Véronique Adam : Les neurosciences ne s’intéressent que depuis très récemment à l’olfaction. Pourriez‑vous expliquer pourquoi ce sens est devenu un objet d’étude plus prégnant ?
Jean-Louis Millot : En fait, l’olfaction demeure encore peu étudiée comparée à d’autres modalités sensorielles. De manière générale, les neurosciences cognitives actuelles, comme d’autres investigations scientifiques chez l’homme par le passé, se focalisent davantage sur les compétences cognitives complexes, telles que les fonctions exécutives (qui peuvent gravement être altérées dans les processus de vieillissement), la mémoire sémantique, le langage… Toutefois, plusieurs auteurs ont mis en exergue le rôle des émotions, et donc celui d’une composante phylogénétique ancienne de notre cerveau, dans nos compétences usuelles (par exemple pour prendre une décision dans une situation de choix). Si l’on veut comprendre le fonctionnement de notre cerveau, il apparaît de plus en plus nécessaire de prendre en compte l’ensemble des aptitudes affectives, cognitives et sensorielles qui fonctionnent en interaction et synergie au quotidien.
VA : Vous avez établi un lien entre olfaction, mémoire et émotions. Pouvez‑vous nous expliquer comment ce rapport, fréquemment illustré dans la littérature et l’imaginaire, a été démontré en neurosciences ?
JLM : Ce lien a déjà été décrit par la neuro-anatomie de longue date, et depuis confirmé par les études en imagerie cérébrale fonctionnelle. En effet, l’anatomie révèle que les voies sensorielles olfactives sont différentes de celles des autres sens. Les messages nerveux envoyés par nos récepteurs sensoriels de la vue, du toucher, de l’audition, du goût sont tous centralisés en premier lieu au niveau d’une structure interne, le thalamus, qui joue un rôle de centre de relais, puis parviennent au niveau du cortex cérébral (la matière grise… !) qui permet le traitement, l’analyse de ces signaux. En revanche, les messages nerveux transmettant les informations sur les odeurs sont tout d’abord destinés à des structures complexes et anciennes du cerveau appartenant au système limbique : il s’agit entre autres des amygdales (qui jouent un rôle fondamentale dans les réactions émotionnelles) et des hippocampes (qui jouent un rôle fondamental dans les mémoires dites déclaratives, sémantique et épisodique). Ainsi, les molécules à valeur odorante dégagées par des madeleines déclenchaient des messages nerveux au niveau de l’épithélium olfactif, transmis ensuite au niveau des hippocampes proustiens, où ils déclenchaient l’activation de réseaux neuronaux correspondant à un contexte épisodique mémorisé de manière complète et précise.
VA : La prise en compte de l’olfaction a‑t‑elle modifiée la représentation qu’on se faisait du cerveau et/ou du fonctionnement de la mémoire ou des émotions ?
JLM : Sans modifier des représentations ou modèles proposés, on peut dire que la prise en compte des processus liés à l’olfaction vient enrichir le champ des connaissances.
VA : L’imagerie cérébrale permet de voir les réactions provoquées par les odeurs. Pourriez‑vous nous expliquer comment elle fonctionne ?
JLM : Le système le plus utilisé en neurosciences cognitives est celui de l’Imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), car sans aucun dommage ni pénibilité (en dehors de l’immobilité nécessaire) pour les sujets. Si une zone du cerveau « travaille », immédiatement elle mobilise un important afflux de sang porteur d’oxygène au bénéfice des cellules nerveuses (neurones) concernées. La consommation d’oxygène par les cellules nerveuses modifie les caractéristiques physiques du sang en réponse au champ magnétique ambiant. Ainsi, il est possible de voir les zones cérébrales activées lors d’une tâche sensorielle ou cognitive par rapport à une situation de repos. La précision spatiale est excellente, de l’ordre du millimètre. Par exemple, lors d’une stimulation olfactive, et même si le sujet demeure passif (aucune consigne de tâches cognitives ne lui est donnée), on constate une activation au niveau des zones amygdaliennes (d’intensité et de latéralité droite/gauche variable selon le caractère agréable ou non de l’odeur), et au niveau du cortex orbito-frontal droit, une petit zone du cortex située à l’aplomb de la cavité orbitaire et dévolue à l’analyse des perceptions olfactives.
VA : Dans l’étude des individus qui ont été testés par imagerie cérébrale, avez‑vous pu établir des distinctions entre eux ? Des individus sont‑ils plus sensibles que d’autres à l’odeur ?
JLM : En fait, les études en IRMf pour des tâches sensorielles ou cognitives nécessitent de « travailler » sur un ensemble de sujets (de 10 à 20 sujets environ), car les variabilités interindividuelles peuvent être importantes, et également parce que les activations peuvent ne pas être assez importantes pour être significatives. En revanche, d’autres études ont par exemple comparé des sujets jeunes à des sujets âgés (on constate une baisse de la sensibilité olfactive au‑delà de 55 ans en moyenne). Les résultats ont effectivement montré de plus faibles activations en fonction de l’âge.
VA : Y a‑t‑il des odeurs qui font réagir plus spécifiquement certaines zones du cerveau ? Y a‑t‑il par exemple une hiérarchie, une différence entre les odeurs qui ont un plus fort pouvoir mémoriel (odeur d’un élément lié à l’enfance, au souvenir), entre les odeurs agréables ou désagréables, sensuelles ou non ? Et, parmi elles, le parfum est‑il différent pour le cerveau et sa réaction neuronale ?
JLM : Certaines odeurs ont bien sûr des pouvoirs évocateurs particuliers et propres à chaque individu. Une étude, réalisée par Rachel Herz (2004), a comparé les activations cérébrales en IRMf de sujets selon qu’ils sentaient un parfum à fort pouvoir évocateur et émotionnel (défini par un entretien préalable avec chaque sujet), ou un autre parfum dit « standard ». Les résultats montrent des activations plus importantes au niveau de quelques zones cérébrales, notamment amygdaliennes et parahippocampiques, impliquées dans les réactions émotionnelles et les processus mnésiques.
VA : Si certaines odeurs stimulent plus spécifiquement le cerveau, a‑t‑on déjà pensé à des applications des découvertes des neurosciences dans l’industrie cosmétique ou agroalimentaire ? Ce qui laisserait penser que l’on peut contrôler l’imaginaire des odeurs…
JLM : Il existe effectivement un « marketing olfactif ». Par exemple, des applications proposées sont la création d’ambiances olfactives favorisant l’acte d’achat dans des surfaces commerciales. Il s’agit également de la recherche d’arômes pouvant susciter des émotions positives chez le consommateur dans les produits de l’agroalimentaire. Un domaine d’application qui a suscité plusieurs travaux est celui de la séduction : trouver la phéromone humaine attirant le partenaire de sexe opposé. Toutefois, bien que les odeurs jouent certainement un rôle dans la sexualité, les processus à la base de la séduction et de l’attirance chez l’homme sont plus complexes que chez les insectes et ne reposent pas sur l’action d’une seule molécule.
VA : La dépression dans l’univers imaginaire des artistes est liée à la mélancolie. Comment le dépressif réagit‑il aux odeurs ?
JLM : C’est un des sujets actuels d’étude dans notre laboratoire. En effet, nous avons mené des travaux préliminaires montrant que des patients dépressifs évaluaient des odeurs agréables de manière plus positive que des sujets-témoins. Ce résultat semble paradoxal dans la mesure où leurs évaluations de valence hédonique de stimulations sollicitant d’autres modalités sensorielles (par exemple des images à valeur émotionnelle) sont minorées par rapport à celles de sujets témoins. Les causes de cette particularité sont là encore sans doute à rechercher dans l’originalité des processus anatomo-fonctionnels propres au système olfactif : à savoir une forte implication du « cerveau émotionnel » (le système limbique) et une faible participation du « cerveau cognitif » (cortex préfrontal).
VA : La stimulation olfactive peut‑elle avoir des effets curatifs sur certaines pathologies ?
JLM : Sans envisager des effets thérapeutiques à l’égard de pathologies, on peut penser que des odeurs ambiantes sont susceptibles de modifier des états émotionnels. Des études comportementales récentes réalisées sur des rats, placés dans des situations de test, montrent des effets « anxiolytiques » de certaines odeurs (citral : odeur d’agrumes et phényl-éthyl-alcool : odeur de rose). Il est encore nécessaire de préciser les mécanismes neurophysiologiques impliqués pour progresser dans ce domaine.