Les mythes et les symboles grecs anciens et judéo-chrétiens dans le roman Le Cercle de Stratis Tsirkas

  • Ancient Greek and Judeo-Christian Myths and Symbols in the Novel The Circle by Stratis Tsirkas

DOI : 10.35562/iris.2251

Résumés

Le Cercle, de l’auteur grec Stratis Tsirkas, classifié parmis les romans politiques, est une œuvre qui met sur le devant de la scène l’importance des mythes et des symboles, aussi bien grecs anciens que judéo-chrétiens, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale au Moyen-Orient. Des gens de nationalités diverses et aux buts variés, sans bornes et complètement déboussolés, à la fois profanant le sacré et sacralisant le profane se concentrent autour de la ville de Jérusalem. L’imaginaire mythique du roman tourne autour des trois axes principaux : le premier est la sacralité de la ville et l’importance du centre ; le deuxième concerne les symboles aquatiques et le rêve, et le troisième axe le symbole de la femme. Leur analyse nous aidera à percevoir des mythes et des symboles en tant que modus vivendi, et leur effet sur la conscience, le comportement et l’action humains en 1942, durant la période du conflit armée en Europe.

The Circle, by the Greek author Stratis Tsirkas, classified among the political novels, is a work that brings also to the center stage the importance of myths and symbols, both ancient Greek and Judeo-Christian, in the context of the Second World War in the Middle East. People of various nationalities and goals, boundless and completely confused, profaning the sacred and at the same time making sacred the profane, are concentrated around the city of Jerusalem. The novel’s mythic imaginary revolves around three main axes: the first is the sacredness of the city and the importance of the center; the second concerns aquatic symbols and dreams and the third, the symbol of woman. Their analysis will help us to perceive the myths and symbols as modus vivendi and their effect on human consciousness, behavior and action in 1942, during the period of the armed conflict in Europe.

Index

Mots-clés

Tsirkas, mythe, symbole, sacré, profane

Keywords

Tsirkas, myth, symbol, sacred, profane

Plan

Texte

Introduction

Le présent article propose une lecture originale du roman Le Cercle de Stratis Tsirkas. Publié en Grèce en 1961, Le Cercle fait partie de la trilogie Cités à la Dérive qui reçut en 1971 le prix du Meilleur Livre étranger en France. Le titre de la trilogie fut inspiré par les vers du poème « Stratis Thalassinos à la Mère Morte », écrit par George Séféris (prix Nobel 1963) : « Jérusalem, cité à la dérive, Jérusalem, cité des réfugiés. » Les deux autres romans qui constituent la trilogie sont l’Ariane (1962) et La Chauve-Souris (1965). Ces trois livres suivent la vie de Manos Simonidis entre 1942 et 1944, un jeune soldat idéaliste et militant, réfugié grec, engagé dans le mouvement antifasciste de gauche au Moyen-Orient. Chaque roman raconte le passage de Manos successivement dans les villes de Jérusalem (Le Cercle), du Caire (Ariane), et d’Alexandrie (La Chauve-Souris), où il lutte avec les alliés contre l’expansion féroce hitlérienne. La dernière partie de la Chauve-Souris se déroule à Thessalonique, où l’on apprend que le héros principal meurt durant la guerre civile. Autour de lui se succèdent des personnages de cultures, de religions, de nationalités et de statuts différents, aux convictions et desseins variés. Presque chacun d’eux représente un idéal-type distinct, et l’ensemble constitue la mosaïque de la condition humaine, la charte d’actions des forces invisibles et sournoises qui visent à déterminer le destin des personnes et les faits historiques.

Toute la production de la recherche académique concernant la trilogie de Tsirkas cible essentiellement trois axes principaux : le politique, le cosmopolitisme et la stylistique. En premier lieu, la thématique du politique est étroitement liée à l’idéologie communiste et à la critique exercée par le héros central, Manos Simonidis, surtout au niveau de sa rigidité, de son intransigeance, et d’un contrôle parfois oppressant. En second lieu, on est confronté à un cosmopolitisme errant, vagabond, érotique, parfois arriviste et amoral, régnant au Moyen-Orient. Sous cet angle, les Cités à la Dérive sont associées et comparativement étudiées avec le Quartet d’Alexandrie de Lawrence Durrell. En dernier lieu, le style d’écriture aléatoire de Tsirkas oscille entre réalisme et modernisme. De surcroît, les romans de la trilogie sont plutôt perçus dans une globalité, ce qui conduit à négliger la valeur intrinsèque de chacun d’eux, et surtout du premier. Le Cercle nous introduit à la cosmogonie et à la cosmagonie1 issues de la Seconde Guerre mondiale, et à la façon dont les hommes et femmes subissent leur propre existence dans un monde injuste, pervers, corrompu, décadent et ingouvernable, où le profane est sacralisé, et le sacré est constamment profané.

Le Cercle est principalement caractérisé comme un roman politique, dominé par le cosmopolitisme dynamique des Grecs de la diaspora, des exilés, des réfugiés, des immigrés, des agents militaires nationalistes, des communistes antifascistes, des espions et des opportunistes venant du monde entier. Pourtant la réalité décrite par Tsirkas, qui correspond plus ou moins aux faits réels historiques et politiques, est solidement fondée sur l’imaginaire mythologique aussi bien grec ancien que judéo-chrétien. Cet article a pour but de contribuer à l’étude autonome du premier roman de la trilogie de Tsirkas, et de révéler les éléments qui mèneront à la dé-codification et à l’interprétation de l’imaginaire intense du Cercle. L’auteur, consciemment ou non, nous rappelle à chaque instant que toute personne et tout acte surgissent de l’univers des mythes. Par mythe on entend ce que Mircea Eliade appelle « une histoire vraie qui s’est passée au commencement du Temps et qui sert de modèle aux comportements des humains » (1993, p. 22), ou bien « un mode d’être dans le monde » (ibid., p. 23). Selon Mircea Eliade, le mythe est enraciné dans notre vie sociale, culturelle et religieuse, de même que dans nos comportements et attitudes. Le mythe porte toujours un message qui a du sens, et constitue un commencement primordial, il nous parle des temps primordiaux, et du fondement du monde (Jung & Kerényi, 1951).

Dans le roman de Tsirkas, l’organisation du récit ainsi que les grands thèmes traités sont liés aux symboles et aux archétypes d’un monde originaire. Il s’agit de grandes questions qui préoccupent les individus depuis la création du monde, des thèmes centraux de la conscience collective, des images et des rêves qui traversent les générations, les races et les nations, et qui structurent l’âme universelle (Jung & Kerényi, 1951, p. 95‑112). Les mythes et leurs constituants chez Tsirkas nous révèlent la vérité diachronique sur l’existence et la condition humaine, le destin de l’homme, et son rapport avec le cosmos terrestre et divin.

Résumé du roman

Le Cercle se déroule dans la ville sacrée de Jérusalem, où arrive une multitude de gens soit pour échapper à la Seconde Guerre mondiale qui fait rage en Europe, soit pour s’organiser contre les troupes victorieuses allemandes. Le héros central du livre, ayant abandonné le groupe communiste antifasciste et clandestin des « têtes coupées », se cache sous le nom de Caloyiannis dans une pension gérée par Madame Anna Feldmann-Rosenthal, une bourgeoise allemande déclassée, secrètement amoureuse de Manos. Dans cette même pension vivent Madame Rapesco, commandante dans le FFL, ex‑prostituée qui se présente comme la veuve d’un comte roumain, les Benlassines un couple de juifs yéménites militants communistes, Rosa Chliaska la femme de ménage juive polonaise, ses deux petits-enfants et sa belle-mère, et d’autres gens encore de nationalités et de provenances différentes.

L’arrivée de la belle Autrichienne Emmy, épouse de Hans Bobertzberg, ancien ministre de Schuschnigg, initiera des intrigues et des passions dérivant de son aventure romantique, courte, discrète et platonique avec Manos, ainsi que de son érotisme et de son hédonisme insatiables et incontrôlables. Bientôt son mari, directeur des émissions autrichiennes à Jérusalem, catholique et monarchiste rigoureux, sera obligé de se déplacer pour exécuter une mission en Turquie. Pourtant, son départ est le résultat d’un plan dressé par les services secrets américains. Emmy subit le chantage de Benny Kurtmeyer, un agent américain qui surveille Hans Borbetzberg, et qui la force à avoir des rapports sexuels avec lui. À ce moment‑là, et malgré le chantage, Emmy, malheureuse dans son mariage, se libère et se précipite dans une relation extraconjugale avec deux hommes en parallèle : Benny et Adam, un Grec malin, immoral, trafiquant et proxénète. Ses sentiments pour Manos restent très forts, elle choisit cependant le chemin des plaisirs charnels.

Manos, sous l’emprise de son idéalisme politique et de son désir de contribuer à la libération de la Grèce, retourne aux « têtes coupées » sans pouvoir oublier Emmy malgré sa déception face à la vie qu’elle mène. L’assassinat d’Adam et l’accusation de Chloe Liaska, confidente d’Emmy, sera la cause de la découverte d’un jeu organisé par une association secrète : un cercle, ayant pour but de se divertir en manipulant la vie érotique des gens sur la base de paris et de prix. À la fin, il est révélé que derrière chaque choix phénoméniquement voulu des individus, se cachait une décision déjà prise par les membres du cercle qui fonctionnaient conformément aux règles internes et mutuellement acceptées. Manos et Emmy ne se voient plus jamais. Le roman s’achève avec une lettre d’Emmy adressée à Manos, par laquelle elle lui annonce la naissance de son fils. N’étant pas sûre de la paternité de son enfant, elle veut croire pourtant qu’Adam en est le père. Elle exprime son désir de l’élever à Jérusalem et de le nommer Emmanouil (le nom de Manos et du fils de Dieu).

Le mythe de la ville sacrée et le symbole du centre

La structure complexe du Cercle et son monde kaléïdoscopique tourne autour d’un axe fixe et stable, celui du centre. En l’occurrence le centre, où toute l’action se déroule, est la cité de Jérusalem. Selon Martin Heidegger, lorsque les Grecs anciens se référaient à la cité, ils employaient le mot polis qui dérive du polos, le pôle2 (Heidegger, 1996, p. 81), l’axe de rotation autour duquel tournent les éléments. Heidegger considère que la cité est fondée sur « la vérité et l’essence de l’être » (ibid., p. 85), c’est l’endroit qui réunit les hommes et leurs attitudes. Dans Le Cercle, la ville de Jérusalem, archétypale et en même temps chaotique et occulte, constitue la scène centrale où se développent l’action humaine et les jeux de contrôle sur la cité et ses habitants. Les hommes y découvrent et dévoilent leur propre vérité et le sens de leur existence en créant des relations notamment conflictuelles, en s’imposant ou en se compromettant. Derrière la façade du cosmopolitisme, du syncrétisme religieux et du multiculturalisme conjoncturel, les héros du livre se consument dans la quête incessante des points de repères stables tant cosmiques que métaphysiques. Chacun d’eux, séparément ou en groupes militaires, nationaux et sociaux, est à la recherche obsédante des alliés, afin de pouvoir affronter l’antagonisme extrême exercé à tous les niveaux.

Jérusalem est plus qu’un lieu. C’est une cité sacrée qui représente, d’après les mythes religieux judéo-chrétiens, un « prototype céleste » (Eliade, 1997a, p. 19) et donc divin. Il ne s’agit pas simplement d’une ville, mais d’un modèle originaire et idéal qui se trouve loin du monde cosmique. Elle est présente dans les écrits des prophètes hébreux, créée tout d’abord dans le ciel par Dieu, et par la suite construite à l’identique sur la terre (ibid., p. 20). Dans l’Apocalypse, après la défaite de Satan et lors du jugement dernier des morts (Apocalypse, 20, 11‑15), le monde recréé trouvera sa demeure dans la Nouvelle Jérusalem descendant des cieux, habillée et parée « comme une jeune mariée » qui va rencontrer son époux (ibid., 21, 2). Dieu dorénavant surveillera la ville et ses élus. « J’entendis alors une voix clamer, du trône : “Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux ; ils seront son peuple, et lui, Dieu-avec-eux, sera leur Dieu.” » (Ibid., 21, 3) L’ordre céleste et terrestre seraient rétablis.

Jérusalem devient successivement, selon la Bible, le symbole de la création, de la recréation, de la renaissance et de la rédemption, la ville exemplaire, le modèle universel où les gens vivront en harmonie parfaite entre eux et avec Dieu. Pour les livres saints, la culture religieuse et le discours judéo-chrétien, Jérusalem devient un mythe de référence. D’après la définition de Mircea Eliade, le mythe est l’expression du besoin interne d’une communauté ou d’une société de dévoiler, par l’intermédiaire du récit, un « évènement primordial » (1993, p. 14). Il sert de « modèle » pour le comportement des individus, il se caractérise par « l’exemplarité et l’universalité » (ibid., p. 14‑15). Il nous raconte aussi la « vérité absolue » (ibid., p. 21) liée au fondement d’une société, et cette vérité se déroule dans un espace et dans un temps sacrés, le temps des origines du monde. Tous les espaces sacrés disposent d’un centre sous la forme d’une montagne, d’un rocher, ou même d’un temple qui joue le rôle de l’intermédiaire entre le ciel et la terre, le divin et le cosmique. C’est le cas du Calvaire, la colline du Golgotha qui se trouve au centre de Jérusalem, et du mont Gérizim (ou Garizim) qui est pour les Samaritains « le nombril de la terre » (Eliade, 1997b, p. 39), un lieu saint (Urien‑Lefranc, 2016, p. 670). Le Golgotha dans la Bible est aussi mentionné comme le « Lieu du Crâne3 » parce que, en plus de l’endroit où Jésus a été crucifié, le Golgotha est le lieu où, selon les croyances, le crâne d’Adam fut enterré. Pour les juifs, Adam « fut façonné » dans la ville de Jérusalem (Eliade, 1997a, p. 29).

Pourtant Jérusalem n’est pas la seule à revendiquer le titre du centre dans l’univers de Tsirkas. Le symbole religieux prend sa place à côté du symbole archaïque. Ron, un des nombreux personnages qui apparaît dans le roman, interroge Manos Simonidis sur les origines de ce dernier. Manos l’informe qu’il vient de Jérusalem du côté de sa mère, tandis que sa résidence permanente est à Athènes. Ron lui répond avec enthousiasme :

« Vous pouvez vous vanter de tenir votre origine des deux centres du monde […]. Vous vous souvenez de Xénophon ? Athènes était au milieu de la Grèce, la Grèce au milieu du monde. Pour leur part, les Croisés voulaient que le centre du monde fût à Jérusalem. » (Tsirkas, 1999, p. 116)

En outre Emmy, en se souvenant des moments insouciants de son enfance et de sa jeunesse durant laquelle elle a découvert les œuvres de Friedrich Hölderlin4, ajoute : « La Grèce, centre du monde… » (Ibid., p. 120) S’agit‑il d’une rivalité inconsciente et sous-jacente chez Tsirkas et d’une revendication nationale par rapport au symbolisme du centre ? La réponse à la question est négative. Chaque individu et chaque communauté ou nation a son propre centre, « son point aimant » comme le centre constitue le point où « le désir collectif ou individuel de l’homme et le pouvoir surhumain capable de satisfaire ce désir, se rencontrent » (Chevalier & Gheerbrant, 1994, p. 189). Le centre est la place de Dieu, la loi suprême, et le pouvoir qui organise et dirige tout, c’est le point où les forces opposées se croisent en poursuivant l’unité (ibid.).

L’imaginaire de Jérusalem en tant qu’axis mundi est maintenu chez Tsirkas, et le livre impressionne, créant parfois la confusion chez le lecteur avec l’affluence interminable des gens qui vivent sur place ou arrivent de tous les coins du monde. La ville est un refuge, un siège d’opérations militaires, un creuset des civilisations où se développent des tendances aussi bien centripètes que centrifuges. Une ville qui accueille et en même temps expulse, tolérante et rigide, mais avant tout désemparée. Manos Simonidis la qualifie d’« extravagante » (Tsirkas, 1999, p. 25), et Emmy de « fatidique » (ibid., p. 51). Hatzivassilis, le vieil ami de Manos, explique que « mille pouvoirs secrets commandaient cette ville à la dérive » (ibid., p. 55), pour ajouter que « les gens entendent monts et merveilles sur les Lieux Saints […] et quand ils viennent, cette terre leur révèle la vérité nue » (ibid., p. 57). Hans, le mari d’Emmy, en s’adressant à elle, lui pose la question suivante : « Ne dit‑on pas que Jérusalem rend fou ou tue ? » (Ibid., p. 67) Benny Kurtmeyer, un des amants d’Emmy, compare Jérusalem avec un « camp de concentration » (ibid., p. 231), tandis que Ron la considère comme « la ville la plus étrange qu’il connaisse. Chaque clocher indique une secte. Chaque synagogue, chaque mosquée. Un écheveau d’inquiétudes spirituelles qu’Hitler s’apprête à démêler d’un coup de pied » (ibid., p. 109). À la fin du roman, Madame Rapesco nous donne une image plus saisissante encore de cette ville fragmentée :

« Voici la Ville Sainte, le nombril de la terre avec ses habitants, un abrégé de l’Humanité et des passions. Cette ville divisée en nations, divisée en tribus, divisée en religions, en doctrines et en croyances, divisée en classes et en castes, divisée en quartiers, en sexes, en races, en âges. Une mosaïque terriblement embrouillée. » (Ibid., p. 232)

Pour les personnages du Cercle, Jérusalem est une ville dont la sacralité est fortement contestée à cause de son hétérogénéité extrême qui la découpe et la morcèle. Parallèlement, cette sacralité est désespérément recherchée en tant que garante de l’ordre cosmique, spirituel, politique et existentiel. Nous nous retrouvons alors devant un paradoxe, celui du bipôle acceptance – contestation. D’une part, on relève l’acceptance générale du mythe archétypique archaïque et religieux de la ville sacrée et du centre. D’autre part, un doute surgit quant à son actualité et son prestige, suite à la guerre, à la dispersion et à la diversité chaotique qui dégradent cette sainteté. On dirait que le texte pose de façon implicite le problème de l’autochtonie, de la possession et de la gouvernance légalisée de la ville dans le contexte historique où l’action du roman se déroule. Manos, en reprenant le chemin de l’action militaire antifasciste clandestine, se cache dans la maison de la doctoresse italienne Nina, qui se trouve sur la colline de Scopus. Là, il réfléchit aux temps où Jérusalem était férocement convoitée pour une fois encore :

« Titus Flavius avait campé là, sur cette colline, avec ses légions romaines, et suivi l’agonie de Jérusalem assiégée en bas, déchirée par les discordes et les fanatismes mortels, mais qui lui résistait désespérément. Jusqu’à ce qu’il eût entièrement incendiée, qu’il eût détruit les murailles, rasé les fondations des temples et des monuments, qu’il eût égorgé ou vendu les citoyens divisés, les Zélotes, les Larrons, les Eliazarites et même les moderés. » (Tsirkas, 1999, p. 165)

La Seconde Guerre mondiale déstabilise et dégrade la ville. Le pouvoir dirigeant est perdu, décapité, et Jérusalem reste un corps « à la tête coupée » (pour se rappeler le nom des chefs de l’organisation du Parti communiste avec qui Manos Simonidis était temporairement en rupture). La désacralisation de la cité à travers le déplacement ou l’absence du centre se reflète aussi dans la topographie du roman. D’après Roger Callois, le pur est toujours placé au cœur de la ville et se manifeste par la présence des autels, des statues, des bâtiments de services officiels et autres, qui sont liés à une « vie honorable » (1988, p. 67‑69). Ces constructions majestueuses dénotent la « cohésion », l’« harmonie », la « norme » et la « solidité » (ibid., p. 71). Au contraire, ce qui est impur se trouve dans les quartiers périphériques et obscurs, dans la misère des rues étroites et délaissées, où l’on peut trouver de petits hôtels, des pensions malfamées, et rencontrer des clandestins (ibid., p. 67‑69). L’éloignement du centre et du pur coïncide avec le rapprochement de l’agitation, de la désintégration et du désordre (ibid., p. 71). Mais même lorsqu’on est près d’un symbole religieux mythique et donc central, la profanation qu’il subit est telle que l’image sainte perd sa pureté et sa grandeur. C’est le cas par exemple de Winter, l’agent d’Intelligent Service, qui séduit des religieuses catholiques et orthodoxes, ou bien d’Adam, l’homme impudique qu’Emmy rencontre devant le Nouveau Monastère Grec, ou encore Pantélis « le moine rouge » qui entretenait des relations incestueuses avec sa sœur. À travers ces trois exemples, on peut constater que l’image de l’église — symbole du centre et du sacré —, si importante pour Jérusalem, est démystifiée et avilie.

Les gens du Cercle, en restant phénoméniquement à l’écart, en circulant métaphoriquement et géographiquement dans la périphérie et dans l’ombre, en profanant et en dupant, font tout pour approcher et contrôler la cité, en profitant de la cosmogonie que la guerre provoque. Pourtant, il faut prendre en compte que justement la cosmogonie « est la suprême manifestation divine » (Eliade, 1997b, p. 73), que « le sacré représente […] une énergie dangereuse, incompréhensible, malaisément maniable et éminemment efficace » (Caillois, 1988, p. 27). La revendication du centre, aussi bien politique que métaphysique, est angoissante et difficile. « Le chemin est ardu, semé de périls, parce qu’il est, en fait, un rite de passage du profane au sacré ; de l’éphémère et d’illusoire à la réalité et à l’éternité ; de la mort à la vie ; de l’homme à la divinité. » (Eliade, 1997a, p. 31)

Les symboles aquatiques et les rêves

Les images aquatiques jouent un rôle prépondérant dans Le Cercle, et elles apparaissent sous diverses formes. Le premier livre de la trilogie commence avec un rêve d’Emmy qui se rapporte à l’eau : « Et une voix, venue des temps immémoriaux, disait qu’au-dessus du fleuve flottait le parfum d’un lys d’or. Il y avait des années qu’Emmy n’avait éprouvé cela. Quelle bénédiction ! Il lui semblait que ses articulations, ses nerfs, son âme émergeaient d’eaux lustrales. » (Tsirkas, 1999, p. 11) De ce fait, aussi bien Emmy que le lecteur lui‑même, sont transposés dans un illo tempore presque édénique, lointain et indéfini, au‑delà du temps historique. Le fleuve aux eaux lustrales renvoie à un état de béatitude et de sérénité. Par ailleurs, le lys symbolise dans la religion chrétienne la vertu et l’innocence (l’épisode de l’Annonciation), mais aussi la capacité de résister aux difficultés et de survivre, comme on peut voir dans le Cantique des Cantiques : « — Je suis le narcisse de Saron5, / le lis des vallées. / — Comme le lis entre les chardons, / telle ma bien-aimée entre les jeunes femmes. » (Le Cantique des Cantiques, II.1‑2) Associé aux eaux, il désigne l’amour, le désir (Chevalier & Gheerbrant, 1994, p. 578), et la fécondité parce que « si l’eau devient précieuse, elle devient séminale » (Bachelard, 1942, p. 13). La rêverie paradisiaque donne tout de suite le relais à la réalité démythifiante. « Le nez d’Emmy reposait sur une tache humide. Il y avait des années aussi que sa salive n’avait coulé pendant son sommeil. » (Tsirkas, 1999, p. 11) C’est une scène d’intimité extrême, qui étonne le lecteur, et qui le prépare en même temps pour le jeu entre le sacré et le profane qui va suivre tout au long du roman.

À travers un des monologues intérieurs de Manos, on apprend que sa rencontre avec Emmy commence avec la récitation de la première stanza du poème de Friedrich Hölderlin, Moitié de la vie (Hälfte des Lebens)6 : « Avec des poires jaunes, accroché et plein de roses sauvages, le pays. » (Tsirkas, 1999, p. 39) Manos répond avec quelques lignes de Prologos (Préface) de Kostas Vanalis, qui parle de l’amour et de la mer. Le reste du poème de Friedrich Hölderlin apparaît vers la fin du livre sous la forme d’un rêve d’Emmy. Durant la période où elle vit seule et isolée dans une villa pour accueillir ses amants, elle fait « un rêve, un de ces rêves tout en horizons dorés et frises grecques et lacs bleus aux cygnes enivrés de baisers7 » (Tsirkas, 1999, p. 199‑200). Le poème décrit un paysage idyllique et arcadien, hymne à la sacralité des eaux d’un temps et d’un lieu mythique. Pourtant, il s’agit d’une image aquatique obscure, car l’eau sacrée est sombre et ténébreuse, elle est « stymphalique » (Durand, 1992, p. 104). La « stymphalisation » se produit lorsque la nuit transperce la surface des eaux en les rendant opaques et noires comme un étang. « Parfois la pénétration est si profonde, si intime que, pour l’imagination, l’étang garde en plein jour un peu de cette matière nocturne, un peu de ces ténèbres substantielles. Il se “stymphalise”. » (Bachelard, 1942, p. 137) Cette image troublante est contrebalancée par la blancheur, la grâce et les jeux érotiques des cygnes qui, dans la mythologie grecque, sont associées non seulement à l’amour et au désir, mais aussi à l’hiérophanie et à la fertilité. Rappelons‑nous le mythe selon lequel Zeus, en se transformant en cygne, séduisit Léda qui, suite à cet accouplement, mit au monde deux enfants, Pollux et Hélène.

À l’opposé, les rêves et les visions de Manos ne sont pas autant euphoriques que ceux d’Emmy. Ses cauchemars sont remplis de morosité, d’effroi et de vertige :

« Je conduirais Emmy à Bethléem et à la Mer Morte […]. Je m’effondrais […]. La chute de Satan, des ailes noires comme celles de la chauve-souris, la tête en bas, les ongles crochus, les cornes, et Jésus, divin, intact, au bord du précipice avec l’auréole […]. Autre image, Icare, en chair et en os, corps dénudé, des ailes blanches angéliques, et l’air plein de duvet et le soleil là-haut, or en fusion. La foudre m’a frappé avant que l’enfer ne me happe, noir et béant comme la gueule du Dragon. La foudre m’a frappé avant que je me noie dans la mer Egée qui palpitait au‑dessus de moi, toute vague et écume. » (Tsirkas, 1999, p. 63‑64)

Le chemin de Manos et d’Emmy vers les lieux saints est interrompu par l’intervention du démon effrayant et d’Icare en plein vol. Parmi eux, la figure sereine et luisante de Jésus qui reste calme et contemplatif devant cet événement apocalyptique8. À son tour, Manos suit la chute explicite de Satan et celle implicite d’Icare, frappé par une foudre qui, ressemblant à un monstre mythique, l’envoie en même temps aux tartares et au fond de la mer Égée. Le châtiment biblique se joint à la punition archaïque pour aboutir à la condamnation de ceux qui contreviennent aux ordres imposés par une force supérieure, cosmique ou surnaturelle.

L’univers onirique de Manos est plein d’antithèses. On devient témoins d’un combat sauvage entre le Bien et le Mal, le haut et le bas, la lumière et les ténèbres, l’eau et le feu, la vie et la mort. Gilbert Durand divise l’imaginaire en deux grands schémas : le régime diurne qui se définit par les oppositions, et le régime nocturne qui se caractérise par les forces mystiques. En adoptant la catégorisation de Gilbert Durand, on peut constater que le rêve de Manos avec ses images antithétiques appartient au régime diurne et héroïque, comme il contient des symboles de la chute (catamorphes), de la présence des monstres et des bêtes (thériomorphes) et des symboles associés à la nuit (nychtomorphes). Ces éléments sont indicatifs de l’appréhension face au temps fluide et à la perte, qui s’exprime par « la négation du destin et de la mort » (thériomorphie), « l’angoisse devant le devenir » (nyctomorphie), et « l’inquiétude morale devant la chair sexuelle » (chute) (Durand, 1992, p. 133). Le rêve de Manos est typique de l’imaginaire diurne dans le sens où

[…] la mort et le temps seront récusés ou combattus au nom d’un désir polémique d’éternité, la chair sous toutes ses formes, spécialement la chair menstruelle qu’est la féminité, sera redoutée et réprouvée en tant qu’alliée secrète de la temporalité et de la mort. (Durand, 1992, p. 134)

Sa chute dans la profondeur de la mer Égée est une mort, mais aussi un retour à la mère biologique et à la mère natale, la Grèce, pour laquelle il éprouve une grande nostalgie. La mer a toujours été très importante pour les Grecs qui lui attribuaient des qualités divines, génératrices et libidinales. En plus d’être nourricière et protectrice, elle est aussi salvatrice, et éloigne les tentations en purifiant l’homme.

Le deuxième chapitre du Cercle s’ouvre avec une phrase pessimiste de Manos : « Je ne savais pas que la solitude se buvait à petites gorgées. » (Tsirkas, 1999, p. 21) L’image de la « liquéfaction » de la solitude amère qui rend cette dernière potable et consommable comme un poison est en contraste aussi bien avec les eaux primordiales du rêve d’Emmy et du poème de Friedrich Hölderlin, qu’avec l’habitude de Hans Bobertzberg de communier chaque matin (ibid., p. 16). Les gorgées de Manos ont le goût de la frustration et correspondent au temps présent et volatile. En revanche, les gorgées de la communion de Hans ont la saveur de l’espoir et correspondent à une expérience diachronique et transcendante. Carl Gustav Jung considère la masse comme une action transformatrice et la classifie parmi les archétypes de la renaissance :

Durant la messe, un acte soustrait au monde et au temps, tue le Christ, le sacrifie et il ressuscite dans la transsubstantiation. Et ce rite de sa mort sacrificielle n’est pas une répétition de l’événement historique mais l’acte original, unique et éternel. L’expérience de la messe est donc une participation à la transcendance de la vie, qui dépasse toutes les limites de l’espace et du temps. C’est un moment d’éternité dans le temps. (2014, p. 209)

Les images aquatiques du Cercle ne sont pas puisées uniquement dans la mythologie grecque. Souvent les personnages du roman se réfèrent au mystère du baptême. Frau Anna, après avoir préparé le bain pour Madame Rapesco, monologue : « Et tu l’as entendue entrer dans sa bassine. Et l’eau. Dans le Jourdain on les baptise une seconde fois tout habillées. » (Tsirkas, 1999, p. 30) Hans en accusant Emmy de son infidélité lui rappelle : « Heureusement que tu es née catholique. Le baptême t’a sauvée une fois. » (Ibid., p. 67) Des soldats grecs visitent le fleuve Jourdain pour se faire baptiser : « Quelques gars de la Brigade qui étaient de chez nous l’ont trouvé quand ils sont venus recevoir le baptême dans le Jourdain. » (Ibid., p. 138‑139) Rosa Chliaska, la femme de ménage à la pension de Frau Anna et à la nouvelle résidence d’Emmy, lui fait des reproches pour la vie immorale qu’elle mène et pour la disparition de Manos : « Lui [Manos], il n’aurait pas fermé les yeux. Mais qui sait ce qu’il a appris pour s’évanouir dans la nature ! — Il savait que j’étais mariée. — Et alors ? Il t’aurait rebaptisée. À quoi sert le Jourdain, par ici ? » (Ibid., p. 199)

Par l’intermédiaire du baptême tout devient expiable et pardonnable. Pourtant, le mystère paraît être perçu par les personnages comme une procédure simple, rapide et presque ordinaire, perdant ainsi sa valeur mystique et aboutissant à sa profanation. Au dernier chapitre du livre, Emmy écrit à Manos et l’informe de sa situation du moment. Elle lui parle de son enfant et lui annonce qu’elle souhaite lui donner un nom grec en insinuant l’imminence du baptême. « Je les ai priés de lui trouver un nom grec, mais ils n’arrivent pas à se mettre d’accord, et à ce que je vois, ils finiront par l’appeler Emmanuel. » (Tsirkas, 1999, p. 243) Dans l’Évangile selon Matthieu, il y a deux prénoms donné au Christ : Jésus et Emmanuel. « Voici que la vierge concevra et enfantera un fils, / et on l’appellera du nom d’Emmanuel, / ce qui se traduit : “Dieu avec nous”. » (Matthieu, 1, 23) Le prénom Manos est en grec la version plus courte pour Emmanuel. Emmy n’a pas pu l’empêcher de retourner aux « têtes coupées », mais elle reste métaphysiquement liée à lui à travers son fils.

Le baptême depuis son origine est un rite de passage d’un état pré‑chrétien, et donc profane, au monde expié des élus et des protégés par les puissances divines. Il symbolise la régénérescence et le pardon du péché originel :

Jean le Baptiste fut dans le desert, proclamant un baptême de repentir pour la rémission des péchés. Et s’en allaient vers lui tout le pays de Judée et tous les habitants de Jérusalem, et il se faisaient baptiser par lui dans les eaux du Jourdain, en confessant leurs péchés. (Marc, 1, 4‑5)

Il s’agit selon Jung d’« une transformation métaphysique du destin » à travers « un processus magique » (Jung, 2014, p. 351). C’est un acte iniatique et rédempteur, durant lequel l’individu s’engage à une vie conforme aux règles des livres saints. Et pourquoi cet acte devient‑il si nécessaire même lorsqu’il est constaté, simplifié ou profané ? Parce que l’homme durant son existence est à tel point en contact avec l’expérience des rites et des mythes vivants, qu’il ressent le besoin de se retourner pour se pencher sur son passé avant de continuer sa marche vers l’avenir (Jung & Kerényi, 1951, p. 11‑12).

Le symbole de la femme. Du dionysisme à la mystagogie

Nous avons examiné jusqu’à maintenant deux symboles-archétypes importants dans l’imaginaire de Tsirkas : la ville et l’eau. Un autre symbole encore, aussi important et fondamental que les précédents, est celui de la femme dont les aspects et les versions variés se retrouvent dans la personnalité controversée d’Emmy Bobertzberg. Emmy, une étrangère autrichienne, fait son apparition à Jérusalem avec son mari Hans, un homme faible, aspirant à la restauration des Habsbourgs et à la prédominance de la foi catholique. L’arrivée d’Emmy à Jérusalem lui donnera accès à un « vertige dionysiaque » (Gernet, 1953, p. 383), à un « délire bacchique » (ibid., p. 382) similaire au ménos, la folie sacrée des Grecs anciens (ibid., p. 380). Les Ménades ou Bacchantes étaient des femmes qui accompagnaient le dieu mythique Dionysos (Bacchus). Elles participaient aux fêtes organisées en son honneur, orgiaques et frénétiques, menant fréquemment à la violence rituelle (ibid., p. 382).

Les Bacchantes, la tragédie d’Euripide, traite du sujet de la visite anonyme de Dionysos à Thèbes, afin de punir la prohibition de son culte. La venue de Dionysos, dieu chtonien et civique, du masque et du déguisement, du vin et des excès, de la mort et de l’extraordinaire, a toujours lieu dans le contexte suivant : un étranger, en surgissant de l’au‑delà, arrive dans un monde barbare (Vernant, 1985 p. 39). Dans la mythologie et la tragédie grecques, mais aussi dans l’Ancien Testament, l’arrivée d’un étranger, comme l’arrivée d’Emmy à Jérusalem, signale une hiérophanie. Lors d’une discussion de Manos avec Hatzivasilis, ce dernier lui rappelle : « L’étranger est sacré. Tu n’as pas lu dans le Deutéronome : Tu ne pervertiras point le droit d’un étranger… Tu te souviendras que tu as été esclave sur la terre d’Égypte. » (Tsirkas, 1999, p. 56)9 Ce dieu imprévisible, ambivalent et contradictoire, devient le symbole de la perte de soi, de la souffrance et de la violence (Henrichs, 1984, p. 207).

Dans le roman de Tsirkas, Emmy incarne l’esprit dionysiaque sous l’apparence soit d’une bacchante, soit de Bacchus lui‑même déguisé en femme. Friedrich Nietzsche dans L’Origine de la tragédie, en décrivant le dionysisme, parle de l’ivresse, de l’extase hédonique et de la luxure immodérée de l’individu, qui arrive à se dissocier de son passé, de lui‑même, et à tomber dans un état léthargique sans limites (Nietzsche, 1872, p. 38). Il se morcèle pour se réunir de nouveau avec l’être primaire en dépit des conditions de cruauté et des abus. Hans fait l’analogie entre Emmy et les « kermesses » (Tsirkas, 1999, p. 73), festivités organisées au Moyen Âge spécialement en Hollande, durant lesquelles les bornes sociales, morales et religieuses disparaissaient et les individus se livraient aux excès ménadiques. Les sujets épris par le dionysisme repoussent la vérité, refusent la connaissance et reportent l’action :

En ce sens, l’homme dionysien est semblable à Hamlet : tous deux ont plongé dans l’essence des choses un regard décidé ; ils ont vu, et ils sont dégoûtés de l’action, parce que leur activité ne peut rien changer à l’éternelle essence des choses ; il leur paraît ridicule ou honteux que ce soit leur affaire de remettre d’aplomb un monde disloqué. La connaissance tue l’action, il faut à celle‑ci le mirage de l’illusion […] c’est la vraie connaissance, la vision de l’horrible vérité, qui anéantit toute impulsion, tout motif d’agir. (Nietzsche, 1872, p. 38)

Emmy à travers l’adultère refuse la réalité de la guerre, les complots, les secrets et les alliances fragiles. Elle se contente des plaisirs charnels, et reste sciemment inactive. On est bien loin de la femme du jardin du Cantique des Cantiques (IV.12)10 et on se trouve plutôt devant une femme voluptueuse qui se laisse séduire dans les orangeries, et à qui sont attribués plusieurs fois dans le roman les adjectifs satanique et diabolique. Le corps d’Emmy, littéralement et métaphoriquement à la dérive, devient un objet de convoitise, un champ de bataille, et en même temps un trophée précieux. L’espace où cette revendication obsédante a lieu (la pension, le restaurant de l’hôtel Astoria, la maison d’Adam, la villa, le mirador) est toujours clos et morbide. Il ne s’agit pas du tout d’un contexte édénique, mais plutôt adamique, dans le sens où c’est Adam finalement qui définit les règles et devient le maître du jeu au grand mécontentement de tous. Tout au long du roman, Adam enserre Emmy de la même façon que le serpent entoure Ève dans le jardin d’Eden. Leur rapport se base sur l’animalité et la brutalité. La description de Manos, témoin malgré lui de la première rencontre intime d’Adam et d’Emmy, est assez frappante :

« C’était Emmy comme je ne l’avais jamais vue […] un sourire étrange presque diabolique […]. Et lui l’Adam légendaire, outre poilue jetée à la renverse, les seins flasques et les jambes tordues et grotesques […]. J’étais tout entier dans la lumière […]. Les chacals… » (Tsirkas, 1999, p. 149)

Hölderlin, dans les premiers passages de l’Hypérion (2019), fait la connexion entre l’animalité et l’Antiquité ruinée : « Le hurlement du chacal chantant sa mélodie sauvage au milieu des décombres de l’antiquité me fait sortir de mes rêves. » (Hölderlin, 2019, p. 7) La scène, qui rappelle aussi le rêve de Manos analysé plus haut, renvoie à un rituel mystique et violent, associé aux anciens mythes qui parlent des accouplements des créatures surnaturelles avec les hommes. Ces unions commencent par un changement d’un état ou d’une situation donnée et se terminent avec un événement tragique. Selon René Girard, la sexualité et le désir sexuel provoquent des animosités et des disputes, « c’est l’occasion permanente de désordre, même dans les communautés les plus harmonieuses » (Girard, 1972, p. 57). Le dérèglement de la communauté aboutit à une crise qui déclenche la violence. Bien que la violence contienne en elle une certaine sacralité (ibid., p. 51), dans le cas où elle dépasse les limites imposées par le groupe social il y aura besoin d’un remède expiatoire qui est l’acte de sacrifice. Pour René Girard, le sacrifice est non seulement purificateur mais aussi un acte social (ibid., p. 68).

Adam, le deuxième amant d’Emmy, est un homme vivant en marge, refoulé par les divers groupes de la ville qui lui ont attribué toutes les tares et défauts qu’un individu pourrait concentrer. Il symbolise la chute du premier homme à la suite de laquelle l’humanité est condamnée à la souffrance. La violence morale et physique qu’Adam exerce sur Emma avec sa propre volonté exaspère Rosa Chliaska, sa confidente, qui représente la voix et la conscience lucide de la communauté. Pour elle, ces actes sont sataniques, une dégradation de la nature humaine et de la femme, une déviance : « Oh le pauvre petit corps ! Il l’a brutalisé ! C’est un démon mon cœur ! Emmy se redressa avec orgueil : Moi aussi, je suis un démon, cria-t-elle et Hans avait raison, je porte Satan en moi. » (Tsirkas, 1999, p. 153‑154)

Les personnes adultères dans l’Ancien Testament étaient lapidées à mort, et Jésus dans le Nouveau Testament commande : « Tu ne commettras pas l’adultère. » (Matthieu, 5, 27)

Que si ton œil droit est pour toi une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi ; car mieux vaut pour toi que périsse un seul de tes members et que tout ton corps ne soit pas jeté dans la géhenne. (Matthieu, 5, 29)

Néanmoins, selon Mircea Eliade, l’orgie aussi bien que le mariage « constituaient des rituels imitant des gestes divins ou certains épisodes du drame sacré du Cosmos ; ce qui importe est cette légitimation des actes humains par un modèle extra-humain » (Eliade, 1997a, p. 41). Le monde archaïque reconnaît aux dieux le droit et le privilège d’exercer l’adultère — afin de rappeler aux hommes leur nature divine — de s’imposer et de manifester leur pouvoir surnaturel aux individus mortels. Par conséquent, la sexualité, comme « toute action qui a un sens précis », non seulement n’est pas une activité profane, mais elle participe aussi au sacré (ibid.). Pour Emmy, ce qui donne sens à son action, c’est son besoin de survie et de reproduction, nié par son mari Hans. Néanmoins, l’agitation que cette attitude provoque est tellement violente qu’elle aboutit à l’assassinat d’Adam. Sa mort constitue un sacrifice nécessaire, d’une part parce qu’elle constitue une « catharsis » qui exorcise le mal, et d’autre part parce qu’elle assure le retour à l’ordre établi. Friedrich Hölderlin à travers son Hypérion constate que « […] toutes les œuvres des hommes ont pour fin leur punition et ce ne sont que les dieux et les enfants que Némésis ne frappe pas » (2019, p. 120).

On a vu comment Tsirkas construit dans son œuvre l’archétype polyvalent et complexe de la femme qui réunit en elle des qualités et des caractéristiques contradictoires. Elle est épouse et amante, primitive et cultivée, satanique et bienveillante, adultère par le corps et fidèle par le cœur, cependant toujours attachée au sacré, même lorsqu’elle agit dans un contexte à première vue profane. « Mariage, licence sexuelle, purification collective par la confession des péchés et l’expulsion du bouc émissaire […] c’étaient […] des moments d’un vaste cérémonial. » (Eliade, 1997a, p. 77) Manos Simonidis reconnaît au départ en Emmy une femme instruite, sensible et charmante. La langue de référence entre eux est la poésie, et les vers de Friedrich Hölderlin deviennent leur code secret. Le poète allemand, au‑delà d’être un point de repère linguistique, est aussi un moyen pour calculer le temps. Le roman se déroule en douze mois calendaires, en un temps subjectif et cyclique qui commence et se termine le jour commémoratif de la mort de Friedrich Hölderlin. « Regarde quelle coïncidence mon amour ; aujourd’hui il y a un an, je te voyais pour la première fois, et il y a cent ans mourait Hölderlin. » (Tsirkas, 1999, p. 250) Par ailleurs, la description de la vie d’Hypérion commence au printemps et semble être terminée au printemps de l’année suivante. Le temps ré‑inventé est encore une évidence cérémonielle de la re‑naissance, comme c’est une négation du temps historique et de la réalité vécue.

Durant sa brève relation platonique avec Emmy, Manos l’avait identifiée à Diotima, la bien-aimée d’Hypérion, le héros principal du seul roman de Friedrich Hölderlin, Hypérion ou l’Ermite de Grèce, écrit en 1799. Il s’agit d’un roman épistolaire dans lequel sont décrits la philosophie romantique du héros, les sentiments qu’il partage avec une jeune fille qu’il appelle Diotima, leur éloignement et ses expériences lors de sa participation au projet de libérer la Grèce du joug ottoman. Le personnage de Diotima avait été inspirée par l’amour impossible de Friedrich Hölderlin avec Suzette Gontard, et par la prêtresse-philosophe du Banquet de Platon, qui initie les invités aux mystères et aux étapes progressives de l’amour.

La « diotimation » d’Emmy reste dans un contexte flou par rapport à la définition précise de son identité, comme en témoigne le dialogue suivant entre Emmy et Manos :

— « Tais-toi Emmy ! Imbécile que j’étais, je te prenais pour une Diotima. Je n’ai jamais entendu une femme avouer son désir avec autant d’impudeur.

— Attends Manos. Tu te souviens de Suzette, la Diotima de Hölderlin ? Tu te rappelles ce qu’elle lui écrivait ? “Les relations amoureuses se trouvent seulement dans le monde réel, dans le monde qui nous unit, pas dans l’esprit.” Comme elle avait raison, la malheureuse. » (Tsirkas, 1999, p. 113)

La Suzette – Diotima de Friedrich Hölderlin entretient des relations extraconjugales avec lui, en restant consciente de la véritable situation qui pourtant accable le poète romantique et détériore sa santé mentale. Emmy fait appel à la rationalité et met les choses dans leur vraie dimension. Dans sa lettre qui achève le roman de Tsirkas, elle écrit :

Comment, Manos, une rencontre qui n’a même pas duré deux semaines, comment un amour qui n’a même pas été scellé par un baiser, ont-ils pu te marquer à ce point ? Pourquoi toi, qui avais plus d’expérience que moi n’as-tu pas vu en notre rencontre ce qu’elle représentait exactement : une brève aventure de guerre dans un camp de transit […] pourquoi, puisque je n’étais qu’une Viennoise superficielle et irresponsable, une attardée de l’époque dissolue de François-Joseph, si instable, si coquette, si incapable de résister à n’importe quel homme, au moindre appel de son désir, pourquoi m’as-tu élevée sur un piédestal […] ? (Tsirkas, 1999, p. 241)

Manos, à l’instar de Friedrich Hölderlin, a sa propre vision par rapport à la femme aimée et il l’idéalise. Il l’identifie à la Diotima d’Hypérion qui est un être sublimé, presque sacralisé, et rehaussé au plus haut niveau de la nature humaine. Elle se distingue par son esprit supérieur, sa souplesse, sa lucidité et son dévouement absolu. « Elle n’appartenait plus au monde des mortels. » (Hölderlin, 2019, p. 85) Hypérion, malgré la difficulté de se retrouver seul avec Diotima, arrive à entretenir avec elle une relation spirituelle et platonique (comme d’ailleurs Manos et Emmy). Malgré son regret et ses réticences, elle l’encourage à partir pour « agir » et défendre sa cause, tout en ayant confiance en lui. Avant qu’Hypérion ne parte, elle l’assure qu’elle l’attendra en restant « une vierge fière » (ibid., p. 76).

L’amour élevé exclusivement au niveau spirituel est la base de l’instruction de Diotima, la mystagogue de l’amour du Banquet. Le nom Diotima signifie celle qui glorifie Dias (Zeus), ou bien celle que Dias honore. Il ne faut pas oublier que Zeus, Adam et Jésus sont des figures archétypiques. Zeus est le premier des dieux, Adam le premier des hommes et Jésus (Emmanouil) est la premier et seul fils de Dieu envoyé dans le monde des mortels. Donc l’identification d’Emmy avec Diotima pourrait être lue dans le contexte de la femme qui honore ou qui est honorée par un/des dieux. Elle est un « medium » entre les dieux et les hommes, elle apporte la vraie connaissance sur le mystère de l’amour et transmet ses connaissances à ceux qui les recherchent. Selon la Diomita platonicienne, l’amour se trouve entre le beau et le mauvais, le bien et le mal, la pauvreté et la richesse, la sagesse et l’ignorance (Platon, 1992, 204 b). Le rôle de l’amour est similaire à celui du démon (daimonion) puisqu’il se place entre le mortel et l’immortel, l’humain et le divin (ibid., 200 d). Cet amour-démon a pour mission d’informer les hommes sur le divin, et les dieux sur l’humain. L’occupation de l’espace vide et intermédiaire entre les deux, entre le divin et le mortel, lui donne la possibilité de combler avec sa présence la lacune créée, et de contribuer à la réunion de l’univers avec lui‑même (ibid., 202 e).

On est bien loin de l’image impeccable, romantique et pur de l’amour, comme dans le cas de ce daimonion, Éros, qui tire ses origines de la privation, de l’imperfection et des besoins humains (Obdrzalek, 2010, p. 417). L’amour n’est pas beau. Il est la naissance dans le beau, et constitue une preuve d’immortalité, et de pérennité chez les gens (Platon, 1992, 206 e). Diotima rajoute encore un paramètre à sa définition : celle de l’impulsion de l’amour pour l’immortalité, par l’intermédiaire de la reproduction. La gestation n’implique pas seulement le corps mais aussi l’âme. En conséquence, il y a deux types de gravidité : la somatique et la psychique (ibid., 206 c‑d). Ceux qui tombent enceints dans le corps recherchent le contact corporel, la naissance des enfants, la joie, la réputation posthume. En laissant dans le monde leurs progénitures, ils croient avoir conquis l’éternité. Ceux qui tombent enceints dans l’âme poursuivent et reproduisent la sagesse, la justice, la vertu, la poésie et les lois (ibid., 208‑209). De l’amour spirituel proviennent les juges et les poètes, tandis que ceux qui en ont l’expérience atteignent les telea et epoptika, c’est-à-dire la perfection et le niveau le plus haut des mystères de l’amour (Evans, 2006, p. 17).

On a vu dans ce chapitre de multiples versions d’Emmy en tant que femme archétypale. C’est la ménade, l’adultère, l’être sublimé, la femme sujet et objet du désir malsain, la femme convoitée, la femme démon, la femme médium entre le sacré et le profane, et enfin la femme qui recherche l’immortalité et l’unité à travers l’amour somatique et par la naissance de son fils :

« Oui, tout est bien. Tout passe, tout se décante, tout, et les douleurs comme les joies trouvent un jour leur place et la vie continue, tel est l’essentiel, l’harmonie. Pour moi tout est bien […]. Dès que je me réveille et que je pense qu’il existe, qu’il respire, si près de moi, c’est comme si on m’offrait le monde, c’est une vie nouvelle d’espoir et de joie qui commence pour moi […]. Maintenant, grâce à mon enfant, je m’intéresse autant que vous au monde de demain. » (Tsirkas, 1999, p. 242‑243)

Conclusion : Du temps recherché, du monde recréé et du dieu caché

Le Cercle est le livre des confrontations internes et externes qui se manifestent sur plusieurs niveaux. Les personnages du roman, déracinés et fragmentés, subissent les résultats d’une guerre non seulement destructrice, mais aussi corruptrice. Comme les points de repères stables et fixes sont ébranlés, la ligne entre le permis et le non‑permis devient indiscernable. Dans ce contexte de désharmonie totale, les individus repoussent leurs propres limites et celles des autres, et ils s’entremêlent en ranimant, autant dans leur vie intime que dans leurs rapports sociaux et politiques, les mythes antiques et judéo-chrétiens. Les symboles récurrents du livre donnent au lecteur l’impression que la réalité historique se confond avec un imaginaire des temps lointains, des origines primaires et que « le temps historique est intégré dans un temps fabuleux » (Durand, 1992, p. 236).

D’après Mircea Eliade, un objet ou un acte est réel lorsqu’il fonctionne de façon imitative par rapport à un archétype, parce que la réalité se définit par la répétition et par la participation (Eliade, 1997a, p. 48) :

Même les actes les plus barbares et les comportements les plus aberrants ont des modèles transhumains divins. L’homme religieux voulait et croyait imiter ses dieux même lorsqu’il se laissait entraîner dans des actions qui frôlaient la folie, la turpitude et le crime. (Eliade, 1997b, p. 92-93)

L’abolition du temps historique par la participation aux actes qui imitent les schémas mythiques dénote le désir de l’homme de transgresser le temps passager, la mortalité, la vie profanée et donc mal équilibrée et fragile. Les personnages fictifs de Tsirkas ont tendance à regarder en arrière afin de pouvoir comprendre et améliorer, pas forcément avec des moyens acceptables, leur condition dans le monde moderne. Les références constantes aux passages bibliques, poétiques, aux mythes et aux symboles expriment le rêve de la re-création et du rétablissement de l’ordre par l’imposition des lois, même s’il s’agit des lois improvisées, arbitraires et profanes, comme c’est le cas du cercle de mirador ou des services secrets à Jérusalem.

En lisant le livre de Tsirkas on se rend compte que tout est à la dérive. Tout se trouve dans un tourbillon d’où les gens ont du mal à sortir. Durant une conversation avec Frau Anna, Rosa Chliaska atteste :

« Les prophètes nous ont trompés. Les rabbins nous ont trompés. Les hommes politiques nous ont trompés. Les généraux aussi. Écritures, livres, journaux tout n’est que mensonges. Quand je l’ai compris, je me suis dit : “Rosa, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Comment vivre sans loi ?” » (Tsirkas, 1999, p. 80)

Pour l’homme primitif, vivre conformément aux archétypes c’était vivre conformément à la loi, « puisque la loi n’était qu’une hiérophanie primordiale, la révélation in “illo tempore” des normes de l’existence, faite par une divinité ou un être mythique » (Eliade, 1997a, p. 112). L’état dans lequel les gens se trouvent dans le Cercle est un état quasi-primitif. Bien que la sacralité paraisse être régulièrement en question, elle reste un enjeu, une fin qui assurera la force, l’intégrité et la stabilité des individus, de la cité de Jérusalem et du monde entier. Dans le roman, le profane se sacralise et ce qui était sacré à l’origine se dégrade peu à peu par l’intermédiaire des comportements et des actes à première vue « païens » — dans le sens où ils constituent une aberration du religieusement acceptable —, pourtant toujours intégrés dans un contexte transhumain et extracosmique.

Le microcosme de Tsirkas fait partie d’un macrocosme en crise dû à la recherche de la manifestation d’un « dieu caché », présent et en même temps absent. Il s’agit d’un dieu lointain que les personnages du livre à la fois évoquent, recherchent, défient, provoquent et imitent, comme les gens qui font partie du cercle. Lucien Goldmann, en analysant la vision tragique chez Pascal et Racine, parle du « paradoxe » dans la pensée de la tragédie grecque. L’individu a deux choix. Le premier consiste à rejeter le monde en adoptant l’attitude extramondaine du « non », et donc à le considérer en tant qu’obstacle privé de sens et de valeur. Le second est d’adopter l’attitude intramondaine du « oui » en acceptant le monde tout en le niant (Goldmann, 1959, p. 60‑62). Manos en se référant à Pascal se dit : « N’est‑ce pas Pascal qui a écrit : Presque tous nos malheurs viennent de ce que nous n’avons pas appris à rester dans notre chambre ? » (Tsirkas, 1999, p. 23) Malgré les périls que la sortie de notre solitude apaisante engendre, la phrase de Pascal est un grand « oui » intramondain et non un rejet. Manos croyant et révolté, idéaliste et réactionnaire, est organiquement lié à ce monde sauvage, ambigu et paradoxal dans lequel il vit, même s’il refuse de se compromettre avec des possibilités qui ne sont ni « valables » ni « suffisantes » (Goldmann, 1959, p. 66‑67). Il repousse tout ce qui ne mène pas à la totalité et à l’harmonie, tout en restant toujours attiré par son opposé, que ce soit Emmy ou ses compagnons des « têtes coupées ». Il ne faut pas oublier que la vérité et la perception du divin passent à travers la réunion des contraires (ibid., p. 220), et que cette opposition rend favorable la marche vers le telos qui est l’harmonie et l’union avec soi‑même dans le nouveau monde. Comme le dit Hypérion, « […] on ne peut rien imaginer d’excellent sans son opposé mal formé » (Hölderlin, 2019, p. 11).

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Notes

1 Cosmagonie est un terme que j’ai inventé pour désigner l’agitation et l’anxiété généralisées dans le monde à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Il dérive des deux mots grecs cosmos qui signifie monde, univers, et agonie qui veut dire angoisse, inquiétude. Retour au texte

2 L’analyse de Heidegger a comme point de départ un passage de la tragédie Antigone de Sophocle. Retour au texte

3 « Arrivés à un lieu dit Golgotha, c’est-à-dire du Crâne, […]. »
« Et ils amènent Jésus au lieu dit Golgotha, ce qui se traduit lieu du Crâne. »
« Lorsqu’ils furent arrivés au lieu appelé Crâne, ils l’y crucifièrent ainsi que les malfaiteurs, l’un à droite et l’autre à gauche. »
« Et il [Jésus] sortit, portant sa croix, et vint au lieu dit du Crâne — ce qui se dit en hébreu Golgotha […]. » Retour au texte

4 Friedrich Hölderlin, poète et philosophe célèbre, est un des fondateurs du mouvement romantique et de l’idéalisme allemand. Passionné par la Grèce, il a été inspiré par sa mythologie, sa philosophie, et les grands classiques de l’Antiquité. Sa vie sera marquée par son amour dévastateur pour Suzette Gontard, une femme mariée, à qui il donne le nom de Diotima dans son œuvre. Friedrich Hölderlin avait été embauché par son époux, le riche banquier Gontard, en tant que précepteur de leurs enfants. Leur relation illicite avait une mauvaise influence sur la santé mentale et psychique du poète, qui jusqu’à sa mort a vécu isolé et torturé par des troubles mentaux. Retour au texte

5 La vallée de Sharon était sableuse, aride et stérile. Retour au texte

6 La première stanza du poème est la suivante : « Avec des poires jaunes, accroché / Et plein de roses sauvages, / Le pays dans les hauts du lac, / Et vous, cygnes, emplis de grâce, / Ivre de baisers / Avec vous qui plongez la tête / Dans l’eau sobre et sacrée. » La version originale et traduite est disponible sur <https://lyricstranslate.com> [consulté le 15 janvier 2020]. Retour au texte

7 La phrase « aux cygnes enivrés de baisers » se réfère au poème de Friedrich Hölderlin, Moitié de la vie (Hälfte des Lebens), et apparaît en italique dans le texte original. Retour au texte

8 Au chapitre « Tentation au désert » de l’Évangile selon Matthieu, 4, 8‑11, Jésus, isolé dans le désert et affamé après quarante jours de jeûne, est tenté trois fois par le diable. La posture de Jésus ferme et stable devant le précipice est probablement une référence à la troisième tentation du Christ par Satan : « De nouveau le diable le prend avec lui sur une très haute montagne, lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire et lui dit : “Tout cela, je te le donnerai, si, te prosternant, tu me rends hommage.” Alors Jésus lui dit : “Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : C’est le seigneur ton Dieu que tu adoreras, / et à Lui seul tu rendras un culte.” Alors le diable le quitte. » Disponible sur <www.levangile.com/Bible-Annotee-Matthieu-4.htm> [consulté le 21 janvier 2020]. Retour au texte

9 La phrase vient du Deutéronome, 10, 17‑19 : « […] car Yahvé votre Dieu est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs, le Dieu grand, vaillant et redoutable, qui ne fait pas acception de personnes et ne reçoit pas de présents. C’est lui qui fait droit à l’orphelin et à la veuve, et il aime l’étranger, auquel il donne pain et vêtement. (Aimez l’étranger car au pays d’Égypte vous fûtes des étrangers.) » Disponible sur <https://www.biblegateway.com/passage/?search=Deutéronome+10%3A17-19&version=LSG> [consulté le 12 janvier 2020]. Retour au texte

10 « Elle est un jardin bien clos, / ma sœur, ô fiancée ; / un jardin bien clos, / une source scellée. » Disponible sur <https://bit.ly/3DOgBhY> [consulté le 12 janvier 2020]. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Elefthéria Karagianni, « Les mythes et les symboles grecs anciens et judéo-chrétiens dans le roman Le Cercle de Stratis Tsirkas », IRIS [En ligne], 41 | 2021, mis en ligne le 28 novembre 2021, consulté le 19 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2251

Auteur

Elefthéria Karagianni

Docteure en Sciences politiques

Post-doctorante, département de sociologie, université de Crète

Droits d'auteur

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