Texte

Philippe Walter a dirigé depuis 1999 le Centre de recherche sur l’imaginaire (fondé en 1966), et la revue Iris pendant une quinzaine d’années (respectivement jusqu’en 2013 et 2014). Les deux signataires de cet éditorial, membres du CRI, souhaitent lui rendre hommage en lui dédiant ce numéro sur « Les imaginaires du cerveau (deux) ».

La section « Mythodologies » s’ouvre sur le texte de Blanca Solares de l’université du Mexique, La poétique mythique de Philippe Walter (traduit par une doctorante de ce dernier, Andréa Rando Martin). Blanca Solares nous rappelle que l’ambition de Philippe Walter a été « d’étudier la force de l’imagination symbolique et mythologique du “christianisme païen” médiéval, dans sa fonction fondamentale d’équilibre anthropologique — biologique, psychique, socio-historique — tout au long de presque dix siècles d’Histoire ». On trouvera à la suite de ce texte l’abondante liste de ses publications depuis 1982. Et dans la dernière section de ce numéro, un compte rendu de son Dictionnaire de la Mythologie arthurienne tout juste paru en 2014. Hyacinth Madondo relève que c’est bien dans le Bestiaire de Pierre de Beauvais que l’image de la louve comme prostituée est la plus insistante, un pôle sémantique qu’il faut resituer sur la longue durée dans la figure ambivalente de la mammalité, tantôt nourricière, tantôt séductrice. Au-delà du « bassin sémantique du merveilleux médiéval » illustré par les travaux de Philippe Walter, Corin Braga nous ouvre aux héritages de ce monde fictionnel, celui des utopies classiques.

Ce numéro d’Iris intitulé « Les imaginaires du cerveau (deux) » accueille dans sa partie « Topiques » une partie des contributions des conférenciers étant intervenus lors d’un cycle de deux séminaires que nous avons animés en 2011-2013 à Grenoble. Nous sommes extrêmement reconnaissants à Philippe Walter de nous avoir encouragés et soutenus tout au long de ce projet qui, au départ, n’allait pas de soi. Comment en effet confronter de manière pertinente le cerveau imaginé, objet parmi d’autres des études sur l’imaginaire (avec l’accent mis sur les aspects scientifico-fictionnels, y compris l’imaginaire techno-scientifique du « cerveau-numérique »), avec le cerveau imaginant, dans ses fonctions encore peu connues pour la production des œuvres de l’imaginaire, deux domaines ne pouvant faire l’économie de l’histoire des sciences et des développements neuroscientifiques les plus actuels ? Les conférences de la première année ont fait l’objet du livre Les imaginaires du cerveau (Pajon & Cathiard, 2014), consacré à la présentation du développement des sciences du cerveau en Occident, du xviiie siècle jusqu’à nos jours. Dans ce focus sur l’objet cerveau, il n’avait pas été oublié de mentionner par contraste, sur la longue durée et à grandes distances, l’absence caractérisée de ce viscère dans la splanchnologie de l’Antiquité classique, avec des Grecs et des Romains soucieux avant tout de la place des splanchna et des exta dans le sacrifice ; une situation à l’identique dans ces autres antiquités-monde, celles de l’Égypte et de la Mésopotamie, de l’Inde et de la Chine ; une absence tout autant caractérisée plus tard par l’ethnologie, entre autres en Afrique chez les Massaï avec la divination par l’omentum (le péritoine) ; les bergers corses, comme bien d’autres peuples de l’Amérique à la Chine, étant par ailleurs préoccupés d’un os pour la scapulomancie.

La seconde année de séminaires avait donc pour ambition de saisir ce que les recherches contemporaines sur le cerveau menées par les sciences cognitives et les neurosciences peuvent apporter quant à la compréhension du cerveau imaginant. Les trois premiers articles nous font pénétrer trois imaginaires artistiques. Hervé Pierre-Lambert nous permet d’accéder à diverses représentations plastiques des perceptions synesthésiques, tout en soulignant le caractère resté longtemps secret de ces expériences individuelles, encore incomplètement comprises neurologiquement. Par le concept de « noosphère filmique », Didier Coureau nous invite à comprendre comment le cinéma peut nous donner à voir et entendre des images pensantes. Clément Pelissier, épris de comics, s’attache à démontrer que la capacité de vol de Superman, vol aptère bachelardien par excellence, n’a pu être imaginée par ses concepteurs que parce qu’elle révèle une expérience profondément ancrée dans notre cerveau imaginant, l’expérience de sortie « hors-du-corps », véritable incubateur d’ontologies fantastiques (Cathiard et coll., 2011). Les trois derniers articles de la section explorent prioritairement les relations entre le cerveau et l’imaginaire des techniques. Nicolas Abry démontre que la figure du bûcheron doit être pensée, non pas comme l’emblème de la force brute, mais déjà depuis la mètis grecque qu’il partage dès L’Iliade avec le timonier et le conducteur de char, comme une incarnation (embodiment) du concept de cybernétique de Norbert Wiener (1948, enfin traduit en français en 2014), soit la théorie du contrôle, dont on comprend de mieux en mieux les fonctions « embrained ». À partir du cycle des images de Simondon, Yves Citton tente de saisir le passage du cerveau individuel aux cerveaux transindividuels ou culturels, nous mettant en garde contre la tentation d’une machination numérique post-humaniste, et défendant au final l’idée que les images de nos cerveaux « se constituent au sein de pratiques dans lesquelles les processus de corporation [embodiment] jouent un rôle incontournable ». Enfin Jean-Jacques Wunenburger nous propose un ensemble d’orientations programmatiques, pouvant nous ouvrir à une meilleure compréhension de la force de synergie existant entre la liberté d’innovation technologique et les contraintes imposées par le contrôle neuromoteur et la logique symbolique.

À ce propos, que pouvons-nous tirer d’un engouement tout neuf à l’occasion des débuts de la commercialisation de casques « immersifs » en réalité virtuelle1 ? Libération a publié ce printemps 2015 (14-15 mars) un dossier de huit pages avec à la une : « Le virtuel est bien réel. » Sur ces casques — qui sont en réalité des lunettes avec des écouteurs audio (« casque » sur « casque », avec bien entendu capture du mouvement du porteur par un gyroscope avec accéléromètre) —, on est dans l’habituel sens…ationnel médiatique : avec « sidération » et « cortex berné » à la clé ; et conseils simplistes de synchronisation au constructeur pour éviter le vertige. Comme le note Francette Lazard dans son blog de Médiapart (15-16 mars 2015) : « “Bluffant et flippant” commente le journal qui ne se risque pas à philosopher. » Car c’est bien là la question. Par contraste, le groupe d’artistes2, qui s’est baptisé Meta-Perception Club et qui produit happenings et installations — disons-le tout net des arts du spectacle —, s’appuie sur un héritage bien maîtrisé de la science des illusions développée par la psychologie expérimentale de la perception depuis la fin du xixe siècle. Ils ont réalisé des casques qui sont de véritables sculptures fonctionnelles intégrant les acquis de la science des illusions, à commencer par l’expérience de Georges Stratton (1897), sur la perception inversée par le port prolongé de lunettes prismatiques, jusqu’au chat du Cheshire présenté à l’Exploratorium de San Francisco et expérimenté depuis 1979 par Sally Duensing et Bob Miller. En témoigne un article du Irish Times du 2 décembre 2014. C’est à partir de cet article que le rédacteur en chef-adjoint de Pour la science (2014), Loïc Mangin, a cru bon d’ajouter la critique de Stratton à partir d’une expérience glanée sur le web, dirigée au Max Planck de Francfort en 1998-1999 par David Linden, et intitulée « The myth of upright vision. A psychophysical and functional imaging study of adaptation to inverting spectacles » (Linden et coll., 1999). En fait, ce mythe n’en est pas un comme l’ont montré depuis 2000 les travaux de Hiroshi Sekiyama et de ses collaborateurs (dernièrement en 2012) : pourvu qu’on ait la patience de faire porter des lunettes pendant plus d’une quinzaine de jours, ce qu’a éprouvé et expérimenté Stratton est tout à fait reproductible. Les résultats de l’imagerie cérébrale montrent même que la sensori-motricité de l’exploration manuelle est décisive, avec le recours possible pour le sujet à deux cartes de la main dans l’aire de Broca, celle d’avant et celle d’après l’adaptation. Cet exemple rappelle crucialement que le journalisme scientifique est entièrement dépendant des mises à l’épreuve scientifiques qui ne se réduisent pas à des controverses, des « querelles d’experts » où l’on prouverait toujours tout et son contraire. En bref, avec une philosophie et histoire des sciences et des techniques dont les acteurs soient capables de participer en compétence aux débats épistémologiques soulevés par l’avancée des connaissances.

À propos de la notion vague de « présence » — le graal de la subjectivité en virtualité, pour que les effets de l’artefact soient crédibles (« bluffants », « flippants ») —, nous nous permettrons de rester encore un instant dans le vif du sujet des « imaginaires du cerveau » en évoquant le phénomène d’induction d’une présence, que ce soit par stimulation corticale ou par tout autre cause neurale (paralysie du sommeil, lésion irritative, etc.), un phénomène qui a fait l’objet d’une série de recherches depuis le début de ce siècle par l’équipe d’Olaf Blanke à Genève et Lausanne. Ils viennent plus précisément, en cette fin d’année 2014, de reproduire le sentiment d’une présence alien, en conjuguant robotique et virtualité dans un design expérimental — mis au point par l’équipe de Chris Frith pour l’attribution de ses propres actions à un autre, ce qui est un problème bien connu en schizophrénie —, en manipulant une désynchronisation de l’ordre d’un quart de seconde entre ses propres actions et leur perception : ce qui produit non pas un vertige… mais un très présent corps « fantôme3 » !

La section « Facettes » clôt ce numéro avant les comptes rendus, dont trois sur l’imaginaire de la ville. Elle comprend quatre contributions. Monika Salmon nous fait découvrir l’imaginaire vexillologique des étendards associatifs polonais, vecteurs d’identité nationale, brodés par les femmes installées dans le nord de la France au début du xxe siècle. Hélène Savoie Colombani, à partir d’une lecture des mythes canaques, nous montre comment l’imaginaire n’est que « le versant caché du réel » (Walter, 2008). L’article de Abol Ghasem Ghiasizarch réfute l’universalité de la définition du mythe littéraire par Philippe Sellier et Pierre Brunel, dépendant du mythe ethno-religieux d’Eliade, à partir du cas de la mythologie de la Perse. Enfin, Santiago Guevara analyse les personnages de trois romans de Roberto Bolaño à travers la classification des images de Wunenburger.

Bibliographie

Blanke Olaf, Pozeg Polona, Hara Masayuki, Heydrich Lukas, Serino Andrea, Yamamoto Akio, Higuchi Toshiro, Salomon Roy, Seeck Margitta, Landis Theodor, Arzy Shahar, Herbelin Bruno, Bleuler Hannes & Rognini Giulio, 2014, « Neurological and Robot-Controlled Induction of an Apparition », Current Biology, vol. 24, p. 2681-2686.

Cathiard Marie-Agnès, Abry Nicolas & Abry Christian, 2011, « Our Brain As an Incubator for the Core Folktypes of Supernatural Ontologies: From the Mammalian Sleep Paralysis Sensorium to Human Imaginaire on Its Biodiversity », TricTrac, Journal of World Mythology and Folklore, vol. 4, p. 3-19.

Duensing Sally & Miller Bob, 1979, « The Cheshire Cat Effect », Perception, vol. 8, no 3, p. 269-273.

Linden David, Kallenbach Ulrich, Heinecke Armin, Singer Wolf & Goebel Rainer, 1999, « The Myth of Upright Vision. A Psychophysical and Functional Imaging Study of Adaptation to Inverting Spectacles », Perception, vol. 28, p. 469-481.

Mangin Loïc, 2014, « Dans la tête d’un requin-marteau », Pour la science, no 448, p. 84-85.

Pajon Patrick & Cathiard Marie-Agnès (dir.), 2014, Les imaginaires du cerveau, Fernelmont, Intercommunications & Éditions Modulaires Européennes.

Sekiyama Kaoru, Miyauchi Satoru, Imaruoka Toshihide, Egusa Hiroyuki & Tashiro Takara, 2000, « Body Image As a Visuomotor Transformation Device Revealed in Adaptation to Reversed Vision », Nature, vol. 407, no 6802, p. 374-377.

Sekiyama Kaoru, Hashimoto Kouki & Sugita Yoichi, 2012, « Visuo-Somatosensory Reorganization in Perceptual Adaptation to Reversed Vision », Acta Psychologica, vol. 141, no 2, p. 231-242.

Stratton George M., 1896, « Some Preliminary Experiments on Vision Without Inversion of the Retinal Image », Psychological Review, vol. 3, no 6, p. 611-617.

Walter Philippe, 2008, La fée Mélusine, le serpent et l’oiseau, Paris, Imago.

Wiener Norbert, 1948, Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine, Librairie Hermann & Cie (Paris), The MIT Press (Cambridge, Mass.) et Wiley (New York). Traduction française, 2014, La cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine, Paris, Seuil, coll. « Sources du savoir ».

Notes

1 Ce qui suit sur cette vision médiatique n’enlève rien aux années de recherches dans ce domaine de la virtualité. Rappelons qu’il y a déjà sept ans que s’est tenue à Grenoble une des conférences Enactive Interfaces 07-Enaction-in-Arts (à laquelle M.-A. Cathiard avait contribué sur la multisensorialité). Retour au texte

2 Anne Cleary et Denis Conolly avec le chercheur Patrick Cavanagh : The Meta-Perception Club. Document de présentation à consulter sur <https://www.centreculturelirlandais.com/content/files/Casques_et_Happenings_Méta-perceptuels.pdf>. Retour au texte

3 Les travaux de cette équipe, suivis depuis 2006, ont été évalués et intégrés dans une proposition d’interface Humanités-Neurosciences pour développer le modèle BRAINCUBUS (M.-A. Cathiard et coll., 2011 ; dernièrement M.-A. Cathiard et F. Armand, chapitre 3 des Imaginaires du cerveau, dans P. Pajon et M.-A. Cathiard, 2014). Le programme de ce modèle étant l’unification des corps et des corps dits « fantômes », ceux des êtres dits imaginaires, objets entre autres des études basées sur les récits du patrimoine de l’humanité en folkloristique. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Marie-Agnès Cathiard et Patrick Pajon, « Éditorial », IRIS, 36 | 2015, 5-9.

Référence électronique

Marie-Agnès Cathiard et Patrick Pajon, « Éditorial », IRIS [En ligne], 36 | 2015, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1528

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Marie-Agnès Cathiard

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