Le rapport image-imaginaire : entre Husserl, Durand et Wunenburger

  • Il rapporto immagine-immaginario: tra Husserl, Durand e Wunenburger

DOI : 10.35562/iris.2302

p. 131-141

Abstracts

S’il va presque de soi que les notions d’image et imaginaire sont strictement liées, que l’une ne va pas sans l’autre, il est plus difficile de déterminer la manière dont se configure ce lien.

Pour déterminer les distingua du rapport et des méthodes d’analyse appropriées, on se propose de partir de la conscience d’image — le terme est husserlien et il qualifie ce que plus communément on appelle icône — pour arriver au mythe, en passant par la phantasia, le signe et le symbole  ; ensuite, nous entamerons le parcours inverse.

On cherchera par là à démontrer que : 1) le rapport image-imaginaire ne peut être défini de manière univoque, en tant qu’il change selon le type d’image  ; 2) que dans le cas de la conscience d’image, une approche psychologique peut se révéler utile, car le support perceptif constitue un moment essentiel de l’icône ; 3) qu’au niveau de la phantasia, une méthode psychanalytique semble la démarche la plus prometteuse, car l’absence de l’image physique donne un cours apparemment déréglé aux phantasiai, qu’une compréhension des dynamiques désirantes peut éclairer ; 4) en ce qui concerne le signe, le symbole et le mythe, les dimensions affective, perceptive, fantastique et transitionnelle se lient strictement. Ces types d’images insistent sur plusieurs écrans, et par conséquent différentes approches sont nécessaires.

Se è spontaneo associare i concetti di immagine e immaginario, in quanto sembrano due nozioni strettamente legate, non è affatto semplice determinare il modo in cui si configura il loro rapporto. Per tracciare i distingua di tale relazione e i metodi che possono aiutarci a chiarirla, partiremo dalla descrizione della coscienza d’immagine — si tratta di un termine husserliano — per arrivare al mito. La nostra riflessione si dividerà in diversi fasi. Analizzeremo infatti la struttura fenomenica dell’immagine mentale, del segno e del simbolo e seguiremo, brevemente, anche il cammino inverso che va dal simbolo all’immagine.

I punti salienti della nostra dimostrazione saranno i seguenti: il rapporto immagine-immaginario non può essere definito in modo univoco, in quanto cambia in base al tipo di immagine; a livello della coscienza d’immagine, un approccio psicologico può rivelarsi utile, poiché il supporto percettivo costituisce un momento essenziale dell’immagine reale; nel caso della phantasia o immagine mentale, il metodo psicoanalitico sembra quello più appropriato, poiché l’assenza del supporto percettivo rende le immagini mentali libere da ogni costrizione. Pertanto la comprensione delle dinamiche affettive-desiranti può fornire una spiegazione al corso apparentemente sregolato di associazioni che qui si manifestano. Per quanto riguarda il segno, il simbolo e il mito, le dimensioni affettiva, percettiva, transizionale e fantastica sono strettamente correlate. Questo tipo di immagini sembrano insistere su “schermi” diversi e pertanto si richiede un approccio metodologico variegato.

Text

Réfléchir sur le rapport image-imaginaire, penser la différence d’une image qui engendre un imaginaire, ou d’un imaginaire qui se construit autour d’une image qui la subsume et lui donne un mouvement synthétique…

S’il va presque de soi que les notions d’image et imaginaire sont strictement liées, que l’une ne va pas sans l’autre, il est plus difficile de déterminer la manière dont se configure ce lien. Plusieurs questions entravent, en effet, notre chemin : comment qualifier l’auto-poïesis qui habite l’image ? Est‑elle la manifestation d’un désir inconscient de la subjectivité, ou plutôt d’un archétype intersubjectif ? Est‑elle indépendante ou dépendante du sujet ? Est‑il possible de parler d’une fantastique transcendantale1, d’un ensemble de fonctions a priori qui permettraient de saisir des directions universelles et nécessaires dans l’auto-poïesis de l’image ? En supposant qu’elle soit « traçable », quel serait alors l’écran sur lequel les images déploieraient leurs agencements réglés ? Faudrait-il l’envisager comme un miroir qui ne touche pas l’image2, un lieu neutre où les images se montreraient sans subir aucune affection ? En revanche, un tel écran peut‑il varier et va‑t‑il qualifier, en constituant une sorte de principium individuationis, le rapport image-imaginaire ?

Toutes ces questions ne peuvent trouver des réponses que si l’on interroge à nouveau le propre de l’image, si l’on essaie de cerner à son intérieur ces distinctions qui peuvent se révéler utiles à une compréhension de son fonctionnement et, en conséquence, des enchaînements qu’elle peut produire. Cette opération définitoire ne veut pas saturer le problème par une approche diaïrétique, où tout serait réduit à une taxonomie d’oppositions et de différences. On ne veut pas davantage proposer une liste des possibles manières dont peut s’articuler le rapport image-imaginaire, et l’on n’a pas non plus l’intention de parler des différentes théories de l’imaginaire.

En suivant cette piste, on arriverait tout au plus à une compréhension quantitative. Il est alors nécessaire de donner, dès le début, une direction bien précise au parcours que l’on veut suivre en recourant à un artifice didactico-rhétorique, souvent introduit par Edgar Morin3, qui se révélera utile lors de notre exposé, car on veut dégager de nos questions la complexité du rapport image-imaginaire — et non pas aboutir à sa simplification.

Voici les deux mouvements de notre analyse :

conscience d’image  ↔  image mentale  ↔  signe  ↔  symbole  ↔  mythe

En d’autres termes, pour déterminer les distingua du rapport image-imaginaire, on se propose de partir de la conscience d’image — le terme est husserlien et il qualifie ce que plus communément on appelle « icône » — pour parvenir au mythe et, ensuite, d’entamer le parcours inverse. En effet, toute image n’est pas un symbole, et le mode d’apparaître de l’image mentale n’est pas le même que la conscience d’image ou le symbole. Du côté de l’imaginaire, un agencement d’icônes suit des lois très différentes de celles du mythe, et cela est aussi valable pour les images mentales.

On ne peut dans cet article aborder les problèmes soulevés dans toute leur ampleur bibliographique. Par conséquent, notre réflexion prendra appui essentiellement sur trois auteurs : le philosophe allemand Edmund Husserl et les philosophes français Gilbert Durand et Jean-Jacques Wunenburger. Rapprocher, comme nous le proposons, la méthode phénoménologique de l’anthropologique — on le verra — n’est pas un hasard, car les deux modes sont de fait complémentaires.

 

1.

Commençons par la caractérisation des trois moments constitutifs de la conscience d’image. D’après E. Husserl, dans la conscience d’image, il faut distinguer : l’image en tant que chose physique ; l’objet-image, c’est-à-dire ce qui, par les couleurs et les lignes, doit représenter par ressemblance le sujet de l’image ; enfin, le sujet-image, ce qui est figuré par l’objet-image, l’étant qu’elle vise. Le philosophe allemand remarque :

L’image représentée n’est pas par exemple une partie ou un côté de la chose-image physique. Cela se dit bien des pigments de couleurs qui sont repartis sur la toile, des traits du dessin qui sont tracés sur le papier. Mais ces couleurs, ces traits, etc. ne sont pas l’image représentante, l’image propre de l’imagination, la chose illusoire qui nous vient à apparition sur la base des sensations de couleurs, de forme, etc. […] En outre, ces objets-images [les choses illusoires] doivent être ensuite bien distingués des objets figurés en image copie. (Husserl, 2002, p. 64)

Le philosophe allemand parle de l’image et de son renvoi constitutif à la subjectivité, dont les modes de la visée vont spécifier les trois éléments de la conscience d’image. Si l’on vise l’image dans sa matérialité, on regarde une image physique ; si l’on vise l’image comme ce qui est à la place de quelque chose et qui lui ressemble, on thématise l’objet-image ; si l’on vise l’objet réel derrière l’image, on réfléchit sur le sujet-image.

Le rapport entre image et imaginaire se conforme ici à une loi d’agencement qui ne diffère guère de la perception, la conscience d’image s’appuyant sur un support physique. En effet, de même que, lors d’un écoulement perceptif, chaque perception est liée aux autres de manière ordonnée, aussi bien par des liens temporels que kinesthésiques, lorsqu’on contemple une icône (par exemple un tableau), le spectateur voit une série d’images qui sont strictement enchevêtrées par des liens perceptifs. Ainsi, on vise toujours des objets qui ne se donnent pas en chair et en os, mais seulement en tant qu’absents. Néanmoins, l’enchaînement imaginaire est réglé grâce à la présence d’un support physique.

Il est évident que l’on ne peut analyser la relation entre ces consciences d’image sous l’égide d’une théorie associationniste, car ce n’est pas un rapprochement a posteriori qui se manifeste. L’écoulement imaginatif se déploie par des agencements nécessaires, dont la contrainte est dans l’objet (l’icône) et dans le sujet. Ce que E. Husserl a montré à propos de la perception4 est valable aussi pour la conscience d’image, la Gestalt physique de l’image et le corps propre du sujet déterminant la nécessité de l’écoulement imaginatif.

 

2.

Il n’en va pas de même pour l’image mentale — ce que E. Husserl appelle phantasia —. En effet, dans ce cas, le support perceptif (l’image physique) manque, et cette absence va produire un bouleversement significatif dans sa phénoménalité. Lisons E. Husserl :

Dans la phantasia, nous n’avons aucun présent, et en ce sens aucun objet image. Dans la phantasia claire, nous vivons des phantasmata et des appréhensions objectivantes qui ne constituent aucun se‑tenant‑là comme présent qui ne devrait faire fonction que de porteur d’une conscience de caractère d’image. Le rapport au présent manque totalement dans l’apparition même. Un intuitionner le visé a immédiatement lieu dans l’apparaissant. Nous pouvons accomplir l’appréhension après coup : maintenant m’apparaît ceci là, j’ai maintenant cette apparition de l’hôtel de ville, etc., et par celle-ci je me rapporte à l’hôtel de ville « même ». Mais un appréhender d’une « apparition présente de l’hôtel de ville », d’un objet image se présentant au présent, n’est pas accompli dans le simple vécu de phantasia. (Ibid., p. 111‑112 ; nous soulignons.)

L’absence d’image physique fait aussi disparaître l’objet-image, car ce dernier existe par l’intermédiaire d’un support physique. En effet, si l’objet-image vise un sujet-image par ressemblance en image-copie, cela n’est possible que par l’image physique qui soutient et motive un tel rapport entre image-copie et réel.

La disparition de l’objet-image pose des nouvelles questions : comment s’agencent les images mentales ? Si l’image mentale vise directement l’objet imagé, comment peut‑on distinguer une image mentale d’une perception ?

E. Husserl démontre que l’écoulement des images mentales est protéiforme.

L’image [mentale] est quelque chose de flottant, de fluctuant, de changeant, ayant une plénitude et une force tantôt croissantes tantôt décroissantes, donc changeant constamment en immanence sur l’échelle de la perfection. (Ibid., p. 97)

Dans la réponse à la première question, on trouve aussi la solution de la seconde : on peut distinguer une image mentale d’une perception, non pas par la visée de l’objet (dans les deux cas il s’agit d’une visée directe), mais à partir du mode de leur apparition. Tandis que l’image mentale apparaît « flottant, fluctuant, changeant », la perception donne des présences stables, qui ne subissent pas de fluctuations (du moins, elles ne sont pas significatives) et dont les changements sont ordonnés. Ainsi une image mentale peut se lier à une autre de manière arbitraire et changer soudainement ses dimensions et son intensité ; elle peut apparaître tantôt grande, tantôt petite, etc.

Or, pour autant que les remarques husserliennes soient discutables, ce qui semble intéressant est que l’image mentale semble renverser la définition d’image comme représentant (en image-copie) de la chose, et même la caractérisation phénoménologique classique de l’image comme donation d’un objet en tant qu’absent. L’image mentale vise directement l’objet imagé, elle le donne — mais pas comme une perception qui donne la chose comme une présence. Cependant, si l’agencement protéiforme est un élément caractérisant l’image mentale, la notion d’intensité ne peut constituer un second facteur sur lequel appuyer la distinction entre perception et image mentale, car la perception est, elle aussi, susceptible de variations intensives. Par conséquent, il faut trouver ailleurs que dans la simple description statique la source de leur différence.

 

3.

À cette fin, il est nécessaire de poursuivre notre chemin en abordant une analyse phénoménologique du signe. Au cours de ses leçons sur la phantasia, la conscience d’image et le souvenir, le philosophe allemand semble apparenter signe et phantasia perceptive. Il affirme :

L’art est le domaine de la phantasia mise en forme perceptive ou reproductive, intuitive et en partie non intuitive. On ne doit pas dire que l’art doive nécessairement se mouvoir dans la sphère de l’intuitivité […]. Dans la représentation théâtrale, nous vivons dans un mode-de-phantasie perceptive, nous avons des images, mais pas pour autant des images-copies. […] Là où une pièce de théâtre est figurée, absolument aucune conscience de figuration par image-copie n’a besoin d’être provoquée, et ce qui apparaît là est un pur fictum perceptif. Nous vivons dans la neutralité, nous n’accom­plissons, vis-à-vis de l’intuitionné, absolument aucune position effective, tout ce qui arrive là devant, ce qui est là en choses et en personnes, ce qui est là dit, fait, etc., tout a le caractère du comme si. (Ibid., p. 486‑487)

Le signe manifeste les mêmes caractères : il est traité comme une chose, mais on ne le vise pas comme tel ; il est utilisé comme un objet, tout en étant conscient qu’il ne l’est pas. D’ailleurs, le signe, ainsi que l’acteur théâtral, n’est pas appréhendé par le sujet comme une enveloppe arbitraire qui peut être changée à notre gré. La communauté des parlants donne aux signes une stabilité transitionnelle et l’intersubjectivité est à son tour impliquée dans le langage comme un étant transitionnel5.

Cette aire transitionnelle, cet agencement de substituts, constitue le mouvement du sens, le propre du signe. Ainsi, d’une part, le signe n’est pas si loin de la phantasia, car il n’est pas la représentation en image-copie de la chose. En ce sens‑là, on peut dire que le signe ressemble à une image mentale. D’autre part, si l’image mentale vise directement l’objet, presque comme une perception, la phantasia perceptive (ou signe) ne vise directement que le sens. Néanmoins, le signe ne rend pas visible le sens car celui‑ci ne passe pas de l’infigurable au figurable. Elle le maintient plutôt dans l’aire transitionnelle.

Enfin, une seconde différence entre phantasia et phantasia perceptive est la perceptibilité du signe. Ce dernier est percevable, tandis que la matière de la phantasia n’est que le phantasmata qui n’est pas une perception au sens strict du terme. Le signe n’est donc pas l’autre de l’image, il ne s’oppose pas à l’image, comme une forme arbitraire s’opposerait à un eidolon qui ressemble à son contenu. L’écart principal entre les trois images analysées jusqu’ici est alors dans l’irruption, en plein milieu d’une imaginalité complexe et articulée, du sens — élément absent aussi bien dans la conscience d’image que dans la phantasia.

 

4.

La phénoménalité du symbole semble aller dans la même direction que le signe — sa spécificité, par rapport à la conscience d’image et à la phantasia, étant encore une fois dans le sens qui l’anime, mais le sens, cette fois-ci, veut devenir visible. Lisons J.‑J. Wunenburger :

Le symbolique serait bien alors le « fond » du sémiotique, au sens où le plan symbolique emprunte précisément la forme du signe pour se dire. […] Le symbolisme est […], à la fois, pour reprendre le vocabulaire de S. Freud, un processus « lié » qui obéit à des strictes règles de formation et d’expression, et un processus « libre », dans lequel toutes les connexions ne sont pas tracées d’avance. Le passage dans le symbolique entre le sensible et l’intelligible peut donc être pensé à la fois comme une voie droite et comme un labyrinthe. […] Car le symbolisant, tout en se posant comme un moyen de présentification d’un sens, l’occulte en même temps, le repousse à distance. (Wunenburger, 1995, p. 18 ; nous soulignons.)

Le symbole emprunte « la forme du signe pour se dire ». Autrement dit, le signe cherche ici à donner le sens directement, il essaie de le matérialiser, de le rendre visible. Ce processus de présentification ne s’accomplit jamais complètement : une marge, plus ou moins étendue, de sens reste invisible et va animer d’autres symboles en engendrant un récit symbolique. À ce propos G. Durand remarque :

Ne pouvant figurer l’infigurable transcendance, l’image symbolique est transfiguration d’une représentation concrète par un sens à jamais abstrait. Le symbole est donc une représentation qui fait apparaître un sens secret, il est l’épiphanie d’un mystère. (Durand, L’imagination symbolique, 2008, p. 12-13 ; nous soulignons.)

G. Durand identifie, dans le symbole, l’irreprésentabilité du sens à « l’infigurable transcendance ». Mais, d’un point de vue purement descriptif, il est préférable d’éviter les ambiguïtés sémantiques du mot « transcendance ». En effet, le sens comme mouvement transitionnel qui anime le signe (et que le symbole cherche à rendre visible) est transcendant parce qu’il reste au-delà du symbole, en tant qu’il y a toujours un résidu infigurable, dans le sens qui ne peut être donné dans le symbole. En outre, il s’agit là d’un paradoxe très intéressant, au moment où le symbole cherche à incarner le sens, il va aussi incarner l’invisible, il rend visible l’invisible tout en le laissant invisible. Voici pourquoi on peut dire que le symbole fait aussi « apparaître un sens secret », qu’il est « l’épiphanie d’un mystère ».

 

5.

Or, cette invisibilité visible propre du symbole engendre le mouvement symbolique qui constitue le mythe. G. Durand nous vient encore ici en aide :

C’est par le pouvoir de répéter que le symbole comble indéfiniment son inadéquation fondamentale. Mais cette répétition n’est pas tautologique : elle est perfectionnante par approximations accumulées […]. Non pas qu’un seul symbole ne soit pas aussi significatif que les autres, mais que l’ensemble de tous les symboles sur un thème éclaire les symboles les uns par les autres, leur ajoute une « puissance » symbolique supplémentaire. (Ibid., p. 15)

On peut en déduire la définition suivante de mythe :

Le mythe est, certes, encore un langage, mais qui arrive à « décoller du fondement linguistique sur lequel il a commencé à parler » ; le mythe est récit symbolique, assemblage discursif de symboles, mais ce qui prime en lui c’est le symbole plutôt que les procédés du récit. Autrement dit, […] la conscience mythique, par delà le langage, donne le primat à l’intuition sémantique, à la matérialité du symbole et vise la compréhension fidéiste du monde des choses et des hommes. (Durand, Champs de l’imaginaire, 1996, p. 36)

L’articulation du mythe ne se fonde pas alors sur les règles du récit, mais sur la force attractive qu’a le symbole, sur le pouvoir qu’il a de se lier à d’autres symboles. Il est alors un assemblage de symboles qui s’organisent comme répétition de la différence. En d’autres termes, l’invisibilité visible du symbole engendre un mouvement de répétition, de redondance, où la différence de l’invisible, l’écart non thématisable du sens, provoque un mouvement à l’intérieur du symbole, un élan qui le pousse à se rapprocher d’autres symboles en enfantant un mythe.

 

6.

Est à présent terminé le premier mouvement de notre parcours, qui a amené de la conscience d’image au mythe ; on peut passer à une analyse plus détaillée des possibles déclinaisons du rapport image-imaginaire et amorcer le chemin inverse (qui va du mythe à la conscience d’image).

Nos remarques précédentes montrent que, pour caractériser le rapport image-imaginaire, il faut, en première instance, s’entendre sur ce que nous entendons exactement par « image-imaginaire ». Sur le plan de la conscience d’image, l’enchaînement des images se conforme aux lois perceptives, et il doit être référé à un sujet percevant. En effet, lorsque je regarde un tableau, plusieurs images s’écoulent dans ma conscience et ce déroulement d’icônes s’appuie sur les images physiques qui affectent ma vue. Par conséquent, ce type d’agencement pourrait être expliqué à partir des principes découverts par la psychologie de la Gestalt.

Le cas de la phantasia est plus complexe, en raison du manque du support physique. L’image mentale semble viser directement l’objet, mais elle présente un caractère protéiforme : elle fluctue, elle est changeante, aussi bien par rapport à l’intensité que vis-à-vis de ses dimensions. L’agencement des phantasiai ne suit donc pas les règles de la perception. Il est plutôt en jeu une subjectivité toute puissante qui lie les images mentales à son gré, sans aucune règle préétablie. Le domaine de la rêverie se dévoile.

Pour analyser l’enchaînement des images mentales, il semble alors utile de suivre une approche psychanalytique, car l’écran des images est une affectivité libre des contraintes du réel. Le désir pourrait donc être le moteur du rapport entre image et imaginaire dans la phantasia. Il est important de préciser que, par l’expression « approche psychanalytique », on n’entend pas nécessairement recourir à la démarche freudienne. On veut simplement souligner que le questionnement du désir et de son fonctionnement peut permettre d’éclairer le lien entre les images mentales. D’ailleurs, l’attitude purement descriptive de E. Husserl s’est révélée (en partie) défaillante. En effet, le philosophe allemand rencontre des difficultés lorsqu’il veut définir le propre de la phantasia, car il continue d’avoir comme point de référence la conscience d’image. Il pense que l’on peut comprendre l’agencement des phantasiai en se limitant uniquement à l’analyse des liens qu’elles peuvent constituer. Mais il est évident que cette attitude est insuffisante car les rapports thématisés ne montrent aucune règle — le support physique étant absent.

Dans la phantasia perceptive (le signe), l’agencement imaginaire présente une structure encore plus complexe. D’une part, le signe en tant que phantasia devrait suivre des enchaînements déréglés qui auraient leur fondement dans la dimension affective ; d’autre part, le support physique, à la fois sonore et visuel, existe et, par conséquent, des lois sont repérables.

Pour sortir de l’ambiguïté, il existe plusieurs solutions : une (parmi les plus intéressantes) est celle proposée par Jean-François Lyotard dans son livre Discours, Figure. Le philosophe français parle de trois types de figure, en action dans l’œuvre d’art, la figure forme, la figure image et la figure matrice :

  • la figure image sollicite ouvertement la fantasmatique du lecteur en lui proposant une scène où elle vienne s’accomplir ;

  • la figure forme exerce sur le lecteur la suggestion de son organisation latente ;

  • quant à la figure matrice […] c’est l’écrivain lui‑même qui en est la première victime, si il est vrai que son œuvre entière en est l’expression ou, au plus le commentaire. […] l’œuvre est un symptôme, la littérature est l’extériorisation en mots de la fantasmatique profonde. (Lyotard, 1971, p. 355)

Les affirmations de J.‑F. Lyotard peuvent être étendues au langage. En effet, outre la dimension transitionnelle, les trois autres repérées font également partie de sa structure. Le langage présente une organisation perceptive, une dimension fantasmatique et, enfin, il est mu par une matrice désirante — la dimension phantasmatique étant intrinsèquement liée à l’affectivité, qui ne se dévoile jamais complètement. L’imaginaire du langage insisterait donc sur quatre écrans (transitionnel, affectif, perceptif, fantastique-mental) ; en dériverait un fonctionnement articulé où des éléments très différents sont en jeu.

Ces quatre niveaux pourraient aussi expliquer la dialectique symbolique. L’imaginaire du symbole (c’est-à-dire le mythe en tant qu’ensemble de symboles qui se lient selon un mouvement auto-poïétique) se donne « comme une totalité multidimensionnelle, dotée d’une générativité propre » (Wunenburger, 1995, p. 29).

Par conséquent :

Accorder une autonomie au mythe, implique d’abord que l’on abandonne le présupposé philosophique classique selon lequel il n’existe qu’une seule source fondamentale de nos représentations (expérience sensorielle ou concept). […] Le mythe doit donc être abordé comme un tout synthétique, dont le sens intrinsèque ne peut être obtenu par décomposition en unités préalables. […] Le mythe apparaît alors comme une structure linguistique et symbolique à travers laquelle un contenu intellectuel entre dans notre univers de compréhension. (Id. ; nous soulignons.)

L’imaginaire du symbole possède une structure multidimensionnelle — à la fois intellectuelle, linguistique, symbolique. En outre, comme le symbole se déploie selon une accentuation du moment perceptif du symbolisant, qui veut rendre visible le symbolisé (l’objet transitionnel qu’il vise), on peut ajouter que l’élément perceptif occupe aussi une place importante.

 

7.

Ces remarques, que nous avons élaborées sur le rapport image-imaginaire dans la conscience d’image, la phantasia, le signe et le symbole, amènent aux conclusions suivantes :

  • le rapport image-imaginaire ne peut être défini de manière univoque, en tant qu’il change selon le type d’image ;

  • dans le cas de la conscience d’image, une approche psychologique peut se révéler utile, car le support perceptif constitue un moment essentiel de l’icône ;

  • au niveau de la phantasia, une méthode psychanalytique semble la démarche la plus prometteuse, car l’absence de l’image physique donne un cours apparemment déréglé aux phantasiai, qu’une compréhension des dynamiques désirantes peut permettre d’éclairer ;

  • en ce qui concerne le signe, le symbole et le mythe, les dimensions affective, perceptive, fantastique et transitionnelle se lient strictement. Ces types d’images insistent sur plusieurs écrans et, par conséquent, différentes approches sont nécessaires. On devrait adopter ce que G. Durand appelle un « structuralisme figuratif 6 » ;

  • toutefois, il faut préciser que toutes ces distinctions ne doivent pas être envisagées de manière trop statique. La dimension symbolique peut se déclencher à l’intérieur de la conscience d’image, ainsi que le signe (comme dans la poésie d’Apollinaire par exemple) peut se déployer surtout comme une icône. Néanmoins, les distingua restent valables, car ces modifications se surajoutent à la structure imaginaire portante, sans l’abolir. Dans ces cas de figure, on devra opter pour une méthodologie variée : le même objet sera analysé d’abord à partir des différentes déclinaisons de sa structure imaginaire et, ensuite, en thématisant leurs possibles interactions et hybridations.

Bibliography

Durand Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969.

Durand Gilbert, Figure mythique et visages de l’œuvre. De la mythocritique à la mythoanalyse, Paris, Dunod, 1992.

Durand Gilbert, Champs de l’imaginaire, Grenoble, Ellug, 1996.

Durand Gilbert, L’imagination symbolique [1964], Paris, Presses universitaires de France, 2008.

Husserl Edmund, Phantasie, conscience d’image, souvenir, trad. fr. R. Kassis et J.‑F. Pestureau, Grenoble, Jérôme Millon, 2002.

Lyotard Jean-François, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1971.

Morin Edgar, La Méthode [1977-2004], Paris, Seuil, « Opus », 2008.

Winnicot Donald Woods, Conversations ordinaires, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1996.

Wunenburger Jean-Jacques, La vie des images, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1995.

Notes

1 G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 1969, p. 437‑501. Il s’agit du troisième livre où G. Durand, reprenant l’expression novalisienne « fantastique transcendantale », propose une synthèse de son parcours dans les structures anthropologiques de l’imaginaire ; il avance l’hypothèse que l’on puisse repérer les a priori de l’imaginaire, c’est-à-dire ces directions-fonctions (les trois axes posturaux d’après G. Durand) qui fournissent à l’anthropologue des pistes pour comprendre les mouvements poïétiques des imaginaires. Par la « fantastique transcendantale », il serait donc possible d’anticiper le fonctionnement d’un certain imaginaire, une fois établi à quelle fonction-forme on peut le reconduire. Nous insistons sur le rapprochement terminologique fonction-a priori car, pour G. Durand, ainsi que pour E. Kant, le terme « a priori » n’est pas synonyme de forme. L’a priori viscéral n’est pas, par exemple, une catégorie statique qui qualifie ces imaginaires relevant du régime nocturne de l’image, mais une direction générative-germinative qui se déploie par des agencements oxymoriques. Return to text

2 À ce propos, il est utile de lire un chapitre fondamental du texte de J.‑J. Wunenburger, « Visions en miroir » (La vie des images, 1995), où l’auteur remarque que « Le miroir n’est finalement qu’un fond sans forme extérieurement déterminée, qui prête son dehors informe pour laisser advenir […] une image d’un autre corps que lui. Le lieu réel de l’image n’est qu’un lieu virtuel, qui échappe à l’observation sensible immédiate parce qu’il n’est finalement qu’abstrait : l’image reflet est d’une certaine manière une utopie sensible, un non‑corps dans un non‑lieu, qui ne saurait donc avoir d’existence et encore moins participer à l’être » (p. 92). Si les images n’étaient pas affectées par l’écran sur lequel elles apparaissent, alors on devrait affirmer que, « par l’intermédiaire des images en miroir, nous entrons parfois en contact optique, avec ce que H. Corbin appelle des êtres imaginaux, mi‑sensibles, mi‑intelligibles, des corps subtils à travers lesquels nous pouvons sortir de ce monde d’existences finies, pour entrevoir un autre être transcendant sans limites de notre expérience, toujours refusé à une vision directe » (ibid., p. 100). Return to text

3 Il suffit de penser à son œuvre monumentale, La Méthode, publiée aux Éditions du Seuil de 1977 à 2004 et rassemblée en 2008. Return to text

4 Il suffit de penser à des textes comme Expérience et jugement, ou La chose et l’espace. Return to text

5 D. W. Winnicot remarque : « Je ne vois pas comment on pourrait poursuivre sans dire maintenant qu’il y a quelque part comme une tromperie, une tromperie qui tient au développement même de la capacité de relation des objets. Je suis en train de vous lire cette communication, de la lire à un auditoire que j’ai créé. Mais il faut admettre qu’il est effectivement devant moi maintenant. J’aimerais croire que cet auditoire que j’ai devant moi peut, jusqu’à un certain point, coïncider avec l’auditoire que j’avais à l’esprit lorsque j’écrivais mon texte, mais rien ne garantit que les deux auditoires aient quelque rapport entre eux. Pour écrire cet article, je dois jouer ; je joue dans cette aire que j’appelle transitionnelle, où je fais comme si mon auditoire était vous, que vous êtes ici et maintenant. » (Conversations ordinaires, 1996, p. 149) Return to text

6 « Symbole et “structuralisme figuratif” signifient mon intention de montrer […] 1o qu’une structure n’est pas, n’a jamais été, cette forme statique et vidée volontairement d’un sens, qu’un certain structuralisme admet seule à la dignité de structure ; 2o que loin qu’il y ait conflit entre symbole et structure, cette dernière dérive dans son dynamisme même, directement, de la position “ouverte” du symbole ; 3o enfin, comme je l’avais pressenti il y a vingt ans, c’est la “figure”, le sens figuré qui distribue les structures. C’est le langage qui a le pas sur la langue, c’est la parole qui a le pas sur la syntaxe. C’est la signification qui oriente le signe. C’est le dynamisme de la lecture qui promeut l’écriture. » (G. Durand, Figure mythique et visages de l’œuvre. De la mythocritique à la mythoanalyse, 1992, p. 89) Return to text

References

Bibliographical reference

Salvatore Grandone, « Le rapport image-imaginaire : entre Husserl, Durand et Wunenburger », IRIS, 33 | 2012, 131-141.

Electronic reference

Salvatore Grandone, « Le rapport image-imaginaire : entre Husserl, Durand et Wunenburger », IRIS [Online], 33 | 2012, Online since 17 octobre 2021, connection on 18 septembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2302

Author

Salvatore Grandone

Université de Naples

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