Espace, chronologie et domaine de la recherche
C’est en découvrant par hasard, durant l’année 1991-1992, une réédition des travaux savoyards d’Arnold van Gennep, le « créateur de l’ethnographie française » (Belmont, 1974), que nous avons rencontré pour la première fois le domaine de notre recherche future. Jusqu’en 1996, notre intérêt s’orientait surtout vers la généalogie, la toponymie, l’histoire locale, quelques enquêtes orales… mais sans réellement connaître les arcanes scientifiques de l’ethnologie. Ces recherches se limitaient encore à notre vallée d’origine, celle du Morel en Tarentaise, et les environs immédiats de celle-ci. En appréhendant plus en détail les thématiques visant l’ethnographie régionale, nous décidions de refaire des démarches serrées auprès des habitants de cette vallée, avec en main, les données d’Arnold van Gennep. Nous constations alors un souvenir de rites, pratiques et croyances dont nous n’avions pas encore soupçonné l’existence jusque-là. Autre découverte : celle des travaux de Charles Joisten, concernant la littérature orale en milieu alpin. Nous déplacions alors notre curiosité vers le patrimoine narratif, en élargissant notre terrain d’enquête sur les quinze anciennes communes constituant le Jardin de la Tarentaise, situé entre Albertville et Moûtiers (1997-1998), la vallée des Belleville (septembre 1998), la vallée des Dorons et la Haute-Tarentaise (1999). Parallèlement, nous nous introduisions en Maurienne (juin 1999) où les enquêtes devinrent intensives et fréquentes jusqu’à aujourd’hui. Entre-temps, une incursion se fit en Haute-Savoie (1999), Beaufortain (2011) et aux environs d’Albertville. Depuis ces dernières années, le terrain s’est de nouveau agrandi : Combe de Savoie, bassin chambérien et aixois, Chartreuse et Bauges, tout en songeant à la Haute-Savoie. Outre différents écrits dans l’hebdomadaire La Savoie et L’Écho Meillerain (1997-2000), un article paraissait dans Le Monde alpin et rhodanien (Henriquet, 2001) à propos de récits du sabbat recueillis à La Côte-d’Aime1, et nous mettions à jour nos enquêtes ethnographiques effectuées dans la vallée du Morel et celle des Belleville (Henriquet, 2004). Diverses conférences et écrits se succédèrent, sans oublier une participation, en tant que chercheur associé, à la création d’un CD d’archives sonores (Henriquet, 2011). Après avoir fait paraître une synthèse sur le fantastique dans la littérature orale alpine (Henriquet, 2013) et une notice biographique sur Arnold van Gennep en tant que pionnier de l’ethnologie alpine (Henriquet, 2014), un premier volume sur les rites de passage en Tarentaise et Maurienne vit le jour (Henriquet, 2015). Plusieurs publications devraient prochainement présenter notre collecte de littérature orale en Tarentaise et Maurienne, effectuée pendant une vingtaine d’années (contes, récits d’expérience ou légendaires, etc.).
Les domaines visés par cette enquête orale en Savoie se présentent en quatre grands axes :
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littérature orale « mouvante » et fixée2 » : conte, récit fantastique, légendaire, patrimoine oral scandé et chanté ; proverbes, expressions, micro-toponymes et blasons populaires (surnoms) ;
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usages et pratiques : rites de passage ou cérémonies familiales (de la naissance à la mort), fêtes calendaires, météorologie et médecine populaire, travaux du quotidien ;
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langages dialectaux et de métiers ;
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récits de vie et témoignages.
Les sources et la méthode de l’enquête
Quelles ont été les sources de ces enquêtes orales qui se sont déroulées depuis les années 1990 ? Elles se constituent en grande partie des souvenirs d’anciens cultivateurs et de leurs enfants ayant connu le milieu social dans lequel s’épanouissait encore la matière orale recherchée. À côté de leur occupation paysanne, certains d’entre eux exercèrent d’autres activités : facteur, charpentier, cafetier, maquignon, fromager… activités qui ont pu influencer leur répertoire narratif et sa transmission orale. Outre l’autochtone originaire du village, le non-originaire peut aussi connaître des histoires, comme à Saint-André (Maurienne) où un Grenoblois, officier de gendarmerie à la retraite, nous évoquera ce qu’une « Ancienne » lui racontait. Si nous nous sommes d’abord tourné vers les personnes âgées (nées entre 1898 et 1920), c’est parce que cette catégorie sociale avait « vécu » la littérature orale et qu’elle tissait des liens familiers avec la société rurale du xixe siècle d’où étaient issus leurs parents et grands-parents. Après avoir raconté une histoire de sa grand-mère née au xixe siècle, celle d’un serpent buveur de lait qui grossissait à mesure qu’il tarissait une vache, un homme originaire de Thénésol, natif du début des années 1950, nous fit cette remarque : « Je me sens proche du xixe siècle. » Que dire alors des personnes plus âgées que lui ?… Aujourd’hui, si la démarche semble plus difficile, elle ne donne pas pour autant une mauvaise moisson de matériaux. Les bouleversements sociaux-économiques de la première moitié du xxe siècle avaient déjà fait du recours aux plus anciens une norme incontournable dès les années 1930 et 1950, époque où vivaient encore (et c’est l’avantage d’un enquêteur comme C. Joisten) des hommes et des femmes du xixe siècle « […] parmi la masse énorme de personnes interrogées comprenant 95 % de paysans, les meilleurs informateurs ont été naturellement les vieillards qui, parce qu’ils adhèrent encore aux modes de pensée et aux modes de vie antérieurs à notre civilisation machiniste, sont les derniers dépositaires des traditions antiques » (Joisten, 1966, p. 223-224). Face à l’émiettement de ce patrimoine narratif, C. Joisten s’adressera à toutes personnes capables de répondre à son attente, voire les plus jeunes, tel cet informateur de 18 ans en 1964 à Doucy-Tarentaise (1980, p. 117). De même, de notre côté, nous rencontrerons en 1999, cette jeune femme de 29 ans, porteuse de la culture orale de sa famille et son village : Versoye en Haute-Tarentaise. Une trentaine et quarantaine d’années après C. Joisten, certains sujets narratifs se sont révélés moins « tenaces » auprès des enfants et petits-enfants de la génération antérieure : par exemple, relativement aux récits d’expérience, le souvenir du serpent-à-diamant ou serpent de feu et celui de l’Esprit domestique se sont amenuisés… alors que ceux des fées et de la magie foisonnent toujours nettement.
L’âge ne compte pas toujours dans la capacité de se rappeler les histoires : des personnes jeunes, donc plus éloignées de ce temps « où l’on contait », se sont parfois montrées plus réceptives que certaines plus âgées. La transmission d’un récit de littérature orale dépend effectivement de plusieurs facteurs : social, familial, psychologique (un vécu difficile peut être à l’origine d’oublis volontaires). Aux Avanchers (Tarentaise), deux dames, pratiquement du même âge (née en 1906 et 1908), dotées d’une mémoire excellente et ayant passé leur enfance dans le même village, ne communiqueront pas le même répertoire narratif : la première cible les fées ; la deuxième, les revenants : « Non. Je ne me souviens pas. Non, c’est surtout des revenants, plutôt des revenants que des fées. » La première femme a vécu dans un environnement familial où l’on parlait de fées et restera paysanne jusqu’à sa mort ; la deuxième a passé son enfance au village avant de partir pour Paris, et dans sa famille, l’oralité se fixait sur d’autres sujets : « Si vous voulez, au temps où je restais là continuellement, j’étais encore trop jeune pour acquérir ces légendes, mais aussi parce que ma grand-mère [née en 1855] avait très conscience des âmes et alors, elle ne me racontait pas n’importe quoi. » A contrario, une autre femme née en 1900, se trouvant à Paris dès l’âge de 18 ans, se souvenait davantage de ces histoires… qu’elle aimait redire. La plupart des récits d’expérience font souvent référence à des tabous : certaines personnes taisent volontairement ces histoires. Ainsi, à La Côte-d’Aime, un homme parut embarrassé de nous entendre parler des récits relatifs à la « synagogue » (ou sabbat des sorciers) que lui avait relatés l’un de ses fils dont l’intérêt pour la littérature orale était extrême3. Ce dernier reçut les reproches de son père qu’il décrivait comme anxieux face à ces histoires dont il n’avait jamais compris le véritable sens et conservé seulement de l’appréhension. Dans une famille, aucune histoire n’a été retenue bien qu’elle sache ce qu’était la fameuse « physique » (magie) : la grand-mère (née en 1905) ne racontait pas ses histoires qu’elle estimait faire peur aux enfants. Dans la même commune (Les Avanchers), un ancien paysan nous confie que son père (né en 1885) n’aimait guère raconter ces histoires : « Ça déformait le caractère des gosses », disait-il… Et pourtant, cet informateur s’avéra intarissable en matière de récits de croyance.
Ce facteur psychologique qu’est la peur contribue au maintien ou à l’absence « mémorielle » de certains récits. De nombreux informateurs l’associent à l’imaginaire fantastique qu’on leur débitait, enfant. A contrario, une femme de Doucy-Tarentaise se dit avoir toujours été attirée par ces histoires fantastiques qui l’intriguaient : elle cherchait à les écouter coûte que coûte plutôt que de les fuir. C’est en racontant une histoire de défunts qu’on voyait revenir dans leur foyer, « plein de lumières » (E421.3. Luminous ghosts) et qu’on entendait parler « en faisant des critiques » sur les changements opérés dans leur maison (E402.1.1. Vocal sounds of ghost ; E545. The dead speak), que notre informatrice nous confie : « Moi j’étais friande de ces histoires-là qu’on entendait aux veillées. Je provoquais les Anciens à m’expliquer, à raconter et à me faire peur. » Un récit valable pour la commune de Granier témoigne du ressenti personnel face à ces histoires de revenants : une femme décédée en 1962 à l’âge de 80 ans avait raconté à notre informatrice qu’une telle avait rencontré une âme du Purgatoire (E755.3. Souls in purgatory), à savoir sa mère défunte, « sous un voile blanc » (E422.4.4. (a) Female revenant in withe clothing), et « dans la nuit » : « Il ne fallait pas passer sous la voûte où elle avait passé »…, « Moi j’étais pas peureuse, alors, j’allais voir », dit l’informatrice, alors que sa sœur appréhendait le lieu. « Mais la peur quand elle est en soi, on a dû mal à la maîtriser », conclut-elle. Au chapitre des fées, la peur est tout autant sous-jacente : il ne faut pas s’approcher de leur grotte car elles risqueraient de vous attraper. Dans une montagne de Bourg-Saint-Maurice, « aux Maisonnettes », en direction du village de Versoye, il existait une grotte nommée « la grotte ou le rocher des fées » (F451.1.4.1.1. Dwarfs live in caves). Notre jeune informatrice se souvient que son grand-père (né en 1911) et sa grand-mère (née en 1914) racontaient que de petits escaliers aux marches minuscules descendaient jusque dans la demeure des fées. C’était un escalier « sans fin et sans fond » d’où remontaient de petites femmes « blanches » (F239.4. Size of fairies *(petite taille) et F236.1.3. Fairies in withe clothes) qui sortaient souvent le soir ou à la tombée de la nuit (F235.2.1. Fairies visible only at night), en dansant autour de la maison (F261. Fairies dance). « Il me semble qu’elle disait qu’ils en avaient peur, que ces petites femmes lançaient des sorts sur les animaux. Mais ça, c’est sûr, ils en avaient peur. » Une dame de Montvernier, née en 1912 : « Oui, je m’en rappelle des fayes. Et [soupir] puis deux vieilles filles, mais… [soupir] il y a tellement longtemps… […] Oui, elles nous racontaient des histoires. Oui, puis on avait peur. La nuit, il y avait la lumière, je sais plus, je me rappelle plus, mais… [soupir]. Oui, je me rappelle aussi des deux vieilles, là, deux sœurs [village de Montbrunal]. » Sans vouloir ramener tout récit fantastique à la peur, celle-ci demeure un point fondamental car il existe effectivement un ensemble de récits d’expérience qualifiés de récits de peur (voir Bouvier, 1982). Mais était-ce la fonction première d’un récit fantastique ? Y avait-il vraiment une volonté de faire peur ou s’agit-il d’une simple idée que se font nos informateurs aujourd’hui ? Ceux qui les leur racontaient avaient-ils eu peur eux aussi de ces histoires lorsqu’ils étaient enfants ? Avaient-ils un autre rapport psychique avec ces récits, étaient-ils d’un autre temps, d’un autre tempérament que la génération « moderne » ? Certains conservent plutôt un souvenir merveilleux de ces histoires d’enfance :
L’histoire de la sorcière et du linge, elle était très très belle, elle était longue, cette histoire ! Comme nous, ma grand-mère, à l’arbé [chalet d’alpage], elle me disait que les fées sortaient vers la Konba de l’arbè. Elle me disait… les fayes, elles étaient en face, elles étendaient leur linge […]. Puis, elle me racontait l’histoire, quoi ! Elle était belle cette histoire […]. Il y avait du linge, il y avait de la pluie, il y avait les recommandations… (Montaimont)
De même, cette femme réputée conteuse à Argentine4 qui émerveillait les enfants avec une source des fées (motif des fées et les sources) :
Oh ma maman [née dans les années 1890] a dû me la raconter. Maintenant, M., il a mis du ciment ! Maintenant, il y a plus de fontaine aux fées, maintenant ! Il y avait une source. Et ma mère, elle est arrivée à faire… elle avait des nuées de gosses autour d’elle. Tous les gosses du quartier ! Eh bien, elle est arrivée à leur faire voir des fées à la source ! Jean-Pierre, il disait :
— Oui, oui, oui ! Moi j’ai vu une fée sous une feuille ! J’ai vu une fée !
Ma mère, elle savait tellement bien raconter les histoires qu’elle disait :
— Ça, c’est l’histoire, la source aux fées.
Maintenant, il a tout bouché autrement les vaches allaient boire. On avait mis un petit bassin et puis les vaches allaient boire. Alors, ma mère, elle racontait aux enfants :
— C’est que des fées venaient boire à la source !
Alors, comment elle racontait, et puis elle savait bien raconter des histoires. Alors, sous les feuilles… Jean-Pierre disait :
— Eh bien moi, j’en ai vu une ! J’en ai vu une ! J’en ai vu une !
Il y avait tous les petits Arabes de l’usine. Eh bien, ils y croyaient tous qu’il y avait des fées ! […] Ma mère racontait ça dans le ton. Elle le racontait en histoire. Oh, elle avait un don, hein […]. Ça venait tout seul : qu’elle voyait des fées qui venaient boire, elles venaient faire laver leur linge… Elle les faisait vivre ! Et les enfants, ils étaient encore petits, les enfants. Mais eux, ils avaient vu :
— Oui, oui ! Moi, je te dis, j’en ai vu une là, sous une feuille !
Sur la physionomie des fées : « des petits êtres extraordinaires », dit la fille de la narratrice : « […] des nains, des nains, oui ! »
(Mme M.-T. L., nonagénaire, Argentine, mars 2011)
Cet univers fantastique suscite un autre blâme, fondé sur l’idée de superstition, une notion tellement banalisée et chargée de préjugés, qu’on l’utilise à tort et à travers. Un homme (né en 1925), en évoquant son grand-père réputé « républicain » à la fin du xixe siècle et qui s’était insurgé contre des « vieux » racontant des histoires durant une veillée hivernale à Doucy-Tarentaise, assimile peur et superstition. Une femme de Saint-Sorlin-d’Arves (née en 1905) aura bien du mal à raconter ces histoires de « chénégoigues5 » ou de revenants à cause de leur contenu jugé « superstitieux » :
Ma mère, elle n’était pas superstitieux[se], tu sais. Elle était croyante… et pratiquante… à sa façon. Mais elle n’imaginait pas. Elle disait : — Les morts ne reviennent pas tourmenter les vivants ! C’est pas vrai ça ! Les uns font peur aux autres, ceux qui sont plus malins, et qui le disent à ceux qui sont plus simples. Et puis, ils les écoutent. Vous voyez ? Mais malgré cela, elle a été intriguée le soir et n’ayant pas dormi…
De la bêtise, pour une femme de Montaimont : « C’est-à-dire, vous voyez, c’est tellement vieux maintenant que… Puis, nous, on n’aurait jamais parlé de bêtises comme ça à nos enfants. Donc, c’est vraiment très très loin [rire]. » Au sujet de la transmission des récits fantastiques, il y aurait encore la problématique « religieuse » : notre arrière-grand-père (né en 1875), homme pieux, pensait qu’il ne fallait pas parler de sorcellerie : « Ce n’est pas beau », disait-il. La piété était-elle un frein à raconter des histoires de diable et de sorciers ou au contraire quelqu’un de croyant a-t-il nécessairement plus d’appétence à raconter des récits de croyance ? Nous nous sommes rendu compte que la plupart des diseurs d’histoires fantastiques étaient plutôt des non-croyants. Par ailleurs, les contes facétieux se moquant des institutions et valeurs religieuses se sont diffusés considérablement dans les communes très pratiquantes… Un débat est ouvert…
Un autre facteur peut influer sur la transmission orale : l’intérêt ou le désintérêt de l’informateur vis-à-vis de ce qu’on lui demande. Un homme originaire de Doucy-Tarentaise, né en 1946, en saura cent fois plus que les plus âgés de son village : cela s’explique simplement par l’attrait qu’il a toujours eu pour ces histoires. Tel autre de Notre-Dame-du-Pré (Tarentaise) reconnaît préférer ce qu’il juge plus « réaliste » (travail agricole, art populaire, médecine des plantes…) à l’imaginaire, plus abstrait, estime-t-il. Aux Avanchers (Tarentaise), une femme née en 1904, après avoir raconté un récit de mulet ensorcelé que le sorcier fait courir le soir : « Ce sont des calembours, des calembours, mon garçon ! » Sa fille, de faire remarquer : « Je crois que chez nous, nous étions plus terre à terre »… Les contenus « invraisemblables » des contes et « surnaturels » des récits légendaires font éclore une conception « positiviste » et « historisante » chez de nombreux informateurs contemporains : si ce n’est pas vrai ou si rien n’est prouvé… c’est nécessairement inintéressant et il ne faut pas nous attarder sur ces histoires. Quelques mois avant sa disparition, une femme de Saint-Jean-de-Belleville, âgée de 88 ans, intarissable sur les histoires transmises par les Anciens de sa jeunesse, perdit sa verve lorsqu’on aborda le sujet des contes facétieux et des récits fantastiques : « Mais j’aime bien les histoires réelles, hein. » Au cours de ce dernier entretien, sa principale préoccupation se fixait sur cette problématique de « vérité » ou de « réalité » : « Mais ! Quand ils nous racontaient ça, ils avaient l’impression de dire la vérité ! Ça se pouvait pas quand même… ? » ; « Ma mère, elle croyait pas à ces balivernes ! » ; « Mais… peut-être, ça a été répété, répété… Ou y’a eu de l’invention… Moi, j’y crois pas trop à tout ça… » À propos d’un récit de chasseurs de Noël que lui avait raconté un ancien ayant fait partie du groupe : « Est-ce qu’il aimait raconter cette blague ? […]. On n’en sait rien, on pouvait pas vérifier [rire]. » Elle tente des arguments pour expliquer l’existence de ces histoires : « Moi, je dis, à mon idée, c’est tous des contes, y’a rien de vrai ! À mon idée… ça été modifié, ça a été raconté… pour faire peur aux enfants… je sais pas […]. Ou y’en a, c’était pour se rendre intéressant ou n’importe. » Quant aux traditions orales visant sa maison, considérée comme une ancienne maison-forte : « Ah là, ah ben là, c’est vrai là ! » Il existe des vestiges… une voûte à la cave, un endroit de la maison que le grand-père appelait « le guet »… S’il y a des éléments « visibles », c’est nécessairement vrai, donc intéressant… En revanche, cette poule noire qu’on avait posée à un carrefour de chemins et qui rendit sourd une personne de Saint-Laurent-de-la-Côte : cela tient trop de l’imaginaire pour le raconter… « Moi, j’ai pas vu de poule noire, mais je suis bien sourde [rire]. » La quête de la vérité a orienté tout l’entretien de notre informatrice : à quoi bon parler de ce patron changé en chat noir pour surveiller ses ouvriers ? Puis une pensée jette le doute dans l’esprit de la narratrice : pourtant le grand-père « affirmait que c’était vrai ! ». L’histoire du Chant du coq6 la rend perplexe : « Oui, oui, mais ça, ça été inventé, ça, je crois ! Oui, oui, ça se pouvait pas qu’ils soient partis au chant du coq, hein ? Non ça a été inventé […] Y’a bien beaucoup de choses qui sont irréelles. » Au cours de la conversation, elle cherche aussi à expliquer l’existence de ces phénomènes « magiques » : « Mais, y’a des dons qui existent toujours […], ça existe toujours, hein… Et est-ce qu’il y en avait déjà à l’époque ?… Je sais pas… » Puis, elle fouille dans sa mémoire afin de trouver un argument capable de révéler une once de vérité : cet homme de Saint-Martin-de-Belleville qui prit peur avec une corde, en grimpant jusqu’à un nid d’aigle… se retrouva par la suite avec les cheveux tout blancs… « Mes parents, tout ça, ils disaient : “Oui, oui, une grande frayeur, d’après l’histoire de France, la Révolution… Marie-Antoinette, avant l’échafaud, elle avait blanchi en une nuit !” […]. Alors, là-haut [à Saint-Martin-de-Belleville], c’est sûrement vrai ! » Ces diablotins qui « dérochaient » la montagne sur Saint-Laurent-de-la-Côte : « Y’avait aussi l’imagination des personnes hein, pour amuser les enfants ! » Quant aux contes facétieux à l’adresse de la commune voisine, Saint-Laurent-de-la-Côte, il ne faut plus en tenir compte : « Je vous dis franchement, quand j’étais gosse, à la veillée, bon, j’étais comme les autres, tout ça, j’écoutais ! Mais… euh, maintenant… ça m’énerve [rire]… » Parce que c’est « invraisemblable », songe-t-elle. En revanche, la conférence sur le député Antoine Borrel7 devait être intéressante du fait que… « c’est vrai ! »… « Moi, je m’intéresse à ce qui est à peu près réel. »
Seulement, ce qui nous importe dans l’étude de la littérature orale, ce n’est guère la réalité ou la vérité historique stricto sensu du fait rapporté, mais l’intérêt ethno-historique, socio-historique, ethno-linguistique, socio-psychologique… qui s’en dégage. Et nous savons bien que différentes histoires, comme celle du Chant du coq se structurent à partir de stéréotypes narratifs que l’on peut retrouver 500 km plus loin… Ce qui nous motive est plutôt de connaître les procédés de formation, la répartition géographique des narrations et de découvrir les mentalités d’une civilisation pour mieux la comprendre. Ce besoin d’historicité et de réalité revient chez plusieurs informateurs jusqu’à devenir paradoxal : les beignets s’envolant de la poêle jusqu’à la chambre par l’intermédiaire du curé-sorcier, ce n’est que sottise, mais le grand-père jetant des pommes aux loups qui le suivent pour sauver sa vie est absolument véridique : « Je suis sûre que c’est vrai ! » (Saint-Jean-de-Belleville) Et pourtant, cette action est comparable au don de pain au loup, une séquence stéréotypée fréquente dans les histoires de loup-suiveur où un loup « naturel » évolue vers un loup à caractère fantastique (voir Joisten & Chanaud, 1992).
Certains informateurs se hasardent à rationaliser les faits surnaturels afin d’en justifier l’existence, car tout de même celui qui « racontait » n’était pas fou, pensent-ils : ce sont des farces de jeunes. D’autres tentent les explications suivantes : la magie serait du transcendantalisme… La perception de toutes ces apparitions fantastiques proviendrait du cerveau d’hommes et de femmes victimes de leur fatigue journalière disent les uns, peut-être de la faim, disent les autres (Argentine). On s’oriente aussi vers des explications à visée « politique » : ce sont les curés qui font peur afin de faire respecter les jours sacrés ou aller à la messe. À Celliers, ce ventre de vache (E520. Animal ghost *(« ventre de vaches »), G211.1.3. Witch in form of cow (« ventre de vache ») qui, une nuit, déboule en direction d’un homme, est devenu un curé roulé dans un drap… alors qu’à l’origine, il s’agissait d’un vrai ventre de vache, forme sous laquelle un sorcier ou une sorcière s’était transformé. Beaucoup disent que la science n’explique pas tout… Chez ceux qui admettent la réalité de toute dimension surnaturelle : si l’on ne voit ou ne raconte plus ces phénomènes aujourd’hui, c’est parce que le cerveau est trop embarrassé d’ondes magnétiques et qu’il ne sait plus écouter le monde invisible qui l’entoure (une femme de Valmeinier). Pour telle autre femme de Saint-Martin-de-Belleville, la magie du curé était une sorte de « truchement » :
[…] Je suis chrétienne, disons, et je pense quand même… Je crois en Dieu. Je crois par la même occasion au diable puisque s’il y a le bien, il y aussi le mal… Et je suis persuadée que les prêtres avaient… Ils ne pensaient pas à mal, si vous voulez, mais ils pouvaient par le truchement… par le… Comment vous dire ? par le biais de… de Satan, par le biais du diable, ils arrivaient à faire des choses comme ça.
La relation qu’entretient l’informateur avec son village influence aussi la transmission des données orales, car un récit concerne parfois des personnes et des familles du lieu, comme à Albiez-le-Jeune où une femme nous dit à propos de son mari :
Oh, on a même accusé mon mari de… de faire… Un Monsieur que [dont] sa femme s’est fait piétiner par le mulet en lui jetant du feuillage dans sa crèche. Et… le mulet a pris peur, qu’il l’a… elle est tombée, puis l’a piétinée. Le Monsieur accusait mon mari… parce que mon mari il avait été… C’est un des premiers qui était allé en sixième [collège]. Il était un peu plus « ouvert » que les autres. On disait que… Comment ?… Il lisait Le Petit Albert et Le Grand Albert. Le mari de cette dame l’a accusé et lui en a voulu… d’avoir… eh bien, fait des sorcelleries, quoi ! Sa femme est morte […]. Oui, oui, qu’il [le mari] faisait ça sur un livre […] qu’on appelait Le Petit Albert ou Le Grand Albert. Je les ai jamais vus ces livres ! Parce que c’était pas vrai, quoi ! Parce que c’est le cas de l’avoir dit ! […]. Oui, [on le disait] beaucoup, oui… qu’il [le mari] le faisait avec le curé qu’il y avait anciennement.
(Mme M. G., nonagénaire, Albiez-le-Jeune, hiver 2009)
[D1266. Magic book (« Le Petit Albert » ; « Le Grand Albert »). – L’homme instruit associé à la magie. – Pouvoirs magiques du curé.]
À Saint-Martin-de-Belleville, au sujet de diverses histoires relatives à une « auberge rouge », un homme murmure qu’il y a encore de la famille… Dans les récits d’expérience, on craint parfois de réveiller les vieilles rancunes ou de passer pour stupide en racontant des faits considérés comme idiots ou « superstitieux » : « Mon mari aimait pas trop y raconter parce que… il avait peur de passer pour… » (Saint-Jean-de-Belleville) Au cours d’une enquête matinale à Saint-Laurent-de-la-Côte, une femme nous relate une série d’histoires de curé-sorcier en nous disant : « Bon ben, je vous les dis vite parce que si mon mari entend que je vous raconte toutes ces c… » Dans la commune voisine (Saint-Jean-de-Belleville), une femme, intarissable en matière de littérature orale, souhaitait toujours rester anonyme : « On va encore dire que c’est la N. qui a raconté ça ! » Il y aurait beaucoup à dire sur les conditions de rencontres, qu’il est préférable d’étudier avec plus de détails dans un Journal ou mémoires d’ethnographe. Un autre facteur évident dans la transmission orale : la faculté de mémorisation, variable selon les individus dont l’âge et la santé peuvent jouer un rôle.
« Du terrain avant toute chose ! », tel est le titre emblématique de l’introduction de Jean Copans dans L’enquête ethnologique de terrain (1999, p. 5). Si notre démarche ne se produit pas à l’intérieur de civilisations lointaines, la distance entre l’enquêteur et l’autochtone, si elle n’est pas culturelle, repose sur un autre critère : l’âge et la catégorie sociale. Il s’agit d’un jeune enquêteur demi-citadin qui part à la rencontre d’un autre âgé et rural. Bien que cette situation place l’enquêteur dans un environnement plus facile, il n’empêche que le « regard éloigné », l’« ouverture d’esprit nécessaire », tout ce qui doit amener l’enquêteur à l’accomplissement d’un « travail d’objectivation de ses propres catégories d’entendement » (Lévi-Strauss, 1983, cité dans Géraud et coll., 2000, p. 30) constituent toujours une norme valable : l’enquêteur se retrouve face à des personnes éloignées des débats scientifiques, et doit aussi tenir compte de leurs rythmes sociaux et de leurs valeurs propres. Les « personnes âgées » ont aussi une vie différente, selon si elles se trouvent en bonne santé physique ou dépendante. Cela présente des situations variées au moment de l’enquête. Parler d’enquêtes de terrain, c’est donc définir la personnalité de l’ethnographe qui s’engage dans un rapport « social en acte », établi entre lui et l’autochtone, une « interlocution » pour reprendre Siran (cité dans Copans, 1999, p. 63). Simple et naturel, l’enquêteur serait celui dépeint par Arnold van Gennep… celui qui sait parler « en égal avec un berger » (Mercure de France, 15 février 1938, cité dans Privat, 2001, p. 18). Pendant ces vingt années, le fait d’être issu du même environnement que celui des informateurs, nous a permis une grande facilité d’approche (réseau familial et social). C’est ce que pensait une amie dialectologue qui avait enquêté dans notre commune d’origine : « Profitez-en ! À vous, ils vous diront des choses, qu’à moi, ils n’auront pas dit ! » Certaines considérations déontologiques sont également de mise dans la communication publique d’un récit oral qui appartient avant tout à son créateur verbal : c’est en le révélant à l’enquêteur qu’ensuite, il devient un élément de notre patrimoine culturel.
Il existe deux types d’enquêtes : la rencontre prévue (l’informateur sait qu’il sera interrogé et parfois s’y prépare) ; la rencontre impromptue au hasard des chemins. Très souvent, il y a du contentement à discuter avec le nouveau venu qui s’intéresse au village. Le dernier type d’enquête a été la plus courante et réclame une manière de faire qui ne doit pas surprendre l’autochtone. En effet, parler immédiatement d’imaginaire, de fées ou sorciers, peut susciter une position plus ou moins négative et méfiante, selon le tempérament de l’informateur. C. Joisten nous confie sa démarche, qui fut la même pour l’auteur de cet exposé : « […] Arrivé dans un village, j’entamais la conversation avec la première personne rencontrée sur des sujets courants tels que le temps, la récolte, et passais incidemment aux questions qui m’intéressaient […]. » (Cité dans Tenèze, 1982, p. 12.) Mettre à l’aise l’informateur n’est pas un vain mot, mais une règle absolue. Généralement, dès le premier contact, on ressent tout « feeling » ou toute incompatibilité, comme on se rend compte assez facilement de la capacité réceptive de l’informateur au fil de l’échange. On trouve assez vite quel terme utiliser pour amener la conversation au sujet visé. Une connaissance du milieu, géographique et linguistique est donc nécessaire. Certes, en Savoie, on parle tous français, mais les aspects culturels et les régionalismes varient. Une enquête orale place toujours « l’anthropologue face à la langue » (voir Copans, 1999, p. 63 [n.]). Ne parlez pas du Matagot drômois en plein Beaufortain… cela n’aura aucun effet… mais prononcez plutôt le terme qui désigne l’Esprit domestique là où vous êtes, c’est-à-dire pour le cas présent « l’Esprit follet ». Cette expérience, réellement vécue, a nécessité un correctif ayant permis de faire surgir un récit oublié dans les labyrinthes de la mémoire.
La rencontre humaine se fait aussi à l’intérieur d’un espace, d’où la confrontation de l’enquêteur avec un cadre géographique intimement lié aux récits collectés. Même si un certain nombre de thèmes narratifs voyagent, ils sont toujours intégrés dans l’espace de vie de l’informateur. Par conséquent, il arrive parfois que le patrimoine matériel vienne illustrer l’immatériel, comme si l’on pouvait rendre visible l’invisible, du moins pour une infime partie. Nous avons toujours cherché à retrouver les lieux en lien avec un récit, même pour ceux collectés par C. Joisten. Par exemple, nous sommes allés à la recherche de l’excavation rocheuse dans laquelle les fées laissèrent leur chaudron, emporté un jour d’orage par un ruisseau (Pussy, Tarentaise).
« La grotte des fées de Pussy. – Les fées étaient de petites femmes qui vivaient dans une excavation, la borna lé féye, située dans la forêt de Neyron au-delà du hameau de Nécuday. Elles faisaient leur lessive dans des chaudrons (peyre, en patois) et, un jour, un gros orage fit grossir le ruisseau qui entraîna un de leurs chaudrons. L’endroit où le chaudron s’immobilisa s’appelle Peyrolet et se trouve non loin du hameau des Chaux. En se penchant on entend sous terre ruisseler de l’eau. Les enfants s’y rendent pour écouter, par un petit orifice, l’eau tomber, goutte à goutte dans le chaudron des fées. Certains prétendent que des fées vivaient aussi sous une grosse pierre, formant une sorte d’abri, qui est située au lieu-dit Peyrolet (1).
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(1) Un autre informateur nous apporte la précision suivante : la borna de lé féye est située dans la forêt communale, au lieu-dit le Mas du Neyron (Louis R., 80 ans) (S/0076 – Pussy, octobre 1964). » (Joisten, 2009, p. 324).
[Informatrice : Mme Françoise B., 63 ans, Nécuday, octobre 1964 – A981*. Origin of potholes. – F239.4. Size of fairies *(petite taille). – F271.9. Fairies wash their clothes […]. – F451.4.1.1. Dwarfs live in caves.]
Au début de notre démarche ethnographique, nous nous munissions d’une petite fiche indiquant un récit et des termes locaux. Puis, la mémoire en ayant intégré leur contenu, les fiches ne furent plus de rigueur. Ces dernières années, le volume Êtres fantastiques de Savoie (Joisten, 2009) oriente les échanges et il est intéressant de s’apercevoir combien un simple indice extrait de cette collecte réveille la mémoire d’un informateur : à Albanne, un homme renouera avec le savoir narratif de son grand-père ; à Argentine, toute une famille, avec celui de leur mère et grand-mère réputée conteuse, à Saint-François-de-Sales, un homme retrouvera le souvenir d’un vieux conteur du village qui connaissait le conte de Jean de l’Ours (T. 301 B), tandis qu’une femme exprimera son bonheur de revoir ce brave vieux, son oncle (voir Joisten, 2000, p. 82-84). La démarche repose sur une règle : éviter de lire préalablement le récit à l’informateur afin de ne pas l’influencer, mais signaler le thème général, de façon très évasive. En revenant dans un village, il arrive de rencontrer une personne, absente lors de la première venue. Revoir un même informateur n’est pas non plus inutile, contrairement à ce que crurent des personnes nous accompagnant. Au contraire, on obtient des précisions topographiques ou linguistiques qui nous auraient échappé la première fois, et on exhume d’autres éléments narratifs oubliés, voire d’autres histoires qui n’avaient pas été racontées auparavant. Pour preuve, les multiples rencontres avec un homme originaire des Villards en Maurienne : en nous re-racontant le conte merveilleux de la Princesse dans l’Église (T. 307), le motif de la main rouge du diable dans lequel Jean-la-Chique crache et celui de la main blanche de la princesse lui revinrent à l’esprit… ainsi que de nouveaux récits fantastiques tels que celui relatant la fée dont on aperçoit les pieds dépassant sous le van. En évoquant sa démarche (à savoir « s’il existait encore quelques personnes capables de se souvenir […] »), C. Joisten s’exprime ainsi : « Parfois je tombais juste, ou bien on m’indiquait une adresse, ou encore on me présentait directement à l’intéressé, ce qui était la meilleure façon d’entrer en relation. Ensuite, je revenais plusieurs fois chez le même conteur afin d’essayer de sonder sa mémoire le plus profondément possible. Et c’est ainsi que j’ai obtenu une copieuse moisson. » (Cité dans Tenèze, 1982, p. 12.) Il en a été de même pendant ces vingt années.
Les outils de l’enquêteur sont avant tout le crayon et le papier, ce qui fait dire à J. Copans que l’ethnologue est un scribe8… Mais un autre outil est primordial en matière de collecte d’oralités narratives : l’enregistreur. Depuis quelques années, le magnétophone numérique a supplanté celui à cassettes. Si la durabilité de la bande magnétique et celle de la « bande » numérique sont sujets à débat, nul doute que la qualité audio du second a dépassé celle du premier. En l’absence d’enregistreur, l’ethnographe doit adopter une écriture abrégée ou « codée », car il doit inscrire rapidement en suivant la cadence du discours narratif débité par l’informateur. De plus, et c’est là l’atout majeur, l’enregistreur n’oublie rien… capte les émotions, l’énonciation, l’accent de celui qui parle. On s’aperçoit alors à quel moment l’énoncé se fait injonctif, déclaratif… Une hésitation, un silence, un soupir, un rire en dit parfois beaucoup et le rôle de l’intonation s’avère essentiel. Même une répétition possède son utilité. Loin d’être absurde, elle « est une loi qui régit le style, plus spécialement la structure du conte » (Joisten, 1953, p. 3). Pourquoi cette détermination à préserver la forme naturelle de la source orale ? La question est ancienne (voir Van Gennep, 1943, p. 80 ; 1991, p. 364 ; 1924, p. 58-59 ; Joisten, 1956, p. 51 ; Henriquet, 2013, p. 80) : dans la mesure où notre but est d’étudier les mentalités et les comportements humains, si le collecteur dénature un récit en lui attribuant des caractères qui ne correspondent pas à celui qui l’a émis, comment établir une observation véritablement ethnologique ? Tout récit oral présente une grammaire, une syntaxe, un vocabulaire propre. Il est juste de dire que le langage dialectal est le « véhicule habituel de ces récits » (Massignon, 1983, p. 30 [en parlant du conte populaire]). Un exemple : La Pomme rouge dont plusieurs versions ont été recueillies auprès d’une ancienne cultivatrice qui les tenait de sa mère née en 1864, conteuse à Saint-Martin-de-Belleville. Dans la version française, le personnage que rencontre la fillette est nommé « Sainte-Vierge », dans la version dialectale, « la granda shèna blansha » (la grande femme blanche)… ce qui donne une coloration bien différente au texte. Le langage dialectal renoue avec le discours narratif originel, d’autant plus qu’on ne dit pas « Sainte-Vierge », mais « Bona Vierdza ».
Ajoutons que l’enquêteur n’est pas un artiste qui chercherait à rendre beau ce qu’on juge inesthétique au plan littéraire. En revanche, l’informateur, lui, est l’artiste de son propre récit. « Les gestes et les accents des conteurs font aussi partie de la physionomie du conte. » (Massignon, 1983, p. 31 [propos de 1965]) Il produit son œuvre avec l’« art oral » qui lui convient, faisant de ces dires des « réalités vivantes », pour reprendre Marie-Louise Tenèze (1964, p. 196) au sujet du conte populaire. Rapporté par la voix et accompagné de gestes et regards, ce patrimoine narratif du passé ne s’en trouve effectivement pas moins « vivant ». L’informateur est un
[…] artiste qui crée, non seulement avec des mots, mais aussi avec des gestes, et qui utilise les ressources de sa voix, mais aussi de son visage et parfois même de son corps, il est comparable, toutes proportions gardées, à l’acteur en scène, et est fait pour être vu autant que pour être entendu. Seul le film parlant permet de rendre pleine justice aux œuvres de littérature orale et particulièrement aux contes, et de faire passer à la prospérité cette part vénérable mais condamnée, de notre patrimoine culturel. (Tenèze, 1975, p. 33)
Les vingt années d’enquêtes n’ont pas permis une utilisation fréquente de la vidéo : seulement auprès d’une femme des Avanchers née en 1898, un couple de Doucy-Tarentaise né en 1910 et deux personnes de Saint-Julien-Montdenis. Il est à noter que la vidéo ne passe pas pour évidente, contrairement à ce que pensent certains contradicteurs à ce propos : saisir le visage et l’environnement privé d’une personne est bien plus délicat que saisir sa voix. La personne se méfie souvent de cette intrusion et de l’utilisation de son image… Dans sa propre famille, un homme n’a pu continuer de filmer face à des protagonistes peu enthousiastes. Nous avons rencontré un refus catégorique, si ce n’est pas du mécontentement, à vouloir photographier. Généralement, cela amuse, au souvenir de cette vieille femme d’Aussois (née en 1913) : « Mais il est trop vieux ce sourire ! » Partout, dans la majorité des cas, les femmes et les hommes interrogés ont été plus qu’aimables… souvent heureux de discuter autour d’un verre… Cette part « condamnée, de notre patrimoine culturel », dont parle Marie-Louise-Tenèze, introduit la seconde partie de cet exposé.
Le matériau oral : retranscription, présentation et classement
Enregistré, le récit est sauvé. Transcrit, il est partagé et communiqué. Après l’enquête de terrain, le travail est à la retranscription du discours oral. L’univers de l’ethnographe est, certes, fixé sur un terrain « physique », mais aussi sur un autre impalpable : la parole. Elle est davantage importante en littérature orale puisque la parole réalise le langage9, l’outil d’enquête par excellence. Le premier rapport entre l’enquêteur et l’interlocuteur se fait par elle et le regard qui l’accompagne. Alors que la parole est l’émission vocale du langage articulé, le langage est un système conventionnel de signes ou l’instrument de communication propre à une correspondance linguistique et une société humaine… Suivant l’idée d’Alban Bensa et Jean Bazin, l’ethnologie est avant tout une « ethno-graphie » qui commence « par un travail de notation de paroles entendues, par une véritable mise en texte de la culture considérée » (La Raison domestiquée, 1979, p. 14, cité dans Copans, 1999, p. 61). L’oral, n’étant pas toujours audible à l’écrit, cette tâche engage une convention de présentation : précisions topographiques, historiques, traductions dialectales, explications diverses, résumé de données trop incompréhensibles. On doit aussi faire attention aux passages narratifs qui nous éloigneraient du récit. La césure, indiquée par le signe […], indique alors une obtention de phrases interrompant la continuité du discours. On peut aussi signaler les gestes qui matérialisent la parole donnée, qui, comme on l’a dit, est un art oral ([rire] / [sourire] / [mime]…). Le mode italique indique les formes dialectales ou régionales d’un mot ou d’une expression, voire un terme utilisé dans un sens particulier. Tout document doit être accompagné de sa source (sexe, âge, condition sociale du narrateur). Généralement, elle est positionnée à la fin du récit ou dans un tableau récapitulant toutes les références de chaque récit numéroté.
Au plan linguistique, le texte oral se présente d’abord sous la forme de deux langages français qui coexistent : le français écrit (littéraire) et le français parlé (populaire). Ce français parlé (ou ces français parlés, la langue orale n’étant pas homogène ou standardisée), celui du quotidien, naturel, libéré de maintes conventions qui sont celles de l’écrit, est imprégné de syntaxes particulières, d’argot, de régionalismes et connaît des variations par régions. De nature « fixée », l’écrit ne se confond donc pas avec le français oral dont la forme phonique présente une syntaxe et une grammaire différentes. On note également un français populaire, à différencier du français régional : les formes du premier sont connues assez généralement, mais celles du second, dans des zones géographiques déterminées. Le français régional est ici celui de la Savoie et la Haute-Savoie, c’est-à-dire un français déjà présent au xvie siècle. Avec la perte de l’usage des langages dialectaux, il s’est maintenu dans la vie quotidienne en laissant des termes dialectaux s’introduire dans le français général (diots, frédier…) ou des mots appartenant au fond du français général, avec ses propres figures de style, des emprunts aux régions voisines, des variantes de prononciations et de sens tenus comme « normaux » alors que le français général les considère comme familiers (Gagny, 1993, p. 7). Quant au langage dialectal, il nécessite un mode de transcription phonétique spécifique afin de rendre possible les véritables intonations, accents et prononciations (inter-dentales, diphtongues, etc.). Les langages dialectaux savoyards, franco-provençaux de nature (champ linguistique gallo-roman), diffèrent d’une commune à une autre. Si le vocabulaire apparaît plus ou moins identique, c’est tout au moins l’accent qui en trace les « frontières ». Du fait de leur caractère de langue non écrite et de leur disparition rapide, ces langages vernaculaires ont été dotés d’une graphie dite « de Conflans » (voir Déquier & Léard, 1991, p. 169-175 ; Centre de la culture savoyarde, 1997, p. 215-222), qui facilite considérablement toute retranscription de prononciation particulière.
En matière d’ethnographie générale (rites de passage, quotidien, travaux et fêtes), les documents recueillis ne peuvent être publiés comme ceux de littérature orale, car ce sont des témoignages portant sur des phénomènes sociaux que l’on doit expliquer ou décrire, en les confrontant avec de multiples autres données fournies par des sources antérieures (voir Henriquet, 2014 et 2015). En revanche, la littérature orale présente des « histoires » exposées sous la forme d’une simple collecte, tout en suivant une norme sérieuse et déterminée. Le domaine du conte préfère une présentation des textes par genre narratif (Contes merveilleux, religieux, d’animaux, etc.), avec un titre accompagné d’une codification à rechercher dans la typologie internationale des contes populaires (Bru, 1999) et la classification Delarue/Tenèze, elle-même construite sur la base de la première (voir Delarue & Tenèze, 1997). Quant aux récits d’expérience et fantastiques, ils demandent une autre forme de présentation et un repérage typologique complexe reposant sur le Motif-Index international (Aarne & Thompson, 1961. Voir aussi Abry, 2005 ; Joisten, 2005). Ils peuvent être regroupés soit par chapitre thématique (I. Les fées, êtres sauvages ; II. L’esprit domestique ; III. Esprits locaux et spéciaux…), soit par localité géographique. Dans ce second cas, le regroupement thématique réapparaît pour chaque commune (voir C. Joisten, Êtres fantastiques…, édition préparée par N. Abry et A. Joisten. Dauphiné, 2005, 2006, 2007, Savoie, 2009, 2010, Musée dauphinois, Grenoble). Il existe encore bien des subdivisions à l’intérieur des grands groupes, en égard à des motifs ou cycles narratifs très précis. Afin de mettre en lumière l’identité de chaque document, c’est-à-dire son contenu, la présentation d’une collecte ne se fera jamais de façon anarchique. Concernant le monde fantastique, notre mode de classement suit le modèle de C. Joisten (2009, p. 21) qui en avait tracé l’organisation. L’oral, ne possédant pas la fixité caractérisant l’écrit, a la capacité d’évoluer, c’est pourquoi une collecte laisse apparaître différentes versions d’une même histoire, ce qui oblige alors à un regroupement de ces récits en un cycle narratif.
Les observations suscitées par le matériau oral
Deux champs d’observations : la forme et le fond. Le premier s’intéresse à la manière de raconter et à la nature du langage utilisé, la structure qui organise le récit et la formation qui en est l’origine. Le second s’intéresse davantage à l’univers théorique de l’oralité, comme les questions historiques, linguistiques ou en rapport avec les mentalités populaires… L’observation théorique peut aboutir à des observations à caractère philosophique, épistémologique, voire psychanalytique, selon l’angle d’étude visé. Au plan ethnographique, l’observation se fixe d’abord sur la répartition et diffusion des récits, des thèmes narratifs, des formes de croyances et sur un repérage typologique à l’intérieur d’un territoire déterminé. Les enquêtes de C. Joisten (1951-1972) et S. Henriquet (1995-2016) signalent la vallée des Belleville comme un foyer de contes merveilleux à la différence des autres secteurs voisins. Les enquêtes de S. Henriquet ont mis en évidence la présence d’un autre foyer en Maurienne : la vallée des Villards. Quant à l’univers des récits fantastiques, on voit se dessiner avec évidence une géographie des croyances, en particulier à propos du loup-garou, et ce, durant l’époque contemporaine qui remonte tout au moins à la deuxième moitié du xixe siècle. En effet, on rencontre un loup-garou « chrétien » en montagne et un loup-garou « politique » en Bas-Dauphiné (Joisten (†), Joisten & Chanaud, 1992 ; Tenèze, 1982, p. 15). Les enquêtes serrées de C. Joisten indiquent aussi un souvenir plus persistant du loup-garou, précisément dans le secteur de l’Arvan, alors qu’en Tarentaise, il a disparu plus tôt des mémoires. Il serait intéressant de faire une approche comparative de tous les domaines narratifs entre Maurienne et Tarentaise, afin de savoir quels domaines prédominent plus qu’un autre.
Le récit de littérature orale nous interroge aussi sur divers sujets : les influences religieuses et historiques, celles de l’imprimé ou de l’écrit sur l’oral ayant participé à son façonnement (Joisten, 1970), la représentation que se fait une société sur son espace et sa propre histoire… La question de l’influence de l’écrit sur l’oral est récurrente. De nombreuses versions de contes recueillies par C. Joisten recèlent davantage de motifs populaires que livresques10 : cela s’explique par le fait que les informateurs étaient issus du xixe siècle. Si sa présence a toujours été avérée depuis la naissance de l’imprimerie et du colportage, le livre a toutefois pénétré lentement dans les maisons paysannes et ouvrières. À partir du xixe siècle, ce phénomène influence surtout certains contes merveilleux et d’animaux qui, semble-t-il, montrent une influence plus forte de l’imprimé, tout en retombant dans l’oralité populaire. Les contes facétieux affichent nettement une nature traditionnelle et se taillent une part belle en Savoie où sa verve populaire apparaît dominante. L’influence livresque serait-elle l’affaire des contes connus par Perrault et Grimm ? Du domaine narratif appartenant au conte merveilleux, deux ensembles ressortent : ceux influencés par l’écrit (ex. : Le Petit Chaperon rouge, T. 333 ; Barbe-Bleue, T. 311-312, 312 A) et ceux traditionnels (ex. : Le garçon qui vole les trésors de l’ogre, T. 328 ; Poucet avalé par la vache, T. 700 ; La Pomme rouge, T. 729). On trouve cependant dans les contes influencés par l’imprimé, des interventions personnelles que l’on considère de culture orale évidente et qui, par conséquent, ont fait « retomber » le texte dans l’oralité : les frères du Petit Poucet (T. 327 B) cueillent des framboises et la mère, plus aisée, mélange du pain avec du fromage… les filles de l’ogre portent des couronnes de fleurs et non d’or… Ce sont ici des interventions personnelles populaires. Une cultivatrice (née dans les années 1890), conteuse au village du Novalley à Saint-Jean-de-Belleville, commençait ses contes par « C’est comme on dirait… », suivi d’un lieu-dit connu des enfants. Certaines versions de contes se présentent avec des remémorations qui altèrent le fil du discours. Cela signifie qu’il s’agit du tout dernier écho des contes traditionnels retenus par nos villageois. Toutefois, des informateurs se sont révélés comme de véritables conteurs, avec une manière de raconter tout à fait vivante, faisant parler leur personnage et mimant leurs actions. Pour les récits d’expérience, ce sont certains domaines narratifs très précis qui semblent se connecter avec des sources écrites ou savantes (Sarrasins et Romains, par exemple). En littérature orale, la question d’une culture narrative purement orale et d’une autre purement écrite, voire celle de la contamination de l’une sur l’autre, reste un débat complexe, comme celui de l’influence savante sur le légendaire historique : « La distinction entre le légendaire historique d’origine savante et celui d’origine populaire est-elle toujours pertinente ? » (Joutard, 1982) Au-delà de l’instruction qui en a fait des lettrés, de nombreux instituteurs et prêtres avaient vécu leur enfance en milieu paysan et y conservaient des attaches familiales : ils connaissaient fort bien la culture orale, sans mélanger leurs connaissances savantes et populaires. Cette influence « savante » se ressent davantage dans l’opinion émise sur le fait rapporté, plutôt que dans le fait lui-même.
L’évolution des mentalités et des croyances n’échappe pas à l’observation d’une collecte orale. Au cours des enquêtes, sonder les réactions des informateurs à l’égard de ce qu’ils racontent (intimement lié à la notion d’imaginaire et de croyance) n’est pas une démarche vaine (par exemple interroger les prêtres à propos de la fameuse « physique », ce pouvoir magique attribué autrefois parfois au curé du village). Les multiples versions d’une même histoire rendent compte du degré de survivance de chaque domaine narratif. Lorsqu’elles proviennent d’un même informateur, on notera ce que sa mémoire a retenu de fondamental. Rencontrer le ou les descendants d’un informateur de C. Joisten — qui enquêtait dans les années 1950 et 1960 — est intéressant dans la mesure où l’on peut évaluer la persistance, l’évolution ou la disparition d’une tradition orale au sein d’un groupe familial. L’amitié tissée entre l’informateur et l’enquêteur apporte sa pierre à l’étude de ces narrations : ce dernier s’ancre davantage dans le « lieu de mémoire » du récit, approfondit les données déjà collectées et saisit mieux la personnalité du narrateur à l’intérieur de son espace géographique, social, familial et mental.
Un travail de fond est généralement admis dans le traitement des récits de littérature orale : le repérage typologique dont la source documentaire varie selon si le récit est un conte ou un récit d’expérience, comme on l’a dit. Les contes auront pour référence la classification Aarne/Thompson et celle de Delarue/Tenèze, les récits de croyances ou d’expérience auront le Motif-Index. Cependant, il arrive parfois que l’on passe de l’un à l’autre référent typologique pour chacun des deux genres narratifs.
Enfin, la source écrite constitue des sources complémentaires. Cette source n’est pas négligeable à une époque où le patrimoine narratif oral s’essouffle. C. Joisten, en son temps, a dépouillé une masse de manuscrits et d’imprimés, tâche qui a prouvé son utilité (voir le volume Êtres fantastiques. Patrimoine narratif de la Savoie, 2009). Aujourd’hui, elle est encore de mise car de nouveaux fonds archivistiques ont vu le jour ainsi que de nouveaux classements. Le travail de Corinne Townley sur la série 2B (Archives départementales de la Savoie) a permis de relever un certain nombre de documents jusqu’ici inconnus et contenant des textes de première main. La numérisation de milliers d’imprimés effectuée par la BnF (site Gallica) a permis de dénicher de véritables « trésors ». Si ce n’est pas une enquête de terrain proprement dite, cette démarche de bibliophile participe tout autant à l’enrichissement d’une collecte. Vu l’extrême rareté de ce thème de nos jours, la découverte récente d’un récit relatif à un esprit des mines (Peisey-Nancroix) est une chose exceptionnelle, d’autant plus que son auteur mentionne sa source orale et retranscrit un texte manifestement fidèle à celle-ci, à la différence de nombreux écrivains romantiques du xixe siècle qui ont voulu imiter la grande littérature. Cette recherche documentaire, tâche entreprise par nous depuis ces dernières années, demande de débusquer ce qui tient de la culture populaire à l’intérieur d’un texte souvent trop littéraire et que l’on doit résumer (voir cette méthode dans C. Joisten, Êtres fantastiques).
Le devenir du récit et la notion d’« archives sonores »
Quelle est l’utilité d’une enquête orale ? Chaque récit, on l’a vu, est un véritable discours culturel et devient tout autant un outil pédagogique. Il participe à la découverte du paysage culturel européen, et peut servir d’outil pédagogique en se faisant valoir comme un mode d’animation sociale (Girard, 2002). Nous proposons donc, par le biais de cet article, que les documents sonores recueillis au cours de ces vingt années entrent un jour à l’intérieur d’un lieu conservatoire de référence qui saura, avec un matériel et des méthodes appropriées, traiter, trier et conserver les données. Si la finalité d’un récit oral est de devenir une « archive orale » ou « sonore », il demande effectivement la mise en place d’un moyen de conservation : la phonothèque qui, depuis les années 2000, impose à réfléchir sur le rôle et le statut d’une archive orale. Georgette Elgey (Conseil économique et social) proposait alors un projet d’avis en 2001 destiné à une « bonne gestion des archives orales ». C’était définir la notion d’archives orales et « le caractère scientifique d’une collecte, inscrire dans la loi les témoignages oraux, respecter certaines conditions de conservation, valoriser ce patrimoine en facilitant l’accès aux collections, mettre en place un comité scientifique, accorder les moyens budgétaires indispensables et, enfin, promouvoir une politique volontariste et raisonnée des témoignages oraux » (Soulatges, 2001, p. 20), qui sont à recueillir « dans un but de documentation scientifique et/ou dans un souci patrimonial11 ». Le statut et le code de propriété intellectuelle d’une archive orale, les outils capables d’exploiter un fonds sonore (indexation, lecture magnétique…) portent nécessairement à l’émergence d’une méthodologie.
Les archives orales s’étendent du domaine historique à celui des sciences sociales : il est donc très vaste. Ce sont des sources d’informations porteuses de valeur patrimoniale, que ce soit avec le récit fantastique, le souvenir d’un rite ou l’énonciation d’un récit de vie. La question de sa valeur semble plus délicate dans le champ historique, à savoir si pour les historiens, elle est « une archive comme une autre », si elle fonde « à travers le processus de recueil du témoignage, une conception et des pratiques nouvelles de la recherche », voire si elle représente « une autre manière de faire de l’histoire, au plus proche du présent, une nouvelle façon d’écrire et définir l’histoire contemporaine »… tout en posant la problématique de convergences entre historiens et archivistes et les autres sciences sociales (Duclert, 2002, § 1). Le récit de vie (voir Bertaux, 1999) évoque un événement vécu qui se fixe dans un contexte socio-politique, et de ce fait, il appartient à l’histoire orale, l’oral-history anglo-saxonne, et s’insère dans un débat contentieux, à savoir si l’histoire orale « n’est pas une histoire, mais une épreuve de l’histoire, une expérience de ce qu’est l’historicité à travers la constitution d’une documentation immédiate et vivante » (Duclert, 2002, § 4. Au sujet de l’enquête orale et la discipline historique, voir entre autres Joutard, 1992 et Tronche, 2010-2016). Si les rapports entre tradition orale et tradition écrite ont toujours demandé d’être redéfinis, la littérature orale proprement dite invite à rappeler qu’elle possède elle aussi une « conscience historique » (Calvet, 1997, p. 92 [tradition orale et histoire : p. 89-101]).
Conclusion
La solitude de l’ethnographe autodidacte suscite des contraintes humaines et matérielles… car une enquête de terrain a un coût financier (voyages, déplacements, séjours) et oblige de s’adapter à des conditions socio-temporelles (emploi du temps, climat…). Sans aucun soutien financier, mais avec le soutien moral d’amis et de connaissances, la passion, seule, a tracé ce chemin de vingt années d’enquêtes ethnographiques… une aventure de patience et de cheminement à pied, en bus ou en train, au hasard du temps. À l’aube des années 2020, cet exposé lance encore un appel aux derniers détenteurs de ce patrimoine oral, de sauver leur savoir narratif, en reprenant l’appel de C. Joisten en 1959 pour l’Isère : il disait possible « en l’espace de quelques années de faire une ample collecte de faits, surtout auprès des personnes âgées. L’urgence de la situation, nous a décidé à lancer cet appel aux lecteurs pour les inciter à recueillir dans leur village les croyances et les légendes qui y subsistent » (Joisten, 1959, p. 121). En 2016, des enquêtes effectuées en Combe de Savoie et dans les Bauges ont montré qu’il y avait encore des éléments bien vivants à sauver. Comme le soulignait C. Joisten en son temps : « Le moindre fragment doit être relevé, car il s’inscrit toujours dans un ensemble de faits et, à ce titre, mérite que l’on s’y intéresse : en élargissant tant soit peu les données du problème, il favorise l’approche d’une solution. » (Ibid.)
Que de forêts traversées et de chemins sillonnés ! Combien de fois, après aucune trouvaille palpitante, nous sommes-nous consolés en rencontrant celui ou celle qui, dans un village ou un champ, arrive à nourrir enfin notre quête ? Dans un petit village de Jarsy (Bauges), il ne restait qu’une femme (pour toute la commune) capable de raconter… Ce n’est pas sans rappeler, cet autre petit village de Sombeville, au sommet de Bonvillaret (Maurienne) où seul, un homme se rappelait du mythique Resséran… et des vieilles histoires de son grand-père né en 1868. Que dire aussi de cette journée passée dans le village des Petites-Bergeries à La Côte-d’Aime (Tarentaise)… pris dans la tourmente d’un blizzard épais ? Là, se fit, au milieu des neiges, une rencontre avec un homme qui parlait encore des fayôtes (fées) de la synagoga (sorciers) tandis qu’il appelait sa femme, en voyant l’illustration d’un serpent dragonné : « Viens voir, y’a ta bête ! »… C’était l’antique vouivre dont elle se souvenait… Ce vieil homme se trouvait là comme le « dernier des Mohicans », le dernier témoin d’une culture… une sorte de soleil dans la brume qui nous entourait.
Il est arrivé de rentrer tard, parfois de rater le dernier train, mais l’important reposait aux pieds de l’enquêteur : une besace de voix qui racontait des joies et des peurs, le vent, les pierres… un paysage millénaire. Comme le griot africain, ce « sac à parole » qui retient « les secrets plusieurs fois séculaires » et sans qui « les noms des rois tomberaient dans l’oubli » (Calvet, citant un griot, 1997, p. 3), cet homme ou cette femme rencontré sur le chemin transmet un savoir… souvent en ignorant que les « fariboles » dont il est le gardien constituent un ensemble de récits voyageurs provenant du fond des âges (à ce propos, voir Lecouteux, 1982 et 2009) et portant les empreintes de tous les hommes qui se sont succédé jusqu’à nous.