Éditorial. — Faire corps, faire débat

p. 5-6

Texte

Le numéro 38 d’Iris se place tout entier sous le signe du faire corps, déployant au fil de ses pages la polysémie dont s’est enrichie cette expression à partir du xixe siècle. Encore absente de la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française en 1798, où elle ne transparaît discrètement que dans la mention des grands corps de l’État, la locution prend son essor dans l’édition de 1835 : elle y métaphorise le processus d’adhésion qui « de deux ou de plusieurs choses » n’en font qu’une. Nos cultures politiques actuelles tendent parfois à assimiler le « faire corps » à l’idéal assez vague du « vivre ensemble ». Il est pourtant bien plus, tour à tour sentiment d’appartenance rattachant un individu à un groupe social, local, national, et opération qui le conduit à intégrer des valeurs, des histoires, une mémoire partagée. Ainsi envisagé, le « faire corps » apparaît comme le premier pas de la construction de l’identité. Ou plutôt des identités, puisque dans le processus ainsi défini, l’unité n’existe que dans et par la multiplicité.

La locution « faire corps » résulte elle-même d’une articulation, celle d’un verbe et d’un substantif, qui donne au numéro son terrain d’enquête. Car « faire corps », c’est avant tout donner un corps, du corps. Lourd de sens dans les sociétés qui valorisent l’incarnation du Verbe divin, comme c’est le cas des sociétés chrétiennes, le geste trouve une nouvelle complexité lorsque le corps devient le lieu d’une rencontre entre la chair humaine et d’autres matérialités, la technologie, la machine. Les brouillages qui en résultent sont désormais au cœur des débats intellectuels et des créations artistiques du début du xxie siècle.

Le présent numéro invite à embrasser le foisonnement des usages culturels et artistiques du « faire corps » aujourd’hui. Fidèle à l’investigation archéologique des imaginaires et des pratiques sociales que la revue Iris s’est donnée pour but, il en explore les dimensions multiples. Le volume met en particulier à l’essai deux manières d’enquêter sur les relations entre corporalités et identités : la recherche ethno-culturelle sur les corps porteurs de récits traditionnels ; les analyses philosophiques et littéraires éclairant le rôle donné aux personnages et narrateurs post-humains mises en scène dans les créations contemporaines.

Le premier volet est consacré aux formes de « faire corps » culturel que peuvent alimenter les pratiques pluriséculaires des conteurs populaires. Deux contributions proposent un regard croisé sur une démarche scientifique, l’ethnologie des cultures conteuses, en analysant ses évolutions historiques et en exposant ses orientations récentes. L’étude de Stéphane Henriquet sur la tradition des contes en Savoie démontre comment la recherche sur la conservation et la transmission d’une riche culture orale peut s’affiner grâce à des outils plus performants, tels que le traitement statistique et l’enregistrement des témoignages. Il ouvre de nouvelles pistes sur les formalisations narratives propres à l’oralité et sur les processus d’identification suscités par un tel patrimoine immatériel. Ces mutations sont mises en perspective par Goulven Péron, qui analyse l’essor de l’ethnologie des contes régionaux en France en rappelant l’action pionnière de Théodore Hersart de La Villemarqué. Les enquêtes que celui-ci a menées au xixe siècle sur le patrimoine oral breton, les polémiques qu’a suscitées sa méthode, les débats qu’elle a alimentés à l’heure où s’imposait l’idée d’une identité nationale avec laquelle les idiosyncrasies régionales étaient censées « faire corps », sont particulièrement précieux à considérer aujourd’hui, tant ils éclairent nos propres interrogations.

C’est à ces dernières qu’est dédié, au cœur du volume, le dossier Imaginaires du corps contemporain dirigé par Alexandre Klein et Marianne Cloutier. Réuni par un philosophe et historien des sciences et par une historienne d’art, cet ensemble interroge avec acuité les pensées, souvent inquiètes mais aussi stimulantes, que suscite le développement des corps post-humains. Ces interrogations, comme le rappelle leur introduction et l’article co-rédigé par Véronique Costa et Claude Fintz, touchent d’abord aux méthodes d’analyse mobilisées pour analyser les pratiques corporelles lorsqu’elles donnent naissance à des créations artistiques : est-il encore possible d’étudier les identités instables que génèrent les hybridations de l’homme et de la machine avec les instruments d’analyse de l’anthropologie, par exemple ? Aux questions des chercheurs font écho, dans une certaine mesure, les œuvres des artistes. Ils s’emparent de ces corps hybrides, de ces figures bouleversées pour réinventer des formes de pensée et, en ce qui concerne la littérature, des formes de récit : ainsi des réflexions sur l’agentivité corporelle développées dans les romans de Jean-Michel Truong analysés par Tony Thorström ; ou des anciens mythes de la matrice réinventés dans les textes contemporains et qu’étudie Stéphanie Chifflet. Ces identités fluides peuvent paradoxalement apparaître comme une manière de stabiliser en position de sujets des figures qui furent longtemps considérées comme des corps-objets : tel est le statut paradoxal des personnages féminins qu’analyse Hélène Barthelmebs-Raguin au fil des œuvres de l’écrivaine algérienne Malika Mokeddem. Comme ces personnages, la mythologique Iris, messagère aux ailes colorées, était dotée d’un corps en mouvement, dont la foulée faisait éclore l’arc-en-ciel, lien tangible entre le monde des hommes et celui des dieux.

Citer cet article

Référence papier

Estelle Doudet, « Éditorial. — Faire corps, faire débat », IRIS, 38 | 2017, 5-6.

Référence électronique

Estelle Doudet, « Éditorial. — Faire corps, faire débat », IRIS [En ligne], 38 | 2017, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1041

Auteur

Estelle Doudet

UMR 5316 Litt&Arts, composante ISA, Université Grenoble Alpes

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