Texte

Gilbert Durand nous a quittés en décembre 2012. Le sentiment d’une perte irréparable pour nos études est toutefois amoindri par le constat de l’indéniable vitalité de sa pensée et de son œuvre sur les cinq continents. Nul doute que le Centre international de recherche sur l’imaginaire (CRI2i) dont la création a été décidée à Cluj-Napoca en octobre 2012 poursuivra l’œuvre du fondateur de « l’École de Grenoble ». Nul doute que le « nouvel esprit anthropologique » qu’il a illustré continuera de témoigner qu’il n’y a plus aujourd’hui de culture possible sans un travail soutenu d’intégration dans une perspective unitaire et humaniste des progrès réalisés dans différents domaines de la recherche. C’est la vocation des centres de recherches sur l’imaginaire en France et dans le monde que de contribuer au croisement fécond des savoirs, à la fécondation réciproque des disciplines voire au dialogue des civilisations. Tâche indispensable. Plus que jamais, il s’agit de lutter contre les ghettos de la Littérature et la morosité intellectuelle d’un monde qui se méfie des poètes et des artistes, voire de toutes les puissances insoupçonnées (parfois subversives) de l’imaginaire créatif. Nous savons pourtant, selon le mot du poète, que « les pays sans légende sont condamnés à mourir de froid ». Nous savons aussi que l’imaginaire reste paradoxalement l’impensé de notre « civilisation de l’image ». La raison d’être des centres de recherche sur l’imaginaire est justement de rappeler, après Bachelard, que la science et la poésie ne sont pas sœurs ennemies, pas plus que la rationalité et l’imagination créatrice, particulièrement dans le domaine des sciences dites humaines. Il appartiendra aux historiens de la philosophie contemporaine de mesurer l’impact de la révolution épistémologique et intellectuelle impulsée par Gilbert Durand. Elle n’a pas encore produit tous ses effets.

Le présent numéro d’Iris témoigne modestement de son estime et de sa reconnaissance à cet éveilleur d’idées que fut Gilbert Durand. Il donne d’abord la parole au Maître en republiant trois de ses articles devenus introuvables ; ceux rassemblés ici jalonnent un parcours intellectuel d’une quarantaine d’années. Le premier (paru en 1963) conduit une réflexion de base sur les places respectives de l’imaginaire et de la rationalité dans la civilisation occidentale. Ce qu’il faut bien appeler la répression de l’imaginaire reste un phénomène largement sous-estimé dans notre histoire culturelle. Il est incontestable que, de nos jours encore, l’Université n’a pas encore vraiment pris la mesure de ce déni. En témoigne simplement la portion congrue réservée aux humanités et aux arts dans les programmes et budgets de recherche ! Le deuxième article (un entretien paru en 1983) renforce le constat précédent et souligne, de manière encore plus aiguë, le désenchantement européen né de cette méfiance ancestrale envers l’imaginaire. Il appelle, pour le temps présent, à réconcilier imaginaire et rationalité pour réaffirmer les valeurs profondes de l’esprit européen contre la marchandisation de la culture et la dictature du « soft power » hollywoodien sur le monde globalisé. Le troisième article (paru en 2001) développe la question de la « tigrure » (Victor Hugo), c’est-à-dire du métissage qui travaille tous les imaginaires. Il invite à saisir les diverses modalités de leurs métamorphoses permanentes et fournit pour cela sept concepts clés dont on découvrira aussi le maniement. Nous tenons à remercier Pierre Gillis (président de l’association CIEPHUM, éditrice des Cahiers internationaux de symbolisme), Hervé Glot (directeur de la revue Artus) et Alain Blanc (directeur de la revue La Création sociale) de nous avoir autorisés à reproduire ces trois articles. On verra combien les contributions qui suivent sont toutes tributaires, à un titre ou à un autre, des fondements durandiens.

Les deux études réunies dans la section « Topiques » présentent une convergence thématique et méthodologique autour de la résurgence du mythe du phénix au xxe siècle. Elles auraient dû figurer dans un ouvrage d’orientation mythanalytique intitulé Le Phénix et son autre (Presses universitaires de Rennes), mais pour des questions de formatage et d’équilibre éditorial il n’a pas été possible de les intégrer à un ensemble qui traite par ailleurs du mythe du phénix jusqu’à la Renaissance incluse. Elles sont donc publiées ici telles quelles. Gilbert Durand avait, en de nombreuses reprises, insisté sur la question du retour cyclique des anciens mythes à l’époque moderne et contemporaine. N’importe quel mythe ne refait pas surface dans n’importe quel contexte et à n’importe quel moment. Les mythes obéissent à des cycles d’éclipse et de réapparition et se propagent dans plusieurs formes d’expression esthétique selon le principe wébérien de Wahlverwandtschaft (« parenté de choix ») définissant de véritables matrices de compréhension dans l’imaginaire des sociétés. Les deux contributions de Corin Braga sur Umberto Eco et Claude Fintz sur l’écrivain francophone Zaghloul Morsy s’efforcent de saisir et analyser ce surplus de sens que Helder Godinho décèle dans tout récit saturé d’imaginaire. Les pouvoirs du récit sont d’abord ceux de l’image, bien plus puissante que le concept à dire ce qui n’a pas encore de mot : le destin de toute poésie, l’avenir de l’humain sur terre voire dans l’au‑delà.

Ce qui caractérise avant tout les recherches sur l’imaginaire, c’est leur volonté de placer l’image, le mythe et le symbole au cœur de toute réflexion sur les œuvres. Chercher l’image primordiale, montrer l’image à l’œuvre, c’est bien la perspective adoptée par les quatre contributions de jeunes chercheurs réunies dans la rubrique « Facettes ». Barbara Auger a soutenu récemment une thèse au CRI sur « la représentation des bateaux en Europe du Nord-Ouest entre le viiie et le xiiie siècle ». Son travail vient d’être distingué par le prix Étienne Taillemite 2013 décerné par la Société française d’histoire maritime. Dans sa contribution, elle montre que le bateau n’est pas une simple invention utilitaire, mais que le symbolisme y est omniprésent et qu’il conditionne l’objet autant que sa perception culturelle. Fabio Armand attire notre attention sur l’importance méconnue du motif de l’eau dans certains récits relatifs aux métamorphoses en loups garous. Clément Pélissier scrute la figure chevaline dans ses variations mythiques aux confins de l’au‑delà et des pérégrinations vers l’autre monde. Enfin, Mathieu Dijoux examine d’un œil neuf le mystérieux rire de Roland et interroge les mythologies de l’Europe ancienne pour en comprendre les mécanismes imaginaires. Plusieurs comptes rendus concluent, selon un usage maintenant établi, cette livraison d’Iris.

Nous terminerons cet éditorial en évoquant la contribution de Fanfan Chen, car le florilège mythique qu’elle nous offre correspond aussi à un acte de naissance : la création d’un bureau du CRI dans l’île de Taiwan, plus précisément à la National Dong Hwa University de Hualien, à proximité d’importantes communautés indigènes de l’île. Les recherches sur l’imaginaire ont vocation à défendre et à promouvoir des héritages humains en voie de disparition, comme ces récits mythiques émanant des peuples autochtones de Taïwan. Ils sont pour nous un appel à continuer la quête de l’humain. De l’Europe millénaire dont Gilbert Durand défendait l’héritage aux cultures de l’Extrême-Orient, les champs de l’imaginaire sont infinis et sans doute éternels.

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Référence papier

Philippe Walter, « Éditorial », IRIS, 34 | 2013, 5-7.

Référence électronique

Philippe Walter, « Éditorial », IRIS [En ligne], 34 | 2013, mis en ligne le 31 janvier 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1854

Auteur

Philippe Walter

Directeur du CRI et de la revue Iris (1999-2013)

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