Introduction
En linguistique, les odeurs, comparées aux couleurs, avec lesquelles on les associe habituellement, font plutôt figure de parent pauvre. Le territoire des odeurs, sans être une terra incognita, n’a en effet que rarement été abordé sous l’angle proprement linguistique1, alors qu’il a été longuement arpenté avec succès par les psychologues, psycho-linguistes2, ethnologues, anthropologues, sociologues, philosophes, neuro-physiologues, chimistes3, etc. Nous proposons, dans le droit fil de nos travaux antérieurs (Kleiber, 2011, à paraître a, b, c et d ; Kleiber et Vuillaume, 2011 a et b), de dresser ici, en quelques traits, la « carte d’identité linguistique des odeurs », avec pour objectif de faire de cette « pièce d’identité » le point de départ de discussions, critiques et descriptions plus détaillées.
Nous nous intéresserons ici uniquement à la rubrique « identité », avec le problème bien connu que pose l’identification des odeurs. La question de leur « portrait », et donc celle des principales dimensions qui structurent leur caractérisation seront abordées ultérieurement. Nous exposerons d’abord, dans une première partie, quelle est la situation dénominative à laquelle donnent lieu les noms d’odeurs, en examinant le statut des noms généralement reconnus comme tels. Nous montrerons qu’il ne s’agit pas de véritables odoronymes, mais qu’ils se divisent en deux catégories, les noms « généraux », qui fonctionnent au même niveau qu’odeur, et les faux noms d’odeurs qui sont uniquement des spécifieurs d’odeurs. Nous terminerons notre examen en mettant en relief le « paradoxe ontologico-dénominatif » auquel conduit ce manque de véritables noms d’odeurs. Notre seconde partie présentera d’abord rapidement les explications que l’on a pu donner de l’absence de noms d’odeurs, puis nous analyserons plus longuement la principale construction à laquelle on recourt pour sortir du paradoxe ontologico-dénominatif. Notre parcours au milieu des noms et constructions nominales olfactives apportera ainsi des éléments de réponse précieux à la question de l’identité des odeurs. Il nous amènera aussi, on le verra, à évoquer, chemin faisant, certaines des principales questions que suscite une linguistique des odeurs en général.
Y a-t-il de véritables noms d’odeurs ?
À la recherche des noms d’odeurs
Un constat fait par quasiment tous les spécialistes est que les odeurs n’ont pas de nom. « Les études menées en linguistique cognitive sur la dénomination des odeurs […], notent Françoise Dufour et Melissa Barkat-Defradas (2009, p. 1), montrent que, contrairement aux couleurs, les mots manquent pour nommer les odeurs. » Alors qu’une couleur particulière peut être identifiée comme étant du bleu, du rouge ou encore du bleu azur, une odeur particulière ne saurait être identifiée de la sorte, c’est-à-dire au moyen d’un nom. Cette absence de dénomination olfactive demande toutefois à être explicitée, puisque, outre le nom odeur lui‑même, les dictionnaires donnent comme noms d’odeur — dans le sens où ils mettent dans leur definiens le N définitoire odeur — aussi bien des noms de la série (1) que des noms de la série (2) :
(1)
Parfum, arôme, effluve, fragrance, senteur, puanteur, relent, remugle, etc.
(2)
Brûlé, fraîchin, graillon, rance, renfermé, roussi, etc.
Le Petit Robert place ainsi odeur comme incluant aussi bien, dans la définition, des noms de la série (1) que de la série (2), ainsi que le montrent (3) et (4) :
(3)
Fragrance = « odeur agréable »
Parfum = « odeur agréable et pénétrante »
Puanteur = « odeur infecte »
Senteur = « odeur agréable, parfum »
Relent = « mauvaise odeur qui persiste »
(4)
Brûlé (substantif) = « odeur d’une chose qui brûle » : Ça sent le brûlé
Rance (substantif) = « odeur, goût caractéristique d’un corps gras rance » : Beurre qui sent le rance
Renfermé (substantif) = « mauvaise odeur d’un lieu mal aéré, dont les fenêtres sont restées fermées » : Cette chambre sent le renfermé
Roussi (substantif) = « odeur d’une chose qui a légèrement brûlé » : Ça brûle ! Ça sent le roussi
Graillon = « odeur ou goût de graisse brûlée » : Cuisine qui sent le graillon
Si l’on y regarde toutefois de plus près, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas en fait de noms d’odeurs semblables aux noms de couleurs. Pour deux raisons différentes4 : les noms de la série (1) ne peuvent identifier des types d’odeurs, alors que les noms de la série (2) ne sont pas des noms d’odeurs.
Des noms d’odeurs « superordonnés »
Les noms de la première série sont incontestablement des noms d’odeurs, puisqu’ils dénomment conventionnellement des sous-classes ou sous-catégories d’odeurs. Mais ce ne sont pas des noms semblables aux noms de couleurs tels que bleu, rouge, bleu azur, dans la mesure où, restant au niveau général du nom odeur, ils n’identifient nullement l’odeur particulière dénotée, mais apportent simplement une restriction d’ordre hédonique (bonne ou mauvaise odeur) ou de durée (odeur qui persiste)5. Si l’on se place dans le cadre de la catégorisation verticale de la sémantique du prototype (Rosch et al., 1976 ; Kleiber, 1990 et 1994), ce ne sont pas des catégories de base (ou subordonnées) comme les noms de couleur, mais des catégories superordonnées comme odeur. On ne mentionnera que deux faits qui confirment cette analyse.
En premier lieu, ils peuvent se substituer à odeur dans les SN du type odeur de N :
(5)
Une odeur / un parfum / une senteur / une fragrance de fleur
Une odeur / un relent de cigare froid
Une odeur / une puanteur de charogne
Dans ce type de syntagme binominal, sur lequel nous reviendrons ci‑dessous, odeur et les N de (1) apparaissent comme étant une sorte de classificateur, pouvant servir de « préfixe » lexical subsumateur à toute une série de N bien différents qui témoignent de l’hétérogénéité qualitative olfactive.
En second lieu, ils ne peuvent pas, comme le font les noms de couleurs, servir d’identifiant à des odeurs particulières :
(6)
Je déteste trois couleurs, à savoir le bleu, le vert et le marron
(7)
*Je déteste trois odeurs, à savoir le parfum, la puanteur et le relent
Exception faite d’un des emplois de remugle (voir note 5), les noms de la série (1) sont des noms généraux qui, parce qu’ils rassemblent des occurrences d’odeurs hétérogènes et n’identifient donc pas l’odeur dont il s’agit, n’ont pas le statut dénominatif des noms de couleurs.
Des « faux noms » d’odeurs
Pour les noms de la série (2), la situation est différente : les lexicographes se trompent en les définissant comme des noms d’odeurs. Ce sont des noms qui ne dénomment que la spécification de l’odeur et non l’odeur elle‑même. Ils ne peuvent donc être d’aucune manière des noms d’odeurs. À la source de l’erreur, se trouve sans doute leur emploi à la place N de la construction prédicative olfactive SN / Ça sent le N. Comme le montrent les exemples illustrant les définitions de (4), c’est parce qu’ils peuvent occuper la place N de cette structure en sentir qu’on les a pris pour des N d’odeurs. Or, dans cette tournure SN / Ça sent le N, c’est sentir qui se charge du sens d’odeur (voir Theissen, 2010), le N ne faisant que spécifier le type d’odeur en question. Autrement dit, dans Ça sent le roussi, le SN le roussi ne correspond pas à « odeur d’une chose qui a légèrement brûlé », mais uniquement à la deuxième partie du sens donné par le Petit Robert, c’est-à-dire à la spécification que l’odeur dont il s’agit est celle d’une chose qui a légèrement brûlé. Roussi continue donc d’avoir son sens, qui n’a rien d’olfactif en lui‑même. Nous ne citerons que deux arguments en faveur de notre analyse. Le premier réside dans la mise en correspondance de la construction Ça sent le N avec la tournure Il y a une odeur de N. On s’aperçoit que graillon joue dans (8) le même rôle de spécification olfactive par rapport à sentir qu’il joue dans (9) par rapport à odeur :
(8)
Ça sent le graillon
(9)
Il y a une odeur de graillon
Le second est constitué par l’impossibilité pour ces N de remplacer la construction odeur de N, qui dénote une odeur particulière. S’ils peuvent figurer à la place du deuxième N, qui ne fait que spécifier l’odeur dénotée, comme le montre (10) :
(10)
Une odeur de brûlé / fraîchin / graillon / rance / renfermé / roussi, etc.
Ils ne sauraient fonctionner à la place de la construction odeur de N elle‑même, alors qu’un tel emploi devrait être possible, s’ils avaient réellement le sens de « odeur de N » que leur attribuent les lexicographes. On ne saurait avoir (12) à la place de (11) :
(11)
De la pièce émanait une odeur de brûlé / fraîchin / graillon / rance / renfermé / roussi forte et irritante
(12)
*De la pièce émanait un/du brûlé / fraîchin / graillon / rance / renfermé / roussi fort et irritant
Du « silence olfactif nominal » au « paradoxe ontologico-dénominatif »
La conclusion est donc claire : il n’y a quasiment pas d’odoronymes, c’est-à-dire de N qui servent à nommer les odeurs particulières. Même si le locuteur lambda n’en pas conscience, ce « silence dénominatif » fait intrinsèquement partie de notre manière d’appréhender les odeurs et d’en parler. La meilleure preuve en est l’incongruité d’une interrogation sur le nom d’une odeur particulière. Alors que l’on peut fort bien poser pour les couleurs des questions dénominatives du type de (13) :
(13)
Quel est le nom de cette couleur ?
Comment s’appelle cette couleur ?
Il est plus étrange d’y recourir lorsqu’il s’agit d’odeurs :
(14)
? Quel est le nom de cette odeur ?
? Comment s’appelle cette odeur ?
Et, en admettant qu’une telle interrogation dénominative sur une odeur particulière ait lieu, il semble bien que les usagers, certains du moins, seront amenés à répondre :
(15)
Mais les odeurs n’ont pas de noms !
découvrant ainsi un fait linguistique, dont ils n’avaient sans doute pas conscience, celui de l’absence de « véritables » noms d’odeurs, c’est-à-dire de noms spécifiant effectivement le type de l’odeur particulière perçue.
On pourrait penser que ce vide dénominatif s’explique par l’absence de types d’odeurs. Or, il n’en est rien. C’est le contraire même. L’existence de sous-catégories ou de types d’odeurs est en effet intrinsèquement prévue par la sémantique du N odeur. Le N odeur est comptable ou dénombrable de façon inhérente, ainsi que le prouvent ses affinités avec les déterminants révélateurs de la comptabilité, comme dans (16), et son aversion pour les déterminants marquant la massivité, comme dans (17) :
(16)
Une odeur
Deux / des / les / quelques / plusieurs odeurs
Assez de / peu de / beaucoup de / pas mal d’odeurs
Combien d’odeurs ?
(17)
(?) De l’odeur
(?) Un peu d’odeur
(?) Assez de / peu de / beaucoup de / pas mal de couleur / d’odeur
? Combien d’odeur ?
Cette comptabilité intrinsèque a pour domaine, non celui des occurrences spécifiques d’odeurs, mais le domaine qualitatif, celui des sous-catégories ou types d’odeurs. L’énoncé (18) a ainsi une interprétation similaire à celle de (19), dite « taxinomique » :
(18)
Je déteste trois odeurs, à savoir l’odeur de citron, celle de cannelle et celle de rose
(19)
Je déteste trois fruits, à savoir les bananes, les citrons et les mangues
C’est dire que, d’un point de vue sémantique, par sa comptabilité intrinsèque, le N odeur prédit l’existence de types ou de catégories d’odeurs différentes. Mais, d’un autre côté, comme nous venons de le voir, il n’y a pas de noms disponibles pour ces odeurs. La situation débouche, on le voit, sur ce que nous avons appelé le paradoxe ontologico-dénominatif des odeurs (Kleiber, 2011, à paraître a et c) : d’un côté, le N odeur renvoie bien à des entités conçues comme ayant des sous-catégories homogènes, des espèces d’odeurs mais, de l’autre, il n’y a (pratiquement) pas de dénominations disponibles pour elles.
Réponses à deux questions
Notre paradoxe « olfactif » soulève deux questions. Première question, pourquoi cette absence quasi totale d’odoronymes ? Et, deuxième question, s’il n’y a pas de noms « olfactifs » disponibles, comment désigne‑t‑on alors les odeurs ? Les réponses à ces deux questions vont nous conduire, comme on le verra, à découvrir d’autres particularités linguistiques et non linguistiques des odeurs.
Pourquoi n’y a-t-il pas d’odoronymes ?
Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliquer l’absence de noms pour les odeurs6. Nous ne ferons que les évoquer ici, car elles dépassent le cadre de la linguistique. En premier lieu, il est courant de mettre en cause la moindre importance du sens olfactif pour les humains. La restriction de l’olfaction à des secteurs particuliers comme la sexualité, l’évaluation de la nourriture (Heeschen, 2007), des pratiques religieuses (Candau, 2000) serait à la source de la restriction langagière sur les odeurs. On peut toutefois soutenir le raisonnement contraire et argumenter que c’est le caractère limité du langage des odeurs qui est à l’origine de la moindre importance du sens olfactif (Plümacher et Holz, 2007, p. 7).
Une deuxième explication, neurophysiologique, se base sur les structures corticales de traitement de l’information olfactive. L’information olfactive est d’abord traitée dans la partie du cerveau, la plus vieille du point de vue de l’évolution, le système limbique, avant que le traitement ne se poursuive dans les parties du néocortex, spécialement dans l’hémisphère droit. Les connexions directes vers le néocortex gauche, où le langage est traité, sont beaucoup moins développées. L’organisation cérébelleuse de la perception d’odeurs ne serait pas, pour cette raison, adéquatement synchronisée avec le traitement du langage. L’absence d’un lexique stable des odeurs en serait la conséquence, selon Plümacher et Holz (2007, p. 7). De plus, l’implication du système limbique dans l’organisation de fonctions viscérales du corps, à savoir le système nerveux autonome et le développement des émotions, permet d’expliquer le fait que la perception olfactive affecte le comportement humain de façon inconsciente : « For not all odor stimuli may reach a conscious level if they end at the level of the limbic system7. » (Plümacher et Holz, 2007, p. 6)
La troisième explication, également d’ordre neurophysiologique, est que les stimuli acoustiques et visuels peuvent être gradués (scalarisés) selon la longueur d’onde (wavelength), la teinte (hue), la brillance ou luminosité (brightness), ou le volume du bruit. Les odeurs ne peuvent être classifiées selon des propriétés physiques ou chimiques. Plümacher et Holz (2007, p. 8) soulignent que : « There is no linear proportional relation between strength of olfactory stimuli and intensity of perception. » C’est l’absence de telles relations qui expliquerait l’absence pour les odeurs de catégorisation et de lexicalisation stables.
Le problème du « silence dénominatif » des odeurs reste, on le voit, largement ouvert et exige que l’on s’intéresse de près, en prenant pour modèle des études comme celles de Dehaene (2007), aux « neurones de l’olfaction ».
La construction odeur de N
La question Comment désigne-t-on alors les odeurs ? nous ramène vers le terrain langagier. La réponse généralement apportée est que l’on recourt surtout à la source de l’odeur avec des constructions binominales en de comportant en première place le nom odeur ou un des N « généraux » de la série (1), tels parfum, senteur, relent, etc., et, en seconde place, après la préposition de, le nom d’une source odorante8. Cette réponse n’est toutefois pas totalement correcte, parce qu’elle met sur le même plan les constructions où le second N n’est pas déterminé avec celles où il se trouve déterminé :
(20)
Une odeur de jasmin
L’odeur de jasmin
(21)
L’odeur du jasmin
Or, les deux constructions ne sont pas identiques9 et la mention de « source » pour le N2 n’est adéquate que pour les constructions du type (21), parce qu’elles présentent un N2 déterminé (Kleiber, 2011, à paraître a, b et c).
Dans les syntagmes binominaux (20), l’absence de déterminant pour N2 est cruciale. Dans odeur de jasmin, le N jasmin ne désigne pas la source de l’odeur, mais il spécifie une des sous-catégories d’odeurs qu’implique la comptabilité basique du N odeur 10. Le syntagme odeur de N correspond ainsi à une désignation de sous-catégorie d’odeurs et remplit donc le rôle que jouent les noms tels bleu, bleu azur, etc., du côté des couleurs. Il faut néanmoins — et c’est là que nous retrouvons, mais à un autre niveau, la notion de source — que l’entité dénotée par N2 ait comme propriété celle d’avoir une odeur particulière, caractéristique. La construction odeur de jasmin prend ainsi appui sur l’information générique Le jasmin a une odeur caractéristique ou, dit de façon peut‑être meilleure, une odeur de jasmin est une odeur qui a les caractéristiques de l’odeur du citron. C’est cette information stéréotypique qui fait qu’on maintient le plus souvent le terme de « source » pour le N des désignations catégorielles odeur de N, puisque la construction de ce SN qualitatif est basée sur la connaissance stéréotypique que le jasmin est une « source » d’odeur caractéristique, ou a une odeur caractéristique. La preuve en est que, si une entité dénotée par un N passe pour n’avoir pas d’odeur, il est difficile de l’utiliser dans la désignation de sous-catégories d’odeur odeur de N :
(22)
? Une odeur d’eau
? L’odeur d’eau
Cela peut paraître trivial, étant donné le point de départ, mais l’est sans doute beaucoup moins si on observe que le SN où le N se trouve défini :
(23)
L’odeur de l’eau
passe, lui, la rampe, alors qu’on s’attendrait à ce qu’il soit également mal formé. La raison en est qu’il n’exprime pas un type d’odeur comme odeur de N.
C’est dire que les SN binominaux du type de (21) donnent lieu à la situation inverse de celle des SN du type de (20) : ils ne spécifient pas directement un type d’odeur, mais donnent en revanche directement la source de l’odeur en question. Dans le SN l’odeur du jasmin, le SN le jasmin indique quelle est la source de l’odeur : c’est une odeur qui émane du jasmin. Et ce n’est que parce que l’on sait que le jasmin a une odeur caractéristique qu’indirectement ce SN évoque également le type de l’odeur.
Notre analyse de (20) et (21) se trouve confortée par trois observations. La 1re est que, dans le cas de (20), N peut fort bien ne pas être la source de l’odeur visée, comme le montre (24), où la source de l’odeur est le sujet de la phrase (donc la poire) et non le N régi par de dans le SN odeur de N :
(24)
Cette poire a une légère odeur de jasmin
La 2e est que dans beaucoup de cas la source ne donne nulle indication sur le type d’odeur en question. Il suffit de substituer à jasmin un N comme chemise, boîte, ou encore un nom propre comme Paul pour s’apercevoir que la source ne renseigne plus sur le type d’odeur dont il peut s’agir :
(25)
L’odeur de la chemise / la boîte / Paul
Troisièmement, argument sans doute le plus fort, on peut combiner dans un même syntagme spécification du type d’odeur et source de l’odeur :
(26)
L’odeur de jasmin des poires alsaciennes
Il reste une question : à quoi est dû le succès de la construction odeur de N pour identifier ou catégoriser les odeurs ? La réponse à cette question va nous permettre d’aborder d’autres aspects de la sémantique des odeurs. Une analyse plus précise de la construction odeur de N conduit à mettre en avant son caractère semi-schématique (Kleiber, 2011, à paraître b). Elle comporte en effet un élément fixe, la préposition de, les autres prépositions étant exclues (David, 2002). Ensuite, le N odeur, le plus courant, ne peut être remplacé que par un autre N olfactif général, de la série restreinte (1) (voir parfum, relent, etc.). Enfin, le N du syntagme prépositionnel n’est pas déterminé par avance, mais se trouve choisi dans un paradigme ouvert, dont les membres peuvent fonctionner comme spécificateurs catégoriels des odeurs parce qu’ils passent ou peuvent passer, comme nous l’avons vu avec jasmin, pour avoir une odeur caractéristique.
La fréquence des syntagmes du type odeur (parfum / relent…) de N et la productivité qui les caractérise ont sans aucun doute une part non négligeable dans leur ancrage cognitif, et donc dans leur stabilisation comme construction ou schéma de représentation pour catégoriser les odeurs. Mais il y a, à notre avis, des raisons moins immédiates, dont la prise en compte éclaire certains aspects de la nature des odeurs.
En premier lieu, par sa constitution interne, le SN odeur + de + N2 marque iconiquement11, via la préposition de, une des principales caractéristiques des odeurs, à savoir qu’il s’agit d’un phénomène indexical : de même que la fumée signale indexicalement qu’il y a du feu ou que le tonnerre est un indice de ce qu’il y a eu un éclair, une odeur12 est un indice de ce qu’il y a quelque chose qui « sent », qu’il y a une substance, un gaz ou encore l’air qui dégage, d’où émane ou qui transporte l’odeur sentie. Ontologiquement parlant, la dépendance entre les odeurs et les substances est donc une dépendance indexicale entre deux phénomènes. Les odeurs sont fondamentalement perçues comme étant des odeurs de « quelque chose », dépendance indexicale que donne à voir par sa structure même le SN odeur de N avec en tête le N odeur suivi de la préposition de. Mais il y a plus. La préposition de, en même temps que la dépendance ontologique, souligne aussi le côté « émanation » des odeurs et oriente ainsi vers l’aspect le plus intéressant de ce phénomène indexical : une telle relation autorise le détachement ou l’indépendance refusée aux entités qui sont des propriétés ou des événements. Même si l’odeur est indexicalement dépendante d’une substance, le plus souvent elle est perceptible sans que l’on perçoive la « source » dont elle émane. Il en va ainsi de la plupart des phénomènes indexicaux : « En règle générale […], la notion sémiotique d’index, appelée de façon peut‑être plus transparente par certains, symptôme, s’applique précisément aux cas où l’objet qui est signifié indexicalement par le signe indexical n’est pas immédiatement perceptible13, dans les cas donc où l’index ou symptôme révèle une entité (ou un phénomène) cachée, non directement accessible, comme l’illustre clairement le phénomène de la fièvre qui est le symptôme d’un état non normal. » (Kleiber et Vuillaume, 2011 b, p. 28‑29) Si donc on perçoit une odeur sans savoir quelle est sa « source » précise, celle‑ci n’est pas accessible directement. Ce n’est qu’à travers les qualités de l’odeur sentie que l’on peut établir, et à un niveau générique uniquement, un lien indexical. Le lien ne subsiste en effet qu’au niveau des « sources » génériques, ainsi que nous l’avons vu ci‑dessus. On voit que notre construction odeur de N, par l’absence de détermination devant N2, marque directement ce détachement vis-à-vis d’une « source précise » et le maintien de la relation sur le seul plan générique. Elle apparaît ainsi comme une matrice indexicale, qui reflète iconiquement à la fois la dépendance indexicale des odeurs et leur détachement par rapport aux « sources » particulières, l’union des deux débouchant sur une catégorisation ou classification des odeurs via une indexicalité transposée au générique. On notera, à l’appui de notre analyse, que, si quelqu’un n’a pas identifié l’odeur qu’il perçoit, il peut demander (27) :
(27)
Qu’est-ce que c’est comme odeur ? / C’est quoi comme odeur ?
mais il peut aussi demander (28) :
(28)
C’est une odeur de quoi ?
Dans ce dernier cas, émerge clairement ce double aspect de l’identification des odeurs au moyen de la construction odeur de N : une odeur est marquée cognitivement comme étant une odeur de « quelque chose », ce « quelque chose » ou ce « quoi » ne pouvant être que la « source » générique d’une odeur caractéristique14. La preuve en est que lorsque le dictionnaire définit l’emploi dénominatif de remugle, mentionné ci‑dessus en note, il le définit bien comme étant une odeur de quelque chose (en l’occurrence une odeur de moisi, de renfermé).
Conclusion
La boucle est presque bouclée, nous semble-t-il, pour ce qui est de « l’identité » des odeurs. Après avoir décrit et essayé d’expliquer la situation dénominative toute particulière des odeurs, caractérisée par l’absence quasi totale d’odoronymes, nous nous sommes penché sur la construction odeur de N et avons tenté de montrer, à partir de ses caractéristiques, les raisons de son succès. La mise en avant de ces raisons annonce déjà l’étape suivante sur cette carte d’identité des odeurs : après la question dénominative se pose, en effet, celle, cruciale et complexe, du « portrait » des odeurs.