En 1913, le paléographe Ernest Langlois a publié quatre morceaux de parchemin qui avaient servi de charnières dans la couverture d’un livre de la Renaissance (Langlois, 1913, p. 384‑389). Une fois réunis, ces fragments ont restitué cent-vingt octosyllabes en rimes plates d’un roman totalement inconnu du cycle breton des environs de 1325.
D’un point de vue linguistique, Ernest Langlois a relevé les particularités suivantes :
-
Le o + nasale > ou : desfioumes, houmes, preudoume, dounés, pardounés.
-
Assimilation de –ens à –ans (inconnue du picard) : grans rime avec gens (v. 1‑2).
-
Le graphème q n’est pas suivi d’un u : qi, qerre, reqiert, oqoison.
-
se < si est orthographié ce.
-
La deuxième personne du pluriel du futur en –ois (inconnu du picard) : tenrois, avrois, serois.
-
Réduction de z à s (caractéristique du picard) : grans, gens, armés, drois.
-
Autres traits picards : fieus (vs ancien français filz), vo (vs ancien français vostre).
-
Distinction morphologique de genres des articles (trait qui exclut le picard) : la forest, la vile (v. 3), sa parole (v. 20).
Le paléographe en conclut que « le poète et le copiste pourraient être de la Champagne ou des pays limitrophes ».
À ma connaissance, il n’existe ni traduction ni analyse de ces fragments. Dans ma copie, j’ai reproduit le texte établi par Ernest Langlois : entre crochets sont placées les lettres restituées ; les italiques représentent les signes d’abréviation dans le manuscrit (mlt = mout). La seule initiative de ma part consiste à signaler le nombre de syllabes manquantes qui est indiqué entre crochets dans les vers incomplets1.
Outre la traduction en français moderne, l’objectif de cette publication est de proposer une analyse onomastique et littéraire de ces fragments afin de tenter de les positionner dans la tradition arthurienne.
Traduction juxtalinéaire
[…] |
|
[…] |
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Ou l’asamblee estoit si grans |
où le rassemblement était très grand |
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Del roi A[rtu] et de ses gens. |
du roi Artu et de ses troupes. |
||
Entre la forest et la vile |
Entre la forêt et la ville, |
||
En a logié plus de .c. mile ; |
là, ont campé plus de cent mille hommes2 |
||
5 |
Et li baron adès venoient, |
les hommes arrivaient toujours |
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Qi la contree pourprenoient. |
et ils envahissaient la contrée. |
||
Li rois atout maint compaignon |
Le roi avec maints compagnons |
||
Seoit devant son paveillon ; |
était assis devant sa tente. |
||
Lors vit venir .II. rois armés |
C’est alors qu’il vit arriver deux rois en armes |
||
10 |
Qe il avoit ja mout a[mé]s, |
qu’il avait beaucoup aimés jusqu’à présent : |
|
Le roi Ilas, le roi Sol[va]s ; |
le roi Ilas et le roi Solvas. |
||
Et furent mout bien [a] cheval, |
Ils montaient très bien à cheval, |
||
Et chevalier hardi et preu, |
et de chevaliers courageux et vaillants |
||
Qe lor parans n’avoi[t] nul leu. |
avec leur prestance, aucun lieu n’en possédait. |
||
15 |
Solvas fu sires des [.]enois (ou d’Es[.]enois) |
Solvas était le seigneur des [.]enois3 |
|
Et Ilas fu d’Irlande rois. |
et Ilas était roi d’Irlande. |
||
Devant le roi sont aresté, |
Ils se sont arrêtés devant le roi |
||
Qui se seoit devan[t son tré]. |
qui était assis devan[t sa tente]. |
||
Maint roi i ot, maint duc, maint comte, |
Il y avait maints rois, maints ducs, maints comtes, |
||
Et Ilas sa parole conte : |
Ilas profère ces paroles : |
||
« Roi », fait il, nous vous desfioumes, |
— Roi, dit-il, nous retirons notre foi envers vous, |
||
Ja ne nous tenés pour vos houmes ; |
ne nous considérez plus comme vos vassaux ; |
||
Car tant avés vers nous mespris |
car vous avez commis tant de fautes envers nous |
||
Qe ja nus drois n’en seroit pris. |
que rien ne saurait nous rendre justice. |
||
25 |
Ou il a amour ne concorde, |
Là où il n’y a ni charité4 ni réconciliation, |
|
Trop est vilaine la descorde. |
la discorde est par trop ignoble. |
||
Mais ce vous iestes5 ci trouvés, |
Mais si vous vous êtes trouvés dans cet état d’esprit jusqu’à présent, |
||
Vous vous tenrois pour fol prouvés |
vous vous considérerez comme un fou |
||
Ainz qe qinzaine soit passee. |
avant que quinze jours soient passés. |
||
30 |
Ja tant n’avrois gent amenee |
Jamais vous n’auriez amené une telle armée |
|
C’onques n’aiés en vous fiance. » |
si vous aviez confiance en vous. » |
||
Qant il ont fait lor desfian[ce], |
Lorsqu’ils ont achevé de lancer leur défi, |
||
Les chiés de lor chevaus retournent, |
ils tournent bride |
||
Tout droit vers la forest s’en tournent ; |
et s’en retournent tout droit vers la forêt. |
||
35 |
Et li rois est remés pensis, |
Le roi demeure absorbé dans ses pensées, |
|
Tous merveillous et tous pensis, |
abasourdi et profondément soucieux : |
||
Q’il ne sét mot de l’oqoison |
il ne connaît pas la raison |
||
Pour quoi dient tel desraison. |
pour laquelle ils lui ont tenu de tels propos injurieux. |
||
S’en parloient li baron tuit. |
Tous les nobles ne parlaient que de cela. |
||
40 |
Toute la cours frem[i]t et bruit, |
Toute la cour s’agite et pousse des cris d’indignation, |
|
Li plus preudoume, li plus sage |
Les plus valeureux, les plus sages |
||
Dient qe ci a grant outrage |
déclarent qu’il y a là une grave offense |
||
Q’ensi ont desfié le roi |
d’avoir ainsi défié le roi |
||
Par tel orguel, par tel desroi. |
avec tant d’insolence, avec tant d’agressivité. |
||
45 |
Et li rois conseil en reqiert |
Le roi leur demande conseil |
|
Lon la raison qui li afiert : |
sur la conduite à tenir6 : |
||
« Sire », fait li rois Uriens7, |
« Sire, dit le roi Urien, |
||
« [6/7 s.]8 … biens |
… bienfaits / bénéfices / bonnes intentions |
||
Qe vous en voissïés après : |
que vous envoyiez quelqu’un les rattraper : |
||
50 |
Encor sont il de ci mout près. |
Ils sont encore tout près d’ici. |
|
Ne sai de quel force se sentent. |
Je ne sais d’où ils tirent leur puissance |
||
Mais de grant outraje se vantent, |
Mais ils se vantent avec une grande audace, |
||
Et nous soumes desarmé tuit, |
Et nous, nous sommes complètement désarmés, |
||
Venu a joie et a deduit ; |
étant venus pour nous amuser et nous divertir, |
||
55 |
S’il vous faisoient ore .I. lait, |
de sorte que si, maintenant, ils vous faisaient affront, |
|
Jamais tant ne seroit de fait. |
Celui-ci ne pourrait être lavé en aucune façon9. » |
||
— Si m’aït Dieus », ce dist li rois, |
— Que Dieu me vienne en aide10 ! dit le roi, |
||
« Cis consaus est bons et adrois. |
Ce conseil est de bon sens et juste |
||
Or commandés cil qi ira |
Faites venir celui qui qui sera envoyé |
||
60 |
Et ma parole lor dira |
Et qui leur portera mon message |
|
[lacune 8 syllabes] |
... |
||
[6 s.] … ues forfait |
… délit |
||
[3 s.] … es sires forfait |
… seigneurs délit |
||
[3 s.] … rtel orguel |
… [mo]rtel (?) orgueil |
||
65 |
[4 s.] … [i]re vous en weil |
…[i]re vous en tienne rigueur |
|
[4 s.] … t gaires qe face |
… pas beaucoup d’importance à ce que je fasse |
||
[3 s.] … eslés en la place |
… combattu11 à l’endroit même |
||
[3 s.] … ement li vendra |
… lui conviendra |
||
[3/4 s.] … us bien veoir |
… bien voir |
||
70 |
[5 s.] … re pooir |
… pouvoir |
|
[3 s.] … p]arole escouta |
… parole écouta |
||
[4 s.] … honte douta |
… le déshonneur craignit |
||
[2 s.] … fu plus jentis honi |
… plus noble a été déshonoré |
||
[4 s.] … sor son blason |
… sur ses armoiries |
||
75 |
[6 s.] … biau sire |
… cher seigneur |
|
[3 s.] … orroie je vous dire |
… [p]ourrais-je vous dire |
||
[4 s.] … et par franchise |
… et par noblesse (ou générosité) |
||
[3 s.] … e]stre en nule guise |
… être en aucune façon |
||
[4 s.] … je faire seüsse |
… que je susse (ou fusse capable de) faire |
||
80 |
[4 s.] … e amour eüsse |
… que j’eusse … amour |
|
[4 s.] … ve]rs vous mespris |
… commis une faute envers vous |
||
[4 s.] … a dame apris |
… a pris …. dame |
||
[4 s.] … gnies orendroit |
… sur-le-champ |
||
[4 s.] … rai si bon droit |
… à bien juste titre / très justement |
||
85 |
[3 s.] … A]rtus de Bretaigne |
… A]rtus de Bretagne |
|
[4 s.] … r et sa compaigne |
… et sa suite |
||
[5 s.] … vostre non |
… votre nom |
||
[5 s.] … m]’appel’on |
… on me nomme |
||
[6 s.] … par foi |
… par ma foi |
||
90 |
[4 s.] … t] li fieus le roi |
… le fils du roi12 |
|
[2 s.] … mon cors me fu mescheü |
… il m’est arrivé un malheur |
||
[2 s.] … e grant anui eüsse eü ; |
… et j’aurais eu une grande peine ; |
||
[C]ar li mieudre estes des meillo[urs] |
Car vous êtes le meilleur des meilleurs |
||
[j’]ai bien oï parler de vous, |
J’ai entendu parler de vous favorablement, |
||
95 |
[D]e vo pris et de vostre los. |
de votre valeur et de votre réputation. |
|
[M]ais, se pour Dieu qerre vous os |
Mais, par Dieu, si je vous demande ce service13 |
||
[Qe] vous si haut don me douné[s], |
que vous m’accordez avec tant de libéralité |
||
[1 s.] … vostre ire me pardounés. |
… votre colère me pardonnez. |
||
[G.] li respondi : « Amis, |
Gauvain lui répondit : « Ami, |
||
100 |
[N]’avés pas tant vers moi me[spris] |
ne vous trompez pas sur mes intentions |
|
[Qe] vous encor m’amour n’aiié[s] ; |
bien que vous n’ayez pas encore toute ma confiance (ou estime), |
||
[J]a de ce ne vous esmaiés. |
vous ne devez pas vous inquiéter de cela. |
||
[M]ais vous referois tant pou[r moi] : |
Mais vous en fer(i)ez autant pour moi : |
||
[Ja] vous m’acointerois au roi. |
bientôt vous me présenterez au roi. |
||
105 |
— [C]ertes », fait li rois, « biaus dous s[ire], |
— Assurément, dit le roi, cher seigneur, |
|
[C]e ne vous convient il ja dire, |
il n’est pas besoin de vous dire |
||
[Qe] bien i serois acointiés |
que vous lui serez effectivement présenté |
||
[Et] de nouveles apointiés. » |
et que vous serez habillé de vêtements frais. |
||
[L]ors font lor hiaumes desla[cier], |
Alors ils font enlever les lacets de leur heaume14, |
||
110 |
[S]i se coururent enbracier |
et ils se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre |
|
[C]’onques de si fiere bataille |
car jamais une si furieuse bataille |
||
[N]e fu si riche dessevraille ; |
ne s’est terminée par une séparation avec tant d’effusion d’amitié15 ; |
||
[Et] montent andui a cheval. |
Et ensuite ils montent tous deux à cheval. |
||
[J]a fust crevés li seneschaus |
Le sénéchal serait mort, |
||
115 |
[S]’il ne li eüst auques dit : |
S’il ne lui avait dit : |
|
« [G]avains », fait il, « se Dieus m’aït. |
— Gauvain, fait‑il, que Dieu m’aide16 ! |
||
[M]aufé vous font porter escu : |
Ces diables vous prennent pour leur écuyer17, |
||
[T]ost avés or cestui vencu. |
alors que vous venez de vaincre celui-ci. |
||
[P]ar foi, ce cele lange dure, |
Par ma foi, si ce ton perdure, |
||
120 |
[Qi] est si combatans et dure … |
qui est si agressif et insupportable … |
Analyse
Les personnages
Ces fragments mentionnent des personnages célèbres de la petite communauté arthurienne : Arthur, Gauvain (v. 116) sur lesquels il n’est pas utile de revenir si ce n’est pour signaler que la forme Artur (v. 85) sans le « h » après le « t » est spécifiquement française ; un personnage qui est désigné par périphrase et enfin deux personnages inconnus. Apparaît également le nom d’Urien en sorte que la forme de ces quatre derniers noms est susceptible de fournir quelques informations sur le contexte littéraire de ce fragment.
Keu
À la fin du vers 114 apparaît le personnage « li seneschaus » (au CSsg.), terme qui n’assone pas avec le mot à la rime du vers précédent, « cheval » : c’est l’indice, d’une part, de l’intervention d’un copiste qui a rétabli le CSsg. à la place de senechal (au CRsg.) grammaticalement erroné mais qui rimait avec « cheval » ; que, d’autre part, ces fragments sont la copie d’un texte plus ancien. Par ailleurs, cette périphrase avec l’article défini li (senechaus), lequel suppose le référent connu18, désigne très vraisemblablement Keu, issu du latin Caius mais qui a été assimilé en vieux français au mot queux « cuisinier » (< latin coquus). Or, ce rôle d’intendant auprès d’Arthur apparaît seulement à partir de l’Historia Regum Britanniae (1138) dans l’œuvre de l’écrivain gallois d’origine bretonne Geoffroy de Monmouth19.
Urien(s)
Ernest Langlois voit une faute contre la flexion dans la leçon « Uriens » (v. 47). Cependant la tradition légendaire connaît un Urien, sans –s et un Uriens, avec –s.
Le premier est un personnage historique du vie siècle qui est glorifié dans les plus anciens textes insulaires : les manuscrits gallois présentent les leçons uryen, Vryen ou Urien20. Dans les textes en latin, il est appelé au Nsg. Urbagen ou Urbgen seigneur du Rheged (auj. région de Dumfries and Galloway, au sud-ouest des Uplands écossais) au viiie siècle21. En ancien français, ce roi écossais est nommé Urian / Urien par Wace22 et Urïen par Chrétien de Troyes23.
Ce nom propre procède vieux celtique *Orbogenos « de noble naissance » selon Holger Pedersen (1909, p. 255) complété par Rachel Bromwich (1961, p. 508 et suiv.). Pour le gallois, la chaîne d’évolution est la suivante : proto-celtique *ōrbó-gĕnos litt. « Héritier-Né (de) » → brittonique *ōrβáγenos24 → yrβáγen- = graphie Urbagen25 → *ýrβγen = graphie Urbgen26 → *ýrïen (amuïssement de β, vocalisation de γ27, hiatus –ïe–) → ýrǝɛn écrit Uryen en moyen gallois (prononcé aujourd’hui [ꞌɨrǝɛn]), Urïen [y’riẽn] en ancien français28 (prononcé aujourd’hui [y’ʁjɛ̃]). Le CSsg. n’est donc pas marqué par un –s final depuis la deuxième partie du vie siècle, période au cours de laquelle le brittonique perd la morphologie casuelle (apocope).
Le second Uriens, avec –s, apparaît dans les récits plus tardifs. Il dérive du précédent mais il est souvent tenu pour être à la fois le souverain du royaume mythique de Gorre, l’époux de Morgane la fée et le père d’Yvain. Il est mentionné sous cette forme dans Le Chevalier aux deux épées (vers 1225, v. 81 Urïens), dans une version unique de Of Arthur & of Merlin (Ms Auchinleck, entre 1330 et 134029) comme « king Vriens […] þat [qui] was king of Schorham » (v. 2613‑2614) ou comme « kinge Uryens of the lond (sic à lire “land”) of Gore [pays de Gorre] » et aussi « Uryence » chez Thomas Malory (Morte d’Arthur, 147030). Cette forme avec un -s final est une prononciation à la française (voir anglais Charles /ꞌtʃɑːlz/) avec un –s de CSsg.31. Elle procède sûrement du Nsg. Urianus, Gsg. Uriani32, rex Murefensium « roi de Mureif » (auj. Monreith, Dumfries and Galloway) que l’on trouve au plus tôt dans l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth33.
En conséquence, la présence du –s de flexion peut être un choix du copiste ou renvoyer à la tradition arthurienne franco-anglaise.
Ilas et Solvas
Le premier constat qui s’impose est de voir dans ces deux noms des hapax puisqu’ils sont attestés uniquement par ces fragments.
La finale commune en –as indique peut-être un lien (de parenté ?) entre eux. Toutefois, elle ne fournit pas un indice décisif pour résoudre l’énigme de ces deux appellatifs car les noms propres en –as sont fréquents dans notre ancienne littérature : ce peut être des noms latins (Aeneas) ou des termes en ‑atis latinisés34, des noms germaniques (Ossa, Offa, Horsa) ou brittoniques présents dans les romans français (gallois –as35, breton –oas = gallois –(g)was36). Étant donné que les récits arthuriens se déroulent le plus souvent en terre britannique, qu’un des deux personnages est roi d’Irlande et qu’Urien est roi d’Écosse, c’est sûrement du côté des terres du nord de l’île de Bretagne qu’il faut chercher la solution de ces noms énigmatiques37.
Il se trouve que les annales irlandaises (d’Ulster, de Tigernach) ainsi que les chroniques écossaises mentionnent un personnage historique, Nsg. Selbach, Gsg. Selbaigh (latin Selbacus)38 actif à partir de 698 et décédé en 730. Il était le chef du clan de Loarn (en irlandais cenél Loáirn) et contrôlait l’Argyll (capitale Lismore) à l’ouest des Highlands. À ce titre, il est qualifié de « roi du Dál Riada » de 698 à 723, date de son abdication et de son entrée au monastère (Annales de Tigernach, 723 « Clericatus Selbaigh regis Dal Ríada »). Il est connu en particulier pour les batailles qu’il mena victorieusement contre les Brittons du royaume de Strathclyde en 704, 705 et 717. Or, une liste légendaire des rois d’Écosse, rédigée notamment par George Buchanan (Rerum Scoticarum Historia, 1582) à partir de sources plus anciennes, signale un Solvathius en 767 que les spécialistes identifient unanimement à Selbach, écrit également Selvach dans les chroniques écossaises39.
Solvas pourrait être ce roi écossais d’autant que l’auteur des fragments que nous étudions précise qu’il « fu sires des [.]enois » (ou « Es[.]nois », v. 15), terme mystérieux que je propose de rétablir en *des Cenois, francisation d’un mot vieux celtique *kenetlom « famille » qui aboutit en irlandais à cenél « peuple, clan, race40 ». Les Annales de Tigernach (719) rendent d’ailleurs cenél par le latin genus « famille » dans le syntagme Selbac c[um] genere Loairn « S. avec le clan de Loarn ». Le gaélique Nsg. cenél [ꞌkjenje:l] devient cenéoil au Gsg.41, forme qui est très proche graphiquement42 de celle que je propose de restituer. Le mot cenél, cenéoil aurait été compris comme un ethnonyme mais « Sires des Cenois » est à traduire par chef de clan ou seigneur de la maisnie.
Pour expliquer le nom du roi d’Irlande Ilas (v. 16), il faut peut‑être alors s’intéresser au frère aîné de ce Selbach historique, à savoir Ainbceallach même si la forme de ce nom et de celle d’Ilas paraissent fort éloignées. Doit-on considérer que ce nom gaélique, souvent abrégé ailleurs en Ceallach — d’où la forme Killian (–an diminutif) qui en dérive —, a pu être lu *Ealach [ꞌela(x)] par fausse étymologie43 et/ou par fausse coupe, le groupe –nbc– ayant été pris pour Nsg. mac, Gsg. mic souvent réduit en mc « fils de » ? Les éditions diplomatiques donnent en effet les leçons (je souligne) Armchallach et Arimchellac44 (Gregg, 1910, p. 239 ; Ritson, 1828, p. 51) rétablies en Ainbceallach par les paléographes. De plus, alors que le digramme ea représente /ɛ:/ en moyen anglais (d’où son nom amberkelethus chez les auteurs anglophones), il note parfois /i/ en gaélique comme l’attestent le nom de l’église soit cell / ceall / cill (gaélique écossais [ꞌkji:lj]) ou, au Moyen Âge, les formes elig, Ailigh pour le NP Aileach dans les Annales d’Ulster (année 915) (Hudson, 1988, p. 145‑149). Quoi qu’il en soit, Ainbceallach fut non pas roi de l’Irlande mais du Dál Riada seulement une année, après quoi il fut envoyé douze années en Irlande comme otage45 après avoir été détrôné par Selbach. Les deux frères s’affrontèrent lors de la bataille de Finnglen (719 en Argyll) au cours de laquelle Ainbceallach perdit la vie46.
Si mon hypothèse est exacte et si ces noms ne sont pas une invention de l’auteur alors les –s de Solvas et Ilas seraient des marques de cas sujet en français rajoutées à des noms propres d’origine gaélique.
La scène et les motifs
Ces fragments conservent une scène presque complète qui revient souvent dans le cycle breton et que l’on trouve, en général, au début des romans47 : lors de festivités (v. 54 Venu a joie et a deduit) qui peuvent prendre la forme d’un tournoi (peut-être v. 1 et 3), la cour (v. 39‑40 […] li baron tuit / Toute la cours […]) du roi Arthur est réunie. Survient alors un être extraordinaire — ici deux (v. 14 lor parans n’avoi[t] nul leu) — parfois sauvage (v. 34 […] vers la forest s’en tournent) qui menace et provoque un ou plusieurs membres de la cour : Solvas et Ilas, en armes, dénoncent publiquement la déloyauté d’Artus. L’image sombre de ce souverain devenu imprudent, jaloux ou encore avide de soumettre des territoires apparaît dans plusieurs romans à partir du xiiie siècle48. Sur les conseils du sage Urien, le roi envoie un ambassadeur choisi parmi ses barons. Que ce rôle d’éclaireur et même d’ambassadeur incombe à Gauvain s’inscrit dans une tradition qui remonte à Chrétien de Troyes. En effet, dans Le Conte du Graal (1181), c’est finalement Gauvain qu’Arthur dépêche auprès de Perceval fasciné par des gouttes de sang sur la neige. Grâce à son art de parlementer, Gauvain parvient à radoucir le jeune Perceval. De même, dans les fragments que nous étudions, Gauvain semble rétablir une situation de paix grâce à son éloquence, mais également après avoir combattu en duel.
Quant au sénéchal Keu, une tradition fort ancienne, puisqu’elle est héritée des mondes celtes préchrétiens, accordait à ce personnage les fonctions de sacrificateur49 et de satiriste dévolues exclusivement aux druides. Mais, lors du passage de la mythologie celtique au roman arthurien50, ses anciennes fonctions sacerdotales ont été requalifiées et dévalorisées respectivement en fonction nourricière et en mauvaise langue. La périphrase « li senechaus » ainsi que ses paroles acerbes et irrépressibles (v. 114‑115 [J]a fust crevés li seneschaus / [S]’il ne li eüst auques dit) sont conformes à la tradition romanesque en ce qui concerne ce personnage.
Histoire et légende arthurienne
Si l’on nous a suivi dans notre démonstration, on tiendra Solvas et Ilas pour les projections dans une fiction de princes historiques qui vivaient à l’ouest de l’Écosse vers la fin du viie et au début du viiie siècle. Mais, pour que cette hypothèse ait quelque force, il convient à présent de comprendre comment l’auteur de ces fragments a raccroché ces deux personnages à la légende arthurienne.
À la fin du vie siècle de notre ère, quatre groupes culturels vivaient dans le nord de la Grande-Bretagne : les Brittons au sud, les Irlandais au nord‑ouest (Dál Riada), les Pictes au nord‑est et les Angles sur la frange sud‑est (Bernicie). Ces peuples se combattaient ou formaient des alliances, par des mariages ou pour mener des attaques contre un des autres groupes. Ainsi, l’année 573 est marquée par la bataille d’Arfderydd en Cumbria (région de Carlisle) au cours de laquelle une coalition dirigée par le roi du Galloway, Gwenddoleu ap (fils de) Ceido avec son barde Myrddin, et le roi du Dál Riada, Áedán mac (fils de) Gabráin, fut écrasée par une autre coalition menée par des princes brittons dont Rhydderch Hen (l’Ancien) et précisément Urien de Rheged (mort vers 590). Or, Áedán mac Gabráin (mort en 609) est le père d’un Artúr (mort vers 590‑595) que quelques médiévistes considèrent comme la figure historique à partir de laquelle la légende du roi Arthur s’est organisée (Chadwick, 1953 ; Caroll, 2012).
Par ailleurs, au cours de l’histoire du Dál Riada, établie à partir des annales celtes, il apparaît nettement qu’à la fin du viie et au viiie siècles le cenél Gabrán (le clan d’Áedán et d’Artúr) perd sa souveraineté au profit du cenél Loairn, c’est-à-dire le clan de Ferchar le Long et de ses fils, Ainbceallach et Selbach.
Ainsi, chez Adomnán de Iona (Vie de St. Columba, vers 697‑700)51 et dans les chroniques irlandaises, écossaises et galloises dont les chronologies sont assez flottantes, le poète des fragments a‑t‑il pu apprendre l’existence d’une rivalité entre clans du Dál Riada dans lequel apparaissaient ensemble les noms d’Artúr, de Ainbceallach et de Selbach. Cela expliquerait la déloyauté dont Artus est accusé dans les fragments. En outre, comme l’Historia Brittonum (chap. 56) reste plutôt vague en ce qui concerne la localisation de certaines batailles d’Arthur dans le Vieux Nord britton, le poète a eu le champ libre pour imaginer une nouvelle aventure, transposer et adapter cette matière historique à la légende arthurienne déjà bien établie au xive siècle.
Pour conclure, trois points sont à considérer.
D’un point de vue linguistique, les formes Solvas (1325) / Solvathius (1582) en face de Selbag / Selbach, font problème car, contrairement à ce qu’on reconstruit en synchronie pour l’indo-européen, l’alternance e/o n’est pas pertinente en irlandais (Jakusła, 2006, chap. 4 « Old Irish Short Vowels and Consonant Qualities », p. 171‑232 et en particulier § 4.3.7.4., p. 214‑215). Solvas et ses variantes paraissent bien trop tardifs pour refléter un thème *sol‑u̯- au degré o, dont l’attestation est d’ailleurs incertaine en vieux celtique52, en face du thème au contraire bien établi *selu̯o au degré e53. La solution serait à rechercher du côté de l’allophonie /ε/ et /ɔ/ défendue par certains celtisants (Ní Chiosáin, 1994, p. 157‑164) : le « o » de Solvas noterait une articulation (dialectale ?) postérieure /ɔ/, due à la présence d’un /l/ vélaire subséquent comme l’atteste l’irlandais moderne Npl. sealbha [ꞌʃalˠəvˠə] ([lˠ] = /l/ vélaire + /ə/ épenthétique) en face de Nsg. seilbh [ꞌʃɛlʲəvʲ] ([lʲ] = /l/ palatal), tous deux prolongeant la déclinaison du vieil irlandais selb « propriété » (< *selvā54 < *selwā < *selh1‑u̯‑eh2) que l’on retrouve dans le radical de Selbag / Selvac.
D’un point de vue mythologique : il est improbable qu’Artúr du clan Gabrán soit le prototype historique d’Arthur, car le seul élément qui peut se hisser au rang de la preuve réside dans la proximité de leurs deux noms. Ni Áedán mac Gabráin qui est pourtant célèbre, ni le royaume de Dál Riada ne sont signalés dans les premières sources arthuriennes. En revanche, Artúr mac Áedáin a probablement contribué à l’édification et au succès de la figure mythique d’Arthur.
D’un point de vue littéraire : ces fragments nous apprennent que, au bas Moyen Âge, un écrivain francophone (oïl), bon connaisseur du monde arthurien, a imaginé une nouvelle aventure des chevaliers de la Table ronde à partir d’un matériel onomastique et narratif postérieur à Geoffroy de Monmouth. Quant aux noms de Solvas et de Ilas, il est difficile de décider s’il faut suivre la piste d’une création onomastique d’un auteur français inspiré par le modèle puissant et récent que sont au xive siècle les romans arthuriens en prose et en vers des décennies précédentes, ou bien si cet auteur a eu accès à des sources insulaires. Aurait‑il fréquenté un centre culturel anglais ? Il se trouve que plusieurs sources que nous avons citées ne sont guère attestées en dehors des îles Britanniques avant les temps modernes, à l’exception d’une vie de Saint Columba (bibliothèque municipale de Schaffhausen, Suisse) qui a été copiée dans le nord de la France à partir du milieu du ixe siècle (Saint-Omer, Paris, Metz et Le Mans) (Picard, 2002).