Introduction. — L’imaginaire identitaire du corps contemporain

p. 59-67

Texte

L’histoire de la civilisation occidentale peut être relue comme une histoire du corps, de ses images et des représentations (Vigarello, Courtine & Corbin, 2005-2006). Les corps héroïques d’Achille, d’Hercule ou de Persée côtoyaient dans l’Antiquité les corps fantasmés des divinités monstrueuses tels les Titans, le Sphinx ou même l’hermaphrodite du mythe platonicien (Prost & Wilgaux, 2006). Le Moyen Âge béatifia ensuite le corps souffrant d’un Christ dont les représentations devinrent omniprésentes. Il n’oublia pas de porter également attention aux corps les plus monstrueux, ces prodiges qui firent la célébrité d’Ambroise Paré notamment. Puis c’est à nouveau le corps qui marqua l’entrée de l’Europe dans la modernité : corps imagé de l’homme de Vitruve, corps magnifiés par les maîtres de la Renaissance ou encore corps décrit dans ses moindres détails par l’anatomie vésalienne (Mandressi, 2003). La volupté, la force, ou la tenue du corps humain devinrent ensuite des enjeux de la réorganisation sociale (Vigarello, 1993) que connu le Siècle des Lumières : exaltation des sens par les libertins (Jahan, 2006), valorisation de la force par l’armée napoléonienne, détermination de sa cartographie par les anatomopathologistes de l’École de Paris (Foucault, 1963). Ce fut ensuite le temps des corps hystériques où se lisait l’angoisse de la folie, des corps étrangers où s’inventèrent les fantasmes de la race, sans parler de ce corps social si bien dépeint par Zola ou Daumier. Le xxe siècle vit finalement le corps s’insérer dans un spectre vaste de représentations à la fois connues et renouvelées : ce fut tout d’abord la guerre qui marqua le corps de son imaginaire de la souffrance et de la terreur, à travers le corps mutilé des Gueules cassées de la Première Guerre mondiale, ou les corps décharnés des prisonniers de camps de la mort. La révolution sexuelle, civile et sociale des années 1960 afficha ensuite un corps nu, libre, vivant et dansant, avant que les années 1980 ne tentent de faire oublier les corps amaigris des séropositifs en valorisant les corps surgonflés des culturistes professionnels ou amateurs. La mise en culture du corps succéda finalement à son culte (Andrieu, 1994) et c’est comme objet d’affirmation identitaire que le corps fut investi par les habits, les tatouages, les implants, et les rêves de modifications totales. Aujourd’hui, c’est dans la technologie, dans l’hybridation de l’homme et de la machine que semblent se renouveler les images et les imaginaires d’un corps, dont les limites apparaissent de plus en plus insupportables à un individu, qualifié de postmoderne, toujours en quête de perfectionnement et de dépassement de soi.

Cette primauté anthropologique du corps dans la modernité (Le Breton, 1990), particulièrement réinvestie et détaillée au cours du xxe siècle, marqua l’entrée de la corporéité dans un nouveau domaine de problématisation. Si les travaux sur le corps se multiplient en sociologie (Détrez, 2002 ; Duret & Roussel, 2005 ; Le Breton, 2012), anthropologie (Le Breton, 1990), histoire (Vigarello, Courtine & Corbin, 2005-2006), philosophie (Andrieu, 2002 et 2010 ; Marzano, 2007), psychologie (Bruchon-Schweitzer, 1990) et épistémologie (Bayard, 1992 ; Andrieu, 2006), c’est que notre période contemporaine a fait du corps l’enjeu central du renouvellement des valeurs, de l’affirmation des repères, de la construction des liens sociaux. Elle a ainsi ancré profondément et de manière originale la question de l’identité dans la chair des corps. Dès 1934, Marcel Mauss mettait en lumière la culturalité de notre corps, cette appartenance culturelle, identitaire du corps humain qui faisait que les soldats français étaient incapables d’utiliser les pelles anglaises, tant les usages, les gestes associés aux outils façonnaient les corps individuels autant que le corps collectif. La Seconde Guerre mondiale ne fit rien de mieux, si ce n’est qu’elle l’inscrivit dans la souffrance la plus innommable : les corps du juif, du handicapé, du tsigane, ou de l’homosexuel se devaient, aux yeux du régime nazi, d’être annihilés tant ils portaient la marque identitaire de leur appartenance à une sous-race, à un groupe particulier, considéré comme dégénérescent, moins du fait de leur biologie peut-être que de leurs mœurs et de leur culture. C’est donc tout naturellement que le corps fut investi, en réaction, de droits et d’éthique, qu’il fut repensé à l’aune d’une inaliénable identité, celle de l’être humain, de l’Homme, au point de voir naître, suite au procès de Nuremberg, le premier code des usages (scientifiques) du corps à visée universelle. Ainsi était signé et signalé, pour notre contemporanéité, l’indissociable alliance du corps et de l’identité, ainsi fut constituée l’indétissable toile de notre réflexivité. S’interroger sur ce que nous sommes — individu, groupe, nation, espèce ou spécificité ontologique — nécessitait désormais de questionner ce maillage intime entre biologie et culture, entre matière et immatérialité, entre corps et identité. Ce à quoi se sont alors attachés nombre de penseurs au cours du xxe siècle1, conscients que le corps était devenu le paradigme (identitaire) de notre modernité (Brohm, 1985).

Entre rêves, fantasmes, désirs et réalités, ce sont nos identités multiples qui semblent bien être aujourd’hui au cœur des regards que l’on porte sur le corps et des questions que nous lui posons. Le corps contemporain est en effet devenu le lieu d’interrogation privilégié de notre identité, tout comme l’identité s’est affirmée comme l’espace de problématisation primordiale de notre corporéité. Identité propre et singulière bien sûr (qui suis-je ? que puis-je, que dois-je faire de ce corps qui est le mien ?), mais identité sociale, collective et partagée également (qu’est-ce que cet amas de signification, ce palimpseste collectif que nous nommons « corps » ?). Non que l’association de l’identité à des questions corporelles soit nouvelle, tant les rites identitaires ont depuis l’aube de l’humanité mis en jeu et en scène les corps. Mais là où l’identité se donnait à même le corps — du jeune tatoué ou scarifié pour signifier son passage à l’âge adulte, ou du roi incarnant le visage et les valeurs d’une nation —, c’est désormais un point d’interrogation qui se dessine à même la peau. Le corps contemporain se qualifie comme un espace d’affirmation, certes, mais de quête, surtout, de l’identité. Notre culture occidentale contemporaine, marquée par la fin des grands récits (Lyotard, 1979) et un certain désenchantement du monde (Gauchet, 1985), se singularise par sa sourde inquiétude et sa profonde incertitude. Et c’est pour lutter contre cette réalité instable que le corps s’est vu investir, au cours du xxe siècle, comme le support de nos valeurs et de nos représentations, comme le marqueur même de notre humanité. L’imaginaire, où se joue, au moins autant que dans la rationalité, le sens de nos existences, s’est donc vu envahir par le corps. Du corps fantasmé au corps idéalisé, en passant par un corps mis en culture à l’aune de rêves, d’idéologies et d’utopies, la corporéité a envahi l’imaginaire occidental contemporain, et ce principalement parce qu’il est l’un des lieux privilégiés de constitution de notre identité.

À l’aube de notre modernité, le philosophe Emmanuel Kant avait déjà mis en lumière le rôle épistémologique et ontologique de l’imagination comme faculté première conditionnant notre perception comme notre identité (Makowiak, 2009). D’une part, comme activité reproductrice des éléments du réel, elle permet la perception synthétique d’un ensemble (par exemple d’un paysage). D’autre part, comme activité productrice de formes à partir des éléments du réel, elle précède même notre perception. L’imagination est en effet le lieu de production des schèmes nécessaires à l’application de nos catégories de l’entendement au divers qui nous est donné empiriquement. Or, sans ces schèmes, le sujet ne pourrait unifier la diversité du monde dans un acte de saisie qui est production de sens, et par conséquent percevoir, tandis que l’individu ne pourrait pas non plus se saisir lui-même comme sujet (tant cette réflexivité passe par le monde). L’imagination est donc bien la condition de possibilité même de l’existence du sujet comme « moi » et par là même de la connaissance objective. Elle est le pilier de notre ontologie et de notre gnoséologie puisqu’elle est le lieu d’unification sensible et significative du divers empirique, d’identification des semblables et d’organisation du chaos mondain. Mais elle joue également un rôle épistémologique attenant à sa troisième caractéristique d’activité, non seulement reproductrice et productrice mais créative, c’est-à-dire sa capacité de production de fictions par l’organisation selon des formes inédites d’éléments empruntés au réel. En inventant ainsi des symboles, l’imagination ouvre la voie à une anticipation de l’avenir qui permet aux savants et aux penseurs, face à un phénomène nouveau, de produire des hypothèses qui sont sans lien avec le paradigme dominant et qui conduisent donc à sa remise en question. C’est ainsi que le philosophe Pascal put par exemple imaginer, sur la base de la théorie de Torricelli, l’expérimentation du puy de Dôme qui vérifie le renversement de la conception aristotélicienne du vide (Mazauric, 1998). De la caverne platonicienne au Flatland mathématique d’Ewind Abbot Abbot, en passant par l’état de nature rousseauiste ou le discours sur deux sciences nouvelles de Galilée (Stengers, 1995), les fictions imaginaires ont toujours permis le renouvellement de nos connaissances, le dépassement des polémiques scientifiques et les changements de paradigmes. Comme le résume Christophe Bouriau, « notre juste appréhension du réel progresse grâce à l’imagination qui par ses audaces, par sa capacité de sortir des chemins habituels de pensée, nous fait découvrir de nouveaux rapports entre les phénomènes » (2003, p. 58). Il en est de même pour l’identité. En nous donnant à voir des identités possibles, l’imaginaire corporel contemporain dévoile autant de devenirs potentiels pour les êtres humains, et ce d’un point de vue tant individuel que collectif. Il contribue pleinement à l’avancée de nos connaissances comme à l’établissement de nos repères et valeurs futurs ; et c’est donc à ce titre qu’il convient de l’explorer, de le décrire et de l’analyser, de manière critique.

En effet, si « on comprend les figures par leur transfiguration », comme le soulignait Bachelard (1943, p. 13), décrire l’imaginaire n’est pas suffisant à l’exercice de la connaissance, encore faut-il s’engager dans une réflexion critique — que lui nommera psychanalyse — pour mettre en exergue la part de mythe des images premières de l’imagination, pour dévoiler la déformation2 opérée par l’imagination sur les images fournies par la perception, et ainsi mesurer l’écart entre les représentations collectives et la réalité d’une pratique. Sans cette approche critique, on prend le risque de se laisser fasciner par l’imaginaire, dont l’une des caractéristiques, bien repérée par Michel Foucault dans sa lecture de Ludwig Biswanger, est d’être toujours de l’ordre de la solution (Foucault, 1954, p. 140-141). Se dessaisir de la puissance imagique de l’imaginaire est un premier pas, qui se doit d’être redoublé par un second, afin d’associer efficacement imaginaire et rationalité dans une épistémologie unitaire. Pour ce faire, Foucault nous propose d’opérer ce qu’il nomme une psychothérapie entendue comme la libération de l’imaginaire enclos dans l’image (ibid., p. 144). Il s’agit de poursuivre le mouvement de l’imagination en dehors du rêve afin de le reprendre dans le labeur de l’expression qui donne un sens nouveau à la vérité et à la liberté (ibid., p. 146). Car ce que Biswanger avait, selon lui, mis au jour dans son travail sur le rêve :

[…] c’est le moment fondamental où le mouvement de l’existence trouve le point décisif du partage entre les images où elle s’aliène dans une subjectivité pathologique et l’expression où elle s’accomplit dans une histoire objective. L’imaginaire, c’est le milieu, l’« élément » de ce choix. On peut donc, en rejoignant au cœur de l’imagination la signification du rêve, restituer les formes fondamentales de l’existence, en manifester la liberté, en désigner le bonheur et le malheur. (Ibid., p. 147)

Au mouvement critique bachelardien s’ajoute donc un mouvement productif foucaldien, seul moyen selon le philosophe de réaliser la véritable fonction poétique de l’imagination qu’est la méditation sur l’identité (ibid., p. 144). Vaste programme de recherche qu’il convenait d’appliquer à l’imaginaire du corps contemporain pour en extraire le sens du rêve identitaire qui y est contenu, et ainsi remplacer notre représentation de l’humain constituée sur un sens a priori (et dont nous nous étonnons qu’il nous laisse souvent dans l’impasse de la symbolisation comme en témoigne les débats actuels sur le posthumain) par une identité humaine produite a posteriori d’une critique, autrement dit à partir d’un sens décrypté et non rêvé. C’est avec l’espoir de contribuer à l’engagement d’un tel chantier que nous avions réuni en 2011, au sein du 9e Congrès international sur l’étude des rapports entre texte et image qui se tenait à Montréal et qui portait sur l’imaginaire, un panel intitulé « Des images du corps aux mots du sujet : L’immersion corporelle dans l’imaginaire contemporain3 ».

Partant du constat que l’imaginaire corporel contemporain avait pour spécificité de s’organiser, en partant de pratiques, d’usages et de représentations scientifiques ou artistiques concrétisant un corps nouveau, autour de la question identitaire, nous entendions l’interroger pour mieux le disséquer, et, selon la perspective foucaldienne, le critiquer. Comment se constitue l’imaginaire corporel contemporain ? Quelles images, représentations, discours ou pratiques favorise-t-il ? Comment participe-t-il de la production des identités singulières comme des identités collectives ? Que nous apprend-il donc du présent du corps, de la société et de nous-mêmes ? Quels recherches, méthodologies et modèles exigent-ils pour être explicités ? Comment modifient-ils les pratiques, notamment artistiques, des sujets contemporains ? Comment se transforment les catégories de reconnaissance de notre identité, individuelle et sociale, à l’aune de cet imaginaire renouvelé du corps ? Telles étaient certaines des questions qui nous animaient alors et qui organisèrent les communications présentées dans les quatre panels. Leur objectif était d’engager une analyse pluridisciplinaire des discours et images impliqués et/ou développés autour des pratiques scientifiques et artistiques du corps qui permette de déterminer l’implication identitaire de l’imaginaire contemporain du corps, autant qu’elle en questionne le sens et la portée. Le présent dossier est un écho, lointain, de cette manifestation. Il rassemble en effet des textes de communications remaniés et réactualisés, auxquels viennent s’ajouter d’autres propos inédits, et vise le même objectif d’engagement d’une analyse critique et transdisciplinaire de l’imaginaire identitaire du corps contemporain.

Pour commencer, dans un article intitulé « Le corps contemporain : entre mutation et archétype », Véronique Costa et Claude Fintz, respectivement maître de conférences et professeur de littérature à l’Université Grenoble Alpes, nous offrent une mise en perspective globale de la question de l’imaginaire du corps contemporain. Après avoir rappelé la nature et la singularité de ce dernier, ils se proposent d’interroger la persistance, ou non, des anciens modèles anthropologiques en son sein. Autour de la question du posthumanisme, ils abordent pour ce faire le problème de la transformation de la conception traditionnelle de l’identité humaine sous le coup des avancées des sciences et des technologies. Soutenant une posture réservée à l’égard de ces mutations — se rangeant ainsi du côté de ceux qui voient en elles une forme regrettable d’adieu au corps —, ils proposent une réflexion inquiète, mais ouverte, sur les rêves de désincarnation qui semblent aujourd’hui habiter notre imaginaire et leur impact sur une humanité dont l’œuvre serait inscrite, selon eux, dans une inaliénable et primordiale corporéité. Dans son analyse du roman Le Successeur de pierre de Jean-Michel Truong, Tony Thorström, doctorant en littérature francophone à l’université d’Uppsala, revient ensuite sur ces interrogations, démontrant notamment que la volonté (posthumaniste) de désincarnation ne rime pas nécessairement avec l’abandon du corps. En effet, si le cyberespace dans lequel vivent principalement les protagonistes du roman invite à oublier son corps au profit de son avatar virtuel, Thorström montre bien, dans cet article intitulé « Vers une ontologie de l’émergence : processus de matérialisation et redistribution d’agentivité dans Le Successeur de pierre de Jean-Michel Truong », comment il met également en exergue la nécessité du corps, son impossible dépassement ou le constant rappel de son ineffaçable présence. Plus le corps semble nié, plus il est en fait central, au sein d’une agentivité (toujours corporelle donc) qui se réorganise, se réagence, se réinvente au contact du virtuel. C’est à une même lecture plurielle des interactions entre corps et technologies et de la problématique du posthumanisme qui y est associée, que Stéphanie Chifflet, docteure en littérature et enseignante à l’Université du Québec à Chicoutimi, invite dans son article « Mutation et création du corps humain ou les figures de la matrice ». En analysant la figure de la matrice convoquée dans les récits littéraires, philosophiques ou cinématographiques de la posthumanité, elle démontre en effet habilement la persistance des modèles et la reprise des représentations mythiques, nuançant ainsi les analyses qui entendraient ignorer les ponts toujours existants entre tradition et modernité pour mieux penser les changements en termes de rupture paradigmatique franche. Au contraire, et à l’instar de ce que concluaient Fintz et Costa, il semble bien que l’imaginaire contemporain du corps, s’il se nourrit de repères et d’éléments propres à notre contemporanéité, n’en est pas moins, pour autant, inscrit dans un ensemble de représentations et d’images qui ont parcouru, depuis des millénaires, les récits humains. La mise en récit des corps, même si elle se confronte aux éléments les plus avant-gardistes de notre contemporanéité, reste profondément attachée, influencée, marquée par un héritage mythique et parfois mythologique qui en nourrit l’originalité autant qu’il en assure l’inscription dans la continuité historique et anthropologique. C’est ce que constate à son tour, et pour finir, Hélène Barthelmebs-Raguin, docteure en littérature et professeure associée à l’université du Luxembourg, dans son article « Conquête d’identités composites : les hybridations corporelles et textuelles dans L’Interdite et N’Zid de Malika Mokeddem ». En interrogeant les figures hybrides du corps féminin, l’écrivaine algérienne Malika Mokedem met en avant la nécessaire multiplicité des identités féminines autant que l’indépassable altérité à partir desquelles elles se constituent et se singularisent. Loin d’une conception essentialiste de l’identité, qui serait par exemple attachée à la biologie ou à la naturalité d’un corps, se fait ainsi jour un attachement identitaire en constante construction et redéfinition à l’aune d’un « corps-texte », support mouvant, changeant de l’identité des femmes comme de ses mises en récit. Là encore, l’hybridation des modèles est la règle dans un imaginaire corporel fondé sur le métissage, l’altérité et la pluralité des influences. Cette réalité contemporaine, un corps qui n’est plus le support d’une identité unique, se retrouve finalement dans l’ensemble de ces textes.

Dans nos sociétés contemporaines, le corps n’est plus, comme le disait David Le Breton, « l’assignation à une identité intangible, l’incarnation irréductible du sujet, son être-au-monde, mais bien une construction, une instance de branchement, un terminal, un objet manipulable susceptible de maints appariements » (1999, p. 23-24). Il est désormais l’un des points à partir desquels se forge une identité humaine devenue plurielle, multiple, et inscrite dans un réseau de sens et de significations qui en requalifie constamment la forme comme la nature, la rendant nécessairement instable, temporelle, changeante. Si cette errance identitaire, qui qualifie notre contemporanéité et nourrit donc son imaginaire, peut apparaître régressive, inquiétante, voire négative à certains, force est de constater qu’elle est aussi, comme en témoigne les figures traditionnelles mythiques de l’errant, la source d’une diversité, d’une pluralité et d’une normativité qui qualifie l’identité humaine. Le fait que la « corporéité n’apparaît plus comme permanente » (Barthelmebs-Raguin) et que cela conduit à « une remise en question du moi monadique du sujet individuel » (Thorström) témoigne d’une reconceptualisation en cours de la notion d’identité qui permet enfin de reconnaître l’importance de l’altérité et de l’hybridation en son sein. C’est à la reconnaissance de cette avancée conceptuelle majeure, aux enjeux tant éthiques que politiques importants, que participe l’étude de l’imaginaire du corps contemporain qui est menée aujourd’hui dans le monde francophone comme ailleurs en Occident, et dont nous présentons ici quelques exemples de choix.

En invitant à réfléchir sur le statut du corps dans l’imaginaire contemporain et sur les enjeux identitaires qui s’y rattachent, depuis l’avènement d’une posthumanité avec ses avatars les plus décorporéisés jusqu’aux ré-élaborations imaginaires suscitées par l’acte chirurgical d’une transplantation rénale, les textes de ce dossier renouvellent le regard que nous portons sur le sujet occidental et sur les moyens de le décrire. C’est la porosité des frontières de l’humain qui est souvent mis en exergue dans ces réflexions qui portent toutes, finalement, sur le sujet corporel, sur le corps comme vecteur d’interrogation de l’identité. C’est cette liminalité fondamentale, qualifiant apparemment les identités contemporaines, qui est mise en lumière, par différents biais, dans les pages qui suivent. En explorant une corporéité complexe, parce que toujours complexifiée par les enjeux identitaires pluriels qui la traversent et la façonnent, les travaux présentés ici rendent compte chacun à leur manière de la profonde mutation que connaît actuellement la notion d’identité humaine et dont les imaginaires du corps se font l’écho. Tous se rejoignent pour dire « l’impossibilité à énoncer le corps comme une entité complète et indivisible » (Barthelmebs-Raguin) et pour constater (et étudier) la reconfiguration de l’identité sous l’effet de l’hybridation du même et de l’autre (du féminin et du masculin, de l’homme et du logiciel, de l’organique et de l’inerte). Dans chacune de ces analyses, les principes d’unicité et de continuité autour desquels s’est longtemps articulée l’idée occidentale de l’identité apparaissent plus que jamais obsolètes, désormais dépassés, car incapables de rendre compte de la pluralité des existences corporelles, de la multiplicité des devenirs potentiels, de l’infinité des rêves identitaires dont l’imaginaire contemporain du corps se fait aujourd’hui le messager. Qu’on le souhaite ou qu’on le regrette, force est de constater que les anciennes représentations volent aujourd’hui en éclat, non forcément pour définitivement disparaître, mais pour se réinventer, se réorganiser, se réagencer, témoignant ainsi d’un glissement paradigmatique — dans ce qui a trait au corps et à l’identité — fait, ou en train de se faire, et qui devient chaque jour plus tangible dans nos imaginaires comme dans notre quotidien.

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Notes

1 Bernard Andrieu a cartographié en 2005 les recherches menées sur le corps en France (Andrieu, 2005). Retour au texte

2 « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception. » (Bachelard, 1943, p. 5) Retour au texte

3 Dont le programme est accessible à l’adresse suivante : <http://aierti-iawis-2011.uqam.ca/fr/3-des-images-du-corps-aux-mots-du-sujet-l-immersion-corporelle-dans-l-imaginaire-contemporain-body-s.html>. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Alexandre Klein et Marianne Cloutier, « Introduction. — L’imaginaire identitaire du corps contemporain », IRIS, 38 | 2017, 59-67.

Référence électronique

Alexandre Klein et Marianne Cloutier, « Introduction. — L’imaginaire identitaire du corps contemporain », IRIS [En ligne], 38 | 2017, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1067

Auteurs

Alexandre Klein

Université Laval (Québec)

Marianne Cloutier

Université de Montréal (Québec)

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