Qu’est-ce qu’une installation ? Le terme d’installation apparu, semble-t-il, dans les années 1970, est relativement récent dans son usage et dans sa définition en tant que concept artistique. Qu’est-ce qui distingue cette expérience artistique d’autres formes anciennes comme l’exposition et l’accrochage dans un musée, ou plus récentes comme la performance ou le happening ?
L’Encyclopedia Universalis1 définit l’installation comme
un art à l’identité trouble, qui se nourrit de tous les autres médiums, [et crée] à travers des ensembles mis en scène, des situations créées de toutes pièces par les artistes. […] Élément sine qua non, le spectateur est porté au centre de l’attention.
Le terme se serait d’abord appliqué à des espaces intérieurs (galeries, musées), avant de s’étendre aujourd’hui à des espaces intérieurs autant qu’extérieurs. En fait, dès les années 1920, les idées véhiculées par des mouvements proches du dadaïsme et du surréalisme2, le Bauhaus en Allemagne, pénètrent au Japon portées par des artistes voyageant en Europe ou aux États-Unis. En 1923, Murayama Tomoyoshi (1901-1977), de retour de Berlin où il a passé l’année précédente, crée le groupe MAVO. Son action brouille les frontières entre l’art et la vie quotidienne. La réutilisation d’un projet à un autre et leur recyclage anticipent le postmodernisme comme nous l’évoquerons plus loin dans ce texte. Dans les années 1950, les groupes Jikken Kôbô (« L’atelier expérimental ») à Tokyo3 et l’association d’art Gutaï4 (qui signifie « concret ») dans le Kansai autour de Kobe et Ôsaka s’exprimaient à travers diverses formes d’installations qui vont inspirer Yves Klein ou Georges Mathieu.
Dès cette époque, un artiste comme Sôfû Teshigahara (1900-1979), au fait de toutes les avant-gardes occidentales, applique le décloisonnement des formes artistiques pour créer, dans son domaine de la composition florale (ikebana), des installations pionnières. L’art de la composition florale, l’ikebana, est un art traditionnel japonais qui trouve sa source avec l’introduction au viie siècle de l’influence chinoise et de la pénétration du bouddhisme. Le mot Ikebana est formé de ikeru (« vivre ») et de hana (« fleur »). Ainsi l’ikebana se présente comme l’art de faire vivre les fleurs, de leur donner une seconde vie, mais aussi l’art de vivre par les fleurs. Son arrangement subtil permet de retrouver le grand équilibre de la nature, de rendre hommage au Bouddha, aux dieux. Au xive siècle à l’époque des guerres civiles, l’art des arrangements perd son caractère de pratique religieuse et commence à être considéré comme un art à part entière d’abord strictement réservé aux guerriers. Le maître de thé Sen no Rikyû élabore à la fin du xvie un rite plein de simplicité. Par la suite, de nombreuses écoles se créent à la tête desquelles le titre de grand maître iemoto se transmet de père en fils (Clément, 1985, p. 6).
Sôfû Teshigahara renouvelle la pratique créatrice au contact de l’art occidental et de toutes les avant-gardes dont il est très proche5. En 1949, il propose des compositions associant bûches, grosses racines, objets en ferraille (roues, tuyaux)6 (Lucken 2001, p. 167). En novembre 1958, il crée l’École Sôgetsu, et le Sogetsu Art Center (SAC)7 dirigé par son fils Hiroshi Teshigahara (1927-2001). Tête de pont de la création artistique, cet espace expérimental invite tous ceux qui comptent dans l’avant-garde japonaise et internationale. Les membres du Black Mountain College, où enseignait Josef Albers transfuge du Bauhaus, tels le musicien John Cage, le peintre Robert Rauschenberg, le danseur Merce Cunningham et le vidéaste Jun Nam Paik, se produisent au Sogetsu Art Center au début des années 1960.
Sôfû Teshigahara est très proche de ces mouvements. À l’instar des objectifs des avant-gardes évoquées ci-dessus, il veut créer un ikebana moderne en se posant la question des rapports entre l’arrangement floral et les autres arts, abolir les frontières entre les arts et les genres, créer une nouvelle relation entre le lieu, l’œuvre et le spectateur, entraînant une reconfiguration de l’espace, de l’œuvre, de l’artiste, du public. L’ikebana, en tant qu’installation, non seulement transforme l’espace dans lequel il est placé mais il le crée8. Il crée l’illusion d’une nature authentique et d’un vaste espace. L’air lui-même change, engendrant les multiples gestes qui suivront. L’espace devient pluridimensionnel. Il ne s’agit plus seulement de relation avec des matériaux multiples, mais de relation à l’espace qu’ils occupent au point qu’un ikebana parfaitement abouti fait oublier les matériaux qui le composent9.
Selon Sôfû Teshigahara et l’École Sôgetsu, l’ikebana ne propose pas des juxtapositions de matériaux inertes. Leur mise en scène doit permettre à l’ensemble de s’exprimer selon une forme de polythéisme, voire d’animisme. La mise en place de vides chargés de puissance expressive est une composante essentielle pour que circule l’énergie, et que puisse se déployer le souffle vital, celui de la nature.
L’installation d’ikebana (comme de toute installation) en tant qu’expérience esthétique globale engage un dispositif qui met en scène l’espace et sollicite tous les sens. Souvent créée pour un lieu spécifique et centrée autour de spectateurs qui peuvent se déplacer, elle implique ainsi la mise en relation de trois composantes : un auteur, un sujet observateur mobile autour de l’œuvre et un environnement dédié qui entraîne une modification de la perception de l’espace et sa reconfiguration. L’installation peut se faire autour d’un seul objet ou d’un ensemble d’objets, se faire en intérieur ou en extérieur, devant un partenaire toujours changeant, un large public ou quelques spectateurs privilégiés placés au cœur du processus artistique, des spectateurs actifs qui font partie d’un tout, entraînant la remise en question de la distance entre artiste et spectateur, la proximité et la réciprocité de l’un à l’épreuve de l’autre. La distance entre le public et l’œuvre s’en trouve plus ou moins abolie, ce qui engendre de nouveaux types de relations entre la création, le créateur et le spectateur.
L’installation, comme mode de production artistique, diffère de l’exposition en raison de la primauté accordée au lieu inséparable de la relation à l’espace, et en ce sens l’installation crée un événement unique. Elle n’a de sens que dans la relation avec le spectateur. Enfin, elle pose le problème de sa singularité dans le domaine de l’art. C’est une expérience artistique — qui engage le corps, l’esprit, l’espace et le temps — marquée par une dimension ludique, participative, mobile, interactive, immersive. Certaines œuvres invitent à un parcours, au cœur du processus artistique, dans un environnement où tous les sens sont stimulés. L’installation est un événement multisensoriel. « À travers ces installations de bambous, rappellera plus tard Hiroshi Teshigahara, j’espère que les visiteurs ne se contenteront pas de regarder ce que j’ai fait, mais qu’ils le sentiront au moins autant10. » Il ajoute : « Ce que j’aime dans le bambou, c’est qu’il s’adresse d’abord à la vue puis ensuite à l’odorat11. »
L’installation se distingue de la performance (bien qu’elle en soit parfois proche) en tant que celle-ci engage directement et essentiellement le corps de l’artiste. Certaines installations peuvent comporter une performance, mais elles ne se résument pas à cela. Le créateur n’est pas nécessairement présent quand l’installation est durable. Elle se distingue du happening qui fait intervenir directement le corps des spectateurs pour ouvrir sur quelque chose d’imprévu.
Je me propose de réfléchir à quelques installations d’ikebana de Sôfû Teshigahara et de son fils, Hiroshi Teshigahara, tous deux maîtres (iemoto) de composition florale de l’École Sôgetsu. Je m’appuierai sur des captures vidéos ou des photographies souvent anonymes qui sont là à titre de témoins et auxquelles force est de recourir si l’on veut parler d’installations passées. Elles montrent dans un espace dédié le créateur, l’œuvre, et des spectateurs actifs, leur rôle dans l’investissement et la création d’un espace vivant et éphémère. Dans leurs installations, le père et le fils ont mis en œuvre ces principes qui ne seront formalisés par Hiroshi qu’après la mort de son père en 1979.
Je recourrai donc à ces documents plus tardifs : un livre Kadensho12 qui rassemble une sélection de notes de Sôfû Teshigahara mises en forme et commentées par Hiroshi Teshigahara13, des Bulletins que celui-ci publie régulièrement (à partir des années 1980) dans la revue de l’École Sôgetsu, Sô. J’utiliserai également des articles figurant dans des catalogues de leurs manifestations.
Dans un second temps, je serai amenée à examiner les vidéos, qui sont plus que de simples traces pratiques, car en conservant la trace d’un événement éphémère elles manifestent déjà l’intérêt de l’art pour l’œuvre en devenir14. Je les comparerai à la démarche adoptée dans un court métrage documentaire (Ikebana, 1956) réalisé par Hiroshi Teshigahara sur la pratique artistique de son père, et dans lequel il s’implique comme spectateur privilégié. Le film va plus loin que les vidéos en révélant, par l’utilisation des outils cinématographiques, les effets induits sur la propre réception du réalisateur en tant que spectateur : à travers l’expression des affects que les installations communiquent, comment le traitement de l’espace dédié et la dimension immatérielle de l’événement agissent-ils sur le spectateur et contribuent-ils à le construire ?
L’installation d’ikebana comme événement est une expérience esthétique de l’espace où se déploient l’originalité de l’artiste et son influence sur l’art post-moderne japonais, comme le montreront les installations des deux Teshigahara15.
Sôfû Teshigahara à Cadaquès
En 1959, au cours d’un grand voyage aux États-Unis et en Europe, Sôfû Teshigahara se rend à Cadaquès chez Salvador Dali et son épouse Gala. C’est alors un homme célèbre qui domine le monde de l’ikebana qu’il a révolutionné. Michel Tapié16, qui a contribué à faire connaître la créativité japonaise à l’étranger dans les années 1950, voit dans Sôfû l’un des plus puissants créateurs contemporains et un autre critique, Idaga Torû, n’hésite pas à comparer ce dernier à Riopelle, Dubuffet, Pollock entre autres.
À Cadaquès, Sôfû va créer devant ses hôtes et pour eux l’installation d’un ikebana à partir de bois flotté. La capture vidéo tournée in situ par Hiroshi Teshigahara saisit d’abord la mer telle que la voient les habitants du lieu à partir de la terrasse de leur maison. Dans cet espace, le maître d’ikebana choisit soigneusement l’emplacement sur lequel il va élaborer son œuvre à partir du matériau ramassé peu de temps auparavant sur la plage. Le dispositif doit permettre au bois mort travaillé par les mains de l’artiste de s’exprimer pour devenir une totalité vivante17. Sôfû part d’une pratique traditionnelle quand il observe longuement le matériau, le fait tourner, le taille puis commence à l’installer dans le contenant dédié qui est partie intégrante de l’installation : s’engage alors un premier échange avec un non-humain, le végétal, ce qui implique que celui-ci est considéré comme un autre singulier. Puis, aidé d’un assistant, il dresse une forme qui inscrit sa verticalité face à l’horizontalité du paysage, donnant « l’impression d’un ordre naissant, d’un objet en train d’apparaître, en train de s’agglomérer sous [leurs] yeux » (Merleau-Ponty, 1996, p. 13-33). Par la nature même du matériau, par sa place, par la métamorphose que l’artiste lui a fait subir en la transformant en œuvre, l’installation élargit progressivement, sous les yeux des spectateurs, l’espace privé aux dimensions de l’immensité marine comme le traduit le travelling opéré par la caméra.
La vidéo rend compte alors des sentiments de Dali et Gala qui s’entretiennent avec le maître d’ikebana. La relation étroite qui s’établit entre les intervenants élargit le champ de la composition florale, entraîne une reconfiguration de l’espace — le lieu auparavant vide est métamorphosé — et instaure un nouveau rapport entre lieu, œuvre, et spectateur de l’œuvre et artiste qui commentent et échangent autour de l’œuvre. L’installation est ainsi le produit d’un moment unique, aussi éphémère18 qu’inoubliable. Cet ikebana ne saurait être ailleurs que dans le lieu qui l’a inspiré et pour ces spectateurs mêmes qui vont se l’approprier : Dali pose en pied sur sa terrasse devant la mer, un bras posé sur l’ikebana que vient d’achever Sôfû19. En ce sens, l’installation est une figure du temps, de l’ici et maintenant. Au cours de l’installation se produit une rencontre qui engendre réversibilité et réciprocité, entre l’homme et la nature, l’artiste et le spectateur, le matériel et l’immatériel, la matière et l’esprit.
Hiroshi Teshigahara, qui ne lui succèdera comme iemoto qu’en 1980, est alors plus connu comme réalisateur. Mais il a été formé à partir des principes et de la pratique de Sôfû son père. Nous retrouverons ceux-ci dans l’installation de Hiroshi Teshigahara, à Milan en 1995, que je vais décrire maintenant. Elle permettra de mesurer la primauté du lieu et la construction de l’espace dans la mise en scène et les effets induits sur le spectateur.
Invité au Palazzo Reale de Milan en 1995, Hiroshi Teshigahara découvre la salle des Caryatides, endommagée par des bombardements pendant la guerre et laissée en l’état. Quelques statues restaient là, faisant face à l’espace vide. La vision de cette ruine affecte très profondément l’artiste. Elle le renvoie cinquante ans plus tôt à l’état de Tokyo massivement détruit pendant la Seconde guerre mondiale. L’espace italien fait renaître le souvenir de cette époque quand tout était détruit. Pour redonner vie au silence de l’espace, Hiroshi Teshigahara commence son installation avec l’accrochage sur des morceaux de bois brûlé de diverses calligraphies. Il poursuit l’élaboration de son œuvre avec une composition de végétaux vivants qui se déploie progressivement devant le spectateur, avant de continuer par la calligraphie à l’aide d’une énorme brosse de l’idéogramme du mot Vol qu’il traduit pour le public. L’installation complète relie les ruines de la salle à la vitalité des végétaux et à la main de l’homme. Une ovation assourdissante monte alors de la foule des spectateurs italiens invités pour l’occasion20. Le contexte, le lieu et la mémoire de la guerre qu’il porte ont changé le mode de réception spatiale21 dans lequel l’installation est mise en scène en tant qu’œuvre en devenir, créant pour le public comme pour l’artiste une nouvelle réalité.
Ces reprises de formes anciennes retravaillées selon les visées des avant-gardes inscrivent les œuvres des Teshigahara père et fils dans le droit fil du postmodernisme. L’un des apports du postmoderniste touche à la renégociation du rapport entre l’œuvre et le spectateur, les artistes affiliés à cette attitude ambitionnant souvent de mettre en place des dispositifs où le voir et l’être vu coïncident ou se convertissent.
Réflexions à partir des travaux de Martin Buber : permutation et construction du sujet
Pour tenter de comprendre ce qui se passe au cours d’une installation en tant que relation d’un « Je » avec un « Tu », je recourrai à ce que dit Martin Buber (1992) des relations humaines : un premier type constitué du couple « Je-Tu » (I-Thou), dans lequel chacune des parties est unique, n’est pas réductible à des caractères spatio-temporels, mais forme un tout singulier où chacun se vit comme sujet. Les deux participants existent en tant que polarités au sein de la relation dont le centre repose dans « l’entre » (Buber, 1992). La relation, dialogique, met l’accent sur l’intersubjectivité, et participe à un processus dynamique, vivant, qui entraîne une reconstruction permanente des deux polarités selon une expression de pure vitalité.
Le second type de relation est formé du couple « Je-Cela » (I-It). Le second terme se manifeste par des caractéristiques qui relèvent de la ressemblance ou de la différence avec une définition universelle. Le « Je-Cela » expérimente une chose détachée, fixe dans l’espace et le temps. C’est une relation, solitaire, individuelle, monologique, en tant qu’elle renvoie le « Je » à lui-même : le « Je » se vit non comme sujet mais sujet d’une expérience. Considérer l’autre, le « Tu », comme un « Cela » revient à le classer comme objet qui n’existe qu’à partir de ma propre expérience. Or, le « Je » se construit en permanence, se défait ou se consolide dans sa relation aux autres (à tous les « Tu »).
Cet art qu’est l’installation voit donc la rencontre du « Je » de l’artiste face à un « Tu » — le public. Un « Tu » toujours changeant, dans un « entre » proche du concept japonais de « ma », dont un des aspects semble concerner l’établissement d’un rapport, d’un mouvement immatériel d’une chose vers une autre, ce que certains nomment le figural, soit la figure sans figuration (Brenez, 1998), foyer, espace-temps interactif qui agit sur les intervenants : « L’essentiel n’est pas bipolarisé, partagé entre un sujet ou un moi d’un côté, et un objet, une chose ou autrui, de l’autre, mais gît dans l’incarné de leurs relations » écrit Maurice Merleau-Ponty (1996, p. 22). La mise à distance permet l’émergence d’une relation « Je/Tu » ou « Je/Cela » pour que l’installation soit véritablement une pleine relation. Dès que le « Tu » devient présent, la présence naît. « Tu » est alors la voie de la construction du « Je » et réciproquement. Traiter l’Autre comme un égal, comme un plein sujet, diriger un « Je » vers un « Tu », c’est, selon Martin Buber, « la révélation symbolique de soi induite par l’espace dédié » (Buber, 1992).
L’espace multisensoriel, pluridimensionnel dans lequel le spectateur est immergé provoque la rencontre-relation entre le créateur et le spectateur, une figure immatérielle, sans figuration. Il n’y a pas d’un côté un artiste et son objet et de l’autre un spectateur qui reçoit et passe, mais par l’espace qui les enveloppe la coexistence de Présences (Buber) autonomes mais complémentaires et indissociables, un dialogue en quelque sorte entre un « Je » artiste et un « Tu » spectateur. L’œuvre d’art étant repliée sur elle-même, le spectateur tenu à l’écart ne peut de facto qu’être extérieur à celle-ci. Exclu, le spectateur doit certes voir l’œuvre d’art — le culte de l’« opticalité » professé par Clement Greenberg et son disciple Michael Fried ne lui laisse guère d’autre issue — à condition de ne pas être vu, aucune ouverture ne devant perturber cet échange unilatéral.
La capture filmique : présence en absence d’un spectateur-auteur
Un dernier exemple unira les installations évoquées plus haut. Il est tiré du film de Hiroshi Teshigahara, Ikebana (1956), réalisé trois ans avant le voyage de 1959 et quarante ans avant le choc de la salle des Caryatides de Milan. Il s’agit d’un court métrage22 sur l’activité de son père et son inscription dans la modernité. Le film Ikebana se place du côté du spectateur privilégié qu’est le cinéaste et livre le regard de ce « Tu » consubstantiel à l’installation, devenu par le fait du dispositif cinématographique le nouveau « Je » sujet de l’œuvre, et le « Tu » étant le matériau filmique et le public.
Le film pourrait dans un premier temps s’apparenter à une vidéo (mais ce serait anachronique, on ne parle de vidéo qu’à partir des années 1960) en tant qu’il témoigne et documente les œuvres de l’artiste, les foules lors de ses installations, leurs réactions, leur incompréhension parfois. Mais le film est un univers, instaure d’autres regroupements, d’autres significations, une manière neuve de réarticuler la rencontre entre le réalisateur, l’artiste au sein de l’installation, puis entre le réalisateur, le film et le spectateur. Les travellings et les panoramiques rendent compte de la mobilité du regard du cinéaste et de ses déplacements, de son cheminement lorsqu’il s’arrête parfois pour s’approcher et commenter, ou passe rapidement.
Hiroshi Teshigahara ne se contente pas de filmer ce que chacun peut voir — la mise en scène d’une installation comprenant des compositions florales et des sculptures. L’intérêt d’Ikebana tient entre autres à l’effet induit par la relation immatérielle qui se construit au cours de l’installation et ce que celle-ci produit. En effet, par le montage du film, le réalisateur permute avec l’artiste pour remonter à la genèse des œuvres, des gros plans qui montrent Sôfû dessinant son projet à sa table de travail, ses instants de méditation pendant lesquels les choix se font. Il permet de suivre le chemin de sa pensée de ses essais et ébauches, des travaux préparatoires à l’élaboration progressive de l’installation proprement dite dans son atelier où il poursuit sa création par la taille de pierre ou l’utilisation d’un chalumeau sur le métal. Le film montre ce qui se passe entre le créateur et son objet, à savoir le monde de la relation qui s’établit entre humain et non-humain — végétaux, pierres, métal23. Pour rendre cette rencontre première entre l’homme et son matériau non-humain, le réalisateur crée des images mentales, expérimente des effets spéciaux (superpositions, collages, anamorphoses), recourt à des effets de lumière, de couleur et de musique, met à son service toutes les ressources du cinéma.
Le choix des plans, la construction géométrique de l’image, la mise en images de l’espace mental de Sôfû documentent le travail de l’artiste tout en constituant l’imaginaire du réalisateur-spectateur. Par les mouvements de la caméra, ses choix, ses cadrages, les lignes qu’il privilégie (la diagonale), la succession des plans c’est-à-dire le montage, le réalisateur s’approprie le travail qu’il filme. À la fluidité de l’œuvre de Sôfû, Hiroshi oppose ses angles et la rigueur géométrique de ses plans. La géométrisation des formes, l’utilisation de superpositions et le travail sur la lumière dans les surexpositions font d’Ikebana un film très personnel loin d’une capture vidéo. La réalisation par son utilisation des moyens qui sont propres au cinéma — plans intercalés plus ou moins figuratifs de grues, échafaudages métalliques, trains, bâtiments collectifs (danchis), recours aux effets spéciaux, échelles de plans (particulièrement le gros plan qui met en lumière un visage ou un détail), durée des plans, mouvements de la caméra, panoramiques et travellings, musique — donne à voir ce qu’il n’y a pas dans les œuvres mais sous les œuvres.
Conformément à l’approche théorique développée plus haut, Hiroshi Teshigahara figure un regard unique, et son mode de réception de l’objet le construit comme cinéaste. Le film déborde le rendu de l’installation, pour livrer le regard singulier du réalisateur sur ce qu’il a vu, ressenti, compris au cours de l’événement devenu le lieu de la création d’une nouvelle œuvre et qu’il partage à son tour avec son public.
Construction de Hiroshi Teshigahara en cinéaste
À la fin d’Ikebana, Hiroshi capte visuellement une installation réalisée par Sôfû en 1956 au bord de la mer, qui associe des crânes de pierre aux orbites vides et une sculpture verticale en métal aux arêtes vives dont la caméra du réalisateur a suivi l’élaboration en devenir. Dans le film, l’espace n’est plus seulement le lieu visible d’une extension infinie des œuvres. Il offre la possibilité et même la nécessité de la rencontre avec d’autres spectateurs pour que celles-ci demeurent vivantes. À l’instar de la vidéo documentaire de Sôfû à Cadaquès, l’installation des œuvres de Sôfû révèle l’union des forces cosmiques — la terre, l’eau et le ciel — et de l’homme. L’installation crée des « lieux-liens24 » qui réunissent, donnent à penser, influencent les comportements.
C’est bien ce qui se passe dans le film à travers la réception par le spectateur-cinéaste de ce qu’il donne à voir et entendre. En effet, la blancheur jusqu’à l’effacement de certains plans prépare à la fulgurance de la lumière de Hiroshima, ce que l’on comprend à la fin d’Ikebana, lorsque la caméra passe à travers l’orbite d’un crâne de pierre installé sur la plage. Le réalisateur inclut en deux plans très brefs l’explosion nucléaire et les décombres d’une ville25. Le vide des orbites, trous comme autant d’yeux, n’est pas vacuité, mais ouverture sur un ailleurs, sur un plein du monde, plein terrifiant de l’explosion atomique que la caméra débusque au-delà de la « trouée » d’une sculpture par où passe la caméra, permettant de voir plus loin26. Il manifeste le traumatisme que le spectateur Hiroshi Teshigahara revivra des décennies plus tard à Milan dans la salle des Caryatides. Le montage parallèle des deux plans en noir et blanc, absolument étrangers, donne à relire complètement le film où ce qui pouvait sembler ludique (anamorphoses, glissement de formes désemboîtées, jeu de couleurs, éclair lumineux) invite maintenant à voir de l’« entre-image27 » : sur fond de la musique concrète de Kiyose Yasuji — bruits de la taille de la pierre, de la flamme du bec à souder, passage de train et de voitures —, l’accumulation de vanités de toutes sortes contraste avec l’aspect ludique de la présentation, renvoyant à la mort et à la violence de la tragédie.
L’installation de Sôfû révèle grâce au montage du film la tension qui habitera dès lors toutes les réalisations ultérieures de Hiroshi Teshigahara où la valeur performative des traces luttera contre l’amnésie de la société japonaise.
Conclusion
L’imbrication des œuvres des Teshigahara père et fils donne à voir dans leur conception de l’ikebana des précurseurs de l’installation inscrits dans le postmodernisme. Le recyclage de formes préexistantes empruntées au passé mais avec une distance critique, l’importance de la place singulière du spectateur et le refus de la notion d’auteur pour Hiroshi Teshigahara28 relèvent de cette approche. Le film de Hiroshi Teshigahara livre, à travers l’installation plurielle d’Ikebana, une image qui n’est plus seulement celle du Temps, mais celle des Temps modernes dans leur tension entre le progrès, signe de la modernité occidentale, et son corollaire, les destructions et la mort.
Plus largement, ne peut-on pas voir dans l’installation la manifestation de l’essence même de cet art comme la métaphore structurante de la tension entre la vie et la mort ? Inscrite dans l’espace et le temps, ouverte à la rencontre et à la possible construction de soi, la figure emblématique de l’installation interrogerait la fonction de l’art moderne comme anti-destin ainsi que l’écrit Malraux dans La Tête d’Obsidienne : « L’art est la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort […]. » (Malraux, 1957, p. 131)