Cats, Japanese literature, Fujiwara no Teika, Meigetsu‑ki, Kamakura period
Dans un essai consacré aux chats (neko) dans la littérature classique japonaise, Takako Tanaka signale à juste titre que le processus de « diabolisation » du félin a démarré vers la fin de l’époque de Heian (xiie siècle) (Tanaka, 2014, p. 50‑55). Cette tendance s’accentuera ensuite au cours de l’époque de Kamakura (1185‑1333).
Nous avons déjà eu l’occasion de présenter dans le numéro 40 de la présente revue trois anecdotes extraites du Recueil d’histoires fameuses de jadis et d’aujourd’hui (Komon chomon‑jû, attribué à Tachibana no Narisue et achevé en 1254), qui mettent en scène trois chats un peu inquiétants : le premier, en réalité un démon, disparaît à jamais, emportant dans sa gueule l’épée d’un moine ; le deuxième quitte subitement son foyer et sa maîtresse, au bout de dix-sept ans ; quant au troisième, dénommé Shironé, il ne mange jamais les rats ou les moineaux qu’il attrape (Watanabe et coll., 2020).
Le félin évoqué dans les Heures oisives (Tsurezure‑gusa) est bien plus terrifiant et mérite amplement la qualification de « chat-monstre ». L’ouvrage, que la critique japonaise compare souvent aux Essais de Montaigne, est un recueil de pensées philosophiques qui a sans doute été composé vers 1330 par Yoshida (ou Urabe) Kenkô (1283‑1350). Il semble s’inspirer des Notes de chevet (Makura no sôshi) de Sei Shônagon, achevées vers 1000, et se présente comme un ensemble un peu décousu de deux cent quarante-trois paragraphes. On y trouve des aphorismes, des souvenirs, mais aussi des anecdotes curieuses ou émouvantes inspirées à la fois de textes chinois, de textes japonais et de l’expérience même de l’auteur. Le chat-monstre est évoqué dans le paragraphe 89, dont voici le texte intégral :
« Il est au fond des montagnes une bête appelée nekomata, qui dévore les humains. »
À cette remarque quelqu’un répondit :
« Ici même, où il n’y a pas de montagnes, il arrive que des chats finissent, avec le temps, par devenir nekomata et qu’ils enlèvent des gens. »
Un bonze nommé je-ne-sais-quoi-Amida-butsu1, amateur de renga2, qui vivait près du Temple Gyôgan‑ji, ayant entendu ces propos, se dit qu’un homme marchant seul devait faire bien attention. C’est alors qu’une nuit où il avait participé au concours de renga jusqu’à une heure fort avancée et s’en revenait solitaire, aux bords de la Kogawa, un de ces fameux nekomatas ne manqua pas de surgir à ses pieds ; lui sauta dessus incontinent et allait le mordre à la gorge. Le cœur défaillant, sans plus de force pour résister, et les jambes lui manquant, il roula dans le ruisseau :
« Au secours » s’écria‑t‑il, « un nekomata au… au… ».
Des maisons avoisinantes, torches en main, on accourut et on reconnut un bonze familier alentour. Que se passait‑il ? On hissa le bonze hors du ruisseau. Les prix gagnés au concours de vers, éventail, menues boîtes qu’il portait avec lui, tout était tombé dans l’eau. Comme si un miracle venait de le sauver, il se traîna jusqu’à sa demeure. C’était son propre chien qui, ayant reconnu son maître en dépit de l’obscurité, s’était précipité sur lui. (Urabé Kenkô, 1980, p. 91)
Que nous apprend donc ce témoignage littéraire de l’époque de Kamakura ? Il ne décrit certes pas les méfaits commis par le véritable chat-monstre, mais suggère tout de même quelques éléments constitutifs de la rumeur attachée à cet animal mythique.
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Le nekomata est censé hanter les montagnes3, mais il semble pouvoir apparaître n’importe où.
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Il s’agit bel et bien d’un mangeur d’hommes.
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La métamorphose ne touche pas tous les chats : seuls de vieux félins peuvent se transformer en nekomatas. Selon certaines légendes du folklore japonais, le chat n’acquiert de pouvoirs surnaturels — notamment celui de se métamorphoser — qu’après avoir été élevé pendant plus de sept ou douze à treize ans (selon les versions). D’après Tôzô Suzuki (1982, p. 450 et 455), cela peut également advenir lorsque son poids dépasse un kan (environ 3,75 kg) ou, parfois, 3 kan.
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La taille d’un nekomata est comparable à celle d’un chien.
Notons que Yoshida Kenkô se contente d’ironiser sur la rumeur relative au nekomata, puisque le bonze, qui ne reconnaît pas son propre chien dans la nuit profonde, ne fait qu’imaginer une attaque du fameux chat-monstre. En fait, le terme de nekomata n’est pas une invention de Yoshida Kenkô. Environ un siècle avant les Heures oisives et à peu près à la même époque que le Recueil d’histoires fameuses de jadis et d’aujourd’hui (Komon chomon‑jû) précédemment cité, le journal en chinois classique (kanbun) de Fujiwara no Teika, intitulé Journal de la lune brillante (Meigetsu‑ki)4, renferme déjà un précieux témoignage sur le sujet. Fujiwara no Teika (ou Sadaié, 1162‑1241) est l’un des plus grands poètes de l’époque de Kamakura, mais il est également connu pour ses travaux en poétique (Sieffert, 1986, p. 90). Issu de la haute aristocratie, il servit plusieurs empereurs, notamment Gotoba-in (1180‑1239)5 qui le mit au nombre des compilateurs du Nouveau Recueil de poèmes de jadis et de maintenant (Sin‑kokin waka‑shû), achevé en 1205 (Origas, 2000, p. 45). C’est la raison pour laquelle le journal qu’il a laissé constitue un document de première importance pour quiconque s’intéresse à la vie quotidienne des nobles de cour dans les années 1180 à 12356. L’entrée du 2 août 1233 nous intéresse plus particulièrement ici, car elle mentionne, probablement pour la première fois dans la littérature japonaise, l’existence d’un nekomata. Nous proposons ci‑dessous au lecteur francophone une traduction du texte, accompagnée de commentaires. L’édition utilisée est celle de Kawade-shobô-shinsha (Imagawa, 1979).
Traduction du texte
Le 2 août kôjutsu7 [1233]8. Le temps fut nuageux toute la journée. Il paraît qu’il a plu au nord-ouest, mais ici ce n’était pas le cas. Un jeune garçon9, messager arrivé de Nanto10 [= Nara] hier soir, a dit ceci :
« Récemment, à Nanto, une bête appelée nekomata apparaissait toutes les nuits et dévorait à chaque fois sept ou huit personnes. Il y a eu beaucoup de morts. Après l’avoir tuée à force de coups, on s’est aperçu qu’elle avait des yeux de chat et un corps de chien. »
J’ai entendu ceci quand j’étais enfant :
« Sous le règne de Nijô‑in [= ex‑empereur Nijô]11, les gens du peuple12 disaient que cet oni [= nekomata] était venu à Kyoto. Par ailleurs, on parlait d’une “maladie de nekomata”, et on disait que beaucoup de personnes en avaient souffert. »
Si jamais ce fléau venait à s’étendre à Kyoto, cela ferait de terribles ravages13.
Remarques
Contrairement à Yoshida Kenkô, qui s’est juste servi de la rumeur relative au nekomata pour raconter une anecdote amusante, Fujiwara no Teika semble rapporter ici les méfaits de la bête comme s’ils étaient réels. En effet, à en croire le messager de Nara, le nekomata n’a rien d’imaginaire et il semblait nécessaire d’en venir à bout afin de ne pas déplorer d’autres victimes. Quant à son apparence physique (« des yeux de chat et un corps de chien »), elle concorde avec le témoignage du paragraphe 89 des Heures oisives (Tsurezure‑gusa), ouvrage précédemment cité.
S’il s’agit d’une bête réelle, quel genre d’animal peut bien se cacher sous cette appellation de nekomata ? Une chronique historique attribuée à Fujiwara no Michinori14 (1106 ?‑1159) et intitulée Chronique des règnes impériaux (Honchô Seiki) nous fournit un indice. Selon l’entrée du 27 juillet de l’année 1155 (6e année de l’ère Kyûan), il s’agissait de « bêtes étranges » apparaissant dans les montagnes situées entre Ômi (actuelle préfecture de Shiga) et Mino (actuelle préfecture de Gifu). Elles faisaient des incursions nocturnes dans les villages, où elles se rassemblaient pour attaquer enfants et adultes. Les gens les ont finalement tuées. Ce qui nous intéresse dans cette histoire, c’est que les locaux nommaient cette bête yamaneko, c’est-à-dire « chat sauvage ». Peut‑être que Fujiwara no Teika et ses contemporains parlaient eux aussi de ce type d’animal nuisible et dangereux (Kuroita, 1964, p. 723).
Le fait que l’auteur évoque son enfance est également significatif, puisqu’il semble assimiler le nekomata à un oni, c’est-à-dire à un terrifiant démon15. En effet, le règne de Nijô-in fut riche en apparitions fantastiques dont témoignent les Propos sur les choses du passé (Kojidan)16, recueil d’anecdotes historiques compilées vers 1212‑1215. Selon l’histoire 97 du livre I (Asami & Itô [dir.], 2010, p. 69), à Kyoto, sous le règne de Nijô‑in, une nuée de coucous se querellaient et deux d’entre eux tombèrent dans le palais impérial, continuant à se becqueter comme s’ils voulaient se dévorer. Les deux volatiles furent jetés en prison. Un mois après cet événement de mauvais augure, l’empereur Nijô abdiqua, et encore un mois plus tard, il mourut.
Il convient également de citer un témoignage rapporté par le Recueil d’histoires fameuses de jadis et d’aujourd’hui (Kokon chomon‑jû). D’après l’histoire 598 du livre XVII (Tachibana no Narisue, 1986, p. 278), toujours sous le règne de Nijô‑in, une danse rituelle de quatre jours17 fut organisée. Une nuit, au moment où il passait au coin nord‑est18 de la salle du trône, un membre du palais sentit un coup sur sa nuque et s’évanouit. Dans le mouvement, sa torche entra dans une poche et mit le feu à ses vêtements. Il faillit mourir. Dans cet épisode, le narrateur entrevoit la main d’un démon. Quant à l’histoire 599 (Tachibana no Narisue, 1986, p. 279‑280) du même livre, elle décrit l’arrivée par bateau de huit oni sur le rivage du pays d’Izu, événement qui aurait eu lieu en 1171 sous le règne de l’empereur Takakura. Toutefois, il ne s’agirait en réalité nullement de démons, mais simplement d’un groupe d’indigènes venant d’une île d’Océanie.
Intéressons‑nous pour terminer à la signification du terme nekomata. Si l’on considère ce terme comme un mot composé dont le premier élément, neko, signifierait « chat » et le second, mata, « fourchu, qui se divise à la manière d’une fourche », il s’agirait donc d’un chat-monstre dont la queue serait longue et se diviserait en deux. Ce type de représentation est solidement ancré dans la mémoire des Japonais, comme l’illustrent les estampes japonaises (ukiyoé) de l’époque d’Edo (1603‑1868). Toutefois, une telle hypothèse apparaît peu probable pour l’époque de Kamakura, puisque le chat était alors nommé nekoma et non neko.
On peut tenter une autre interprétation du terme nekomata, dans laquelle le suffixe ta est une forme ancienne de tachi, la marque du pluriel. D’ailleurs, comme le signale Yoshiyuki Kojima (1999, p. 33), ce genre de suffixe exprimant le respect est encore utilisé de nos jours à Okinawa, préfecture située entre l’océan Pacifique et la mer de Chine orientale. Il est assez plausible que les Japonais d’alors aient simplement voulu désigner l’animal avec respect, espérant éviter ainsi ses attaques et conjurer le malheur.