Ce volume est une collection d’articles en hommage à Claude Gaignebet (1938-2012, désormais C.1). Françoise Clier-Colombani et Martine Genevois assurent l’avant-propos ; Bernard Sergent, Claude Gaudriaut et l’historien Jacques Le Goff rédigent séparément une préface. Tous rappellent sa prodigieuse érudition qui coiffait les littératures de l’Antiquité, du Moyen Âge et de la Renaissance ; son joyeux feu verbal ; sa faculté de faire jaillir une signification à partir des rapprochements les plus inattendus et la sociabilité du savant qu’il incarnait.
C. est intervenu régulièrement à Grenoble dans le cadre de colloques ou de séminaires organisés par le Centre de Recherches sur l’Imaginaire. Les plus anciens se rappelleront cette discussion de fond entre C. et Gilbert Durand au cours de laquelle chacun d’eux exprimait son point de vue sur la mythologie.
Six parties structurent l’ouvrage autour des thèmes de prédilection de C.2.
La première partie, intitulée « Rabelais et ses émules », regroupe des textes qui prolongent les travaux de C. sur l’œuvre de Rabelais. On trouve d’abord l’article de Bruno Pinchard, « Le froc de Rabelais », dans lequel il est question de la religion « au contraire de toutes aultres » du maître de la Devinière. Face à la chasteté, à la pauvreté et à l’obédience que prônent les ordres franciscains, Rabelais oppose une abbaye de Thélème où « on peult estre marié, que chascun feut riche, et vesquit en liberté » (Gargantua, LII). Suit l’article de Bertrand Portevin, « Quand Rabelais rencontre Hergé ou comment RG m’a fait aimer CG », qui décrypte certaines vignettes de Tintin au Tibet (1958-1959) d’Hergé en s’appuyant sur la thèse de C. B. Portevin considère cet album comme une preuve supplémentaire que le dessinateur belge avait conçu son œuvre comme un projet mythico-mystique, étant donné que « chaque album de Tintin comporte soixante-trois pages » (nombre de cases au jeu de l’oie), que « chaque album correspond à un arcane du jeu de Tarot », que « l’aventure des Picaros débute le 3 février » (jour de naissance de Gargantua) et que « Carnaval clôt le corpus de vingt-deux albums sur un “Mat” gargantuesque ». Dans son article « Le songe d’Alcofribas », Christine Escarmant envisage les rapports intertextuels entre la Kabbale chrétienne (Pic de la Mirandole, Guillaume Postel) et les cinq livres de Rabelais et, à travers l’exemple du mot vin (étymologie kabbalistique : hébreu YaYiN > grec oinos > latin janus puis vinus), elle propose un exemple d’étymologie et de lecture panomphée « universelle ». C. défendait l’idée que le couple divin Bacchus/Bacbuc (« bouteille » en hébreu) était le masque générique d’un dieu caché, « Mussé » (Rabelais, V, 47), qui apparaissait dans le temps d’un carnaval qui réunit la fête dionysiaque, les Anthestéries, et le carnaval juif, Pourim. Yves Vadé offre « Cent huit fleurs pour Claude Gaignebet » et aborde l’univers des combinaisons de nombres qui alimentent les spéculations les plus diverses. Après avoir étudié la dimension symbolique du nombre 108 dans de très nombreuses cultures anciennes de l’Eurasie, l’auteur s’intéresse à la géométrie et montre, d’une part, que le pentagone convexe parfait, dont l’angle de deux côtés contigus est de 108°, est la forme adoptée notamment pour des bijoux préhistoriques ; d’autre part, qu’en reliant les localités européennes (Milano, Medelingen, Moliens) dont le nom ancien est Mediolanum — l’étymologie révèle un centre sacré gaulois medio-lanon « ± centre sacré » — par un trait tracé sur une carte, on obtient un immense pentagone dont trois sommets présentent des angles d’environ 108°. Selon l’auteur, il s’agirait d’une entreprise délibérée qui a été réalisée au plus tard à l’époque gallo-romaine. L’article « L’année 1972 ou Claude Gaignebet pataphysicien » de Dominique Lacaze reproduit un texte très court de C., « Reliques imaginaires », mais de si mauvaise qualité que c’est illisible.
La deuxième partie, intitulée « Étymologie populaire, toponymie et mythologie des lieux », regroupe des textes organisés autour de la question de la langue, car C. accordait une attention toute particulière aux jeux de mots et aux variations des termes recueillis sur le terrain. Jean-Paul Savignac inaugure cette partie avec un article « D’un bon usage du dictionnaire » en donnant quelques conseils sur le travail poétique pour traduire quelques termes polysémiques (kháris, kômos, áotos) ou des hapax (phoinikoeánon « rouge-vêtu ») de la poésie pindarique : il faut renverser l’expression conventionnelle en recourant au désordre verbal, à l’imitation des autres poètes et aux néologismes. Par son titre énigmatique « Pourquoi Margot ? », l’anthropologue Jean-Loïc Le Quellec entend élucider le mystère des lieux, roches ou mégalithes Margot (« Bois Margot », « Grotte à Margot », « Menhir à Margot, etc.) que l’on trouve notamment en Bretagne. L’analyse croisée de la mythologie et de l’étymologie révèle que Margot est une pie, équivalent continental du corbeau insulaire des traditions celtiques dans lesquelles les corvidés sont la manifestation guerrière de la grande déesse Bodb « Corneille ». Ensuite, Raymond Delavigne donne quelques exemples de la confrontation des étymologies populaires et savantes que C. affectionnait : ainsi le lieu-dit Pré du Pannetier (1930) non loin de l’abbaye de Chaloché, renvoyant au « Pré du Pas Montier » (1811), Montier étant une variante de Moutier « Monastère », donc un chemin des moines. R. Delavigne propose de retrouver le nom initial d’un lieu-dit habité nommé Les Troncs qui fument aux temps modernes, mais qui remonte successivement à l’Étron qui fume (cadastre de 1811), lui-même réfection d’un l’Estre [Âtre] qui fume au xviiie, époque où l’on devenait propriétaire d’une maison construite en une nuit sur la lande si la cheminée fumait au matin. In fine, il semble que la bonne étymologie soit celle du mot troche qui désigne les arbres trognes qu’on utilisait au Moyen Âge pour le bois de chauffage et le fourrage des bêtes. Or, deux parcelles de terre portent le nom ancien de Grands et Petits Trop-chauds. Enfin, Martine Genevois étudie les « origines légendaires et gargantuines de la fondation de Cluny » : pour quelle raison le modeste site de Cluny a-t-il été choisi pour une grande réforme au xe siècle ? Pour répondre, l’auteure a réuni un dossier où les pièces historiques, mythologiques et légendaires associées au matériel linguistique (hydro- et anthroponymie) sont compatibles avec une hypothèse précise : les bénédictins ont investi ce lieu qui était un lieu sacré — Gargantua était une divinité celtique — et, en diabolisant les anciennes croyances contre lesquelles ils luttaient, ces moines ont assuré leur continuité.
La troisième partie, intitulée « Rythmes calendaires », s’ouvre avec un article dans lequel l’historien médiéviste Jean-Claude Schmitt rappelle combien les travaux de C. ont rendu possible le mariage entre folklore et histoire. Grâce à l’article « Septembre en Champagne médiévale : thaumaturgie, eaux brûlantes et temps vineux » de la médiéviste Francesca Canadé Sautman (université de Californie), on découvre les différents motifs présents dans un poème d’Eustache Deschamps à propos du feu nocif du saint bourguignon Dalibras et que l’auteure relie par recoupement au mois de septembre, à des bornes calendaires concrètes (récoltes, vendanges) et à des réseaux symboliques (enfumage, noircissement, bouillonnement des eaux) fixés dans des récits ou des légendes (thaumaturgie des fontaines, menaces des loups). Dans « L’Ourse et la vierge au bain », Yves Chetcuti reprend un problème soulevé par les folkloristes français qui consiste à savoir quel est le lien entre la date du 2 février (Chandeleur) et l’ours que mentionnent maints dictons populaires à caractère météorologique. Après avoir montré les faiblesses des réponses apportées par les folkloristes, Y. Chetcuti étaye les intuitions de C. qui considérait que la solution au problème était astronomique. Les correspondances constatées entre les héortologies et les mythologies celte insulaire (Irlande) et grecque invitent à conclure que les dictons du cœur de l’hiver (2 février) relatifs à l’ours s’insèrent dans une conception plus large du temps dans lequel les mouvements de la constellation de la Grande Ourse manifestent, pour l’exprimer en termes grecs, le temps d’Ouranos qui coiffe les temps opposés de Chronos et de Zeus. « À propos d’un article sur le voyage de Guillaume de Gellone (avec un commentaire de C.) » de l’artiste Bernard Fabvre analyse la légende de Guillaume de Toulouse qui mentionne en 806 l’étrange périple qui conduisit ce noble depuis la cour de Charlemagne à Gellone — monastère où il se retira — en passant par Brioude et Toulouse. Or, cette légende fait apparaître deux curiosités, l’une calendaire (les étapes sont séparées par 92 jours les unes des autres), l’autre astronomique/zodiacal (les dates clés de cette légende correspondent respectivement aux milieux du Sagittaire, de la Vierge et des Gémeaux). En projetant ce périple sur une année complète et en considérant que 92 jours correspondent à une saison (Pline l’Ancien), l’étrange voyage de Guillaume se meut en un itinéraire à rebours dans le temps, au cours duquel le héros se dépouille progressivement de ses armes : soldat à Toulouse, mi-soldat/mi-moine à Brioude et moine à Gellone. Suivent les explications calendaires de C.
La quatrième partie est intitulée « Rites et carnavals », car cette fête est un thème majeur dans l’œuvre de C. À l’opposé de Mikhail Bakhtine qui voit dans un unique carnaval une contre-culture populaire à la culture officielle, C. définit les carnavals comme les vestiges d’une religion préhistorique, pratiquée dans tout le monde indo-européen, et fondée sur le calendrier lunaire. Cette partie commence avec les « Paroles de fols : la littérature carnavalesque (Moyen Âge et Renaissance) » de Martine Grinberg. En historienne, l’auteure illustre la place des fols et sots dans tout un ensemble de textes, dits ou joués (les soties) dans l’espace urbain lors du carnaval. Dans « Étymologies de “Carnaval” », le préhistorien Dominique Pauvert recense les différentes explications étymologiques de Carnaval et il en conclut que c’est un composé gaulois à comprendre comme carno- « cornes » et -valos « prince », soit « Prince des Cornes » qu’il relie à la divinité gauloise Cernunnos et aux vestiges de la religion païenne dans la culture populaire3. Dans son « Paris-Carnaval : le bœuf gras au fil de l’histoire », Marcel Turbiaux étudie dans la durée cette attraction majeure du carnaval d’hiver : la promenade du bœuf gras dont l’origine reste obscure. Le dossier rassemble les témoignages les plus anciens (xive siècle) jusqu’aux plus récents (1919). Dans « Mardi-gras ou Gras-dimar : le balancement céleste-infernal », le musicothérapeute Willy Backeroot se livre à la description de trois carnavals (Belgique, Suisse, Luxembourg) qu’il enrichit de remarques et d’intuitions mythologiques inspirées des travaux de C. L’attention de l’anthropologue indépendant Paolo Giardelli porte, dans son article « La Confrérie des Maddalenanti et la Maddalena del Boscoe à Taggia », sur le culte et les rites (festin, danse de la mort, bâtons traditionnels auxquels sont attachés des bouquets de lavande, parodie de messe) qui entourent Sainte-Marie-Madeleine-du-Bois dans cette région de Ligurie occidentale.
La cinquième partie dont le titre est « Personnages et Thèmes mythologiques » regroupe huit articles : dans « Mélusines d’ici et d’ailleurs », Françoise Clier-Colombani (EHESS) propose une étude comparée des mythes de Mélusines d’Extrême-Orient et du Pacifique. L’analyse de ces mythes asiatiques éclaire le mythe européen, car elle révèle, par exemple, la raison de l’interdit mélusinien qui gît au cœur de ce mythe : la déesse ne doit pas être vue nue, car sa forme primitive — celle d’un animal — ne doit pas être dévoilée. Dans sa contribution intitulée « Une interprétation mythologique de la Complainte de la Blanche Biche : Marguerite, la biche et Eugénie », Brigitte Charnier, docteure en lettres, montre que cette complainte, recueillie tardivement, conserve un substrat mythique que met à jour notamment l’étude de l’onomastique. Dans son article « Une voie de lait : les laitues, le démon de midi et la mélancolie », Annick Fédensieu s’interroge sur l’interdit de manger le cœur des laitues (lactuca « [salade] laiteuse » en latin) qui pesait sur les femmes grecques. Cette « voie du lait » que suit cette ethnologue conduit à distinguer une valence positive (humidité, fertilité masculine, mélancolie blanche [= inspiration]) et une valence négative (mort, impuissance, amertume, mélancolie noire) de cette plante qu’elle débusque dans les croyances attestées depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance. Marco Piccat, romaniste à l’université de Turin, étudie la « Reine nue dans les fresques de la Villafranca Piemonte » (Chapelle de Missione, milieu du xve siècle) et se demande s’il s’agit bien de la Reine Jeanne Ire de Naples (1326-1382), qui est devenue un personnage légendaire en Provence, et si la présence de cette femme nue correspond à une ancienne prophétie ou bien s’il s’agit plus simplement d’une vengeance politique. Un dossier très documenté et une réponse tout en nuance. Avec sa « Légende des vieilles et ses survivances dans la tradition orale des Grands Causses », Jacques Freyssenge, conservateur aux Archives municipales de Millau, s’intéresse aux « vieilles » à travers les sources moins officielles que sont les sermons des prédicateurs, les exempla et les enquêtes folkloriques. Il ressort que les traditions cléricales et populaires associent les « vieilles » aux masques et à des êtres dangereux (sorcières, géantes) qui apparaissent dans la scansion du temps calendaire et sont associés à des réalisations gigantesques, des lieux-dits « Malevieilles » (dolmen, tumulus) dont la signification originelle est perdue. Avec « Naître en pet : le conte du Pouçot (AT 700), la vieille et la vache cosmique », Jacques Merceron (université d’Indiana, Bloomington) reprend le dossier jadis étudié par Gaston Paris (lecture mytho-astrologique) puis par Nicole Belmont (lecture psychanalytique), en intégrant dans son interprétation le concept d’âme-souffle-pet cher à C. et la figure de la vache cosmique, alias « la vieille » (l’aïeule), présente dans plusieurs traditions mythologiques indo-européennes. Dans « Polichinelle au Paradis », la conteuse Anastasia Ortenzio transcrit un conte de la tradition orale des Pouilles. Elle compare ensuite ce récit avec la version de « Saint Antoine en Enfer » d’Italo Calvino (Contes populaires italiens). Claude Lecouteux, professeur émérite de Sorbonne Université, clôt cette partie en étudiant les « génies domestiques », dont il analyse minutieusement les noms et les croyances qui entourent ces êtres que le christianisme a progressivement diabolisés.
L’ensemble de ce volume traduit bien l’énergie intellectuelle qu’éveillait cet infatigable chercheur à l’imagination fructueuse. Un regret : l’absence d’une bibliographie complète de ses écrits qui, à ma connaissance, n’a pas le mérite d’exister. En voici une ébauche ci-dessous.