La parution de la traduction en 2013 du dernier ouvrage de Tim Ingold, Marcher avec les dragons1, nous permet de revenir de façon fructueuse sur son ouvrage de 2011, Une brève histoire des lignes, d’autant qu’une postface a été ajoutée à la dernière édition (2013).
En anthropologue et historien à la fois, en six chapitres recouvrant un large éventail de thématiques, Tim Ingold soulève la question de la dépendance mutuelle entre les avancées technologiques et les modes de connaissance, entre les manières de faire et les manières de penser, en appuyant son argumentaire sur le concept de la ligne. S’il peut sembler évident, ce dernier est d’une efficacité redoutable et d’une telle simplicité que l’on ne peut que se reprocher de ne pas l’avoir compris auparavant. À ce titre, la remarquable étude de Claudia Brodsky Lacour2 constitue une exception notable. Un parallèle avec le livre d’Ingold est d’autant plus intéressant qu’elle obtient des résultats contraires : la ligne incarne pour la chercheuse la pensée moderne. La force de ces deux études consiste en la capacité de démonstration de systèmes sophistiqués à partir d’un modèle géométrique connu de tous ; la ligne devient l’élément commun à toutes les connaissances et actions de l’homme, au gré du temps et des sociétés.
Ingold construit son raisonnement sur l’analogie en mobilisant une pléiade d’oppositions binaires : cinésie corporelle / schématisme cartographique, voyage / transport, expérience vécue / déjà-vu, progression / construction, etc. Ainsi, la topographie, les moyens de déplacement, la généalogie, l’architecture, la musique et tant d’autres domaines d’activité humaine sont considérés à l’aide d’un même outil universel. Dans un discours qui, d’un chapitre à l’autre, devient de plus en plus engagé, les comparaisons filées estompent les différences entre des objets d’étude que les sciences universitaires ont pu avoir tendance à considérer séparément. Le risque de cette méthode consiste en l’épuisement de la valeur argumentative des thèses soutenues dans une réciprocité et une similitude infinies. Or, le lecteur occidental connaît une tradition — que, curieusement, l’auteur détourne — selon laquelle cette stratégie pourrait se légitimer. D’après la rhétorique classique, l’analogie et la comparaison étaient fondées sur l’expérience en opposition au raisonnement. Pour les lecteurs élevés dans la culture classique, depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du xviiie siècle, leur présence dans le texte était le signe de l’ancrage du discours dans la réalité. Grâce à ces moyens de persuasion essentiellement utilitaires et relatifs, les orateurs défiaient l’ordre rationnel en faveur des solutions pratiques immédiates. À la manière des textes d’antan, l’auteur d’Une brève histoire des lignes pratiquerait des sciences humaines appliquées.
Le livre soulève les risques encourus par le monde moderne dans lequel la rationalité s’impose au détriment du sensible. Ingold justifie sa thèse : contrairement aux métamorphoses créatrices de la ligne, propres à sa dynamique interne explorée dans le passé, les transformations qu’elle subit de l’extérieur dans le monde contemporain mènent soit à son immobilisation, soit à son anéantissement.
La postface de la seconde édition devient l’occasion pour Ingold d’étendre son approche à ce qui est par essence atmosphérique, car il a « depuis longtemps l’intuition qu’il existe une profonde relation entre les lignes et l’atmosphère » (p. 221). À travers une réflexion sur le climat, la météorologie, l’auteur perçoit l’existence de l’être vivant grâce à cette relation.
La ligne se profile ainsi comme une séduisante approche pour expliquer le monde et appréhender son imaginaire ; l’écriture3, la musique, l’art, la technique et même la biologie, tout est relié à la ligne. Dans le même esprit, Roger Caillois explorait les similitudes entre les traces sur les pierres et des alphabets connus4. Et Ingold va encore plus loin : en recourant à l’imaginaire organique, l’anthropologue attribue à la ligne des propriétés vitales. Or aujourd’hui, l’image de la ligne nous poursuit jusque dans les analyses du cerveau5. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder des EEG (Électro-Encéphalographie) ou le cytosquelette d’un neurone.
Toute séduisante qu’elle soit, la démarche d’Ingold soulève de nombreuses interrogations. L’auteur propose comme définition mathématique de la ligne droite : ax + by = 0 (p. 196) ; nous formulerions plutôt ax + by = c, où c est une constante quelconque, ce qui permet de définir ainsi toutes les lignes droites et non pas celles passant uniquement par l’origine dans un espace à deux dimensions. De plus, la ligne reste, en géométrie, dans un plan (deux dimensions). Or, nous vivons dans un monde en trois dimensions, où la ligne peut être remplacée par la nappe ; la restriction au plan n’est-elle pas une forme de limite aux images qui nous entourent, et ainsi une forme de restriction de l’approche de l’imaginaire ?