Introduction
Connue depuis la fin des années 1980 pour la qualité sensorielle et poétique de ses grandes installations, Ann Hamilton (née à Lima, Ohio, en 1956) poursuit depuis près de quarante ans une réflexion singulière et profonde sur la place que nous accordons à notre expérience corporelle, à nos capacités de perception et à ce mode de connaissance sensible qui émerge de nos contacts avec le monde. Au sein même d’une culture qui nous a très tôt habitués à réprimer et à ignorer le corps au profit de l’intellect et de la raison, et à une époque où le développement effréné des techniques et des technologies nouvelles ne cesse d’accélérer et de fragmenter nos modes de vie de plus en plus désincarnés, ses œuvres sont autant de lieux conçus pour nous permettre de nouer une relation de proximité sensible avec ce qui nous entoure, de faire confiance à notre propre expérience et au savoir dynamique et ouvert que nous livre le corps en interaction avec son milieu.
Enveloppé par la présence physique et sensorielle des divers matériaux et des multiples objets qui composent les installations de l’artiste, le spectateur est ainsi invité à s’abandonner aussi longtemps que possible dans ce qu’il éprouve, à se mettre à l’écoute de la situation et des multiples phénomènes et mouvements intérieurs qui participent de cet acte d’attention. Phénomène singulier d’ouverture à soi, aux autres et au monde, l’expérience des installations d’Ann Hamilton engage un certain mode d’être, une « qualité de présence » dont dépendent nos capacités de mémoire, de pensée, d’imagination et d’action.
Quel est donc ce mode d’expérience attentive que suscitent les installations d’Ann Hamilton ? Posons tout d’abord que pour l’artiste, l’expérience de l’œuvre doit engager une certaine forme de disponibilité. Il s’agit en effet de mettre en suspens nos intérêts immédiats et nos habitudes discursives et interprétatives, pour favoriser la mise en acte d’une écoute accueillante et patiente de ce qui se présente dans la rencontre sensible que le corps entretient avec son milieu. Cette forme d’ouverture n’est pas sans rappeler la démarche phénoménologique : le retour aux choses mêmes, à l’expérience en train de se vivre, dans un mode de dessaisissement qui n’est pas synonyme d’absence, d’amnésie ou de muette contemplation, mais d’une aptitude à neutraliser nos habitudes sédimentées pour nous ouvrir à l’inattendu.
Le geste de l’attention
Le dispositif de l’installation est chez Ann Hamilton le lieu de cette conversion du regard, ce premier geste de l’attention qui consiste à suspendre le regard habitué, à se défaire des préjugés pour mieux se porter sur l’éprouvé. La profusion matérielle qui caractérise les premiers travaux des années 1980 et 1990 placent d’emblée le spectateur dans un bain de sons, d’images, d’odeurs et de textures. Les sols et les murs se chargent d’une quantité impressionnante de matières organiques (feuilles d’eucalyptus, cire d’abeille, paprika, algues, miel, etc.) ou d’objets les plus divers accumulés en grand nombre et recouvrant littéralement l’architecture comme un vêtement, une seconde peau (dix tonnes de caractères d’imprimerie en plomb, sept cent cinquante mille pièces de monnaie, trente-cinq mille livres, dix mille six cents plaquettes de verre, etc.)1. Dans certaines œuvres, cette surabondance revêt également la forme d’une masse surprenante posée au centre de la salle d’exposition. Pour l’installation indigo blue (1991), une plate-forme en acier de cinq mètres par sept supportait ainsi une gigantesque pile de vêtements de travailleurs, soit plus de six tonnes de pantalons et de chemises — des bleus de travail déjà portés et usés — qui avaient préalablement été triés par couleur et soigneusement lissés, pliés puis empilés par l’artiste et par tous les volontaires ayant souhaité participer à ce labeur. Pour Ann Hamilton, la propension au gigantisme répond à la volonté de tisser une surface matérielle dans laquelle il s’agit d’absorber le spectateur. L’immersion dans un espace enveloppant, physiquement chargé et convoquant simultanément plusieurs sens permet de rompre avec le système contemplatif traditionnel et l’hégémonie de la vision. Mais l’immersion devient également le moyen de contrarier nos manières habituelles d’analyser et d’interpréter immédiatement ce qui a lieu :
Il s’agit de laisser l’œuvre s’emparer de vous à travers votre corps, et non seulement à travers les yeux, expliquait-elle en 1995. Ainsi vous vous autorisez à faire l’expérience d’une chose avant d’essayer de la nommer. Nous avons tendance à vouloir nommer trop vite ce qui se passe, au lieu de nous donner la possibilité de rester silencieux et de faire l’expérience de ce qui arrive. (Simon, 1995, p. 24)
Dans l’installation intitulée a round, présentée en 1993 à Toronto (fig. 1), l’immersion du spectateur crée ce fort sentiment d’absorption qui détourne l’activité interprétative habituelle pour rediriger l’attention vers l’expérience incarnée. Le visiteur, pour accéder à l’œuvre, devait traverser un corridor étroit que l’artiste avait aménagé afin de marquer la transition entre l’extérieur et l’intérieur de la pièce. Une fois la frontière franchie, il se trouvait littéralement absorbé dans un espace caverneux, étrangement calme et étanche à la frénésie et aux bruits du monde extérieur. Tandis que ses yeux s’habituaient à la pénombre du lieu, il distinguait sur les murs alentour une impressionnante accumulation de mannequins en tissu cousus à la main et garnis de sciure de bois, empilés les uns sur les autres, du sol jusqu’au plafond. Au sein de cet espace assourdi et odorant, l’attention du spectateur était ensuite attirée par un personnage assis en train de tricoter face à deux immenses piliers disposés au centre de la pièce, et qui faisaient office de gigantesque écheveau. Indifférent à la présence du public, cet étrange gardien occupait l’espace par son geste manuel répétitif et le bruit rythmique du cliquetis de ses aiguilles métalliques. Intrigué, mais aussi mis mal à l’aise par la présence réelle de ce corps qu’il n’osait approcher de trop près, le spectateur était brusquement saisi par le bruit sec et violent de deux punching balls installés en haut des piliers. Déclenché automatiquement par une minuterie, le choc rompait le silence de la pièce en ramenant, pendant quelques instants, l’attention vers le moment présent.
L’œuvre a donc cette faculté de mettre concrètement à l’épreuve l’attention du visiteur qui n’est plus tendue vers un objet à contempler, ni animée par le désir d’en percer le sens caché ou la logique interne, mais se trouve redirigée vers la présence de son corps percevant. Le dispositif impose d’emblée une rupture dans le rapport traditionnel à l’œuvre d’art : littéralement engloutis par cette peau matérielle, les repères spatiaux du spectateur se brouillent, il n’y a plus vraiment de centre sur lequel focaliser le regard, aucune trame narrative à suivre, les points de vue se démultiplient et le temps s’étire à travers la répétition du geste infini de la figure assise. On songe ici au « théâtre d’images » de Robert Wilson qui, dans les années 1970, délaissa les préoccupations élémentaires du théâtre moderne pour se concentrer sur le mouvement, l’espace et le temps, hors de tout récit linéaire2. Les acteurs n’ont plus pour fonction de jouer un rôle, ils endossent le statut d’images capables de provoquer des impressions sensorielles ouvrant vers d’autres modes de compréhension que ceux déterminés par le discours. De la même façon, la figure humaine dans les installations d’Ann Hamilton se trouve totalement dénuée de fonction narrative ou symbolique : c’est avant tout la présence physique et vivante qui intéresse l’artiste3. Mais parfois, cette présence crée un certain état de tension chez le spectateur qui va chercher à résister à la pulsion naturelle du regard — culturellement considéré comme indiscret —, ou au contraire céder au voyeurisme, transgressant alors la distance intime avec autrui pour mieux pénétrer dans l’intimité de son geste. Pour l’artiste, la perception du mouvement continu de la main trouverait alors chez le spectateur une résonance particulière par laquelle celui-ci en viendrait à ressentir le geste comme s’il le faisait lui-même, dans une relation empathique avec le corps de l’autre4.
Ann Hamilton a souvent évoqué le conflit que peut ressentir le visiteur dans ses installations. Dans a round, il est happé par la profusion matérielle tout en éprouvant la peur de se perdre, la crainte d’être dissout dans l’épaisseur charnelle et incommensurable de ce qui l’entoure. L’immersion au sein de cette densité matérielle provoque en effet des mouvements simultanés d’attraction et de répulsion, deux élans que l’artiste compare au tiraillement que l’on peut éprouver dans l’acte de connaître5. Comme l’affirme Georges Didi-Huberman dans Être crâne (2000, p. 70) : « Il faut choisir comment on veut connaître : ou bien on veut le point de vue (objectif), et alors il faut s’éloigner, ne pas toucher ; ou bien on veut le contact (charnel), et alors l’objet de la connaissance devient une matière qui nous enveloppe, nous dessaisit de nous-mêmes, ne nous rassasie d’aucune certitude positive. »
En plaçant ainsi le spectateur dans cette situation d’embarras confronté à sa propre expérience, Ann Hamilton nous rappelle combien nous restons craintifs et peu confiants envers le savoir intuitif et obscur que nous livre notre corps. Face au caractère inconnu et indéterminé du sensible, nous cherchons en effet trop souvent à contrôler l’expérience par la quête de certitudes et la clarté du discours. Ce que souhaite l’artiste, c’est permettre au spectateur de résister au besoin de nommer, d’objectiver les faits ou de clarifier les événements, en le plaçant et le maintenant dans une réceptivité suspensive, un mouvement d’attente et d’hospitalité face au caractère imprévisible des phénomènes. C’est là toute la difficulté de l’attention qui suppose un maintien dans le temps, une écoute patiente, sans connaissance préalable de ce qui va advenir.
Le rythme de l’attention
Dans cette perspective, l’un des objectifs d’Ann Hamilton est souvent de ralentir le corps du spectateur, de lui faire adopter un rythme plus naturel et plus humain que celui que nos vies, soumises à une accélération continue, nous imposent. Les sols de ses installations sont très souvent rendus difficiles à la marche, maintenant le spectateur dans un effort qui implique une progression lente et attentive, à travers la sensation continue de lui-même et du monde.
Dans l’installation intitulée tropos (fig. 2), la marche sollicitait particulièrement cet état d’ouverture et de disponibilité aux phénomènes que nous évoquions tout à l’heure. Présentée à la Dia Art Foundation de New York en 1993, l’œuvre se donnait à voir comme un gigantesque océan de matière. Toute la surface du sol, qu’Ann Hamilton avait subtilement transformée pour provoquer des différences de niveau, était en effet recouverte d’épaisses couches de crin de cheval qui ralentissaient encore davantage les déplacements du spectateur afin de mieux le mettre en contact avec sa propre expérience. Ici le déplacement ne se joue plus seulement dans l’espace, il mobilise la durée, une temporalité qui n’est plus celle de notre quotidien — ce temps morcelé, fragmenté par la tyrannie de l’horloge —, mais qui se mesure avec le rythme du corps, qui peut s’étirer, ralentir, s’arrêter. Dans cette perception aiguisée du corps perdu dans les méandres de la matière, la marche invite à cultiver une attente, à rendre l’attention plus durable, les sens ouverts et disponibles aux circonstances et aux improvisations du parcours.
La direction du spectateur, son orientation dans l’espace prenaient ici une dimension particulière. Le corps se laissait naturellement attirer par deux stimuli perçus simultanément et situés en deux points différents de la pièce : visuellement et olfactivement, le spectateur se tournait vers le personnage assis devant un petit bureau métallique, occupé à lire silencieusement un livre dont il était en train de brûler, ligne après ligne, le texte imprimé à l’aide d’un pyrograveur (fig. 3) ; dans le même temps, son attention le dirigeait vers un autre stimulus, tout à la fois sonore et lumineux, qui l’inclinait à s’orienter vers les fenêtres de la pièce. Derrière les cloisons vitrées, rendues volontairement translucides, l’artiste avait en effet placé des haut-parleurs diffusant alternativement l’enregistrement d’une voix dont il était quasiment impossible de comprendre le sens des paroles prononcées. Hésitante, aux confins de l’intelligibilité, la voix était celle d’un homme atteint d’aphasie, luttant pour rendre audibles les mots d’un poème dont il tentait vainement de faire la lecture6. La locomotion et le trajet étaient ainsi déterminés par la voix qui se déplaçait d’une source à une autre. Tel le chant des sirènes pour Ulysse, le son attire et détourne. Ce n’est pas la signification de la parole qui est à l’origine de ce mouvement, mais bien un désir d’écouter le timbre de la voix décollée des mots. À travers la sensation kinesthésique née de ce déplacement, l’écoute montre qu’elle a partie liée avec le corps, et plus encore avec le toucher, lorsque le spectateur choisit d’explorer les parois des fenêtres avec le bout de ses doigts pour percevoir les vibrations sonores.
En provoquant ces tropismes du corps, ces gestes organiques intuitifs (tels que se tourner, se détourner, rediriger son regard, orienter sa visée), le dispositif de l’installation met en lumière l’activité spontanément directionnelle de l’attention, et partant, ce retournement par lequel s’opère un changement d’attitude dans le rapport entretenu avec le monde. En effet, le spectateur ne se focalise plus sur le logos, le discours parlé ou écrit — le contenu à cerner ou à identifier —, mais il redirige son attention sur la manière dont ce contenu émerge pour lui, aux qualités sensibles et affectives de la voix, du mot ou de la présence humaine. Ce qui est en jeu ici, c’est donc ce basculement « du logos au tropos » qu’évoque Natalie Depraz dans Attention et Vigilance (2014, p. 380-381) : « Alors que l’un définit la raison, le discours, voire le raisonnement — bref, le développement argumenté dans le temps —, tropos désigne la qualité, la présence immédiate du donné, l’évanescent — bref, ce qui se laisse mal appréhender. »
Le titre de l’œuvre, tropos, issu du verbe grec trepein, qui signifie « tourner », renvoie explicitement à la définition biologique du tropisme, ce mouvement réflexe d’orientation des êtres vivants en réaction à un agent externe physique ou chimique. Dans son acceptation littéraire, sous la plume de Nathalie Sarraute, le terme évoque plus particulièrement les réactions physiques spontanées déclenchées par la présence d’autrui ou par les paroles des autres : des « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons […] ». Ces impressions très ténues, fugaces, difficiles à nommer constituent pour l’auteure « la source secrète de notre existence » (Sarraute, 1966, p. 1553-1554).
Qualité de l’attention
Pour Ann Hamilton, c’est la qualité d’attention que va porter le spectateur à cet indéfinissable, au caractère vague et confus de ce chaos sensible, qui va révéler la signification profonde de l’œuvre et l’authenticité de l’expérience. « Toutes nos connaissances sont vagues à leurs débuts » écrit William James dans son Précis de psychologie (2003, p. 480). Il s’agit en effet de laisser s’opérer le « réfléchissement du vécu » en cultivant cette « capacité négative » dont parlait le poète John Keats7 : accepter de séjourner au sein des incertitudes, laisser le temps aux impressions flottantes et troubles de croître, de s’éployer, sans garantie du contenu qui va se révéler. On peut dès lors parler d’une « passivité opérante8 », qui s’élabore certes à notre insu, mais qui, selon l’attention patiente qu’on lui porte, laisse percevoir ces « rapports intimes et secrets des choses » chers à Baudelaire, et qui resteraient autrement inaperçus.
Ann Hamilton évoque souvent ce pouvoir du non-savoir comme ce qui mène au travail dynamique des images et à l’évidence de l’intuition. En tant qu’artiste, expliquait-elle,
[c]e que vous ne cessez de faire, c’est de cultiver un espace pour soi, un lieu où le non-savoir est très actif, fertile, signifiant. Et c’est pour cela qu’il s’agit d’un acte d’attention. Ce que vous souhaitez, c’est créer une situation semblable pour quelqu’un d’autre, pour qu’au lieu d’essayer de conclure, d’interpréter et de faire une fiction de votre expérience, vous avez en réalité cette expérience. Et celle-ci est tellement puissante, irrésistible et captivante que là où les multiples associations vous mènent est suffisant9.
Ce processus attentionnel se trouve en effet au cœur même de la démarche créatrice de l’artiste. Réalisées in situ, les installations sont conçues comme une réponse intime et sensorielle aux particularités formelles, physiques et culturelles du site qu’elles investissent. Jusqu’à un certain point, son processus est très proche de celui de Robert Irwin, pour qui les particularités qualitatives du site dictent à l’artiste les possibilités de réponses et engagent « une lecture intime, tactile » ; ce qui pour lui signifie « s’asseoir, regarder et déambuler sur le site, sur ce qui l’entoure (par où vous entrerez et sortirez), dans la ville elle-même ou la campagne avoisinante10 ». En parcourant l’espace d’exposition, ou en arpentant son territoire même, Ann Hamilton procède à cette hospitalité de l’écoute par laquelle elle laisse son corps répondre phénoménologiquement à la présence du lieu et à son appel constant. S’ensuit ce patient cheminement par lequel, tenant à distance la tentation du descriptif, elle laisse le temps à ces impressions de tisser tout un ensemble de relations avec l’histoire sociale, économique ou géographique du lieu. Les différents matériaux qui composent ces installations — de l’objet patiemment collecté sur le site jusqu’à la présence humaine ou animale — ne sont donc jamais l’illustration d’un récit ou d’un concept, mais existent bien plutôt comme la cristallisation inconsciente d’images de pensée dont le singulier travail de montage au sein du dispositif va solliciter activement la mémoire involontaire du spectateur.
Dans l’installation mattering (fig. 4), présentée au Musée d’art contemporain de Lyon en 1997, le large voile de soie orangée, flottant à mi-hauteur de la pièce dans un très lent mouvement rappelant celui des vagues, suscitait un fort sentiment océanique : l’impression de plonger au cœur d’un espace fluide et sans limite. L’horizon de soie s’étendait en effet aux mesures de la pièce rendue entièrement vide, excepté la présence de cinq paons mâles et d’un gardien assis tout en haut d’un poteau de bois traversant (par la découpe d’un trou circulaire) le tissu coloré (fig. 5). Il y a là une puissance des images qui relève à la fois du vécu corporel de l’artiste et de son expérience au sein de l’espace architectural (cette impression d’émerger à la surface de l’eau), de l’histoire du lieu (l’industrie textile lyonnaise et le luxe de la soie) ou, plus simplement, du souvenir familier (celui du geste ordinaire de la mère soulevant le drap du lit de son fils)11.
Le titre de l’œuvre, mattering, est une notion complexe qui évoque la matérialité, la substance (du mot anglais matter), mais aussi la notion d’importance (to matter). Percevoir « ce qui est important », se rendre attentif à « ce qui compte », c’est précisément ce que recherche une certaine tradition de pensée américaine qui, de Ralph Waldo Emerson à Stanley Cavell, n’a cessé de revendiquer une attention à la vie ordinaire, à ce qui nous est proche : ce qui est sous nos yeux mais que nous ne voyons plus, qui ne nous touche plus, et qu’il nous faut précisément réapprendre à voir et à sentir12.
La capacité à percevoir la texture de ce qui est là mais ne saute pas immédiatement aux yeux, l’importance du moment présent, détermine cette qualité singulière d’attention que maintient, durant de longues heures, la figure assise absorbée dans une activité manuelle au sein des œuvres. « Attendant » est le vocable anglais que l’on peut traduire par « gardien » et que l’artiste préfère au terme de performer pour désigner cette présence humaine dans l’installation. Le mot renvoie explicitement à la notion d’attention : au verbe to attend (qui signifie « faire attention », « assister à », « être présent »). Il arrive que ce gardien soit l’artiste elle-même, comme dans malediction en 1991 (fig. 6), une installation dans laquelle Ann Hamilton était assise pendant toute la durée de l’exposition, occupée par le même geste répétitif qui consistait à remplir l’intérieur de sa bouche avec de la mie de pain pour en faire le moulage.
C’était important [d’être] à l’intérieur de la pièce, expliquait-elle, d’être là tous les jours, de voir ce qui se passait après trois heures, après six heures. […] Je perçois cette œuvre comme un acte d’attention. Je suis assise là et je sens que les températures changent ; je sens la présence des gens qui entrent, je suis consciente qu’un acte de présence se produit et qu’il porte la pièce13.
Maintenir cette attention dans le temps — long et lent — de l’installation devient pour l’artiste le moyen de cultiver cette disposition passive à l’accueil des phénomènes et à la compréhension intuitive de l’œuvre : « J’arrive à la comprendre lorsque je suis à l’intérieur », confiait-elle à Mary Katherine Coffey, « j’ai une relation avec l’œuvre qui est intérieure et que je n’aurais sans doute pas, je pense, si je n’y passais pas tout ce temps14. » Ce temps de l’attente est troublant pour ceux qui ont la prétention de croire à la maîtrise d’une signification instantanée, évidente et permanente. Tout l’enjeu consiste à maintenir une tension entre attention vigilante et patience, autrement dit une attente ouverte, vide de contenu pendant un moment, et sans discrimination vis-à-vis de ce qui apparaît.
La portée du geste
Parce qu’il possède une temporalité particulière, un rythme corporel qui favorise l’écoute et l’attention dans un corps à corps avec la matière, le travail manuel qu’effectue le gardien dans ces installations est une manière de percevoir physiquement et mentalement le rapport dialogique qui s’établit avec le monde. La conscience du matériau, la perception des effets et de la valeur du résultat des nombreux gestes accumulés, permettent à l’individu de mieux comprendre et de penser ce qu’il fait, et le monde avec lequel il interagit15 (Dewey, 2011, p. 109). Lorsque cette attention est partagée, comme lors de la fabrication collective des installations qui nécessitent toujours le travail manuel intensif de très nombreux bénévoles, s’opère une compréhension commune qui, pour l’artiste, fait naître un sentiment de communauté.
Pour Ann Hamilton, porter une attention à nos gestes et à leurs conséquences, à la réciprocité du toucher devient le moyen de percevoir toute l’importance des relations que nous tissons avec les autres. Cette valeur du geste et de sa portée, les spectateurs ont pu en prendre toute la mesure dans une installation récente intitulée the event of the thread (« l’événement d’un fil ») présentée en 2012 à New York, au Park Avenue Armory (fig. 7). Monumental, le dispositif proposait au public de mettre l’espace en mouvement grâce aux quarante-deux balançoires suspendues aux rails techniques du toit et reliées par un système arachnéen de cordes à l’immense tissu blanc — élément central de la pièce — qui scindait la vaste nef en son milieu. Libérés de leur poids, suspendus dans les airs dans une réceptivité ouverte, les corps s’abandonnaient, l’espace de quelques instants, dans ce va-et-vient, cet état d’entre-deux où se rencontrent le proche et le lointain. Parfois les spectateurs sentaient physiquement la proximité de la balançoire d’en face, son attraction pour ainsi dire : chacune d’elle était en effet reliée à une autre située de l’autre côté du voile, de telle sorte que l’étoffe s’animait toujours différemment sous l’effet du dialogue qui s’instaurait entre les spectateurs se faisant face (fig. 8).
Ce qui s’exprimait dans l’animation du tissu qui montait et redescendait au rythme des corps en mouvement, c’était la présence attentive de chaque participant à cette situation partagée, et cette attention singulière ne concernait pas tant l’objet que la façon dont les spectateurs agissaient en relation les uns avec les autres.
Si Ann Hamilton a toujours pensé et conçu ses installations comme un tissu, une accumulation patiente et attentive de gestes et d’éléments qui s’entrecroisent, elle introduit ici une forme résolument nouvelle dans son travail en permettant aux spectateurs de participer, au sens fort du terme16, à la construction de la pièce : les corps prennent part, de manière tout à la fois individuelle et collective, aux transformations de l’œuvre. Chaque action, chaque geste est ici important parce qu’il crée de nouvelles possibilités ; il contribue, à sa manière, à compléter et à modeler l’espace commun.
Ici s’esquisse sans aucun doute la dimension éthique de l’œuvre d’Ann Hamilton. À l’heure où nos décisions et nos actions ne se fondent presque plus sur une relation directe, sensible et réciproque avec le réel, dans une société où nos modes d’expérience préfabriqués exigent désormais « que nous neutralisions ou excluions de notre conscience une grande partie de notre environnement immédiat »17, cultiver notre attention, percevoir ce qui compte et a du sens pour nous devient assurément l’enjeu crucial de notre époque18.