Hervé Tiffon, Essai sur la naissance du Culturel. La légende des humains

Paris, L’Harmattan, coll. « Des Hauts et Débats », 2020

Référence(s) :

Hervé Tiffon, Essai sur la naissance du Culturel. La légende des humains, Paris, L’Harmattan, coll. « Des Hauts et Débats », 2020

Texte

C’est à une démarche originale que nous convie Hervé Tiffon dans son essai sur la naissance du culturel.

On chercherait en vain dans cet ouvrage, dense sur le plan théorique, des réponses à la question de l’origine de la culture dans le champ plus traditionnel de l’archéologie. L’auteur ne convoque pas à cette recherche les apports des préhistoriens, une question qui nous semble toutefois devoir être posée in fine pour parvenir à une synthèse sur l’ensemble du sujet.

La question centrale de l’ouvrage est l’émergence du langage, ses conditions d’apparition en interaction avec le développement de la pensée abstraite dans un contexte d’interactions humaines et d’apparition des formes d’organisation sociale.

C’est donc une analyse approfondie des conditions nécessaires à l’émergence de la culture qui nous est proposée en mettant à contribution les sciences cognitives, la sémiologie, la linguistique, les théories de la communication, ou encore la sociologie avec la question de l’organisation sociale et bien sûr l’anthropologie.

Plutôt que de s’intéresser aux premiers artefacts prouvant la spécificité des sociétés humaines, Hervé Tiffon recherche ce qui rend possible les premières productions culturelles.

Pour bâtir son raisonnement, l’auteur convoque dans ses prolégomènes deux notions clés des sciences de la communication et du langage : le dispositif et l’articulation. Le concept de dispositif trouve naturellement sa place dans cette étude. Il fait l’objet de nombreuses recherches dans le laboratoire de référence, le SIC.Lab de l’université de Nice, auquel appartient l’auteur. Le mérite d’Hervé Tiffon est de montrer sa pertinence et ses qualités heuristiques dans le cadre de son travail. Le deuxième concept, l’articulation, emprunté à la linguistique, est généralisé par l’auteur qui en fait un outil privilégié pour comprendre les phénomènes d’interaction dans leur ensemble. Ce sont ces deux outils importants qui seront ensuite utilisés dans les développements de l’ouvrage.

C’est à partir de là qu’il construit méthodiquement sa démarche.

Une première partie est consacrée au langage, condition nécessaire à l’émergence du culturel en tant que phénomène social. Le rappel nécessaire des caractéristiques du langage (articulé, complexe, ouvert) servira de guide pour la compréhension des relations qu’il entretient avec la naissance du culturel (p. 41).

La deuxième partie nous amène sur le terrain de la sémiologie avec la relation entre signal, signe et sens, concepts fondamentaux pour comprendre l’émergence de l’abstraction.

La troisième partie pose la question de l’organisation sociale, caractéristique des sociétés humaines dans leur complexité, comme cadre à l’émergence du culturel. L’auteur insiste sur l’articulation entre le langage et l’organisation sociale, en précisant comment celle‑ci est indispensable à la construction du langage en tant que processus en évolution et en complexification permanentes.

La quatrième partie est consacrée aux interactions entre langage et pensée dans un processus dynamique d’enrichissement réciproque. Une des questions étant le passage des langages fermés (ceux des sociétés animales disposant d’un nombre réduit de signes monosémiques) aux langages ouverts des sociétés humaines en enrichissement permanent grâce à l’invention d’une syntaxe permettant une combinatoire des signes. Au‑delà, c’est la question de l’émergence du virtuel qui est posée : « Le langage permet la création d’un univers nouveau, le virtuel […]. Signifier dans ce cas c’est créer du signe qui représente et interprète la Réalité et la transcrit dans ce que nous nommons le Virtuel. » (p. 149) Le virtuel apparaît ainsi comme une étape supplémentaire dans l’abstraction et l’enrichissement des fonctions du langage.

Dans la cinquième partie, l’auteur insiste sur la nécessité de prendre en compte la dimension sociétale des processus de création et de complexification du langage et de la pensée, où il ne s’agit pas seulement de penser la relation d’individu à individu mais de penser les rapports de l’individu au groupe dans lequel il s’insère. En conséquence, une nouvelle articulation est indispensable à la compréhension de l’origine du culturel et passe par l’analyse de la relation singulier/pluriel. La question de l’organisation sociale a montré l’apparition de phénomènes nouveaux liés à la structuration des groupes. Reprenant à son compte la démarche constructiviste, l’auteur insiste sur la façon dont la réalité est façonnée par le groupe et s‘impose à l’individu. La partie précédente avait insisté sur la notion de signe et de sens. En développant la question des interactions sociales, l’auteur montre implicitement l’émergence des codes et la création des représentations du monde.

C’est enfin dans une sixième partie qu’est abordée la question de la dynamique de l’organisation sociale. En se complexifiant, l’organisation sociale voit émerger une institutionnalisation des pratiques qui renforcent la sphère du culturel par une complexité croissante de la transmission. Plus que jamais ce sont les questions de communication de l’information, toujours pensées dans un contexte sociétal, qui modèlent l’évolution de la pensée et du langage et, à terme, la structuration de la société. C’est dans cette logique qu’il conviendra d’insister sur la difficulté d’appropriation des messages par l’individu qui ne s’imposent pas d’emblée, mais nécessitent un ressassement et une rumination suivant l’expression forgée par Paul Rasse (p. 189). On aurait aussi aimé, parmi ce foisonnement de concepts qui nous est proposé, voir celui de percolation, car les conditions et mécanismes dans lesquels une innovation culturelle se diffuse dans une société sont loin d’être évidents.

La conclusion générale montre donc l’émergence du phénomène du culturel que l’auteur assimile à un saut qualitatif dans le domaine du vivant aussi important que l’« invention » des organismes pluricellulaires. Pour Hervé Tiffon, « le saut d’évolution culturelle que nous présentons est à mettre en perspective avec un saut d’évolution biologique, […] l’organisation d’une relation complexe entre individus est forgée par un lien qui se transmet culturellement et apporte une différenciation et une mutualisation de capacités » (p. 271).

La démarche d’Hervé Tiffon peut sembler déroutante au premier abord par son absence de dimension diachronique, mais il convient de savoir qu’elle n’est pas isolée et s’inscrit dans un nouveau courant transdisciplinaire qui recherche, par d’autres moyens que la collecte et l’interprétation des artefacts humains, les traces de l’origine de la culture. Le nouveau champ de recherches qu’est l’archéologie cognitive1 explore depuis plusieurs décennies ces questions. De même, les travaux des linguistes sur les protolangages (Bickerton, Donald, Corballis2) ont proposé des hypothèses de travail fécondes sur l’origine du langage, indépendamment des recherches de Chomsky3 plus axées sur la recherche d’une langue originelle universelle.

Il ne peut donc y avoir d’avancée dans la question de l’origine du culturel sans regards croisés des différentes disciplines. En filigrane, on notera ce que le travail d’Hervé Tiffon doit à la pensée d’Edgar Morin sur la complexité et la nécessaire pluridisciplinarité.

Les théories de l’Infocom étaient jusqu’à présent absentes de cette réflexion complexe. Pourtant les concepts spécifiques qu’elle a développés dans son champ de recherches (et on pense plus spécifiquement à la notion de dispositif, à l’approfondissement de la démarche constructiviste, aux questions de diffusion des messages dans les réseaux, à la sociologie des usages des dispositifs communicationnels, aux industries culturelles) sont de nature à permettre une révolution copernicienne dans ce domaine.

Notes

1 René Treuil (dir.), L’Archéologie cognitive : techniques, modes de communication, mentalités, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2011. Retour au texte

2 Derek Bickerton, Language and Species, Chicago, University of Chicago Press, 1990 ; Merlin Donald, Origins of Modem Mind: Three Stages in the Evolution of Culture and Cognition, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1991 ; Michael C. Corballis & Stephen E. G. Lea (dir.), The Descent of Mind. Psychological Perspectives on Hominid Evolution, Oxford, Oxford University Press, 1999. Retour au texte

3 Noam Chomsky, « Language and Nature », Mind, no 104, 1995, p. 1‑61. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Philippe Bellissent, « Hervé Tiffon, Essai sur la naissance du Culturel. La légende des humains », IRIS [En ligne], 41 | 2021, mis en ligne le 28 novembre 2021, consulté le 19 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2290

Auteur

Philippe Bellissent

Chercheur associé SIC.Lab, UPR 3820

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