Hollywood, la conquête du monde imaginal

  • Hollywood, the Conquest of the Imaginal World

DOI : 10.35562/iris.2743

Résumés

La fiction hollywoodienne place le spectateur dans un monde imaginal, permet d’actualiser les mythologies qui ont traversé les âges et d’approcher la représentation des rêves. Le dispositif cinématographique met le spectateur dans une position intermédiaire entre le sensible et l’intelligible et crée, à partir de cet entre-deux, un vecteur inédit de fiction. Hollywood ramène le public à un monde originel où l’image mobile du réel conduit à la création d’un récit mythologique et onirique. Grâce à la psychanalyse et au cinéma, la mythologie et le rêve, qui sont des propriétés fondamentales de l’esprit humain, ont été revisités et leur représentation a pris des formes nouvelles. Hollywood en a fait une adaptation esthétique en les inscrivant dans une nouvelle forme de narration fictionnelle qui ajoute un espace de communication entre les hommes, en dehors des sens et du verbe, pour tenter d’approcher et de circonscrire ce qui pourrait constituer la dimension inexprimable de la condition humaine.

The Hollywood fiction places the spectators in an imaginal world, allows to actualize the mythologies which crossed the ages and to approach the representation of the dreams. The cinematographic device puts the spectators in an intermediary position between the sensible and the intelligible and creates, from this in-between, a new vector of fiction. Hollywood brings the public back to an original world where the moving image of reality pushes the creation of a mythological and dreamlike narrative. Thanks to psychoanalysis and cinema, mythology and dreams, which are fundamental properties of the human mind, have been revisited and their representation has taken new forms. Hollywood has made an aesthetic adaptation of them by inscribing them in a new form of fictional narration that adds a space of communication between men outside the senses and the word in an attempt to approach and circumscribe what could constitute the inexpressible dimension of the human condition.

Plan

Texte

L’idée qu’Hollywood puisse introduire à un monde imaginal semble, au premier abord, paradoxale. En effet, l’essence même du procédé cinématographique est la représentation explicite du réel. Ce qui a d’abord fait la force d’Hollywood, ce sont des récits simples et structurés, aux enchaînements logiques, limpides, facilitant la compréhension du public, et plus encore bien sûr à l’époque du cinéma muet. En outre, l’instrumentalisation du dispositif cinématographique au service de la fiction s’est exercée dans un cadre particulièrement contraignant sur le plan matériel comme sur le plan idéologique, ce qui a pu faire penser qu’Hollywood avait rendu mécanique l’imaginaire. L’on a donc peine à discerner par quels interstices un monde imaginal aurait pu surgir à travers le geste cinématographique hollywoodien.

Pourtant, si l’on cherche ce qui, par le cinéma, échappe au langage des mots comme à celui des sens pour rejoindre l’expression d’un monde imaginal, intermonde entre le sensible et l’intelligible dont Henry Corbin (Corbin, 2021) a ouvert les portes, on découvre un champ d’investigations immense. À travers les fictions, les fables, toute l’irréalité de l’imaginaire hollywoodien, émerge une imagination créatrice qui ne se confond pas avec ce qu’elle produit explicitement par le récit filmé. Les mondes hollywoodiens ne s’analysent pas seulement comme une représentation dégradée de la réalité prenant sa source dans les données sensibles, mais constituent une clé donnant accès à une dimension de la connaissance que ni les sens ni l’intellect ne permettent d’approcher au même degré, ce qui est bien le propre du monde imaginal.

Nous verrons d’abord comment l’utilisation du dispositif cinématographique au service de la fiction ouvre un espace intermédiaire entre le monde intelligible et le monde sensible, ce qui le rapproche du monde imaginal. Ensuite, nous expliquerons comment Hollywood modernise une mythologie qui ramène la fiction cinématographique à un récit originel. Pour finir, nous nous pencherons sur sa façon de restituer filmiquement les rêves de personnages fictionnels, plaçant le spectateur dans un entre-deux qui privilégie la dimension esthétique par rapport à la dimension explicative et faisant de l’image un objet à contempler plus qu’un concept à interpréter.

La fiction hollywoodienne se rapproche par son dispositif des mondes imaginaux

L’expression cinématographique a ceci de particulier qu’elle entretient un rapport ambigu avec la réalité. Elle part d’une réalité (des comédiens filmés dans un décor) pour créer la fiction en donnant l’illusion du réel par une suite de séquences que le montage enchaîne, pour aboutir à la projection d’images photographiques en mouvement sur un écran et reconstituer ainsi un récit. La contraction du temps, l’invention des personnages qu’incarnent les acteurs, le décor, tout est faux au cinéma, alors que rien n’a jamais été plus vrai en apparence du fait de l’imposture cinématographique. Ce que le spectacle cinématographique suggère grâce à la « suspension temporaire d’incrédulité » à laquelle consent son public, décrite par Samuel Coleridge (Coleridge, 2007), ouvre un espace singulier par lequel le spectateur pénètre dans un monde imaginal. Il reconstitue ce monde intuitivement par un mécanisme mental qui ne relève ni des sens ni du langage des mots, et qui n’est à l’œuvre qu’en esprit. Ce mécanisme réalise un transfert imaginal entre le cinéaste et lui. Comment retranscrire ce trajet qui conduit de l’instrument cinématographique à la réception de la fiction hollywoodienne et qui fait de cette fiction une cristallisation entre deux mondes (intelligible et sensible) ?

La technique cinématographique

Je propose des mondes possibles, produit d’une technique réaliste et d’une volonté de fiction. Le dispositif cinématographique est plus complexe que les récits qu’il met en images. Erwin Panofsky souligne que l’art cinématographique a emprunté le chemin de la création artistique en sens inverse des autres arts : « Ce n’est pas un besoin artistique qui a mené à la découverte et au perfectionnement progressif d’une nouvelle technique ; c’est une invention technique qui a mené à la découverte et au perfectionnement progressif d’un art nouveau. » (Panofsky, 1996, p. 109) Selon André Bazin, le réalisme est « ontologique » au cinéma (Bazin, 2018, p. 2555-2557). Un film ne serait pas « réaliste » parce qu’il rend compte d’une réalité sociale, mais parce qu’il duplique une image du réel. Cette combinaison entre la fonction artistique du cinéma et sa dimension mécanique nous ouvre à une nouvelle forme de perception. Le principe de projection d’images prélevées dans un passé, que le spectacle cinématographique exhume, ferait entrer le spectateur dans ce que Stanley Cavell appelle « l’image mouvante du scepticisme » (Cavell, 1996, p. 242) et par laquelle il serait renvoyé à une forme de cogito. La rencontre du photoréalisme et de l’imaginaire placerait en effet le spectateur dans la position de René Descartes (Descartes, 2016), la facticité du spectacle le renvoyant à la réalité bien tangible de son être. Le cinéma devient une expérience philosophique. Il éveille le spectateur à son rapport au monde. Stanley Cavell fait du cinéma une matière à philosopher. Les films rendent le monde meilleur pour qui sait les interpréter. Hollywood fait naître un imaginaire inédit lié à une machine.

Le projet hollywoodien est d’imposer un récit simple à l’aide du dispositif que l’on a décrit. À la place de la narration à laquelle le théâtre, le roman ou la peinture nous ont habitués, il propose une monstration. S’interroger sur l’ontologie du cinéma permet de questionner la nature des récits qui vont en naître. La « cosa mentale » (Thouvenel, 2020, p. 95), qui intéresse Gaston Bachelard dans la peinture, prend une nouvelle dimension avec le cinéma et la photographie, changeant notre rapport à la mimésis. Pour les arts photographiques, la reproduction d’une image est automatique : elle libère l’artiste de la recherche de la ressemblance. Le réalisateur de films s’approche d’un art débarrassé des contingences matérielles.

Un espace intermédiaire

Hollywood, cette ville de l’imagination, n’est pas complétement coupée du monde extérieur puisqu’elle en prend différentes apparences possibles, qui ne sont que des décors. Ces mondes reconstitués en studio se rapprochent de ce qu’Henry Corbin appelle des « mondes imaginaux » distincts des mondes intelligibles et des mondes sensibles. On trouve cette expression dans L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi (Corbin, 2021) à propos de la connaissance de Dieu par l’imagination. Théologien-philosophe né en 1165 et mort en 1240, Ibn’Arabi est a priori très éloigné d’Hollywood. Pourtant, les cinéastes hollywoodiens plongent leurs spectateurs dans l’intermonde qu’il a décrit. « Le mundus imaginalis de la théosophie mystique visionnaire est un monde qui n’est plus le monde empirique de la perception sensible, tout en n’étant pas encore le monde de l’intuition intellective des purs intelligibles. » (Corbin, 2021, p. 18) Ce qui vaut comme une révélation mystique pour Ibn’Arabi sert le spectacle hollywoodien. Les cinéastes produisent un effet de limbes. La perception cinématographique remplit un espace situé entre compréhension d’un concept intellectuel et perception du monde extérieur. Comment représenter ce que personne n’a jamais vu ? Dans ses représentations du monde, l’homme est renvoyé à ses limites. « L’Image du Dieu que crée le fidèle, c’est l’image du Dieu que révèle son être même, son propre être révélé par le “Trésor caché”. C’est donc l’Image même de celui qui d’abord imagina son être (le créa, c’est-à-dire le révéla à l’être), comme sa propre forme ou Image, plus exactement comme miroir. » (Corbin, 2021, p. 277) Le cinéma américain a beau être imprégné de christianisme et non d’islam, les représentations religieuses renvoient à une problématique analogue à celle qu’expose Ibn’Arabi.

L’histoire de Moïse a inspiré de nombreux films : Les Dix Commandements (The Ten Commandments, Cecil B. DeMille, 1923, 1956), Le Prince d’Égypte (The Prince of Egypt, Steve Hickner et Simon Wells, 1998), Exodus (Ridley Scott, 2014). Le film de Ridley Scott met en scène un Dieu représenté par un enfant et privilégie une interprétation psychiatrique des révélations perçues par Moïse. Celui-ci n’est pas un prophète mais un guerrier schizophrène. L’ouverture de la Mer Rouge s’avère être scientifiquement interprétable. Cette laïcisation d’un récit biblique nous permet d’évoquer le pouvoir d’incarnation du cinéma et sa tendance à côtoyer l’abstraction.

Un cinéma narratif

Hollywood est alors écartelé entre sa technique, qui permet de suggérer une réalité au-delà du réel, par définition inaccessible à l’humain, et son aspiration à raconter des histoires, un besoin inhérent à l’humanité.

Le cinéma hollywoodien joue sur des stéréotypes qui circulent de film en film. La dimension esthétique des films hollywoodiens ne nous distrait pas des récits. Malgré leur simplicité apparente, ces récits dictent tous les choix formels. Ce qui se traduit en littérature par le terme « métalepse » (Genette, 2004), c’est-à-dire une transgression du seuil de représentation, est au cinéma un procédé renvoyant à la création de deux mondes qui ne devaient pas se rencontrer et que le cinéma va pourtant juxtaposer. On reconnaît dans ce schéma le scénario prométhéen qui fit le succès de Frankenstein (Shelley, 2015), la cosmogonie des voyages de Gulliver (Swift, 1976), ou les imbrications de narrations divergentes à l’œuvre dans Laurence Sterne (Sterne, 2016). À Hollywood, la transgression de seuil de représentation peut avoir des motivations surnaturelles, oniriques ou matricielles. La première explication est liée à la fantaisie des narrateurs alors que la seconde nous renvoit à notre double existence, diurne et nocturne, et la troisième est une manière de nous laisser les clefs de la création.

L’imaginal trouve dans ces films une expression inédite se concrétisant par des éléments significatifs facilement appréhendables et fabriqués industriellement. La méthode des studios s’éloigne d’un idéal épuré, d’une création inspirée par des anges ou des muses. Hollywood aborde la question de la création de front avec des films métafictionnels, dont l’objet est la représentation du monde du cinéma en action. À chaque fois, leurs personnages sont renvoyés à une doxa hollywoodienne : il leur faut accepter une part de système dans leur création. Il existe des incarnations romantiques de personnages intransigeants, comme Howard Roark dans Le Rebelle (The Fountainhead, King Vidor, 1949), mais celles-ci connaissent un échec commercial (qui, d’ailleurs, les indiffère totalement). Avec les films métafictionnels, les cinéastes créent un work in progress où une œuvre s’élabore sous nos yeux, imaginant ainsi une fiction dans la fiction.

Hollywood, un passeur de mythologies

Hollywood est souvent présenté comme ayant inventé une mythologie moderne, notamment par son utilisation de différents archétypes. En effet, Hollywood se concentre sur des récits simples, musicaux, originels et cosmiques. Il est possible d’identifier des mythes hollywoodiens que leurs caractéristiques apparentent aux mythes antiques. Comme dans les mythologies antiques, le mythe hollywoodien se conforme à une structure préétablie et son interprétation est source de leçons de vie. Le besoin de récit fait de nous les dignes héritiers des sociétés primitives : il est constant dans l’histoire de l’humanité. La mythologie donne une forme stable à l’imaginaire. Elle produit un récit matriciel à partir d’une pure création de l’esprit qui trouve sans cesse de nouvelles origines et de nouvelles incarnations. La mythologie est imaginale en ce sens qu’elle se situe dans une région intermédiaire entre l’humain et le sacré, entre le sensible et le visible, entre l’originel et le destin.

La mythologie hollywoodienne, une création collective aux origines des mondes

« [L]a mythologie s’explique elle-même et explique aussi tout ce qui est au monde, non parce qu’elle aurait été inventée pour fournir des explications, mais parce qu’elle possède aussi la qualité d’être explicative. » (Jung & Kerényi, 2016, p. 18-19) La mythologie est, entre autres, le récit originel des mondes : elle raconte non pas un destin isolé mais le destin fondateur d’un héros. La mythologie est un récit des premiers temps qui perdure aujourd’hui. Avec l’industrie culturelle que représente Hollywood, le cinéma embrasse toute la mythologie passée, mais aussi les mythologies de l’avenir qui se cristallisent dans la science-fiction. Non seulement Hollywood prend des mythologies comme sources d’inspiration (l’Iliade et l’Odyssée comptent de nombreuses adaptations), mais le cinéma est aussi un procédé qui évoque le récit mythologique parce qu’il implique un tournage, sorte de passé originel inaccessible au public qui en contemple la trace.

Aller au cinéma, c’est rechercher la nostalgie de ce que l’on n’a pas vécu. Le dispositif cinématographique a été rapproché du mythe de la caverne (Platon, 2016), comme si les spectateurs constituaient le temps de la projection une communauté de prisonniers vivant dans un monde en trompe-l’œil, tandis que dehors la vie réelle suit son cours. Ces prisonniers contemplent un héros qui fait avancer l’histoire collective, œuvrant pour le bien avant de s’effacer dans un happy-end. Le cinéma hollywoodien est une matrice de l’américanité illustrant l’histoire des États-Unis. La mythologie hollywoodienne fait une synthèse des mythologies qui l’ont précédée. « Publier la légende », cette phrase entendue dans L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, John Ford, 1962) est un leïtmotif du cinéma hollywoodien. Il y a, d’un côté, l’histoire que le cinéma documente de manière mécanique ou presque involontaire et, de l’autre, la mythologie que les cinéastes façonnent. Le western nous prouve que l’on peut encore inventer des récits originels. C’est un récit fait de symboles (chemin de fer, barbelés, frontières) qui identifie la violence comme acte créateur. Comme toute mythologie hollywoodienne, le western peut se moderniser. Ainsi, History of Violence (Cronenberg, 2005) métaphorise l’histoire de l’Amérique en racontant celle d’une famille où la figure du père se révèle être une machine à tuer. Le sang devient le ciment de l’American Way of Life.

Avec le cinématographe, les frères Lumière avaient fait une utilisation théâtrale de la vision de photographies animées. La projection sur un écran donne au cinématographe une dimension psychique. L’espace où les films sont projetés devient un espace de transition entre réalité et fiction. Hollywood est considéré comme un divertissement plébéien, non comme un équivalent du théâtre antique, indispensable à la vie de la cité. Malgré le maccarthysme, les films hollywoodiens exaltent la victoire de l’individu sur un collectif informe et menaçant. Hypocrisie ou contradiction, l’art de masse fait triompher le solitaire.

Le cinéma, comme le mythe, a à voir avec l’expérience du monde réel vécu par l’individu. « Le mythe dans une société primitive, c’est-à-dire le mythe sous sa forme vivante et spontanée, n’est pas une histoire racontée seulement, mais une réalité vécue. » (Jung & Kerényi, 2016, p. 19-20) Ils approchent l’un et l’autre par l’image fictionnelle les limites de ce que l’esprit humain peut appréhender, de tout ce qui paraît relever d’un incréé situé hors de l’espace et du temps. « Ce monde de la réalité ontologique des images, que Corbin magnifie et sacralise par le terme d’Imaginal, est au cœur de la théorie de la connaissance, de la “lumière” noire corbinienne. » (Corbin, 2021, p. 10) Mythologie et cinéma se rapprochent ainsi d’une démarche métaphysique qui tente de dépasser, par la force spirituelle de l’imaginaire, l’impossibilité d’accéder à la connaissance de l’inaccessible.

Le cinéma hollywoodien se rapproche des mythologies par une croyance étrange, qui se résume à la « suspension temporaire d’incrédulité » (Coleridge, 2007). Le spectateur croit en la fiction autant qu’il est nécessaire pour en éprouver du plaisir, mais pas au point de devoir souffrir d’un excès d’empathie. Représentée par Hollywood, la mythologie moderne propose deux types de mondes possibles. « Le féerique est un univers merveilleux qui s’ajoute au monde réel » et « Le fantastique au contraire manifeste un scandale […] dans le monde réel » (Caillois, 1966, p. 8). Le merveilleux est la plus évidente forme des mythologies ; c’est un miracle de l’imaginaire : un monde qui bénéficie d’effets spéciaux spectaculaires. Le fantastique est un genre littéraire dont Hollywood fera une utilisation marginale. La Féline (Cat People, Jacques Tourneur, 1942) racontera l’inconciliable cohabitation entre nature (la vie nocturne et la transformation en panthère) et culture (la vie diurne d’Iréna à New York). La victoire des forces occultes sera aussi celle de l’imaginaire sur le quotidien. La Féline rend la peur suggestive. L’image horrifiante peut être une image sonore (le film joue sur des hallucinations auditives), ou une image psychique interne au spectateur (il ne verra jamais l’animal). Créer une image traumatique consiste aussi à ne pas la montrer. Ibn’Arabi confie : « Les choses du monde invisible ont pour moi plus d’attrait que celles de la vie présente. » (Corbin, 2021, p. 156) C’est l’un des principes du classicisme hollywoodien : entre fantastique et merveilleux, entre faire comprendre et montrer, entre le doute et le spectaculaire, il y a le monde imaginal.

La dimension cosmique du spectacle hollywoodien

Les narratologues du tournant du xxie siècle ont emprunté à Leibniz l’expression « monde possible » qui passe d’un raisonnement théologique à la désignation d’un espace imaginaire. Pour Françoise Lavocat, cette expression désigne une « alternative crédible du monde réel » (Lavocat, 2010, p. 5-6). Au cinéma, le monde possible devient la diégèse. C’est une construction complexe, le produit d’une mise en scène. Dire que les films hollywoodiens nous ouvrent un monde, c’est octroyer à Hollywood une dimension cosmique qui dépasse son industrie culturelle.

L’idéologie du cinéma hollywoodien n’est pas exactement celle de l’Amérique mais celle d’une industrie culturelle qui a prospéré. Hollywood a son identité propre, celle des patrons de studios qui ont inventé de toutes pièces des mondes possibles désignés à travers des typologies par genre. Neal Gabler précise que les premiers patrons étaient principalement des émigrés juifs européens et qu’ils ont créé une image idéale de l’Amérique, celle de leur assimilation (Gabler, 2014).

En tant que commerce mondial, Hollywood doit respecter les convictions de chacun et préfère depuis toujours le syncrétisme au prosélytisme. Cette logique est poussée jusqu’à l’absurde dans Ave César ! (Hail, Caesar!, Joel et Ethan Coen, 2016), lorsque les patrons de l’ère classique reçoivent toutes les figures religieuses monothéistes pour ne choquer personne. Pourtant, il existe une spiritualité typiquement hollywoodienne (finalement peu éloignée de la philosophie de Leibniz) : celle d’une création harmonieuse qui n’accepte l’hypothèse du mal que pour permettre au libre arbitre de s’exercer en faveur du bien. Cette création a un sens que les cinéastes instillent avec la « direction de spectateur ». Le spectacle hollywoodien fait de ses spectateurs une communauté soudée par une mythologie commune, issue d’un fantasme collectif actualisant les mythes anciens.

Hollywood, une mythologie moderne

À Hollywood, le flashback est un moyen d’accéder à un monde originel. Ce procédé nous ramène à une forme de récit mythologique : il va vers le passé pour expliquer le présent. Le procédé passe un pacte avec le public en créant un suspense étrange : on connaît le point de départ et le point d’arrivée, maintenant il faut comprendre ce qui s’est passé entre les deux.

Le flashback est mythologique puisqu’il permet un accès individuel à la mémoire d’un personnage. Titanic (James Cameron, 1997) nous ouvre aussi bien aux souvenirs de Rose qu’à l’émergence de la nation américaine qui participera à la mythologie du xxe siècle. Avec les flashbacks de Citizen Kane (Orson Welles, 1941), le cinéma devient subjectif. La signification des dernières paroles de Kane ne s’explique dans aucun des récits du film. Elle est révélée dans un dernier plan, secret partagé avec le seul public. « Il ne s’agit plus du tout d’une explication, d’une causalité ou d’une linéarité qui devraient se dépasser dans le destin. Il s’agit au contraire d’un inexplicable secret, d’une fragmentation de toute linéarité, de bifurcations perpétuelles comme autant de ruptures de causalité. » (Deleuze, 2002, p. 68) Gilles Deleuze a une lecture très intime du flashback, comme procédé moderne qui s’éloignerait de la mythologie pour compliquer la narration. Hollywood est un art de la répétition et pratique une production de masse où les mêmes personnages circulent. Cet éternel retour permet l’émergence du héros mythologique récurrent : Indiana Jones, James Bond, Batman, etc. Le prequel est une sorte de flashback d’un film à l’autre. Il répond à une stratégie de continuité pour fidéliser la clientèle et permet des déclinaisons infinies. Le règne des superhéros a renforcé cette stratégie, mais elle trouve aussi des incarnations dans le classicisme. « Boyd fonde une véritable industrie autour du personnage Hopalong Cassidy qui, en l’espace de quelques années, s’étend également à la production d’une série pour la radio, l’édition d’une bande-dessinée, la création d’un fan-club et la production d’une série impressionnante de produits dérivés. » (Augros & Kitsopanidou, 2016, p. 159) Cet opportunisme fait du spectacle hollywoodien un palimpseste un peu absurde aux méandres répétitifs.

Intolérance (David W. Griffith, 1916) démontre que les mêmes drames se rejouent à chaque époque. Aux flashbacks se substitue un montage parallèle entre des périodes éloignées. Cette écriture musicale nous renvoie à celle de la mythologie. Freud parle de « répétitions compulsionnelles » comme mécanisme qui rejoue un traumatisme ; Intolérance évoque un traumatisme qui se répète à travers les siècles. Les mythologies véhiculées par ce cinéma proposent des mondes lointains, mais sont aussi des métaphores de notre société. Star Wars (George Lucas, 1977) ou l’adaptation du projet fou de J. R. R. Tolkien (Tolkien, 2012) (Le Seigneur des Anneaux [The Lord of The Rings, Peter Jackson, 2001]) créent une cartographie et un langage autonomes, mais renvoient à un imaginaire collectif (celui des romans de chevalerie et des Niebellungen). Hollywood s’invente une mythologie proprement américaine : ainsi, Avatar (James Cameron, 2009) est un film de science-fiction sur la découverte du Nouveau Monde. Les mythes modernes sont bien souvent crépusculaires, comme si l’héroïsme n’était possible qu’au prix d’un dernier effort. Les fonctions des héros restent les mêmes (quête d’un objet, protection, justice), mais ceux-ci paraissent fatigués ou pas à leur place. Version hyperbolique du héros, le superhéros est autant un demi-dieu de l’Antiquité qu’une figure d’Antichrist. Il est souvent désigné (élu ?) comme héros contre sa volonté. Les mythologies de la fin du xxe siècle et du début du xxie nous racontent une Amérique en bout de course et évoquent une fin du monde. Cette apocalypse est aussi celle d’une révélation divine qui fait de notre monde un monde de passage, purement imaginal.

Le cinéma représente la dernière étape de l’imaginaire à ce jour : il assure la continuité avec les mythologies. Ainsi, la poétique du mari menaçant traverse les siècles, de la tradition orale (Barbe-Bleue) au cinéma hollywoodien (le « Female Gothic », genre qui regroupe des films comme Rebecca [Alfred Hitchcock, 1940], Le Secret derrière la porte [Secret Beyond the Door, Fritz Lang, 1947], ou Hantise [Gaslight, George Cukor, 1944]), en passant par le roman gothique (et néo-gothique : Jane Eyre [Charlotte Brontë, 2012]). La problématique d’un mariage passionnel, déraisonnable car trop hâtif, connaît bien sûr des ajustements liés aux pratiques du divorce et de la psychanalyse. Pourtant, l’angoisse d’une femme prise dans un étau n’a pas changé.

Au xxe siècle, cinéma et psychanalyse ont relu les mythologies et façonné une nouvelle forme d’image. L’interprétation du rêve a provoqué l’émergence d’une image figurale au moment même où l’émergence du cinéma diffusait un langage fait d’images. Freud a cherché des concepts psychanalytiques dans un imaginaire très vaste impliquant Sophocle, Hoffman ou Dostoïevski. Il a fait du personnage d’Œdipe une pierre angulaire de ses théories, vérifiant ainsi une structure identique de l’inconscient à travers les âges. Jung s’est référé aux mythologies européennes mais aussi au bouddhisme, témoignant d’une inspiration moins centrée sur l’Europe. Bien que méprisé par les deux hommes, le cinéma hollywoodien a développé une mythologie de la psychanalyse. La relation entre Freud et Jung fera l’objet d’un biopic : A Dangerous Method (David Cronenberg, 2011). Un autre film, Freud, passions secrètes (Freud: The Secret Passion, John Huston, 1962) a raconté la théorie de la sexualité infantile en pleine élaboration, en dévoilant pour le cinéma une interprétation psychanalytique progressive de rêves filmés. En faisant une exploitation fictionnelle de la théorie psychanalytique, des cinéastes tels qu’Hitchcock, Mankiewicz, Lang ou Cronenberg l’ont instrumentalisée comme un roman à adapter. Les archétypes hollywoodiens deviennent interprétables comme des figures de l’inconscient.

La caméra peut restituer le point de vue d’un personnage (on parle alors de « vue subjective » ou d’« image mentale »), ou rester neutre. L’image mentale n’a pas de représentations antérieures et donne libre cours à l’imagination des cinéastes. Fantasmes, rêves ou hallucinations, ces images originelles peuvent être analysées par un personnage de la diégèse pour simplifier la tâche du spectateur. C’est en ordonnant le chaos de l’inconscient qu’Hollywood représente un royaume psychique, nouveau continent de l’imaginaire.

Que ce soit au temps du muet ou aujourd’hui, Hollywood a toujours favorisé le filmique au contenu des dialogues. Hitchcock œuvrait à une expression cinématographique pure, tandis que Griffith cherchait un « langage universel ». Selon Freud, nous rêvons en images parce que les images sont des régressions de l’inconscient. Cette position pose problème aux théoriciens de l’imaginaire en général et du cinéma en particulier. Le rêve filmé fait le parcours inverse du rêve utilisé en psychanalyse : il part d’un texte (le scénario) pour arriver à des images. Contrairement à Freud, on y célèbre la toute-puissance de l’image.

Les conceptions de Freud « se bornent trop à l’image individuelle, aux accidents de la biographie, alors que l’archétypologie [de Jung] prend en considération des structures imaginaires qui, par-delà l’ontogenèse, intéressent et “résonnent” dans l’espèce tout entière » (Durand, 2020, p. 231). Jung paraît supérieur à Freud, selon Gilbert Durand, parce qu’il prend davantage en considération l’imagination consciente des artistes. Kerényi questionne le rapport « entre mythologie et origine particulière ou origines collectives » (Jung & Kerényi, p. 15).

Le rêve filmé, un espace intermédiaire

Les théories de l’imaginaire ou de l’imaginal s’arrêtent à un seuil : celui du sens. On a déjà insisté sur l’importance de la psychanalyse, et notamment de l’interprétation des rêves, dans l’imaginaire du xxe siècle. Comme le monde imaginal, le rêve filmé est un entre-deux. Il fait le lien entre poésie et psychanalyse, entre fantastique et merveilleux, entre réalité et imaginaire. Une image pré-psychanalytique nous servira ici de référence : Le Cauchemar de Johann Heinrich Füssli.

Rêve filmé, entre poésie et psychanalyse

La toile de Füssli superpose deux images. Elle réalise ce qui, en cinéma, est considéré comme un fondu enchaîné. Elle fait du cauchemar un événement phénoménologique, une expérience imaginale entre intelligible et sensible. Elle perturbe celui qui la contemple par sa dimension mentale qui préfigure, avec plus d’un siècle d’avance, la psychanalyse. En effet, Le Cauchemar est une énigme qui stimule des interprétations mais qui fait aussi éprouver des sensations. Son titre original (Nightmare) permet un jeu de mots tel que Freud les analysait (Freud, 1992) : mare signifie la jument qui est présente sur la toile. Un élément supplémentaire accrédite une thèse freudienne : le rêve est vu comme « l’accomplissement d’un désir » (Freud, 2010). Certes, ce désir est masochiste comme l’a souligné Jean Starobinski dans une interprétation psychanalytique, La Vision de la dormeuse (Starobinski, 2001, p. 11-37). L’effroi que provoque la peinture de Füssli peut s’analyser avec des outils théoriques modernes, mais on devine, en interprétant cette œuvre, que l’expression d’un imaginaire collectif qui a traversé les siècles a pu précéder voire préfigurer la psychanalyse. L’image du viol, du monde des ténèbres et du cauchemar nécessite-t-elle un sous-texte ? Le tableau de Füssli ne peut-il pas tout simplement exister comme une rêverie, une œuvre habitée par des mouvements violents de l’humeur qui trouvent une représentation plastique ? Le Cauchemar perd-t-il de sa mélancolie avec l’interprétation psychanalytique, tout simplement anachronique ? Gilbert Durand relie les images qui servent la psychanalyse avec celles qui ont seulement vocation à être contemplées. « Comme le dit Jung, “les images qui servent de base à des théories scientifiques se tiennent dans les mêmes limites… (que celles qui inspirent contes et légendes)”. Nous soulignerons donc, à notre tour, l’importance des archétypes qui constituent le pont de jonction entre l’imaginaire et les processus rationnels. » (Durand, 2020, p. 41)

Psychanalyse et cinéma ont fait des phénomènes oniriques une interprétation liée à un récit. Depuis les onirocrites, l’homme donne sens à l’onirisme. S’ouvrent aux chercheurs au moins deux voies : celle de Roger Caillois qui fait du rêve un événement plastique sans signification psychanalytique, et celle de Jean Starobinski qui psychanalyse la dormeuse du Cauchemar de Füssli.

L’exploration cinématographique de l’espace du rêve présente des caractéristiques propres qui ne relèvent pas de la psychanalyse du rêve. Leur étude reposera ici sur un corpus de films hollywoodiens comprenant une (ou plusieurs) séquences de rêve. Il y a dans ce corpus, d’un côté les films qui embrassent un imaginaire pré-psychanalytique : Le Magicien d’Oz (The Wizard of Oz, Victor Fleming, 1939), Peter Ibbetson (Henry Hathaway, 1935) et, de l’autre, ceux qui mettent en scène un psychanalyste venu pour interpréter les rêves et servir une narration plus qu’une guérison (La Maison du docteur Edwardes [Spellbound, Alfred Hitchcock, 1945], Freud, passions secrètes [Freud: The Secret Passion, John Huston, 1962]). À Hollywood, c’est l’imaginaire romantique qui s’épanouit mieux que celui freudien. Quelle que soit la volonté des cinéastes, le film hollywoodien n’accède pas à un niveau de scientificité propre à faire du rêve filmé l’élément d’une psychanalyse sérieuse. Dans une réflexion qui englobe toutes les filmographies, Læthier affirme : « Les séquences de représentation de rêves au cinéma, que ce soit Le Chien Andalou de Buñuel et Dalí dans Spelbound (La Maison du docteur Edwardes) de Hitchcock, ou les séquences de rêves de Bergman dans Les fraises sauvages, sont avant tout des poèmes visuels. Ce sont de remarquables séquences de films, mais ce ne sont pas des rêves. » (Laethier, 2019, p. 79) Roger Caillois affirme que « les rêves ont à peine plus de sens que les formes des nuages ou les dessins des ailes des papillons. » (Caillois, 2008, p. 619) Cette conception penche pour une lecture poétique des rêves.

En essayant d’affiner la prise de conscience du langage au niveau des poèmes, nous gagnons l’impression que nous touchons l’homme de la parole nouvelle, d’une parole qui ne se borne pas à exprimer des idées ou des sensations, mais qui tente d’avoir un avenir On dirait que l’image poétique, dans sa nouveauté, ouvre un avenir du langage. (Bachelard, 2020, p. 3)

La poésie cinématographique, en particulier celle des rêves filmés, s’approche d’un cinéma expérimental. La signification de ces rêves pourrait être un « MacGuffin » (prétexte au développement d’un scénario) très élaboré. Ces rêves servent une intrigue : ils font basculer le public sur une « autre scène », qui devient plus romantique que théorique. Appeler Hollywood, « l’usine à rêves », ce n’est pas en faire une annexe de la psychanalyse c’est dire qu’il rend les rêves collectifs enfin possibles.

Gilbert Durand renvoie la mythologie au désir humain de montrer un visage du temps. « On sait bien que tout mythe est une recherche du temps perdu. Recherche du temps perdu, et surtout effort compréhensif de réconciliation avec un temps euphémisé et avec la mort vaincue ou transmuée en aventure paradisiaque, tel apparaît bien le sens inducteur dernier de tous les grands mythes. » (Durand, 2020, p. 402) Si Hollywood échoue à vulgariser la psychanalyse, il parvient tout à fait à instiller la mélancolie du temps qui passe et à en trouver des symboles : un ponton qui se détériore à force d’être léché par les vagues, un fantôme qui se dissipe dans un fondu enchaîné dans L’Aventure de Madame Muir (The Ghost and Mrs Muir, Joseph L. Mankiewicz, 1947), un sablier qui s’écoule et des statues grecques sur une plage dans Pandora (Albert Lewin, 1951). L’imaginaire cinématographique se déploie sur chaque élément du visible et y trouve une signification. Résumer tout symbole à une angoisse de mort sera une constance dans l’histoire des peuples. Le cinéma hollywoodien n’échappe pas au memento mori.

Le rêve filmé : un imaginaire fantastique ou merveilleux ?

Le Cauchemar est une œuvre qui se place à la lisière du fantastique par un collage du surnaturel et du quotidien. La dormeuse souffre corporellement de son cauchemar qui libère les forces du mal. En incarnant ces forces, Füssli matérialise des pensées. Ce rêve n’est-il pas une façon d’exprimer un sentiment d’angoisse par des images. Ce pouvoir cathartique du cauchemar est bien sûr un mal pour un bien. Le tableau nous permet de transgresser les lois du psychisme en pénétrant dans l’esprit d’un personnage qui nous est autre, bien qu’imaginaire.

Hollywood représente pour sa part l’imaginaire de personnages de fiction par le rêve filmé. Le rêve devient un espace intermédiaire où la représentation du monde sensible et intelligible auquel nous a habitué Hollywood est mis à rude épreuve. La présence du personnage rêveur est si forte que celui-ci est devenu le narrateur. Le sens des images est malmené par un langage symbolique. Le spectateur est invité à oublier son identité pour faire l’expérience d’un monde imaginal qui lui est totalement étranger. Le langage cinématographique et particulièrement le montage permettent au réalisateur de ne pas représenter en une seule image un personnage en train de dormir avec le contenu de son rêve. La vision de Füssli est transgressive car inconcevable par son double point de vue : elle donne l’illusion que le cauchemar est « vrai ». Hollywood classique fait le choix de la linéarité (le rêve est entouré de séquences se déroulant dans la réalité et est toujours justifié), alors qu’Hollywood moderne fait place au chaos (le rêve devient un dédale ou une prison). Ce déséquilibre entre deux périodes reflète un nouveau rapport, désillusionné, avec les images : le numérique nous a plongé dans un monde où la science-fiction a remplacé le merveilleux.

Le Magicien d’Oz raconte un voyage au pays des rêves qui est tout de même rattaché au quotidien de la dormeuse, Dorothy. L’adaptation classique du roman de Frank L. Baum par Victor Fleming se termine par un retour au Kansas où, grâce à la cosmogonie hollywoodienne, tous les personnages de la réalité s’avèrent avoir été interprètes du rêve de Dorothy. L’intimité d’un rêve est transformée en grand spectacle hollywoodien. Aux « films merveilleux » viennent s’opposer des « films fantastiques » qui renvoient le spectateur à son quotidien. Il ne s’agit plus d’accéder à un ailleurs exotique, mais à une réalité banale qui pourrait être la nôtre si les forces d’un mal étrange ne s’y étaient pas immiscées. Une angoisse sans objet s’empare du spectateur : c’est le sentiment d’inquiétante étrangeté (Freud, 1988) tel qu’il peut se ressentir dans la réalité comme au cinéma. La fiction devient imaginaire de façon totalement artificielle puisque le spectateur est étreint de sentiments réels. C’est la force du cinéma fantastique, son pouvoir de déstabilisation.

La rêverie à la frontière de l’imaginaire et de la réalité

Le contemplateur imprégné du Cauchemar glisse petit à petit dans une rêverie qu’il partage avec le peintre. Cette induction vers l’imaginaire en fait un espace illimité en même temps qu’il provoque un sentiment fugace. Aux frontières de l’invisible et du visible, se trouve le monde des idées que des artistes, mais aussi des hommes « ordinaires », n’ont cessé de façonner (pour reprendre la formule de Beuys : « Chaque homme est un artiste. L’erreur commence quand quelqu’un s’apprête à acheter un châssis et une toile. » (Hohlfeldt, 2009, p. 133) La rêverie nous délivre de la pesanteur du réel sans pour autant pouvoir l’effacer. L’imaginaire est impossible à circonscrire, c’est un continent trop vaste que l’on a abordé par l’ontologie, la psychanalyse, la phénoménologie, le rêve, la mythologie, mais qui reste fuyant. La rêverie comme le cinéma sont des espaces intermédiaires entre imaginaire et réalité. Pour Gaston Bachelard, « la rêverie est une activité onirique dans laquelle une lueur de conscience subsiste. Le rêveur de rêverie est présent à sa rêverie. Même quand la rêverie donne l’impression d’une fuite hors du réel, hors du temps et du lieu, le rêveur de la rêverie sait que c’est lui qui s’absente — lui en chair et en os, qui devient un “esprit ”, un fantôme du passé ou du voyage. » (Bachelard, 2020, p. 129) L’activité artistique se rapproche plus de la « rêverie » que du « rêve » puisqu’elle dépend de partis-pris conscients. La rêverie pour Gaston Bachelard rappelle la nuit de Noël de Scrooge (Un Chant de Noël de Charles Dickens) et sa transposition dans une Amérique des années 1940, La vie est belle (It’s Wonderful Life, Frank Capra, 1946). Dans la dernière partie du film de Capra, George Bailey découvre quelle serait sa ville, Bedford Place, dans un monde possible où il ne serait pas né. Le statut de cette partie demande à être précisé : rêve, hallucination, rêverie, phénomène surnaturel ou religieux ? Cette bifurcation vers le fantastique est préparée par un prologue dans lequel on entend la voix de Dieu mandater l’ange Clarence qui provoquera la vision de George. Ce choix de ne pas montrer d’image divine nous place au seuil de représentation. Entre la fable pastorale qui fait le récit de la vie de George et le conte fantastique, la frontière est infime, ce qui accrédite la thèse de la rêverie. Cette rêverie arrive en toute dernière extrémité quand George, champion des petites gens de Bedford Place, est ruiné et songe au suicide. Une fois de plus, les portes de l’inconscient s’ouvrent quand le héros ne trouve plus de solution dans la « réalité ». Le miracle sur lequel le film se conclut rend compte d’une harmonie divine. La morale américaine se rapproche des théories de Leibniz. Bedford Place est, métonymiquement parlant, le meilleur monde possible : le mauvais M. Potter n’existe que pour éprouver l’exercice du libre arbitre des habitants de Bedford Place au service du bien.

Conclusion

Le cinéma hollywoodien simule le rêve, réécrit la mythologie et ouvre à son public un monde imaginal, celui de la diégèse. Ce monde mental relève d’un langage propre à l’image photographique animée, qui donne l’illusion de la réalité et du mouvement dans les conditions particulières de la projection cinématographique, tout particulièrement dans la salle obscure où plus rien ne distrait de l’écran le regard du spectateur. Il s’agit d’un autre monde, qui se situe de « l’autre côté du miroir », pour reprendre l’expression de Lewis Carrol (Carrol, 2015), ou plus exactement de l’autre côté de l’écran, là même où Woody Allen ira chercher un personnage de film pour lui faire vive une romance avec une spectatrice amoureuse dans La Rose pourpre du Caire (The Purple Rose of Cairo, Woody Allen, 1985). Ce monde est parallèle au nôtre bien qu’il n’en soit pas un double infaillible. Il surmonte les frustrations du réel et nous soumet à des expériences impossibles. Il malmène la temporalité et la logique, peut inverser le temps et même renvoyer l’humanité à un stade originel. La représentation de genèses et d’apocalypses est d’ailleurs une manière pour le cinéma hollywoodien de donner une dimension cosmique à ses récits, avec des flashbacks et des flashforwards mythologiques. Elle constitue un nouvel exemple de récits métaphysiques ou religieux où l’inconcevable trouve une image, un reflet.

Les narrations hollywoodiennes se sont affirmées à travers la projection d’images à la fois objectives et subjectives, qui relèvent autant de l’incarnation que de l’idée. C’est en ce sens que « l’usine à rêves » nous déplace vers un imaginal qui transite ici par des images que l’on peut qualifier d’hybrides, parce qu’elles sont autant réelles (elles représentent une partie de ce qui s’est réellement passé pendant le travail du tournage, capté par l’œil d’une caméra) que virtuelles (elles mettent en mouvement des personnages qui n’ont pas d’autre matérialité que le support que constitue la pellicule, dans un univers où l’espace et le temps ont été ré-agencés par des actions humaines, montage et effets spéciaux, et dans un décor dont l’artificialité est cachée). Hollywood va ainsi rendre perceptible et intelligible ce que ni le verbe ni les sens n’auraient pu exprimer ou rendre connaissable. Il va plonger le public dans un monde originel où l’image mobile du réel donne crédit à la création d’un récit mythologique ou onirique. La mythologie et le rêve, qui sont des propriétés fondamentales de l’esprit humain, ont été revisités par la psychanalyse et par le cinéma. Leur représentation a pris des formes nouvelles. Hollywood les a en effet métamorphosés par une adaptation esthétique. La narration fictionnelle mise au point par l’industrie hollywoodienne ajoute un espace de communication entre les hommes qui ne s’appuie ni sur les sens, ni sur le verbe pour tenter d’approcher et de circonscrire une dimension inexprimable de la condition humaine.

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Référence électronique

Pierre Bas, « Hollywood, la conquête du monde imaginal », IRIS [En ligne], 42 | 2022, mis en ligne le 19 décembre 2022, consulté le 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2743

Auteur

Pierre Bas

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