Draco flammivomus, holophagus, draco : les dragons dans les plus anciennes sources historiques polonaises

  • Draco flammivomus, holophagus, draco: Dragons in the Oldest Polish Historical Sources

DOI : 10.35562/iris.2205

Résumés

La première apparition du dragon dans les sources historiques polonaises est relativement précoce, puisque le motif du combat contre un dragon est visible sur une monnaie dès la seconde moitié du xie siècle, soit quelques décennies seulement après la réalisation des plus anciennes sources numismatiques et textuelles du pays. Au siècle suivant, la plus ancienne chronique polonaise connue contient deux cas de comparaisons d’un protagoniste à un dragon et les cas de représentations de dragons dans les sources numismatiques augmentent. Enfin, au début du xiiie siècle, la première trace de la légende du dragon du Wawel à Cracovie apparaît dans la Chronique des Polonais de Vincent Kadłubek.

The first appearance of the dragon in the Polish historical sources is rather precocious, since the motive of the fight against a dragon can be seen on a coin as soon as the second half of the 11th century, that is to say only a few decades after the realization of the oldest numismatic and textual sources of this country. During the following century, the oldest known Polish chronicle countains two fragments in which a protagonist is compared to a dragon and the number of cases of dragons’ representations on numismatic sources increases; finally, at the beginning of the 13th century, the first trace of the legend of the Wawel’s dragon appears in the Chronicle of the Poles written by Vincent Kadłubek.

Plan

Texte

Depuis 1972, et plus encore depuis l’ajout un an plus tard d’un système lui permettant de cracher du feu toutes les trois minutes, la statue du célèbre dragon du Wawel, réalisée par le sculpteur Bronisław Chromy et située près de la Grotte du dragon, fait le bonheur des touristes visitant le château et la colline du Wawel à Cracovie. Bien que la première trace de cette légende apparaisse dans la Chronique des Polonais écrite au début du xiiie siècle par Vincent Kadłubek, il convient de souligner que les dragons apparaissent dans les sources polonaises plus d’un siècle avant la création de la chronique de Vincent Kadłubek : le motif du combat contre un dragon apparaît ainsi dès la seconde moitié du xie siècle sur un denier de Boleslas II le Téméraire, ainsi que sur plusieurs monnaies de Boleslas Bouche Torse au siècle suivant, tandis que la plus ancienne chronique polonaise, celle du Gallus anonymus, contient deux cas de comparaisons d’un protagoniste à un dragon. Par ailleurs, deux bractéates représentant des dragons sont frappés peu avant la rédaction de l’œuvre de l’érudit évêque cracovien ; enfin, le motif du combat contre le dragon figure sur au moins un sceau polonais du xiiie siècle.

La présence de plusieurs références aux dragons dans les plus anciennes sources historiques polonaises (xie-xiiie siècles) pose naturellement la question de la nature de leur représentation : il convient en effet de se demander si les dragons mentionnés par ces sources possèdent tous les mêmes caractéristiques, ce qui suggérerait l’existence d’une représentation unifiée dont il conviendrait d’établir l’origine en déterminant la part d’élément locaux et de motifs communs au reste de l’Occident médiéval. La question du rôle symbolique et de la fonction des dragons dans ces sources mérite également d’être posée.

Les dragons dans les plus anciennes sources numismatiques et sigillographiques polonaises

La plus ancienne source polonaise contenant une représentation de dragon est une source numismatique, étant donné qu’il s’agit d’un denier généralement attribué à Boleslas II le Téméraire1. Il convient toutefois de souligner que cette identification est incertaine, puisque la légende figurant sur l’avers est indéchiffrable : l’attribution se base essentiellement sur le fait que l’un des deux seuls exemplaires connus de cette monnaie provient d’un trésor monétaire dont l’enfouissement est daté de 1085 environ (Suchodolski, 1981, p. 10‑11 ; Suchodolski, 2018), bien que l’analyse épigraphique (présence d’un B dans la légende) et — dans une moindre mesure — l’examen stylistique semblent également plaider en faveur de cette théorie. Ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, le pourtour de l’avers de cette monnaie comporte une légende épigraphique indéchiffrable, même si quelques lettres peuvent être identifiées ; en son centre, l’avers comporte une représentation très peu détaillée d’un souverain assis avec son épée sur ses genoux. Cette scène, que l’on retrouve par la suite sur le sceau du frère et successeur de Boleslas II Władysław Hermann2 (Nowak, 2020, p. 49‑52) et dans une miniature du Codex de Pułtusk — un évangéliaire probablement réalisé en Bavière peu avant 1085 —, aurait également figuré sur un sceau de Boleslas II désormais disparu (Suchodolski, 2017, p. 174), mais probablement réalisé avant son couronnement en 1076 (Nowak, 2020, p. 52).

Le revers de la monnaie concerne quant à lui directement le thème de notre étude, puisqu’il représente un homme combattant un dragon (Suchodolski, 1981, p. 10‑11, no 13 et p. 27, no 13) : vêtu d’une broigne, le guerrier tient dans sa main droite une lance qu’il enfonce dans la gueule de la créature tout en se protégeant grâce à un bouclier en forme d’amande, dont l’usage se répand dans l’Occident médiéval aux tournants des premier et second millénaires. Par ailleurs, la ligne pointillée courbe au‑dessus de la tête du guerrier ne semble pas nécessairement faire partie de la représentation, car il peut s’agir d’un fragment de grènetis, puisque cet élément se retrouve sur l’avers de la monnaie : précisons à ce sujet que Stanisław Suchodolski qualifie le guerrier de rycerz, « chevalier » (Suchodolski, 1981, p. 10), ce qui signifie que le numismate polonais ne voit pas dans la ligne pointillée un élément graphique visant à symboliser que le protagoniste serait un souverain.

En raison de la taille réduite du support, la représentation du dragon est assez peu détaillée : il apparaît essentiellement comme un reptile quadrupède presqu’entièrement renversé sur le dos et l’élément le plus remarquable est sa gueule largement ouverte dans laquelle le guerrier plonge sa lance. Bien que le mouvement descendant de la lance qui trace une ligne diagonale jusqu’au monstre ne soit pas sans évoquer l’iconographie de saint Georges et en dépit du fait que ce saint semble avoir été vénéré dans la Pologne du xie siècle (il l’est dès le siècle précédent dans la Bohême voisine), puisqu’une église romane portant ce vocable aurait existé dès cette époque sur la colline du Wavel à Cracovie, il n’est pas certain que la représentation figurant sur la monnaie de Boleslas II ait directement été inspirée par le célèbre saint sauroctone : il convient en effet de signaler que la représentation type de ce saint se forme à une époque légèrement plus tardive, et que saint Georges est le plus souvent représenté à cheval et sans bouclier. Malgré ces incertitudes entourant l’origine de cette représentation, elle semble assez clairement faire référence au combat contre un ennemi redoutable afin de glorifier le courage du vainqueur.

Les sources numismatiques polonaises suivantes contenant des représentations de dragons apparaissent durant le règne du duc Boleslas III Bouche Torse3, neveu de Boleslas II le Téméraire : il s’agit d’un denier connu par deux variantes (Suchodolski, 1981, p. 12, no 18 et p. 29, no 18) ainsi que d’un bractéate, dont l’iconographie reprend celle de l’avers de la première variante. Comme dans le cas de la monnaie de Boleslas II, elles représentent une scène de combat entre un dragon et un guerrier, mais un rapide examen permet de remarquer quelques différences notables entre ces deux deniers. Ainsi, au contraire du denier de Boleslas II, la représentation du combat contre le dragon figure sur l’avers de celui de Boleslas III alors que le revers comporte la représentation d’une croix ; de plus, il convient de souligner que les monnaies de Boleslas Bouche Torse contenant cette scène sont anépigraphes et que, comme dans le cas du denier de son oncle, l’attribution repose sur l’analyse stylistique et la chronologie des dépôts monétaires. On peut également observer plusieurs divergences dans la représentation, puisque le combattant figurant sur le denier de Boleslas Bouche Torse ne possède pas de bouclier et tient sa lance à deux mains alors que le dragon est figuré la tête vers le bas. Quelques différences mineures sont également visibles entre les deux variétés du denier au dragon de Boleslas III : ainsi, le revers de la première variété comporte de petits disques entre les branches de la croix, tandis que celui de la seconde variété comporte des étoiles, et l’on remarque également que la représentation du dragon est nettement plus précise dans la seconde variété. Alors que le dragon de la première variété n’est qu’une forme allongée aux bords vaguement frangés qui ont probablement pour fonction d’évoquer des écailles, celui de la seconde variété possède clairement une apparence de reptile avec un corps, des pattes et une queue bien distincts. En dépit des différences constatées entre les deniers, il va de soi que les deux variétés de la monnaie au dragon de Boleslas III possèdent la même signification symbolique que celle de Boleslas II, à savoir celle du combat contre un ennemi retors.

Il en va, en revanche, différemment pour le cas des deux sources numismatiques suivantes, deux bractéates frappés par les ducs Mieszko III le Vieux4 (Suchodolski, 1981, p. 15, no 37 et p. 37, no 13) et Leszek le Blanc5. Il convient en effet de constater que les deux bractéates ne représentent pas un guerrier tuant un dragon, mais un dragon seul ; par ailleurs, les deux dragons figurant sur les bractéates de Mieszko le Vieux et de Leszek le Blanc diffèrent également de ceux des monnaies frappées par Boleslas II et Boleslas III, puisqu’ils sont dotés d’ailes. En revanche, le dragon figurant sur le bractéate de Mieszko III est représenté de profil avec une queue assez longue et faisant une boucle, alors que celui visible sur le bractéate de Leszek le Blanc est figuré de trois quarts face avec une queue recourbée. En raison de l’absence de guerrier représenté, les deux bractéates au dragon ne véhiculent naturellement pas le même message que les monnaies de Boleslas II et Boleslas III, et leur signification est davantage à rapprocher de celui des nombreux bractéates émis en Pologne aux tournants des xiie et xiiie siècles, comme le bractéate de Mieszko III représentant un centaure (Suchodolski, 1981, p. 15, no 38 et p. 36, no 38), ou encore le bractéate émis sensiblement à la même période par un souverain inconnu et figurant une sirène (Suchodolski, 1981, p. 39, no 48). L’apparition de créatures fantastiques ou d’animaux exotiques (citons le cas du bractéate frappé par le roi Béla III6 à la même période dans la Hongrie voisine et représentant un éléphant harnaché), souvent associés aux êtres surnaturels au sein de l’iconographie médiévale, dans les sources numismatiques de cette époque fait naturellement écho à la grande popularité de ce thème dans l’art médiéval, en particulier dans la sculpture romane. Les créatures surnaturelles représentant donc ici davantage un objet d’intérêt, voire de curiosité au sein de l’imago mundi médiévale.

Afin de compléter ce bref panorama des plus anciennes sources numismatiques contenant des représentations de dragons, tournons à présent notre regard vers les représentations de dragons sur les sceaux des souverains polonais avant la fin du XIIIe siècle. La créature décapitée à l’épée sur un sceau de Boleslas le Pieux7 est parfois considérée comme étant un dragon, mais une identification formelle est assez problématique : en effet, cet animal ailé possède une longue queue faisant une boucle, ce qui rappelle celle du dragon, mais il est tué à l’épée, ce qui évoque la scène figurant sur un sceau légèrement plus tardif de Leszek le Noir8 où ce dernier pourfend un griffon de son épée. En tout état de cause, l’examen de la tête de la créature permettrait certainement de trancher (si l’on ose dire !) la question, mais cet élément de la représentation est malheureusement très endommagé.

La situation est fort heureusement plus claire en ce qui concerne l’animal vaincu par Przemysł II9 sur son quatrième sceau ducal, puisque cette identification apparaît clairement dans une description du sceau à la fin d’un document de 1291 :

Sigillum hujus privilegij est rotundum, habens in se effigiem hominis stantis inter duas turres, tenens [sic] vexillum in manu dextra et clipeum in sinistra et draconem sub pedibus, cum tali supscripcione [sic] : Sigillum Premislonis secundi dei gracia Ducis Polonie.
(« Le sceau de ce privilège est rond, il comporte l’effigie d’un homme debout entre deux tours, tenant un étendard dans la main droite et un bouclier de la main gauche et [ayant] un dragon sous les pieds, avec l’inscription suivante : sceau de Przemysł le Second, duc de Pologne par la grâce de Dieu. ») (CDP, vol. 1, p. 140)

L’examen du quatrième sceau de Przemysł II et sa comparaison avec ses autres sceaux ducaux permet de constater que celui‑ci présente de très fortes analogies avec le troisième sceau du souverain polonais ainsi qu’avec le premier, dans une moindre mesure. De fait, les seules différences entre le quatrième sceau et le troisième sont l’ajout d’un casque, d’un drapeau frappé de l’aigle des Piasts, d’une bande sur laquelle on distingue les lettres ET CRA, allusion au court règne de Przemysł sur la région de Cracovie, et d’un dragon au bas de la représentation. Les dessins du sceau représentent une créature possédant clairement une forme de reptile et une longue queue flexible faisant une boucle ; le dragon figurant sur ce sceau est en revanche dépourvu d’ailes. Contrairement au cas des scènes de combat contre un dragon figurant sur les monnaies de Boleslas II et de Boleslas III, le souverain est ici clairement identifié comme le vainqueur du dragon grâce à ses armoiries et à l’inscription sur le bord du sceau ; son triomphe semble encore plus total, puisque l’animal est représenté non plus sur le même plan mais au-dessous de lui, et l’on remarque également que c’est la hampe de l’étendard — et non pas le fer de lance au sommet — qui est enfoncée dans la gueule du dragon. Malgré ces différences, la fonction symbolique de cette scène est naturellement identique à celle des scènes de combat présentes sur les monnaies de Boleslas II et de Boleslas III, à savoir illustrer le combat contre les adversaires du duché. Il convient cependant de souligner que le sceau de Przemysł II met encore plus nettement en évidence la puissance du souverain victorieux en l’identifiant clairement.

La fureur du dragon : Boleslas Bouche Torse comme draco flammivomus dans la chronique du Gallus anonymus

Comme dans le cas des sources numismatiques, l’apparition des dragons dans les sources narratives polonaises est assez précoce, puisque la Chronica et Gesta ducum sive principum Polonorum, première chronique médiévale connue concernant la Pologne et rédigée entre 1112 et 1116 par un auteur inconnu désigné par l’appellation Gallus anonymus, contient deux phrases dans lesquelles un personnage est comparé à un dragon. Le premier de ces deux passages relate une expédition militaire du duc Boleslas III Bouche Torse, principal protagoniste de l’œuvre, en Poméranie : « Igitur sicut draco flammivomus solo flatu vicina comburens, non combusta flexa cauda percuciens, terras transvolat nociturus, sic Bolezlauus Pomoranium impetit, ferro rebelles, igne municiones desctructurus. » (« Alors, tel le dragon vomissant des flammes consume les alentours de son souffle, frappe de sa queue courbée ce qui n’a pas été brulé [et] vole à travers les terres prêt à l’assaut, Boleslas attaque la Poméranie, détruisant les rebelles par le fer et les fortifications par le feu. ») (Gallus anonymus, 1952, chap. 39)

Dans le cadre de cette comparaison, l’auteur nous donne un aperçu assez détaillé de sa vision de l’animal : un monstre qui crache des flammes, qui possède une queue souple et des ailes lui conférant la capacité de voler. Cette représentation est assez proche de celle figurant sur les bractéates polonais des xiie et xiiie siècles, bien que ceux-ci ne dépeignent pas le dragon en train de cracher du feu. Alors que la capacité à cracher des flammes constitue clairement de nos jours un élément caractéristique de la représentation du dragon en Occident, il convient de souligner que l’auteur ne semble pas considérer cette faculté comme propre à tous les dragons, puisqu’il éprouve le besoin d’ajouter l’adjectif flammivomus, « qui vomit des flammes » ; si l’une des occurrences les plus anciennes de ce terme figure dans les Noces de Mercure et de Philologie de Martianus Capella (livre I, § 70), son usage, tout comme celui du quasi-synonyme ignivomus, « qui vomit du feu », se remarque occasionnellement dans les textes médiévaux, notamment dans certains bestiaires.

L’usage de cet adjectif et la présence de plusieurs éléments de description conduisent naturellement à poser la question des sources utilisées par le chroniqueur anonyme. Dans son analyse de la représentation de la mer et plus particulièrement des monstres marins au sein de la chronique, le chercheur hongrois Dániel Bagi pointe certaines analogies avec le Physiologus (Bagi, 2008, p. 183), dont la paternité était autrefois attribuée à Hildbert de Lavardin mais est désormais le plus souvent conférée à Theobaldus, abbé du Mont Cassin (Eden, 1972) ; cependant, le dragon ne figure pas parmi les créatures mentionnées dans le Physiologus. Il convient en outre de souligner que la description proposée par le Gallus anonymus diffère nettement des Étymologies d’Isidore de Séville, dont nous savons, grâce à une liste de livres rédigée en 1110, qu’un exemplaire figurait dans la bibliothèque de la cathédrale de Cracovie à l’époque où le chroniqueur anonyme rédige son œuvre (Spisy, p. 377). En effet, à l’inverse de notre auteur, le célèbre encyclopédiste du haut Moyen Âge ne fait aucune mention de la capacité des dragons à cracher des flammes, et insiste surtout sur la taille des dragons et la puissance de leur corps qui leur permettent de tuer n’importe quel animal, éléphant compris (Isidore de Séville, livre XII, chap. IV, no 4). Bien qu’il soit assez difficile de déterminer la source exacte utilisée par le chroniqueur anonyme, il semble assez probable que le Gallus anonymus ait utilisé un bestiaire ou un ouvrage de type encyclopédique.

L’association des mots draco et flammivomus se retrouve également dans la seconde mention de dragon contenue par la chronique : « Nunc autem paulisper cesarem spatiari per silvas Polonie permittamus, donec draconem flammivomum de Pomorania reducamus. » (« Maintenant laissons pour un instant l’empereur marcher dans les forêts de Pologne pendant que nous en revenons au dragon vomissant des flammes de Poméranie. ») (Gallus anonymus, 1952, chap. 3)

Contrairement au précédent, ce passage ne détaille pas les caractéristiques du dragon et il ne mentionne pas non plus explicitement l’identité du personnage qui est comparé au dragon. Il ne fait cependant guère de doute qu’il s’agit ici une nouvelle fois de Boleslas Bouche Torse, puisque les deuxième et troisième chapitres du dernier livre de la chronique, qui concernent le début du conflit entre Henri V10 et le souverain polonais, sont précédés d’un chapitre relatant une victoire de Boleslas et suivis d’un autre racontant les préparatifs de ce dernier pour repousser l’attaque du souverain germanique : le nom Bolezlavus (Boleslas) est d’ailleurs le troisième mot du chapitre 4 du livre III.

La double comparaison entre Boleslas Bouche Torse, personnage central de la chronique qui a d’ailleurs pour fonction de présenter ses hauts faits, et un dragon peut sembler quelque peu surprenante à première vue, à la fois parce que l’on compare un souverain chrétien vainqueur d’un ennemi païen (les Poméraniens) à un animal perçu très négativement dans la symbolique chrétienne, et surtout parce que ce souverain a fait frapper des monnaies représentant un guerrier tuant un dragon. Il convient cependant de souligner que les caractéristiques du dragon en font un adversaire dangereux : le tuer revient donc à triompher d’un ennemi redoutable et un tel acte contribue forcément à rehausser le prestige de son vainqueur. La comparaison de Boleslas Bouche Torse au dragon, a fortiori à un dragon crachant des flammes et donc encore plus redoutable, vise donc à souligner les prouesses guerrières du souverain polonais avant de le présenter sous les traits d’un formidable combattant. Il ne s’agit d’ailleurs que de l’une des nombreuses occurrences où l’auteur met en avant les faits d’armes ainsi que le courage de Boleslas III, et une telle insistance sur ce point participe naturellement au portrait élogieux du souverain polonais dans la chronique.

La chronique de Vincent Kadłubek et la naissance du dragon du Wawel

La comparaison de Boleslas Bouche Torse à un dragon crachant des flammes figure également dans la seconde chronique polonaise, celle de Vincent Kadłubek, rédigée durant le premier quart du xiiie siècle, où elle apparaît au sein d’une liste de plusieurs expressions visant à glorifier la valeur guerrière de Boleslas : « Martis alumpnus, tigridis filius, leonis rabies, draco flammivomus, ictus fluminis […]. » (« Enfant de Mars, fils de tigre, rage du lion, dragon vomissant des flammes, courant du fleuve […]. ») (Vincent Kadłubek, livre II, chap. 26) Dès le premier coup d’œil on remarque que Vincent Kadłubek, plutôt que d’opter par exemple pour l’adjectif proche ignivomus, utilise l’expression « draco flammivomus » déjà présente dans l’œuvre du chroniqueur anonyme, ce qui prouve qu’il s’est ici inspiré du texte de son prédécesseur. Il convient d’ailleurs de souligner que le premier terme, « Martis alumpnus », n’est pas sans évoquer plusieurs expressions associant Boleslas Bouche Torse à Mars dans le récit de la jeunesse du souverain polonais par le Gallus anonymus, à savoir « puer Martis » (« enfant de Mars ») (Gallus anonymus, 1952, chap. 11), « martialis puer » (« enfant martial ») (Gallus anonymus, 1952, chap. 13) et « puerulus, Martis prole genitus » (« petit enfant, issu de la lignée de Mars ») (Gallus anonymus, 1952, chap. 14). Ces analogies confirment que l’érudit évêque cracovien du xiiie siècle a largement repris les éléments utilisés par le chroniqueur anonyme dans son portrait du souverain polonais.

Outre la reprise de la comparaison entre Boleslas Bouche Torse et un dragon crachant des flammes, la chronique de Vincent Kadłubek contient deux autres références aux dragons. La première mention figure dans un long passage où Jean, l’un des narrateurs, après avoir comparé le duc Casimir Ier le Rénovateur11 à Hercule, s’attarde sur les intrigues de sa belle-mère, perçue comme une deuxième Médée : « […] colubram iniecit invidiae, anguem ambitionis concitavit, fel draconis exspuit, virus evomuit vipereum […]. » (« Elle jeta la couleuvre de la haine, éveilla le serpent de l’ambition, cracha le fiel du dragon, vomit le venin de la vipère […]. ») (Vincent Kadłubek, livre II, chap. 15) Le dragon est ici présenté parmi d’autres reptiles dont les deux premiers servent à évoquer des sentiments négatifs, alors que le dernier est ici caractérisé par sa capacité à émettre une substance toxique, ce qui est également le cas du fiel du dragon, dont le caractère nocif est déjà mentionné dans le septième des Sermones ad fratres in eremo commorantes parfois attribués à saint Augustin : « Cavete tamen in obedientia, fratres mei: sub ipsa enim potest latere fel draconis sub specie mellis, lupus sub pelle ovina : in potu enim dulci venenum saepe latitat. » (« Mes frères, soyez cependant prudents dans l’obéissance : sous celle‑ci le fiel du dragon peut ainsi se cacher sous l’aspect du miel, [comme] le loup sous une peau de mouton : en effet, le poison se dissimule souvent dans une boisson au goût agréable. ») (Sermones, col. 1249) Il est intéressant de constater que c’est la seule allusion à la nature venimeuse du dragon dans les plus anciennes sources polonaises.

La seconde mention de dragon concerne l’empereur Frédéric II Barberousse, prié d’intervenir, vers 1157, dans le conflit entre Władysław le Banni et Boleslas le Frisé qui se disputaient le territoire polonais malgré le partage opéré par leur père Boleslas Bouche Torse dans son testament en 1138 : « Wladislaus […] regem Pragitarum utcumque sibi conciliat, cuius ope Rufi flammas draconis contra Boleslaum sollicitat […]. » (« Władysław […] se concilie le roi des Praguois12 et sollicite avec l’aide de celui‑ci les flammes du dragon roux contre Boleslas […]. ») (Vincent Kadłubek, livre III, chap. 30) La présentation de Frédéric Barberousse en tant que dragon n’est pas sans évoquer la comparaison effectuée pour Boleslas Bouche Torse, d’autant qu’on trouve dans les deux cas une mention des flammes crachées par le dragon, et elle a naturellement un but semblable, à savoir insister sur la redoutable puissance militaire du souverain. Comme le souligne Marcin H. Gapcki en s’appuyant sur les travaux de Michel Pastoureau (Pastoureau, 2004, p. 221‑236), l’usage de l’adjectif rufus, « roux », qui fait clairement allusion au surnom de Frédéric II, suggère toutefois une connotation négative (Gapcki, 2010, p. 8). Quoi qu’il en soit, cette dernière mention de dragon chez Vincent Kadłubek se focalise comme les précédentes sur l’une des caractéristiques du dragon, en l’occurrence sa capacité à cracher des flammes.

Dans le cadre du présent article, l’épisode le plus important de la chronique de Vincent Kadłubek est naturellement la première version de la légende du dragon du Wawel. Au début de son récit, le chroniqueur relate qu’au temps du légendaire souverain Graccus (en polonais Krak), un monstre — que l’auteur dénomme holophagus (holophage : « qui mange en une seule fois »13) en raison de sa voracité — terrorisait les habitants de la région et exigeait qu’on lui livre toutes les semaines un certain nombre de têtes de bétail. Le chroniqueur ajoute également que si cette requête n’était pas satisfaite, le monstre dévorait un nombre équivalent de personnes (Vincent Kadłubek, livre I, chap. 5). Graccus envoya alors ses deux fils tuer l’holophagus et ceux‑ci s’acquittèrent de cette mission en leurrant le monstre avec une peau de bête remplie de souffre enflammé ; une fois la créature asphyxiée par les flammes, le plus jeune des deux frères, Graccus le Jeune, tua son aîné et retourna auprès de son père en affirmant que le monstre avait tué son frère (Vincent Kadłubek, livre I, chap. 5). Malgré les « larmes de crocodile » (crocodilinis prosequitur lacrimis) de Graccus le Jeune, la vérité fut finalement découverte et Graccus le Vieux bannit à vie du royaume son fils fratricide (Vincent Kadłubek, livre I, chap. 5). Deux chapitres plus loin, Vincent Kadłubek rapporte également que peu de temps après, une ville fut construite à l’emplacement de l’ancien repaire du monstre ; en l’honneur du souverain Graccus l’Ancien, elle reçut le nom de Graccovia, mais ce nom fut ensuite changé en Cracovia à cause du croassement des corbeaux qui venaient se repaitre du cadavre de l’holophagus (Vincent Kadłubek, livre I, chap. 7).

Bien que le récit de Vincent Kadłubek soit traditionnellement considéré comme la première trace écrite de la légende du dragon du Wavel, il convient cependant de souligner que la créature qui terrorise les habitants des environs de la future Cracovie dans le récit de Vincent Kadłubek n’est pas désignée par le mot draco, « dragon », dans ce passage. En effet, les deux seuls termes servant à la mentionner sont monstrum, « monstre », et holophagus. Comme le précisent les spécialistes de l’œuvre du chroniqueur cracovien, le terme latin holophagus est un néologisme inventé par Vincent Kadłubek lui‑même (Plezia, 1971, p. 22 ; Álvarez-Pedrosa, 2009, p. 4 ; Parchem, 2016, p. 27).

Dès le xve siècle, la question de l’étymologie du mot holophagus intéresse Jean de Dąbrówka, professeur à l’université de Cracovie et auteur d’un Commentaire de la Chronique de Vincent Kadłubek, rédigé vers le milieu des années 1430. Dans son œuvre, l’enseignant et futur recteur de la plus ancienne université polonaise indique : « Item olofagus dicitur ab olon Grece, quod est totum et fagin comedere secundum Hugwicionem vel fagere, id est comedere, secundum Papiam. » (« De même, le mot holophage vient du grec olon, qui signifie tout et de fagin, manger, selon Huguccio [très certainement Huguccio de Pise, auteur du Liber derivationum] ou de fagere, c’est-à-dire manger, selon [le grammairien lombard] Papias. ») (Jan de Dąbrówka, 2008, p. 29) Plus près de nous, Juan Antonio Álvarez-Pedrosa émet l’hypothèse que le chroniqueur polonais a pu s’inspirer des Ichtyophages mentionnés par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle (Pline l’Ancien, 2003, livre VI, chap. 26 ; Álvarez-Pedrosa, 2009, p. 4), mais il convient de rappeler que ce terme désigne un peuple et qu’il est en outre présent dans plusieurs textes antiques (Nalesini, 2009). De plus, le nom Ichtyophages n’est pas le seul ethnonyme formé sur la racine –phage dans l’œuvre de Pline, puisque l’on peut citer également, deux chapitres plus loin, le peuple des Chelonophages, c’est-à-dire « mangeurs de tortue » (Pline l’Ancien, 2003, livre VI, chap. 28).

Quoi qu’il en soit, la signification du terme holophagus met clairement en évidence la voracité du monstre, une caractéristique également soulignée par la locution auidissime glutit (il engloutit très avidement). De fait, la voracité est l’une des deux seules caractéristiques attribuées par Vincent Kadłubek au monstre dans ce passage, la seconde étant son « immense cruauté » (monstrum atrocitatis immanissimae). Si les dragons peuvent parfois être décrits comme particulièrement voraces, comme c’est notamment le cas dans le Commentaire de Martianus Capella par Rémi d’Auxerre (Rémi d’Auxerre, 1962, 33, 8, p. 127) et qu’on leur prête aussi fréquemment la capacité d’avaler leur proie en une seule fois (voir par exemple dans la Bible, Jérémie, 51, 34), le récit du chroniqueur cracovien ne contient aucune autre caractéristique traditionnellement associée aux dragons et il ne nous offre pas non plus d’information sur l’apparence physique de l’holophagus.

Le terme holophagus apparaît encore à deux reprises dans l’œuvre de Vincent Kadłubek. La première occurrence figure dans le livre II où Zbigniew, le demi-frère et concurrent de Boleslas Bouche Torse pour le pouvoir, est disqualifié par une comparaison avec le basilic, l’holophage et la vipère à cornes (Vincent Kadłubek, livre II, chap. 28), et cette analogie se poursuit dans une deuxième phrase où l’on voit apparaître la ciguë (Vincent Kadłubek, livre II, chap. 28). La mention de l’holophagus entre deux créatures clairement identifiées comme reptiles, ce que prouve la présence du mot reptilium (des reptiles) dans la seconde phrase, suggère par ailleurs que l’auteur considérait vraisemblablement que l’holophagus faisait partie de cette catégorie.

La dernière mention du terme holophagus sous la plume de Vincent Kadłubek figure dans le troisième livre de sa chronique, où l’on peut lire, dans le cadre du récit sur Władysław le Banni et son épouse, une devinette sur l’identité de la créature la plus féroce du monde. La réponse donnée par l’auteur à cette question est la « femme » mais, davantage que cette chute misogyne, ce sont les réponses proposées avant la solution qui attirent notre attention, puisque l’on rencontre successivement la louve, la lionne, le tigre et l’holophagus (Vincent Kadłubek, livre III, chap. 27). Marcin H. Gapcki suggère que la construction de ce passage, où l’holophagus est la dernière proposition avant la solution, signifie que cette créature devait représenter le sommet de la sauvagerie (Gapcki, 2010, p. 8). Quoi qu’il en soit, la présence de l’holophagus dans ce passage prouve clairement que ce dernier était vu comme particulièrement féroce, et cette caractéristique lui est également attribuée lors du récit de la mort de l’holophagus cracovien. Si ce dernier fragment ne nous donne pas d’indication supplémentaire sur l’apparence physique de l’holophagus, il convient de constater que la liste des animaux figurant au côté de cette créature évoque clairement (à l’exception de la louve, qui est d’ailleurs omise lors de la reprise de cet épisode dans la Chronique de Dzierzwa) celle entourant le dragon lors du récit des prouesses guerrières de Boleslas Bouche Torse, puisque le tigre figure dans les deux passages tandis que le dragon est accompagné d’un lion et l’holophagus d’une lionne, ce dernier changement s’expliquant par la formulation de la devinette. La présence de cette analogie et le fait que l’auteur semblait considérer l’holophagus comme un reptile suggèrent que l’érudit évêque et chroniqueur cracovien le voyait sans doute comme une créature proche du dragon, voire même identique au dragon.

Si la Chronique Polono-Silésienne, rédigée durant le dernier quart du xiiie siècle, propose un résumé fidèle du récit de Vincent Kadłubek alors que la Chronique de Grande Pologne, qui date des dernières années de ce siècle, ne mentionne pas cet épisode (Plezia, 1971, p. 21‑22), une première tentative de rapprochement entre l’holophagus et un dragon apparaît dans la Chronique de Dzierzwa, qui date du début du xive siècle et doit son nom à son auteur, dont nous savons peu de choses, mais qui était très probablement un franciscain possédant des attaches avec la ville de Cracovie. Cette chronique, qui se veut clairement une continuation de l’œuvre de Vincent Kadłubek, en reprend souvent le texte en y opérant des ajouts, dont l’un concerne le récit du stratagème utilisé par les fils de Graccus l’Ancien pour tuer l’holophagus. Ce passage ajoute tout d’abord la poix (ac pice) aux éléments inflammables présents dans le leurre qui servira à tuer le monstre, détail très certainement inspiré du livre de Daniel où figure cet ingrédient (Daniel, 14, 27), puis il rapporte que les fils de Graccus ont agi « ad instar Danielis qui draconem Babyloniorum occidit » (« à l’instar de Daniel, qui tua le dragon de Babylone »). Cette comparaison entre les fils du légendaire souverain Graccus et le prophète Daniel (Daniel, 14, 23‑27) suggère également une possible analogie entre l’holophagus et les dragons, bien que certains spécialistes précisent que le terme draco employé dans la version de la Vulgate peut à la fois désigner un grand serpent et un dragon (Parchem, 2016, p. 21‑22).

Une autre association entre holophagus et draco apparaît sous la plume du chroniqueur et chanoine cracovien Jan Długosz (1415‑1480), qui s’est inspiré du récit de Vincent Kadłubek mais a opéré quelques changements, et décrit le monstre tué à l’emplacement de la future Cracovie par les mots « belua enim insolite magnitudinis, draconis aut olofagi speciem habens » (« une bête d’une grandeur extraordinaire, ayant l’aspect d’un dragon ou d’un holophage ») (Jan Długosz, 1964, p. 125). L’usage de la coordination aut (ou) entre les mots draco et olofagus suggère donc que les deux créatures sont difficiles à distinguer et ont une apparence similaire, ce qui suppose une parenté entre les deux monstres. Jan Długosz, qui s’est inspiré du récit de Vincent Kadłubek et connaissait fort bien la ville (Plezia, 1971, p. 23) — il a notamment vécu dans une maison située au pied de la colline du Wawel —, est également à l’origine de la localisation exacte du repaire du monstre. Dans son récit, le chanoine cracovien indique ainsi que la créature vivait « in antro montis Wąwel » (« dans la grotte du mont Wawel ») (Jan Długosz, 1964, p. 125).

L’interpolation de la Chronique de Dzierzwa, outre le fait qu’elle amorce le rapprochement entre l’holophagus et les dragons, renvoie également à une autre question très importante, puisqu’elle conduit à s’interroger sur la nature des sources utilisées par Vincent Kadłubek dans son récit, et surtout sur l’origine du motif du combat contre l’holophagus. Sans se livrer à une présentation détaillée de la foisonnante discussion scientifique sur cette question, nous pouvons tout de même remarquer que la communauté des chercheurs est partagée entre deux théories, à savoir celle d’une origine orale et celle d’une origine livresque (Álvarez-Pedrosa, 2009, p. 3‑4). Si la genèse exacte de ce motif est difficile à établir avec précision, il convient de constater que le récit de Vincent Kadłubek présente de fortes similitudes (voracité du monstre, utilisation de la ruse, fabrication d’un leurre mortel) avec le livre de Daniel (Parchem, 2016), ainsi qu’avec la branche orientale du Roman d’Alexandre le Grand du Pseudo-Callisthène (Plezia, 1971, p. 25‑31) ; par ailleurs, ce passage comporte également, comme le reste de l’œuvre du chroniqueur cracovien (Chmielewska, 2003), de nombreuses traces d’utilisations d’auteurs classiques tels que Macrobe et Virgile (Álvarez-Pedrosa, 2009, p. 4‑5).

En dépit des incertitudes entourant les sources de Vincent Kadłubek, il apparaît clairement que l’holophagus est représenté dans la chronique de manière négative, puisque le texte mentionne sa voracité et sa cruauté. Marcin H. Gapcki affirme d’ailleurs que le chroniqueur aurait créé le terme holophagus afin de symboliser le mal absolu (Gapcki, 2010, p. 9). Comme le souligne la chercheuse polonaise Brygida Kürbis, grande spécialiste de l’œuvre de Vincent Kadłubek, l’apparition de ce monstre dans le récit a pour principale fonction de fournir une explication à la fondation de la ville de Cracovie, et aussi de servir de prétexte à l’insertion du motif du fratricide qui possède clairement un but moralisateur, à savoir mettre en garde contre une trop grande soif de pouvoir (Kürbis, 1976, p. 165). Il convient d’ailleurs de souligner que les autres mentions de l’holophagus interviennent elles aussi dans le contexte de rivalités entre frères (ou plus exactement demi-frères) pour exercer le pouvoir sur la Pologne, ce qui conduit de facto à sa division.

Conclusion

Ce rapide panorama de la représentation des dragons dans les plus anciennes sources historiques polonaises permet de remarquer que malgré un nombre relativement peu élevé de sources (une dizaine au total, dont environ trois quarts de sources numismatiques et sigillographiques, par essence avares de détails, surtout pour la période et l’espace étudiés), les dragons y sont dépeints de manières assez diverses : ainsi, seuls certains d’entre eux possèdent la capacité de voler ou de cracher des flammes et le plus célèbre dragon du Moyen Âge polonais est originellement désigné par le néologisme holophagus. Cette diversité semble devoir être mise en rapport avec la variété des sources utilisées pour construire les représentations : si les sources des représentations numismatiques et sigillographiques sont assez difficiles à identifier sauf pour celles s’inspirant d’une source polonaise antérieure, comme les monnaies de Boleslas Bouche Torse qui reprennent un motif présent sur un denier de Boleslas le Téméraire, l’analyse des sources de la représentation des dragons dans les chroniques du Gallus anonymus et de Vincent Kadłubek met en évidence la prédominance des sources livresques, à savoir probablement un bestiaire ou un texte de nature encyclopédique chez le chroniqueur anonyme et essentiellement des œuvres d’auteurs classiques ou d’inspiration classique chez son prédécesseur cracovien, bien que l’usage par ce dernier d’une source vétérotestamentaire ne puisse être totalement exclu.

Ce bref rappel des sources utilisées permet de constater la place relativement faible occupée par les sources véhiculant une représentation chrétienne des dragons, et le caractère relativement modeste de cette influence se retrouve dans la fonction symbolique des dragons au sein des plus anciennes sources polonaises. Ainsi, dans le cas de combats contre un dragon, qui représentent presque la moitié du total des mentions, la nature maléfique du monstre n’est mentionnée explicitement que chez Vincent Kadłubek et les autres représentations, essentiellement iconographiques, semblent davantage évoquer sa dangerosité. La référence au danger représenté par le dragon a pour principale fonction de rehausser le prestige de son vainqueur, généralement un souverain, bien que cela ne soit pas toujours clairement précisé.

La dangerosité et la puissance du dragon sont en outre utilisées de manière positive dans la plus ancienne chronique polonaise où l’auteur compare en deux occasions son principal protagoniste à un dragon, afin de vanter ses prouesses guerrières en Poméranie. Le fait que cette association ait été reprise par la chronique de Vincent Kadłubek puis par la Chronique de Dzierzwa prouve que cette comparaison n’était pas perçue comme problématique par les plus anciens auteurs polonais (Gapcki, 2010, p. 7). La représentation des dragons n’était donc pas uniquement négative et l’on peut parler d’une certaine curiosité pour cette créature, comme le prouve l’existence de deux bractéates figurant un dragon ailé frappées au tournant des xiie et xiiie siècles. La vision des dragons dans les plus anciennes sources polonaises semble donc osciller entre la crainte et une certaine de forme de fascination, mais il convient de constater que cette ambivalence n’est pas spécifique à l’espace étudié, puisque l’on en trouve de nombreux exemples pour l’ensemble de l’Occident médiéval, que l’on songe par exemple à la popularité des représentations de saint Georges tuant le dragon, mais aussi à la création de l’ordre du Dragon en 1408 par le roi de Hongrie et futur empereur Sigismond de Luxembourg, ou encore à l’apparition de dragons et de créatures serpentiformes, comme par exemple la célèbre guivre des Visconti, dans l’héraldique.

Bibliographie

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Notes

1 Duc de Pologne de 1058 à 1076, roi de Pologne de 1076 à 1079. Retour au texte

2 Duc de Pologne de 1079 à 1102. Retour au texte

3 Duc de Pologne de 1102 à 1138. À sa mort, il partage la Pologne entre ses fils, ce qui ouvre la voie à une période de divisions territoriales qui durent jusqu’en 1295. Retour au texte

4 Duc de Grande-Pologne (centre-ouest, région de Poznań) de 1138 à 1179 et de 1181 à 1202 (uniquement dans le nord de la région), duc de Petite-Pologne (sud, région de Cracovie) de 1173 à 1177, de 1190 à 1191 et de 1198 à 1202. Retour au texte

5 Duc de Sandomierz (sud-est) de 1194 à 1227, duc de Petite-Pologne de 1194 à 1198, de 1202 à 1210 et de 1211 à 1127. Retour au texte

6 Roi de Hongrie de 1172 à 1196. Retour au texte

7 Duc de Grande-Pologne de 1239 à 1247 et de 1257 à 1279. Retour au texte

8 Duc de Sieradz (centre) de 1261 à 1288, duc de Cracovie de 1279 à 1288. Retour au texte

9 Duc de Grande-Pologne de 1279 à 1295, duc de Cracovie de 1290 à 1291, duc de Poméranie de 1294 à 1296 et roi de Pologne de 1295 à 1296. Retour au texte

10 Couronné roi des Romains en 1099, empereur de 1111 à 1125. Retour au texte

11 Duc de Pologne de 1034 à 1058. Retour au texte

12 Il s’agit de Vladislav II de Bohême, duc de 1140 à 1158 et roi de 1158 à 1172. Retour au texte

13 La langue polonaise possède le mot całożerca, une traduction miroir forgée par l’historien Oswald Balzer (1935, t. II, p. 199). En Anglais, holophagus est souvent traduit par whole-eater. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Adrien Quéret-Podesta, « Draco flammivomus, holophagus, draco : les dragons dans les plus anciennes sources historiques polonaises », IRIS [En ligne], 41 | 2021, mis en ligne le 28 novembre 2021, consulté le 19 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2205

Auteur

Adrien Quéret-Podesta

Polska Akademia Nauk, Instytut Sławistyki, Zakład Historii (Académie polonaise des sciences, Institut d’études slaves, département d’histoire)

Droits d'auteur

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