Si les spécialistes de littérature ont apprivoisé, depuis plusieurs décennies, le concept de merveilleux dans l’étude des textes, les sociologues (qui sont, comme chacun sait, des gens sérieux) ont longtemps été plus rétifs aux charmes de ce beau sujet. Leur esprit critique revendiqué fièrement leur interdisait toute complaisance envers des curiosités niaises qu’ils n’enviaient guère aux « littéraires ». Mais pourquoi le merveilleux devrait-il échapper à l’analyse sociologique ? On se réjouira donc qu’un sociologue de l’imaginaire ait entrepris de briser le tabou et d’étudier la croyance au merveilleux afin de la « traiter comme un phénomène social, à égalité avec les autres traditionnellement reconnus ». Car tout ce qui n’est pas rationnel n’est pas forcément signe de débilité mentale. Sur des phénomènes tels que les ovnis, le paranormal ou le yéti, l’opposition du vrai et du faux est fallacieuse. Il existe une catégorie intermédiaire (l’imaginaire) qui rend parfaitement compte de l’union des contraires (réel et irréel, vraisemblable et invraisemblable) représenté par le merveilleux. L’auteur définit paradoxalement celui‑ci comme une réalité extraordinaire, controversée et symbolique. Somme toute, le merveilleux est un compartiment de l’imaginaire avec la surprise en plus.
Interrogeant d’emblée le dilemme du merveilleux entre positivisme et obscurantisme, l’auteur développe son étude en trois points principaux : le merveilleux comme catégorie de la réalité (la notion d’extraordinaire), le merveilleux comme objet de controverses (d’une part, son rapport à la rationalité et, d’autre part, l’évolution du merveilleux à travers les grandes époques de la culture occidentale), enfin le merveilleux comme configuration symbolique (il est le support d’une pensée symbolique parallèle à la rationalité). Une multitude d’exemples empruntés aux domaines les plus variés émaille l’étude qui n’est ni austère ni sèchement théorique. Elle est au contraire toujours appuyée sur des exemples vivants, souvent pittoresques et savoureux (les haricots sauteurs des surréalistes).
Quelques points d’argumentation pourraient susciter la discussion. La question de savoir si les écrivains du Moyen Âge croyaient ou non en la réalité des créatures fantastiques dont ils racontaient l’histoire (p. 113) nous semble un faux problème. L’adhésion d’un lecteur/auditeur au caractère rituel, fantasmatique et fictif d’un récit est à distinguer de l’adhésion à la réalité ou à la vérité de son contenu. La confusion des deux plans oublierait le « mentir-vrai » de l’imaginaire. On sait ici tout ce que Gilbert Durand tira de la théorie de Stéphane Lupasco. Le vampire ou le loup-garou existent et n’existent pas simultanément. Si cette dualité ontologique de l’image (elle est à la fois l’être et le néant) n’existe plus, la littérature et l’art en général n’ont plus de raison d’être.
On s’étonne alors que la vieille sémiotique structurale (binaire) de Algirdas J. Greimas trouve encore une utilité dans la démonstration de la structure « dubitative » du merveilleux. Notons que le carré sémiotique est aujourd’hui totalement abandonné par les narratologues et poéticiens (on lira sur ce point : R. Tremblay, « Analyse critique de quelques modèles sémiotiques de l’idéologie », Philosophiques, no 17, 1990, p. 71‑112) parce qu’on sait bien que ce carré ne décrit pas la signification d’un texte mais qu’il crée artificiellement des significations qui n’existent pas dans le texte. Il produit une logique binaire de signification, purement abstraite, qui ne se dégage jamais objectivement d’un message. Il invente un sens artificiel auquel un texte ne se laisse jamais réduire. Pour nous, la structure dubitative du merveilleux est, de plus, une reprise adaptée de la définition aujourd’hui dépassée que Tzvetan Todorov proposait du fantastique. Pour mieux définir le fantastique et l’opposer au merveilleux, il semble aujourd’hui qu’il faille reprendre le problème à la lueur des sciences cognitives et de la production fantasmatique qui s’opère à partir de dysfonctionnements pathologiques du cerveau (la métamorphose, le double corporel, l’hallucination, etc.), selon un juste pressentiment de la page 100. Le merveilleux ne procède pas du même degré cognitif que le fantastique et l’on suit très bien l’auteur dans son souci de les distinguer. Daniel Poirion avait proposé, pour son interprétation, un principe diachronique que l’on peut rappeler : « Pour bien interpréter, écrivait-il, le merveilleux d’une littérature comme celle du Moyen Âge nous devons interroger la stratification des cultures, l’acculturation qui fait de l’histoire des mœurs, de la mentalité et de la spiritualité un processus d’évolution, sinon toujours continu et progressif, du moins toujours en équilibre instable » (Le merveilleux dans la littérature française du Moyen Âge, Paris, PUF, 1982, p. 5) et il avait expliqué un peu auparavant que « [l]es formes de la merveille qui s’installent dans notre littérature sont souvent venues d’ailleurs et s’organisent sous notre regard critique comme les éléments d’un autre système culturel ». Autrement dit, le merveilleux est toujours le produit d’un « transfert culturel » (p. 122, l’œuf de poule d’où naît un serpent réactualise la vieille croyance médiévale au basilic). Le merveilleux témoigne d’un « métissage » dont G. Durand avait bien décrit les modalités (G. Durand, « Comment se métisse l’imaginaire ? », La création sociale, no 6, 2001, p. 121-139). Mais, si le merveilleux réalise ce transfert culturel, c’est certainement aussi parce qu’il résulte d’un « transfert anthropologique » bien analysé par l’auteur des Structures anthropologiques de l’imaginaire. D. Poirion avait commenté à sa manière ce double transfert : « Le merveilleux est donc lié à l’étrangeté d’un désir, la crainte littéraire nous renvoyant à un désir de crainte (Le merveilleux dans la littérature française du Moyen Âge, p. 4). C’est le transfert anthropologique. Le merveilleux se situe alors du côté de la « réception » culturelle. Il exige à la fois une étude diachronique et synchronique de l’imaginaire culturel. C’est ici que le sociologue par l’étude synchronique des « milieux » sociaux enrichit le regard du poéticien. Or, sur ce point, l’ouvrage de Jean-Bruno Renard est très précieux car il révèle avec finesse la signification sociologique des croyances au paranormal, établissant des corrélations entre certains groupes sociaux et les croyances au paranormal. Son étude démontre la fécondité heuristique des recherches sur l’imaginaire. Elles ouvrent de nouveaux champs de recherche au confluent de disciplines parfois trop recluses.