De quelques éléments de la symbolique du dragon dans l’épopée byzantine et persane

  • Some Elements of the Symbolism of the Dragon in the Byzantine and Persian Epics

DOI : 10.35562/iris.2193

Résumés

Le dragon n’est pas le simple opposant monstrueux au héros qu’on voit souvent en lui dès lors qu’on étudie des poèmes épiques comme le Digénis Akritas byzantin ou le Šāhnāme persan. La description du dragon à trois têtes, commune à ces deux textes, allie signification allégorique et substrat mythique. La confrontation du dragon avec des adversaires en apparence plus faibles comme une jeune épouse ou un fils cadet permet de révéler leur force intérieure qui réside dans leur intelligence et leur pureté de cœur, tout en conférant au dragon une proximité inquiétante avec ces qualités humaines. On retrouve la même pluralité dans la symbolique du dragon à un niveau axiologique, car il est un animal maléfique, un adversaire à combattre, mais sert également à sonder le cœur des hommes comme lorsque Fereydūn met ses fils à l’épreuve, et fait office de symbole de puissance sur les étendards. Sa lignée mêlée à celle de son antagoniste céleste permet de donner naissance au plus grand héros de l’épopée persane, Rostam, et il se trouve garant de l’équilibre du monde entre bien et mal.

In medieval epics such as the Byzantine Digenis Akritis and the Persian Šāhnāme, dragons are usually considered to be mere opponents of the hero. But the symbolism attached to them is far from being exclusively that of a monstruous creature fighting a good hero. The motif of the three-headed dragon combines an allegorical meaning with a mythological framework. The confrontation between a dragon and an apparently weaker protagonist like a maiden or a younger son highlights the latters’ inner strength and intelligence, while dangerously revealing the dragon’s possession of these human qualities. On an axiological level, the dragon’s symbolism displays the same variety: the dragon is a malevolent creature, and the archetype of the enemy, but also serves as an auxiliary to sound out men’s hearts, as in Fereydūn’s trial of his three sons. The dragon furthermore symbolizes power when painted on banners. When united to its celestial foe, the dragon’s lineage leads to the birth of the greatest hero of the Persian epic, Rostam. Thus the dragon ultimately guarantees the world’s balance between good and evil.

Plan

Texte

Le dragon des littératures issues de civilisations indo-européennes ou sémitiques a souvent été rattaché au mal comme n’étant qu’un pur représentant du monde infernal en guerre contre le bien. Pourtant, cette vision peut être nuancée, et la tendance critique actuelle tend déjà à mettre en avant la multiplicité qui réside tant dans la description des dragons que dans leur symbolique (Chen & Honegger, 2009). Notre travail s’inscrit dans cette perspective, mais en se penchant sur des époques et des littératures peu convoquées ensemble jusqu’à présent dans cette enquête, tout en cherchant de surcroît à mettre en lumière les échanges qui ont pu avoir lieu d’une aire culturelle à l’autre en ce qui concerne la figure du dragon.

La variété dans les représentations du dragon a déjà été montrée dans le domaine de la littérature occidentale médiévale (Pierreville, 2011) ; de même, elle est frappante dans le monde iranien et oriental (voir la troisième partie ci‑dessous). Mais en ce qui concerne la littérature épique, la symbolique du dragon est presque toujours associée à un archétype du mal. Cette association s’explique par le caractère d’opposant monstrueux que revêt le dragon, obstacle dont le héros triomphe au cours de son parcours initiatique. Remettre en question son assimilation au mal paraît d’autant plus inattendu, et pourtant, le Šāhnāme de Ferdowsi nous y invite. De même, l’épopée byzantine pourrait sembler maintenir le dragon dans ce simple rôle de rehausseur de la vaillance du héros, mais la grande disparité entre la restitution savante et la restitution folklorique de cette tradition épique révèle une symbolique bien plus riche et complexe.

Étudier conjointement des littératures d’aires géographiques différentes offre l’avantage de faire émerger des tendances sous-jacentes à chaque tradition poétique considérée. Les épopées puisent généralement à des sources diverses, pour en transformer le matériau et l’enrichir grâce aux caractéristiques du genre, qui ne se réduit pas à sa nature de poème guerrier mais qui se caractérise aussi par sa grande pluralité de thèmes et de registres (Labarthe, 2011). La littérature byzantine associe un fonds indo-européen, gréco-romain en l’occurrence, avec la tradition chrétienne. Cependant, les échanges avec les civilisations voisines et notamment orientales à l’époque médiévale ont sans conteste influencé la littérature byzantine, y compris la poésie épique dont la Digénide est le seul exemple écrit qui nous ait été conservé. Ses deux plus anciennes versions existantes sont respectivement nommées E et G, d’après le nom du lieu de leur redécouverte, la bibliothèque de l’Escorial, et le monastère de Grottaferrata. On fait remonter la composition de cette épopée au xiie siècle, à partir d’éléments écrits et oraux probablement antérieurs. Elle est légèrement postérieure à la rédaction de la grande épopée persane de Ferdowsi datant du début du xie siècle, mais cette dernière a initié une longue tradition de composition épique qui s’est perpétuée ensuite durant les siècles suivants. La période du xie au xiie siècle a donc été florissante pour la poésie épique de l’Europe au Moyen‑Orient, faisant d’elle une période de choix pour l’étude de ce genre littéraire.

La description physique du dragon : le motif du dragon à trois têtes

Un trait que partagent les épopées d’aires géographiques variées, et qui est consubstantiel au genre (Derive, 2002), est la synthèse qu’elles opèrent entre différentes sources mythologiques, littéraires et historiques ; c’est particulièrement le cas pour le motif du combat contre le dragon.

La description physique du dragon partage tant de points communs entre littérature moyen-orientale et littérature européenne qu’on y a parfois vu un fonds commun. Nous nous arrêterons sur un point qui relie particulièrement l’épopée byzantine et persane : le motif du dragon à trois têtes.

Après avoir réussi de haute lutte à épouser sa bien-aimée, Digénis part avec elle aux confins du territoire byzantin, et mène une vie semi-nomade au cours de laquelle se présente une série d’épreuves, notamment des assaillants voulant s’en prendre à sa jeune épouse. Dans les deux versions les plus anciennes E et G, le premier d’entre eux est un dragon, qui ne révèle sa véritable apparence qu’au moment d’affronter Digénis :

τρεῖς εὐμεγέθεις κεφαλὰς πυρφλογιζούσας ὅλως·
ἐξ ἑκατέρων ἔπεμπεν ἐξαστράπτουσαν φλόγα·
ἐκ τόπου δὲ κινούμενος βροντῆς ἦχον ἐτέλει,
ὥστε δοκεῖν σαλεύεσθαι γῆν τε καὶ πάντα δένδρα.
(Jeffreys, G, VI, v. 65‑68)

[…] trois têtes énormes qui ne cessaient de cracher le feu et lançaient, les unes et les autres, des flammes étincelantes ; et quand il changeait de place, il faisait un bruit de tonnerre, si bien que la terre et tous les arbres en paraissaient ébranlés. (Jouanno, 1998, p. 266)

L’élément topique du feu est présent, mais le plus surprenant est le détail des trois têtes que possède ce dragon, τρεῖς εὐμεγέθεις κεφαλὰς, « trois têtes énormes ». Cet élément est également présent dans la version E et est complété par une signification allégorique :

ταῦτα μεταμορφώνεται, τρεῖς κεφαλὰς μὲ δείχνει·
ἡ μία ἦτον γέροντος, ἡ ἄλλη νεωτέρου,
ἡ δὲ μεσαία ὄφεως, δράκοντος τῆς γεέννης.
(Jeffreys, E, v. 1109‑1111)

Voilà qu’il prend un autre aspect, voilà qu’il montre trois têtes :
l’une était la tête d’un vieux, l’autre la tête d’un jeune homme,
au milieu la tête d’un serpent, dragon de la Géhenne. (Odorico, 2012, p. 133)

Cette « figure allégorique à trois têtes », comme la désigne Elizabeth Jeffreys (« three-headed allegorical figure », Jeffreys, 1998, p. 323), correspond à une longue tradition de représentation du Temps, sous la forme d’une créature à tête de jeune homme, d’homme mûr et de vieillard1.

Mais l’adaptation intéressante que fait le poème akritique de ce motif consiste à remplacer la tête centrale par une tête de serpent, en en faisant clairement un symbole biblique du démon sur lequel nous reviendrons. Pour ce qui concerne la stricte représentation physique du dragon à trois têtes, si on le rapproche de l’épopée persane, on trouve des ressemblances frappantes. En effet, la multitude des têtes du dragon est un trait que partage la littérature byzantine avec celle en langue d’oïl, en revanche, ces têtes sont rarement au nombre de trois en Occident (Pierreville, 2011, p. 8) ; de même, dans la culture suméro-sémitique, le dragon possède souvent plusieurs têtes, mais en général au nombre de sept (Skjærvø, 1987). Dans le cas de Digénis, la tradition des trois têtes de l’allégorie du Temps semble avoir fusionné avec une autre tradition, qui est celle du dragon indo-iranien à trois têtes.

De fait, le dragon qu’affronte Digénis n’est pas sans rappeler le démoniaque roi Żaḥḥāk du Šāhnāme2, ainsi que son ancêtre avestique Aži Dahāka, et le Viśvarūpa du Rg Veda. Aži Dahāka et Viśvarūpa possèdent trois têtes (Lincoln, 1981, p. 103), tandis que Żaḥḥāk est devenu humain dans la version donnée par Ferdowsi, mais les deux serpents greffés à ses épaules autour de sa propre tête évoquent le souvenir des trois gueules originelles (Lincoln, 1981, p. 109). Le dragon de la version E de Digénis en est l’équivalent inversé, car la tête ophidienne se trouve au milieu des deux autres, en raison de la nature animale dominante de la créature et surtout de l’insistance sur son origine satanique.

L’association de ces deux traditions est d’autant plus étroite qu’elle remonte aux origines de la littérature grecque elle-même, si l’on songe au rapprochement qu’opère Bruce Lincoln entre ces mythes et celui d’Héraklès combattant Géryon dépeint sous les traits d’un monstre à trois têtes (Lincoln, 1981, p. 109‑111 : Hésiode, Théogonie, v. 287‑294).

Bruce Lincoln consacre un long développement à l’importance du nombre trois dans ces mythes, nombre trois que l’on retrouve soit dans le nombre de têtes de l’ennemi vaincu, soit dans le nom du héros, soit dans le nombre de coups qui lui sont nécessaires pour abattre son adversaire (Lincoln, 1981, p. 112‑115, et p. 120 pour une version hittite). Ajoutons à ce propos que Digénis affronte une série de trois adversaires dans les deux versions du poème : le dragon, le lion, puis les apélates.

Ces remarques nous conduisent à postuler une proximité entre les versions grecques du traitement du dragon et les versions orientales indiennes et iraniennes, peut‑être en raison d’un substrat indo-européen commun, mais seulement partiellement, car celui‑ci se retrouve moins dans la littérature en langue d’oïl, pourtant influencée par la mythologie celte, qui a par ailleurs conservé bien des traits indo-européens. L’autre hypothèse serait celle d’échanges à l’époque de la composition de ces poèmes. On sort alors du strict cadre structuraliste indo-européen. Almut Hintze (1999) a repéré de telles similarités entre le dragon des premiers textes judéo-chrétiens et le dragon avestique Aži Dahāka, en lien avec la pensée eschatologique. On pourrait formuler le même type d’hypothèse à propos de la description du dragon à trois têtes.

Pour ce qui concerne la symbolique du dragon, les influences sont beaucoup plus diverses, et s’éloignent encore davantage du cadre indo-européen.

Le dragon tentateur face à l’héroïsme féminin : d’une dimension héroïque masculine à une dimension hagiographique féminine

En particulier, la vocation d’opposant monstrueux au héros n’est pas la seule interprétation possible à donner au dragon dans la littérature épique.

Il existe tout d’abord une transformation du schéma dans laquelle le dragon devient opposant de l’héroïne et non plus du héros, lui offrant par là l’occasion de se distinguer.

On le voit en comparant la version E et G de la Digénide. Dans la première, le dragon se dresse sur la route de Digénis, qui lui propose un duel régulier ; le dragon lui-même s’adresse ensuite à Digénis, pour lui enjoindre de le laisser s’emparer de sa bien-aimée, en échange de la vie sauve. Digénis défait le dragon en insistant sur l’aide divine qui lui a été accordée. Dans la version G cependant, le dragon approche la jeune femme alors que Digénis est endormi. Elle se retrouve donc seule face à lui et prend le rôle d’une héroïne confrontée à une créature maléfique :

δράκων μορφώσας ἑαυτὸν εἰς εὐειδὲς παιδίον
πρὸς αὐτὴν παρεγένετο βουλόμενος πλανῆσαι·
ἡ δὲ τὸν ὄντα οὐδαμῶς ἀγνοήσασα ἔφη:
«Ἄφες, δράκον, ὅ βούλεσαι· ἐγὼ οὐκ ἀπατοῦμαι,
ὁ φιλῶν με ἠγρύπνησε καὶ ἀρτίως καθεύδει
(ἔλεγε γὰρ ἐν ἑαυτῇ: Δράκων οὗτος ὑπάρχει,
πώποτε οὐ τεθέαμαι ὧδε τοιαύτην ὄψιν)·
εἰ ἐγερθῇ καὶ εὕρῃ σε, νὰ σὲ κακοδικήσῃ.»
Ὁ δὲ πηδήσας ἀναιδῶς βιάζειν ἐπεχείρει.
(Jeffreys, G, VI, v. 47‑55)

Un dragon, s’étant métamorphosé en gracieux adolescent, s’approcha d’elle, voulant la séduire. Mais elle, n’ignorant nullement qui il était, déclara : « Renonce à ton dessein, dragon : je ne me laisse pas abuser. L’homme qui m’aime a veillé cette nuit et il vient de s’endormir (elle se disait en elle‑même : “C’est un dragon, jamais je n’ai vu figure pareille”) ; s’il se réveille et te trouve, il te mettra à mal. » Mais lui, bondissant, entreprit impudemment de lui faire violence. (Jouanno, 1998, p. 266)

Plusieurs éléments notables sont contenus dans cette scène. Premièrement, le dragon prend l’apparence d’un jeune homme attrayant, « εὐειδὲς παιδίον », espérant ainsi convaincre l’épouse de Digénis de s’adonner à l’adultère et au péché de la chair. Le rapprochement avec le diable tentateur vient aussitôt à l’esprit, ainsi que la comparaison avec Ève, comme le rappelle Elizabeth Jeffreys (1998, p. 155, note au v. 47). L’association d’une créature reptilienne et d’une figure de tentateur a de fortes résonances bibliques ; en outre, la littérature hagiographique byzantine — et occidentale — regorge de saints tueurs de dragons (que l’on songe à saint Georges, à saint Michel, à saint Théodore, etc.), figurant symboliquement la victoire de la vertu sur le vice.

Elizabeth Jeffreys, en revanche, n’insiste pas sur les implications diégétiques du rôle joué ici par la jeune femme, devenue l’inverse idéalisée de l’Ève pécheresse qui s’est laissée corrompre par le serpent tentateur. La tradition hagiographique semble se déplacer alors vers la jeune femme qui fait figure de sainte, plutôt que vers le saint qu’incarnait Digénis dans la version E. L’héroïsme devient féminin, et les armes employées sont celles de la raison et du discours de bravade : le texte insiste à plusieurs reprises sur la clairvoyance de la jeune femme, qui est loin d’ignorer à qui elle a affaire (« οὐδαμῶς ἀγνοήσασα », « n’ignorant nullement » ; « ἐγὼ οὐκ ἀπατοῦμαι », « je ne me laisse pas abuser »), qui nomme par deux fois son adversaire de son vrai nom (« δράκον » au vocatif puis « Δράκων »), et qui sait reconnaître l’essence du mal, « τὸν ὄντα », « qui il était », avec un sens fort du verbe « être ». Le texte offre qui plus est un accès à son intériorité, en restituant ses réflexions et son étonnement face à un tel spectacle, « τοιαύτην ὄψιν », une « figure pareille » ; ces pensées rapportées en font un sujet actantiel au sens plein. L’inspiration du poète de G pour cette scène semblerait donc venir des vies de saintes, qui ont elles aussi à affronter des créatures diaboliques, comme sainte Marina (Argyriou, 2003, p. 168), ou sainte Marthe (Mâle, 1956, p. 194). D’ailleurs plusieurs épisodes de la Digénide rapprochent la jeune femme d’une sainte, notamment lors de sa mort et de celle de son époux (G, VIII, v. 149‑152, et E, v. 1805‑1867) ; cette scène‑ci s’intègre dans cette tendance générale. Elle est même en l’occurrence plus valorisante que certains textes hagiographiques eux‑mêmes envers les figures de saintes, comme celles étudiées par Catia Galatariotou (1984/1985).

Et de fait, cette épreuve est purement féminine ; le dragon essaie de faire violence à la jeune femme sous sa forme humaine, plutôt que sous sa forme reptilienne, rendant manifeste la symbolique sexuelle. Dans le folklore, celle‑ci se fondra avec le danger de dévoration incarné par l’ogre des contes, qui est désigné en grec par le terme δράκος (Jeffreys, 1998, p. 155).

L’épisode marque une spécificité du dragon par rapport aux autres créatures de la Digénide s’attaquant à la jeune femme : il est le seul à qui elle s’adresse par la parole, avant d’appeler au secours Digénis. Dans le cas du lion, elle se contente de crier à l’aide immédiatement ; pas plus contre lui que contre les brigands apélates ensuite, n’a lieu de confrontation verbale de la jeune femme seule à seul avec son adversaire. Outre le rôle d’importance ainsi dévolu à l’héroïne, l’épisode signale la nature singulière du dragon, qui incarne la figure du démon, avec son intelligence et sa semblance humaine.

De même, dans le Šāhnāme, le dragon qu’affronte Rostam au cours de ses sept épreuves est le seul de ses adversaires animaux à posséder l’usage de la parole (Ferdowsi, 2014, vol. 2, p. 28, v. 366‑371). C’est un trait fréquent des dragons du Šāhnāme, qui souligne leur nature de démons à mi-chemin entre la bestialité et l’humanité détentrice du logos, mais en aucun cas réduits à la simple animalité3. Le dragon de la Digénide est évidemment encore plus humanisé et démonisé à la fois, en raison de son rapprochement avec le diable tentateur. La raison et le langage partagé par le héros pourfendeur de dragon, ou l’héroïne à la volonté de fer, et leur ennemi lui-même crée un jeu de miroir entre le dragon et son opposant ou opposante ; le caractère inquiétant des démons vient précisément de leur proximité avec l’espèce humaine, et aussi de leur maîtrise supérieure des qualités physiques et intellectuelles dont sont dotés les êtres vivants. Cela n’est pas non plus sans conséquence sur le héros ou l’héroïne, qui pour vaincre le mal doit démontrer une capacité à surpasser cette maîtrise précisément hors du commun de son adversaire.

La menace que la jeune épouse de Digénis adresse au jeune homme-dragon prouve que la parole insidieuse de Satan se révèle moins efficace que la sienne propre, qui lui permet de résister avec bravoure. Son discours fait songer à un autre épisode du Šāhnāme, lors duquel le roi Fereydūn, vainqueur du roi-dragon Żaḥḥāk, se métamorphose à son tour en dragon pour mettre à l’épreuve ses trois fils. Le plus jeune, Īraj, surmonte l’épreuve par le seul pouvoir de la parole :

بدو گفت کز پیش ما باز شو                    نهنگی تو بر راه شیران مرو
گرت نام شاه آفْرِیدون به گوش                    رسیده‌ست، هرگز بدینسان مکوش
که فرزند اوییم هر سه پسر                    همه گرزداران پرخاشخر
گر از راه بی‌راه یکسو شوی                    وُگر برنهمت افسر بدخوی
(Ferdowsi, 2014, vol. 1, p. 104, v. 233‑234)

Va-t-en, dit-il, tu n’es rien qu’un avorton,
          Qui ose se mettre sur le chemin des lions,
Si jamais le nom de Féridoun à tes oreilles
          Est parvenu, n’essaye pas d’être nos pareils,
Car nous sommes ses enfants tous trois,
          Porteurs de massues et avides de combats,
Si tu persistes dans cette voie sans profit,
          Je mettrai sur ta tête la couronne d’infamie. (Ferdowsi, 2019, p. 76)

Tout comme la jeune épouse de Digénis qui rappelle au dragon la puissance de son époux, Īraj se revendique de la puissance et de la renommée de son père pour ramener le monstre à la raison. Dans les deux cas, la jeune épouse du héros, ou bien le jeune fils du héros, voient leur propre valeur rehaussée par cet usage de la prudence au sens latin du terme.

Ainsi, pour résumer le traitement du combat contre le dragon dans les deux versions de la Digénide, l’on peut dire que la version E est conforme au modèle hagiographique masculin, et à la tradition héroïque masculine telle qu’elle se voit également dans le Šāhnāme, où les dragons sont souvent combattus par le protagoniste principal d’une geste héroïque donnée, Rostam, Goštāsp ou Esfandiyār. La version G quant à elle transforme le motif de la jeune fille vulnérable à la merci du dragon en héroïne digne des saintes, en parallèle, cette fois‑ci, avec d’autres occurrences d’apparition du dragon, qui conduisent à réévaluer la symbolique générale de ce dernier.

Une symbolique plurielle du dragon entre bien et mal

Dans sa confrontation avec le faux dragon, qui n’est autre que son père transformé, il peut paraître naturel qu’Īraj, pour effrayer le monstre, invoque devant lui le tueur de dragons par excellence, Fereydūn. Mais en réalité, l’argument qu’utilise Īraj permet d’instaurer un jeu de miroir supplémentaire : il menace le dragon de représailles de la part de son père, sans savoir que son père et le dragon ne font qu’un. Le discours d’Īraj prouve que Fereydūn n’a pas seulement vaincu le mal lorsqu’il a défait le roi-dragon Żaḥḥāk, il l’a absorbé au point d’acquérir la maîtrise de l’ordre et du désordre, de l’harmonie et du chaos. Cette analyse conduit à reconsidérer entièrement la symbolique du dragon dans l’histoire de Fereydūn, qui a d’ailleurs pu être décrit comme un roi magicien et thaumaturge (Caiozzo, 2018, p. 78). Déjà dans le texte de Ferdowsī se trouve cette potentialité de labilité de la figure du dragon.

Corinne Pierreville a montré la pluralité de la symbolique du dragon dans la culture médiévale occidentale (Pierreville, 2011). Cette pluralité existe aussi dans le monde iranien. Dans les mythologies anciennes, le dragon est un nuage noir qui retient les pluies et qui pourra uniquement être vaincu par un dieu ou un héros investi de la puissance de la foudre, à même de libérer les pluies pour fertiliser la terre (Khāleghī-Moṭlagh, 1987). Il est aussi associé au fleuve (Skjærvø, 1987 ; Caiozzo, 2017). Dans les cosmographies orientales médiévales, il est un animal exotique des confins, à l’aspect souvent effrayant (Caiozzo, 2012). Il revêt en outre des significations astrologiques (Caiozzo, 2009), ou bien des fonctions apotropaïques (Caiozzo, 2013b), et est impliqué dans divers rituels (Krasnowolska, 2012). Dans la littérature épique, le dragon est une épreuve à surmonter dans l’acquisition de la royauté, de l’héroïsme ou de la maîtrise de soi : dans le Šāhnāme, Rostam affronte un dragon lors des sept épreuves qu’il traverse pour aller soumettre un pays de démons réputé imprenable (Ferdowsi, 2014, vol. 2, p. 26‑28), de même qu’Esfandiyār dans son propre parcours héroïque qu’il mène avec l’espoir de posséder un jour le trône de son père (Ferdowsi, 2014, vol. 5, p. 231‑235). Goštāsp en combat un aussi lors de son séjour dans le Rūm (Ferdowsi, 2014, vol. 5, p. 36‑43), après avoir d’abord abattu un loup monstrueux. La confrontation avec le dragon peut aussi intervenir plus tard, dans la geste d’un personnage déjà détenteur de la royauté, mais dont la royauté apparaît comme « grande quête initiatique » (Caiozzo, 2018, p. 140), tel Eskandar (l’avatar iranisé d’Alexandre le Grand), ou Bahrām‑e Gūr dans le Šāhnāme. Dans la poésie persane du xiiie siècle, le dragon devient un symbole soufi des pulsions dangereuses qu’il s’agit de réfréner en soi, comme dans l’histoire du dragon endormi imprudemment capturé par le chasseur de serpents (Rūmī, Mas̱navī, III).

Ainsi, la pluralité de la symbolique du dragon a déjà été montrée pour la culture persane en général, mais pas tant dans le texte du Šāhnāme lui‑même, en particulier dans l’histoire de Fereydūn et Rostam, où il était comme tenu pour acquis que le dragon était uniquement l’adversaire démoniaque à abattre. Pourtant, le Šāhnāme offre une multiplicité d’interprétations du rôle de ce dragon opposant. En effet, même s’il est vaincu et qu’il reste du côté du mal, il a des conséquences bénéfiques sur la destinée du héros qui s’en trouve actantiellement et éthiquement valorisé. L’impact positif du dragon ne s’arrête pas là et peut affecter sa nature elle‑même ; il est l’instrument d’un retour à l’équilibre dans le monde.

Żaḥḥāk, qui est pourtant l’incarnation absolue du mal dans l’œuvre, en fournit une illustration. Il est l’agent du mal, mais n’est venu au pouvoir qu’en raison de la déchéance du roi précédent et du reste du monde en général. En effet, l’orgueil dont se rend coupable son prédécesseur, le roi Jamšīd, est de se croire lui-même devenu le Créateur et le maître divin du monde, alors qu’il n’était que son représentant sur terre — ce péché d’orgueil pouvant se comprendre à la fois dans un sens religieux, mais aussi dans un contexte séculier, en tant que faute d’humilité du souverain par rapport à ses sujets. Être défait, supplanté et mis à mort par le dragon est la juste rétribution de ce double orgueil. Le dragon n’est pas le justicier, mais l’exécuteur : il est l’agent qui délivre le châtiment, ce qui ne l’implique pas moins dans le processus de justice rendue.

La symétrie qui existe entre le personnage de Żaḥḥāk et celui de Fereydūn, et qui passe par leur métamorphose commune en dragon, a été interprétée par plusieurs exégètes en termes psychanalytiques (voir Omidsalar, 1987). Nous proposerions volontiers de voir plutôt ici non pas une répression des pulsions, mais un équilibre entre bien et mal, et un usage raisonné de forces opposées ; autrement dit, de lire ce conflit non pas en termes moraux, mais en termes cosmiques et métaphysiques. La transfiguration en dragon dénote l’impossible existence d’un bien absolu sur terre, et la nécessaire connaissance et assimilation du mal pour accéder à la véritable sagesse.

L’ambivalence relayée par le dragon, en particulier celui qu’incarne Żaḥḥāk, trouve son point culminant dans la descendance de ce dernier. En effet, le plus grand héros du Šāhnāme, Rostam, descend de lui par sa mère Rūdābe4, tandis que son père Zāl a été élevé par l’oiseau Sīmorgh, l’antagoniste traditionnel du dragon dans les représentations littéraires et picturales persanes. Ce conflit récurrent suggère une opposition des forces chtoniennes et des forces célestes, qui rend l’union de Zāl et Rūdābe d’autant plus signifiante. Cette alliance des contraires donne naissance à un héros extraordinaire, et elle est symbolisée par le dragon, dont Rostam fait son emblème :

درفشش پدید اژدهاپیکرست                    بدان نیزه‌بر شیرِ زرّین سرست
(Ferdowsi, 2014, vol. 2, p. 160, v. 530)

Vois donc sa bannière qui porte un dragon,
          Et sur la pointe la tête dorée d’un lion. (Ferdowsi, 2019, p. 281)

Cet étendard, qui est décrit par Hojīr à Sohrāb au moment où celui-ci lui demande de lui indiquer l’identité des chefs iraniens, est stratégiquement placé au milieu de la description de tous les autres généraux. Cette position fait de Rostam le centre brillant de l’armée iranienne ; son blason rappelle l’alliance des deux peuples antagonistes dont il est issu, en même temps qu’il indique l’aspect redoutable de sa force en tant qu’il a fait sienne l’essence du dragon. La bannière de Rostam est alors un élément crucial pour la redéfinition du dragon sur le plan éthique et symbolique, car il apparaît ici comme un symbole éminemment positif, décrivant avec éclat la puissance monstrueuse et majestueuse à la fois dont est paré ce héros exceptionnel.

Les accointances de Rostam et de sa famille avec la magie (voir Caiozzo, 2018, p. 302 et 2017, p. 1613‑1614) en font un personnage plein d’ambivalence mais aussi très riche du point de vue de la synthèse de thématiques et d’influences diverses. La force conférée par le dragon au guerrier qui porte son effigie n’est pas sans rappeler le symbole de puissance et de royauté qu’incarne le dragon celtique (Pierreville, p. 19‑22), ainsi que les enseignes de l’armée romaine, qui seraient d’origine scythe (Darkó, 1935). Rostam étant lui-même possiblement apparenté aux Sakas, un peuple scythe (Melikian-Chirvani, 1998), on voit que le dragon a pu en tant que tel se charger de symboliques diverses et les faire voyager dans les cultures et littératures qu’il a successivement traversées.

Bibliographie

Argyriou Astérios, 2003, « Angélologie et démonologie à Byzance : formulations théologiques et représentations populaires », Cuadernos del CEMyR, vol. 11, p. 157‑184.

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Notes

1 Dans sa note au vers 1109, Elizabeth Jeffreys mentionne une figure allégorique d’Éros à trois têtes dans Livistros, et renvoie de plus à Panofsky (1955), qui a fourni une abondante recherche des sources du célèbre tableau de l’allégorie de Prudence à trois têtes du Titien. Retour au texte

2 Son histoire s’étend du vers 75 au vers 194 du règne de Jamšīd, et du vers 1 au vers 499 de son propre règne (Ferdowsi, 2014, vol. 1). Retour au texte

3 Lucie Herbreteau aboutit à la même conclusion à propos des dragons de la littérature médiévale anglaise (Herbreteau, 2018). Retour au texte

4 Cette ascendance est attribuée tantôt à la mère de Rūdābe (Ferdowsi, 2014, vol. 1, p. 241, v. 1135), tantôt à son père (Ferdowsi, 2014, vol. 1, p. 204, v. 594 et 605). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Nina Soleymani Majd, « De quelques éléments de la symbolique du dragon dans l’épopée byzantine et persane », IRIS [En ligne], 41 | 2021, mis en ligne le 28 novembre 2021, consulté le 19 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2193

Auteur

Nina Soleymani Majd

Université de Nantes

Droits d'auteur

CC BY-NC 4.0