Julien d’Huy, Cosmogonies. La préhistoire des mythes

Préface de J.‑L. Le Quellec, Paris, La Découverte, 2020, 384 p.

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Julien d’Huy, Cosmogonies. La préhistoire des mythes, préface de J.‑L. Le Quellec, Paris, La Découverte, 2020, 384 p.

Texte

Pourquoi les mythes cosmogoniques se ressemblent‑ils autant sur toute la surface de la Terre alors que les peuples où ils ont circulé n’étaient pas en relation dans l’espace et le temps ? La réponse qu’apporte cet ouvrage est simple : ces ressemblances ne sont pas le fruit de coïncidences fortuites mais résultent d’une longue transmission commune à toute l’humanité et remontant à la préhistoire (d’où le sous-titre du livre). Une méthodologie (de nature pluridisciplinaire incluant biologie, mythologie comparée, informatique) voudrait démontrer l’origine unique de toutes les mythologies. À cet effet, l’auteur emprunte à la biologie comparative un modèle phylogénétique qui se ramène à une arborescence. Cet arbre universel des mythes est constitué de nœuds et de branches : chaque nœud représente un hypothétique ancêtre commun précédant deux ou plusieurs spécifications. Le recours à des logiciels informatiques doit permettre ensuite d’évaluer les probabilités des rapprochements opérés (par inférence bayésienne) et de formaliser en une arborescence finale le réseau complet de toutes les filiations.

L’avancée de cette enquête paraît mirifique. De nœud en nœud, on remonte jusqu’à la source universelle de tous les mythes. Adoptant un plan musical (en quatre mouvements symphoniques) inspiré des Mythologiques de Claude Lévi-Strauss, l’étude fait résonner/raisonner les mythes, de Polyphème (p. 27‑98) à la femme-oiseau (p. 239‑272) et à la Ménagère mystérieuse (p. 273‑286), en passant par le Plongeon cosmogonique (p. 107‑174), le Soleil volé (p. 175‑202) et les mythes de matriarchie primitive (p. 203‑218). L’enquête pense inclure ainsi tous les mythes cosmogoniques de l’humanité. La documentation très conséquente (avec une bibliographie de cinquante-deux pages) et un effort de synthèse hors du commun sont à souligner. Le lecteur voyage dans les mythologies les plus diverses (Caucase, Californie, Kamtchatka, Corée) et les quatre mouvements de la symphonie démonstrative se placent successivement sous le signe de la terre, de l’eau, du feu et de l’air. On pressent que Gaston Bachelard aurait approuvé, en dépit d’une certaine aridité de lecture par endroits. Toutefois, la reconstruction des mythes originels de l’humanité est une illusion qui n’est pas nouvelle. Pour s’en tenir à une tentative récente, E. J. Michael Witzel, professeur de sanskrit à Harvard, publia en 2012 The Origins of the World’s Mythologies. Il distinguait non pas une mais deux grandes mythologies originelles avant la révolution néolithique qui vit l’émergence d’une mythologie qualifiée de « laurasienne » (eurasienne). Osons avouer qu’il faut être très malin (ou très imaginatif) pour « deviner » les mythes d’il y a soixante mille ans. En renvoyant l’ascenseur exploratoire aussi haut dans le temps, nul ne le verra jamais revenir avec le début d’une preuve ou d’un témoignage digne de foi. L’écriture n’a que trois mille ans et les supposés mythes préhistoriques se situent évidemment bien plus en amont. Il est à craindre que le fantasme ou l’imagination fasse l’essentiel du travail dans une reconstruction générale qui n’est somme toute qu’une construction de l’esprit succombant au mythe (créationniste) de l’origine.

En réalité, la fantasmagorie de l’origine des mythes n’est possible qu’au prix d’un réductionnisme affectant tous les éléments de la chaîne démonstrative :

  1. Le mythique se réduirait au cosmogonique. Seuls les mythes cosmogoniques sont envisagés au détriment de tous les autres.

  2. Le mythe se réduirait à un motif (par exemple, la femme-oiseau se ramène au motif F38 « Vaincre ou se débarrasser des fées », p. 251).

  3. Le mythe se réduirait à des co-occurrences de mots (sans syntaxe). Manipuler les actants (essentialisés) — maître des animaux, corbeau, animal caché, humanoïde, chiot, fuite, aveuglement — ne garantit pas l’existence d’un mythe cosmogonique sous-jacent. Le mythe s’enracine dans des réalités existentielles (pluralité des codes d’interprétation lévi-straussiens).

  4. Le mythe réduit à sa traduction française se déconnecte de sa langue de support (impossibilité de toute grammaire comparée). Georges Dumézil (Cl. Lévi-Strauss à un moindre degré) ne s’autorisait le comparatisme qu’à l’intérieur d’une même famille linguistique et non toutes langues confondues, car comparaison n’est pas raison. La mythologie comparée est fille de la linguistique comparée et non l’inverse. L’une et l’autre sont indissociables dans l’analyse.

  5. L’impulsion d’un mythe se réduirait à une idée abstraite (voir le 2 ci‑dessus). Autre option non envisagée ici : un mythe commence par un objet (J. Scheid et J. Svenbro), ou par un substrat verbo-iconique à base de schèmes (G. Durand).

  6. Le mythe se réduirait à un algorithme bayésien. L’utilisation des algorithmes génère un savoir artificiel (de nature statistique) qui est le produit des créateurs de logiciels ; dans ce savoir mécanisé, le quantitatif doit toujours primer sur les données qualitatives (culturelles) dont l’ambiguïté est la règle. Toute mythologie est axiologique.

  7. Un mythe resterait fixé ad vitam aeternam. Tout conte africain recueilli au xixe ou xxe siècle remonterait nécessairement à une période antérieure à la sortie d’Afrique par le Sapiens. La distension de toute chronologie à une très longue durée finit par inscrire chaque mythe dans un perpétuel présent, ce qui est la négation même de l’évolutionnisme anthropologique.

Moyennant ce vigoureux traitement procustéen, il devient facile de mettre tous les mythes de l’humanité en bouteille. La démarche rappelle trop la quête du pré‑babélien en linguistique. Sur des terres aussi mal connues que la préhistoire, le danger est finalement de réintroduire l’idéologie à chacune des étapes énoncées ci‑dessus. Exit la préhistoire machiste décrite par Pascal Picq (Et l’évolution créa la femme, Paris, Odile Jacob, 2020), puisque la matriarchie régnait partout, d’emblée. Qu’en sait‑on en réalité ? Le plus difficile en sciences humaines n’est pas d’écrire la vérité ; c’est même désespérément facile. Non, le plus difficile, en fait, c’est d’apprendre à se tromper.

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Référence électronique

Philippe Walter, « Julien d’Huy, Cosmogonies. La préhistoire des mythes », IRIS [En ligne], 41 | 2021, mis en ligne le 28 novembre 2021, consulté le 19 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2281

Auteur

Philippe Walter

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