatterton, scène dramatique en vers imprimée en 1882. Néanmoins, l’essentiel de sa production est destiné au jeune public.
Après les Mémoires d’un perroquet en 1884, elle reprend la forme déjà exploitée par ses consœurs – Julie Gouraud, Mme de Villeblanche et Zénaïde Fleuriot, entre autres, – pour fournir à son tour de brefs Mémoires d’une poupée. L’on peut y suivre la trajectoire de Nelly en trois phases, chaque chapitre voyant l’héroïne changer de propriétaire et de milieu social : les deux premiers (aristocratique et classe populaire) se présentent comme des contre-modèles à la fois sociaux et éducatifs, que vient rectifier le troisième et dernier temps proposant aux jeunes lectrices un modèle de bonne conduite à imiter. Si elle réexploite les épisodes devenus topiques des romans de poupées, Louise Hameau les développe peu et ne s’attache pas à travailler ses matériaux romanesques. Dans le deuxième chapitre ici présenté, Nelly sera soumise, chez la fille de la concierge, au manque de soin et à une toilette négligée, cela en dépit de l’affection et de la bonne volonté de sa nouvelle « maman » Amélie.
Amélie Calderone
Louise Hameau, Les Mémoires d’une poupée, 1895, chapitre ii
Fig. 1. Page de titre des Mémoires d’une poupée, Paris, J. Lefort/Lille, A. Taffin-Lefort, [1895].
Source : BnF
II1
La petite concierge avait le même âge que Suzanne2 ; mais ce n’était plus du tout le même caractère. Cette enfant avait surtout un excellent cœur, et fut toute peinée de me voir en cet état. Bientôt époussetée, peignée, débarbouillée, je fus comblée de caresses.
— Ma pauvre Nelly ! (fig. 2) disait la petite, en m’enveloppant dans son tablier, comme te voilà faite. Ne crains rien, j’aurai bien soin de toi !
Le soir étant venu, elle m’improvisa un lit, au moyen d’un vieux châle écossais replié sur une chaise. Certes tout cela était loin de mon ancienne splendeur ; mais valait encore mieux que mon coin à poussière, ou la hotte du chiffonnier.
Cependant j’avais honte de me voir ainsi attifée, pendant deux jours, Amélie n’ayant pu me confectionner une robe, me laissa couchée entre les plis du vieux tartan, je préférai cela. Le matin du troisième jour, les préparatifs de départ étant terminés, la porte de la loge s’ouvrit, et Suzanne, sans même regarder de mon côté, jeta un paquet de chiffons à la petite Amélie. C’était mon trousseau.
Ma nouvelle petite mère passa cette journée dans l’enchantement ; m’habillant et me déshabillant.
Fig. 2. Frontispice des Mémoires d’une poupée, éd. cit.
« D’abord, il faut que vous sachiez que je me nomme Nelly et que je suis très vieille. »
Source : BnF
Malgré mon bras démis, mes cheveux embrouillés, mes mains sales, elle me trouvait superbe avec mes robes fripées ou salies, mes chapeaux aplatis, déformés. C’est que jamais il ne lui avait été donné de posséder une poupée aussi bien nippée3.
Le lendemain, qui était un jeudi, la fillette voulant fêter ma bienvenue, invita ses amies à faire la dînette. Lorsque tout ce petit monde fût réuni, on apporta des tabourets devant une banquette du vestibule, transformée en table pour la circonstance. Des morceaux de papier, taillés en rond, remplacèrent les assiettes en porcelaine de Chine, dans lesquelles on me servait chez ma première petite mère, et des biscuits, coupés en morceaux, composèrent avec des cerises tout le menu du repas.
Lorsque ces provisions furent épuisées, comme l’appétit des fillettes n’était pas satisfait, Amélie alla demander à sa mère une tartine de confiture, qui fût partagée entre toutes.
Sous le prétexte de me faire manger, chacune me barbouillait de la belle façon.
Heureusement pour moi qu’un incident imprévu vint mettre fin à mon supplice.
Une dame en riche toilette, et une fillette de huit ans environ, s’arrêtant devant la loge de la concierge, s’informaient avant de monter s’il y avait quelqu’un chez la maman de Suzanne. Sur la réponse négative qui leur fut faite, elles allaient s’éloigner, lorsque la petite fille, m’ayant aperçue, s’approcha du groupe formé par Amélie et ses amies.
Je reconnus de suite Camille, la plus gentille des amies de Suzanne, celle qui s’apitoyait le plus facilement sur mon sort.
Ma figure était tellement barbouillée qu’elle hésita un moment à me reconnaître ; mais ayant aidé plusieurs fois à ma toilette, elle crût se rappeler mon costume.
— Vous avez là une belle poupée, dit-elle à Amélie ; c’est sans doute votre maman qui vous l’a achetée.
— Non, ce n’est pas maman, répondit la fillette, c’est Mlle Suzanne qui me l’a donnée en partant.
— Maman, fit alors Camille toute joyeuse, c’est cette pauvre Nelly, tu sais bien la poupée de Suzanne, dont je te parlais toujours.
— Eh bien, mon enfant, dit la mère, si ton amie a jugé à propos de la donner à cette petite, que veux-tu faire à cela ?
— Si tu le voulais, je l’échangerais contre un autre jouet. Je serais si contente, et puis, ajouta-t-elle plus bas, elle va être très malheureuse ici ; vois comme sa figure est sale.
— Je te comprends, fit la maman avec un sourire, mais l’échange serait peut-être embarrassant. Si tu tiens tant à posséder Nelly, il est je crois une façon plus simple de trancher la question.
En parlant ainsi Mme de Lermont sortait un louis de dix francs de son porte-monnaie, et le mettant dans la main d’Amélie :
— Tiens, mon enfant, dit-elle, voici pour t’acheter une autre poupée toute neuve, puisque ma fille désire avoir celle-ci en souvenir de sa petite amie.
Tout émerveillée de se voir en possession d’une belle pièce d’or, la petite concierge me lâcha aussitôt, et je passai de ses bras dans ceux de Camille, qui m’emporta toute joyeuse dans une belle voiture qui stationnait devant la porte de la maison.