Subversion du motif, symbolisme de l’image. Le dragon et son rôle dans Le Géant enfoui de Kazuo Ishiguro

  • Subversion of the Motive, Symbolism of the Image. The Dragon and its Role in The Buried Giant by Kazuo Ishiguro

DOI : 10.35562/iris.2935

Résumés

Comme le montre Kazuo Ishiguro dans son roman Le Géant enfoui (2015), le dragon peut remplir des fonctions en contradiction avec les attentes du lecteur. La dragonne Querig a un caractère paradoxal — passive et retirée, elle influence d’autres personnages et son environnement de diverses manières, contrairement aux autres créatures similaires, dépeintes dans la littérature de fantasy à laquelle cette figure spécifique est surtout associée. La double nature de Querig permet à l’auteur d’explorer des sujets tels que la mémoire ou le traumatisme, les deux symbolisés par le dragon.

As it has been shown by Kazuo Ishiguro in his novel The Buried Giant (2015), the dragon can perform functions that contradict the reader’s expectations. The female dragon Querig has a paradoxal characterpassive and withdrawn, it influences other characters and its environment in various ways, contrary to other similar creatures portrayed in fantasy literature, with which this specific figure is mainly associated. Querig’s double nature allows the author to explore the subjects of memory and trauma, both symbolized by the dragon.

Plan

Texte

Introduction à Kazuo Ishiguro et au Géant enfoui

Kazuo Ishiguro, lauréat du prix Nobel 2017, est un auteur britannique connu pour des récits émouvants, riches en références littéraires et peuplés par des personnages complexes, perdus dans les méandres du temps. Un exemple phare de son œuvre est le roman Les Vestiges du jour (1989), récompensé par le Booker Prize et adapté pour le grand écran par James Ivory. Une certaine réflexion sur la vie réside dans ses histoires, marquées par diverses traditions littéraires et déterminées par des émotions simples. Il faut en même temps noter qu’elles sont racontées au-delà des modèles et conventions établis, à tel point que « Ishiguro détourne les attentes que les lecteurs apportent dans sa fiction, et ainsi il nous aide […] à voir le monde dans toute sa complexité multicolore1 » (Sin, 2005, p. 81). La simplicité n’est pas, après tout, synonyme d’approche superficielle, surtout que le quotidien des personnages peut dévoiler des idées compliquées, exprimées au moyen des éléments que l’auteur emprunte à différents schémas littéraires. Le Géant enfoui (The Buried Giant, 2015) s’appuie sur les motifs de fantasy, la thématique médiévale et les légendes arthuriennes. On peut l’interpréter en tant que bricolage post-moderne, une combinaison de diverses idées qui n’appartiennent entièrement à aucune de ces catégories et qui créent un nouvel ensemble. Ancrer le récit dans une époque médiévale peu précise garantit une distance temporelle et permet au lecteur de percevoir le passé en lien avec le présent. Les éléments attribués communément à la représentation actuelle du Moyen Âge, comme le portrait d’une société préindustrielle ou la présence de chevaliers, contribuent à la création d’un monde symbolique, « une fantasy familière mais romancée2 » (Ciccone, 2017, p. 2). Si l’auteur avait utilisé des références contemporaines, le lecteur se concentrerait concrètement sur un contexte particulier, chargé d’associations spécifiques, qui dépouillerait le texte de sa signification universelle. C’est aussi le trait caractéristique des autres œuvres de cet auteur, telles que le roman Auprès de moi toujours (2006), dans lequel les motifs dystopiques sont utilisés dans un contexte beaucoup plus large que celui d’une dystopie classique.

Le Géant enfoui se concentre sur Axl et Beatrice, un couple marié qui part en voyage à travers le territoire de l’Angleterre de la période post-romaine, après un long temps passé en isolés dans leur communauté. Les retrouvailles attendues avec leur fils les encouragent à effectuer ce parcours audacieux. Il s’avère simultanément que leur comportement apathique précédant le voyage prend ses sources dans l’existence du dragon qui, endormi au-dessous d’un monticule, propage une brume d’oubli consommant les souvenirs des habitants de la contrée. L’histoire racontée par Ishiguro recèle des thèmes profonds, y compris les motifs préférés de l’auteur, c’est-à-dire le rôle du passé et des souvenirs dans la construction de l’identité, ainsi que la confrontation aux traumatismes personnel et collectif. Pour le lecteur des œuvres de cet écrivain britannique, il est clair que « [d]ans tous ses romans, Ishiguro revient sur le thème de la mémoire et il semble être aussi fasciné et hanté que ses narrateurs le sont par leurs expériences passées3 » (Borowska-Szerszun, 2016, p. 30).

Dans ce récit particulier, l’auteur se sert des motifs médiévaux pour parler non seulement de mémoire, mais aussi de post-mémoire qui se traduit par les angoisses et la souffrance des personnages. En même temps, le roman entre en dialogue avec la mémoire littéraire des textes médiévaux, tels que Sire Gauvain et le Chevalier vert, datant du xive siècle. En outre, le roi Arthur, influençant ainsi les actions des personnages, est mentionné plusieurs fois afin d’expliquer des décisions cruciales régissant l’intrigue. Pourtant, l’intertextualité du Géant enfoui s’étend également aux références à la fantasy, dont les motifs innombrables prennent source dans l’image symbolique du Moyen Âge. Les allusions proposées par Ishiguro ne semblent pas concerner des textes concrets, mais plutôt des mécanismes du récit de fantasy. Néanmoins, au lieu de les reproduire, l’écrivain les déforme, bousculant les traditions du genre.

Dès lors, la fantasy offre une possibilité de visiter des mondes originaux, pleins de détails, dont les règles de fonctionnement doivent être minutieusement décrites. De tels univers font partie des romans de fantasy célèbres, comme Le Seigneur des anneaux (1954-1955) de J. R. R. Tolkien ou Le Sorcier de Terremer (1968) d’Ursula Le Guin, dans lesquels les contrées magiques où se déroulent les aventures des héros sont aussi importantes que les personnages principaux. Toutefois, dans Le Géant enfoui, l’auteur abandonne les descriptions précises du lieu de l’action et tout ce que le lecteur sait sur le fond de cette histoire est réduit à l’époque post-romaine. Comme le remarque Nancy Ciccone (2017, p. 1), en analysant les thèmes médiévaux et fantastiques dans le roman, bien que le cadre temporel soit probablement le vie siècle, la période exacte est insignifiante4. On peut également dire que les protagonistes perdent leurs repères géographiques. Dépourvus de conscience temporelle et spatiale, ils ne se souviennent pas de la manière de se déplacer sur le territoire qu’ils habitent. Enfin, la description de la contrée est succincte et contient peu d’indices sur l’histoire et de références à la fantasy, car Axl et Beatrice l’ont tout simplement oubliée, au détriment des attentes du lecteur qui est contraint de s’adapter à une perspective éloignée non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace.

La fantasy, similairement aux motifs médiévaux, offre de nombreuses libertés et un cadre imaginaire pratique pour raconter une histoire universelle. Ce genre se manifeste dans le roman notamment grâce à l’introduction de créatures merveilleuses : « [l]es fées, les ogres et les dragons font partie de l’arrière-plan et ne sont jamais contestés, aidant à dépeindre une sombre ère préscientifique dans laquelle des mémoires sociétales sont enterrées5 » (Hopârtean, 2019, p. 147). Comme nous l’avons déjà signalé, tous ces êtres ne servent pas uniquement à diversifier le monde créé par Ishiguro. La dragonne Querig, en particulier, joue un rôle fondamental dans le développement de l’intrigue et des personnages. Les questions qui se posent lors de l’analyse du Géant enfoui sont les suivantes : Quelle fonction remplit le dragon par rapport aux théories de Claude Bremond et A. J. Greimas sur le récit ? Quelle est la relation de Querig avec le thème de la mémoire et du traumatisme ? Et finalement, quelles sont les différences entre le dragon du Géant enfoui et des bêtes similaires du roman de fantasy ?

La fonction du dragon suivant les théories littéraires

Dans la première perspective que l’on peut adopter, c’est-à-dire dans le cadre des mécanismes de la narration, le dragon assume le rôle du catalyseur de l’action, car il « anime le récit d’Ishiguro6 » (Ciccone, 2017, p. 2). Malgré le caractère mythique de Querig et sa position apparemment marginale dans des événements présentés par l’auteur, les protagonistes commencent à agir au moment où ils sont provoqués indirectement par l’existence de cette créature. Axl et Beatrice se rendent compte de la présence du dragon, comme des autres êtres insolites apparaissant régulièrement au sein des genres de l’imaginaire, tels que les ogres. Dans le texte, on lit même un avertissement direct : « on s’exposait infailliblement aux attaquants — humains, animaux ou êtres surnaturels — qui rôdaient en dehors des routes établies. » (Ishiguro, 2015, p. 47) Néanmoins, la réalisation que la bête est réelle n’influence pas la décision de ces personnages de se mettre en route pour rejoindre leur fils, absent de la vie de ses parents depuis longtemps. Puisque les protagonistes ont oublié le passé, y compris leur enfant, à cause du souffle du dragon, c’est bien évidemment la créature qui provoque le voyage et engendre la confusion chez les personnages.

En d’autres termes, si la créature ne produisait pas la brume d’oubli, Axl et Beatrice connaîtraient la direction dans laquelle il faut aller ou sauraient exactement ce qui s’est passé entre eux et leur fils. Sans le savoir, ils sont influencés par le dragon dormant, dont la magie détermine les choix qu’ils font. Comme l’atteste un moine que les protagonistes rencontrent au passage : « C’est le souffle de Querig qui emplit cette terre et nous dérobe nos souvenirs. » (Ishiguro, 2015, p. 225) Similairement, d’autres personnages du roman sont influencés et motivés par le souffle de la bête, cette fois-ci de manière plus directe et intentionnelle. Sire Gauvain, une figure constituant une référence aux légendes arthuriennes qui « dérive de la romance chevaleresque7 » (Ciccone, 2017, p. 4), vise à protéger le dragon à tout prix, malgré l’âge avancé du chevalier ; au contraire, Wistan, un jeune guerrier saxon, s’apprête à tuer la créature. Comme elle continue à priver les communautés locales du souvenir des atrocités de guerre, il veut éliminer l’amnésie collective dans la région. Clairement, dans ces deux cas, le dragon a un impact évident sur les guerriers, l’un représentant un passé traumatisant et l’autre un avenir troublant, plein de confrontations. Ainsi, cet animal mythique crée un conflit entre les deux personnages, bien que, en général, la brume d’oubli qu’il produit contribue à la paix entre les villages.

En tant que composant localisé au centre du récit, encourageant directement ou indirectement l’action, le dragon génère également une part de mystère qui intrigue le lecteur. Certes, il est possible de douter de l’intention de l’écrivain — Querig survient dans des dialogues, mais n’apparaît physiquement que dans la dernière partie du texte. Jusqu’à la fin du récit, l’existence du dragon demeure incertaine, comme si Ishiguro jouait avec l’imaginaire de la créature mythique. Il a également détourné les motifs dystopiques dans le roman susmentionné Auprès de moi toujours. La présence d’un dragon dans la fantasy est, dans la majorité des cas, centrale par rapport à l’intrigue, car une telle bête, énorme et terrifiante, ne peut généralement pas être limitée à une mention dans les dialogues de personnages humains. Cependant, bien que l’auteur défie les attentes du lecteur, il ne les néglige pas complètement en introduisant un élément-clé de la narration seulement dans le but de le réduire à un simple subterfuge. Par conséquent, le dragon ne cesse pas d’être une présence physique, une vraie créature dont l’existence conditionne les événements qui se déroulent sur les pages du roman. En même temps, cet animal fantastique peut être vu en tant que prétexte qui permet d’approfondir les thèmes principaux, ou comme un dispositif utilisé pour formuler l’histoire racontée par Ishiguro à l’instar d’un conte.

D’après les observations de Raphaël Baroni sur la narration, l’auteur choisit de « structurer le récit selon une logique » qui repose sur « une énigme suscitant la curiosité du lecteur » (Baroni, 2010, p. 209). En effet, l’emploi de la figure du dragon dans Le Géant enfoui donne naissance à une réflexion sur la fonction de la bête dans l’intrigue, nourrie par le fait que son existence physique n’est confirmée qu’à la fin. Le lecteur peut s’interroger sur la vraie influence exercée par le dragon sur les personnages principaux, et ainsi sur le rôle de la créature dans le dénouement du roman. Un sentiment de doute surgit pour tous les personnages impliqués : pour Axl et Beatrice, le dragon constitue un obstacle sur leur voie vers la récupération des souvenirs du passé, qui peuvent quand même déranger la sérénité dans laquelle ils vivent ; Gauvain et Wistan, déchirés entre deux avenirs potentiels, sont également touchés par des impressions similaires puisqu’ils se trouvent dans l’espace marqué par la différence entre la mort et la survie de la créature. Cette incertitude marquant l’antagonisme du dragon contribue à l’évolution des protagonistes : elle est « générée par le récit qui est à l’origine de la tension narrative, qui noue l’intrigue et agit comme un catalyseur pour encourager la formulation d’hypothèses en direction du passé, du présent ou du futur de la fabula » (Baroni, 2010, p. 210). En d’autres termes, on observe le rapport entre la curiosité du lecteur et la source de son hésitation. Il est possible d’assigner au dragon le rôle du catalyseur de l’action, même si cela est indirect, car il occupe une position centrale dans cette histoire, comme il a un impact considérable sur son environnement. Enfin, c’est lui qui conditionne d’une certaine manière les deux attitudes du lecteur — l’incertitude concernant l’avenir des personnages principaux, y compris leur comportement, et l’intérêt investi dans la suite de l’intrigue.

On peut dire que Querig reste une énigme, un élément polyvalent, également dans le contexte des modèles narratifs traditionnels, tels que le schéma actantiel décrit par A. J. Greimas. En effet, il est visible que plusieurs fonctions, ou forces agissantes, s’accumulent dans le personnage du dragon et dans les actions qui le touchent. Cet animal magique, représentant plus qu’une seule classe incluse dans le schéma, devient ainsi un exemple de syncrétisme actantiel, dont Greimas parle à maintes reprises et qu’il utilise pour analyser des textes concrets dans ses travaux de 1966 et 1967.

D’une part, pour Wistan et Gauvain, Querig se dresse comme l’objet de leur quête : le premier envisage sa mort et le dernier se sent obligé de protéger ce que la créature symbolise. Le dragon constitue le but de leur mission. Ces devoirs chevaleresques opposés, dont le but est une action effectuée liée au dragon, poussent les deux personnages à déterminer leur comportement l’un par rapport à l’autre. D’autre part, Axl et Beatrice partent en voyage pour retrouver leur fils oublié, mais également pour regagner plus tard leurs souvenirs perdus. Dans ce contexte-là, on peut attribuer au dragon la catégorie de l’opposant qui vole aux protagonistes la mémoire du passé, y compris le sort de leur enfant. C’est à cause de Querig qu’ils ne peuvent pas atteindre l’objectif qu’ils se sont fixé, parce que le dragon entrave toutes les actions qu’ils ont entreprises. Néanmoins, ils évoluent, eux aussi, en relation avec des événements ultérieurs pour faire face à la vérité sur le monde qui les entoure. Renoncer à la passivité leur donne la possibilité de restaurer progressivement la capacité de décider de leur propre destin.

En libre interprétation, pour Axl et Beatrice dont la quête est motivée indirectement par son existence ainsi que par son influence sur la communauté locale, la bête pourrait aussi être qualifiée de destinateur. En effet, l’expédition de ces deux personnages trouve sa source dans la présence du dragon, bien qu’ils ne le sachent pas au début. Pourtant, ils peuvent également adopter le rôle du destinateur eux-mêmes puisque « le héros sans contrat devient son propre destinateur… » (Greimas, 1970, p. 1210). Axl et Beatrice ne suivent les ordres d’aucun souverain, au contraire de Wistan, et personne ne les encourage à se mettre en route. Cela prouve que le syncrétisme actantiel concerne également les protagonistes, et que l’incorporation de plusieurs forces agissantes dans un seul élément du récit ne se limite pas uniquement au dragon.

L’optique de Claude Bremond peut également servir de point de repère pour décrire le dragon du roman d’Ishiguro. D’après ce théoricien, les rôles principaux dans le récit se divisent entre le patient, l’agent et l’influenceur (Reuter, 1991, p. 52), selon la position du personnage par rapport aux événements qui sont en train de se développer en un moment donné. Bien que ce modèle suppose des comportements actifs, parce que « l’influenceur agit sur la connaissance » ou « sur les mobiles » (Bremond, 1970, p. 60) d’un autre personnage, au niveau intellectuel ou affectif, le dragon peut être également décrit à l’aide de la notion de l’influence provenant de cette théorie. Comme nous l’avons déjà démontré dans le contexte du modèle actantiel, la créature conditionne les jugements du couple des protagonistes, même si elle continue à déterminer leur approche de manière indirecte. La signification du dragon dépend des informations provenant du passé, c’est-à-dire du temps de la grandeur de Querig, transmises à Axl et Beatrice par d’autres personnages.

C’est pourquoi l’influence du dragon sur les protagonistes s’intensifie au fur et à mesure qu’ils progressent dans leur triste aventure et deviennent de plus en plus conscients du rôle de la bête dans l’expérience qu’ils vivent. En d’autres termes, comme l’observe Claude Bremond, « l’influence tend à modifier les dispositions de la personne influencée à l’égard d’une situation présente, ou d’événements futurs auxquels elle est susceptible de participer » (Bremond, 1970, p. 60). C’est exactement le cas d’Axl et Beatrice : initialement, l’influence de la créature sur les personnages est insignifiante, car ils sont ignorants de la brume d’oubli qui change radicalement leur perception. Plus tard, la connaissance de la bête se renforce, et ainsi son influence façonne leur attitude envers le passé, le présent et l’avenir.

Querig, symbole de la mémoire et du traumatisme

D’une part, le dragon modifie le comportement des protagonistes en provoquant leur évolution, même si cette évolution signifie le retour à l’état précédent, qu’ils ont déjà atteint et perdu. Puisqu’il est nécessaire pour Axl et Beatrice de prendre conscience de leurs mauvaises décisions, en retraçant le trajet qui les y a menés, les protagonistes réalisent qu’il faut résister à la compulsion de fuir le passé. D’autre part, comme un symbole de l’oubli, la créature, au moins dans la première moitié du récit, freine le développement des personnages. Puisqu’ils ne se souviennent apparemment pas du passé, ils se sentent en sécurité grâce à l’absence de conflits. Sans aucune confrontation, leur vie, marquée par la simplicité de leurs vécus quotidiens, est tranquille, mais les protagonistes ne peuvent pas grandir sans enracinement dans le passé. Autrement dit, sans disposer d’un passé, contextualisé et très personnalisé par le prisme du présent (Hopârtean, 2019, p. 145)8, ils n’apprennent pas de leurs erreurs et, par conséquent, ne comprennent pas leurs identités. Axl et Beatrice ignorent ce qui les définit. Or, le calme dans leur existence correspond plutôt à la monotonie des jours répétés qu’à l’harmonie d’une vie paisible, car l’impression d’incohérence approfondit encore le vide induit par l’amnésie. Ainsi, tout cela suggère que le dragon, en émettant la brume et en effaçant les souvenirs parfois très douloureux, symbolise, outre la mémoire et la peur du passé, des expériences traumatiques.

Le traumatisme agit à deux niveaux, à savoir celui de la communauté et celui de l’individu qui a désappris à vivre avec une autre personne (Lorek-Jezińska, 2016, p. 43-44)9. Dans le contexte de la collectivité, le traumatisme se réfère au conflit brutal entre les tribus, qui aurait pu mener à la continuation d’une haine et une agression mutuelles s’il n’avait pas été oublié. Le traumatisme individuel se traduit par la perte personnelle, le déni de la mort du fils et, par rapport à ce triste événement, le désaveu du sentiment de culpabilité. Néanmoins, ces deux niveaux se croisent, parce que le traumatisme collectif frappe chaque personnage séparément. La communauté se compose des histoires individuelles, arrangées en un réseau d’influence, que les gens voudraient volontairement oublier, malgré l’importance de la souffrance qui contribue aux transformations identitaires de tout individu. Comme ils ne veulent pas se rappeler des atrocités qui leur sont arrivées, le souvenir de la cruauté et de la perte douloureuse du fils des protagonistes grandit et se renforce, sans aucune issue. Réprimées, les émotions négatives éprouvées par Axl et Beatrice, mais aussi par d’autres membres de la communauté, entraîne la création d’une sphère interdite, symbolisée dans le cadre du monde romanesque par la colline sous laquelle reste Querig.

Le géant éponyme fait donc référence au passé rempli de traumatisme que les protagonistes souhaitent initialement repousser et qu’ils décident de retrouver malgré les craintes et la souffrance qui les restreignent. Le géant renvoie au « dragon, qui paradoxalement incarne la force et, simultanément, les périls de l’oubli10 » (Borowska-Szerszun, 2016, p. 33). Grâce à l’influence magique de la créature, les gens peuvent trouver un refuge permettant de fuir leur traumatisme en se concentrant sur le moment présent. Malheureusement, refuser d’accepter la réalité équivaut à une illusion nocive pour ceux qui font ce choix. Une telle situation implique d’être bloqué dans le temps et l’espace, sans point de repère. Dans ce contexte-là, l’oubli semble attirer l’individu, même le fasciner, en dépit du fait que cela présente également un grand risque d’une vie passive sans souvenir ni décision consciente. En d’autres termes, le dragon est une créature paradoxale : il influence les personnages de nombreuses manières, plus ou moins directement, affectant leur identité, leur comportement et leur liberté d’évoluer, mais en même temps il entrave leurs actions. En un sens, on peut dire que, même dormant, le dragon n’est pas complètement inactif, car il constitue une métaphore des émotions, des sentiments et des choix des personnages. Même l’un des personnages secondaires observe explicitement l’effet exceptionnel de la créature : « Selon moi, la menace de Querig ne vient pas de ses actes mais du fait de sa présence permanente. » (Ishiguro, 2015, p. 96)

L’utilisation de la figure du dragon dans le récit démontre distinctement comment Ishiguro manipule les éléments de son roman ; il contribue ainsi à la subversion d’un motif bien connu au sein de la littérature. Le dragon est lié spécifiquement à la fantasy et aux images médiévales, dont le bouleversement conduit ultérieurement à la négation des schémas. Si on pose la question sur la raison d’une telle démarche, on peut risquer une affirmation que l’auteur cherche à doter cette histoire d’une dimension universelle, comme dans un conte ou une légende, qui possède de la force et du charme, irrésistibles pour chaque lecteur (Borowska-Szerszun, 2016, p. 34)11. C’est pourquoi l’introduction des éléments de fantasy, tels que le dragon, dans un cadre peu concret, permet à l’auteur d’aborder des thèmes compréhensibles dans l’imaginaire collectif bien qu’éloignés de la réalité connue du lectorat. Cet effet est renforcé par le fait que le temps de l’action n’est pas précisé, généralement associé au passé post-arthurien, parce que « [d]ans un cadre si lointain, le cadavre devient sûrement quelque chose de moins et de plus qu’un cadavre historique — un cadavre symbolique ou mythique12 » (Lorek-Jezińska, 2016, p. 50). La distance temporelle, ainsi que la distance imaginaire du cadre narratif, offre donc une perspective qui libère le raisonnement de l’interprétation chargée d’émotions propres à un moment historique défini, qui engage le lecteur majoritairement à cause de sa proximité temporelle et culturelle et qui élargit la portée de la réflexion.

Subordonné à cet objectif et à l’histoire que raconte Ishiguro, le dragon des pages du roman ne fonctionne pas à l’instar des autres créatures merveilleuses présentes dans la littérature contemporaine, surtout dans l’imaginaire populaire de la fantasy. Si on consulte les définitions de base, on peut voir que « [l]e dragon est omniprésent dans la fantasy, à tel point que son apparition dans une œuvre suffit à la classer immédiatement dans ce genre » (BnF Fantasy, 2021). Pourtant, la présence de cet animal insolite dans Le Géant enfoui ne transforme pas le récit en une histoire de fantasy. Il est possible d’en indiquer plusieurs raisons, telles que la tendance de l’auteur à ne pas se limiter aux tropes spécifiques à un genre particulier. L’incompatibilité entre le texte d’Ishiguro et la fantasy se manifeste principalement à travers le dragon, qui ne possède pas les traits des dragons des romans de fantasy. Afin de l’observer, il faudrait revenir sur les dragons apparaissant au sein des œuvres de fantasy, même si cette créature « est une figure sans cesse recréée » (ibid.), et les comparer avec Querig.

Comparaison entre Querig et les autres dragons du roman de fantasy

On assigne à cette créature, perçue en tant que « figure universelle » (Panier-Alix, 2020, p. 11), diverses significations liées à des perspectives conditionnées par des cultures différentes. Ce fantasme s’est introduit dans l’imaginaire en Occident et en Orient, comme en témoignent les histoires de dragons originaires de Chine ou d’Europe. Par conséquent, le dragon « ne pouvait qu’imprégner la mythologie, puis le légendaire, avant d’envahir l’univers créatif de notre xxie siècle » (ibid., p. 49). Ledit univers créatif de l’époque contemporaine, c’est la fantasy. Comme le remarque Lionel Davoust, cette bête est devenue une « créature de fantasy par excellence » (cité dans Casta, 2020, p. 31). Dans le cadre de ce genre imaginaire, le dragon est esquissé en tant qu’être grand et puissant, protecteur de trésors, dangereux et intelligent. Pourtant, il faut souligner que le portrait dont on discute ici concerne le modèle occidental et que l’étude de l’archétype oriental pourrait conduire à des conclusions différentes.

Parmi les images du dragon les plus emblématiques, on trouve celle provenant du fameux roman Le Hobbit (1937) de J. R. R. Tolkien. Le dragon Smaug garde l’ancien trésor des nains accumulé à l’intérieur de la Montagne Solitaire, où la compagnie guidée par Thorïn désire récupérer son royaume, et il a l’air d’une créature vigoureuse, fière et menaçante. Tolkien le désigne comme un digne adversaire qui est capable de manipuler l’ennemi et d’analyser la situation dans laquelle il se trouve. Une autre représentation du dragon occidental en fantasy, le montrant toujours comme fort et vaillant, apparaît dans le cycle science-fantasy écrit par Anne McCaffrey, La Ballade de Pern (1968-), t. 1 : Le Vol du dragon. La première partie de la série instaure un univers où une autre planète s’avère être un domicile pour les humains et les dragons. Le point de départ de l’intrigue est l’établissement par la protagoniste d’un lien télépathique avec la reine de ces derniers. L’autrice dépeint ainsi le dragon en tant que partie intégrale du monde romanesque, indispensable aux personnages humains et avantageux dans la lutte contre le danger externe.

En ce qui concerne les dernières décennies, le tournant des siècles et les années 2000, il convient de mentionner le cycle Trône de fer (1996-) de George R. R. Martin. Les dragons chez cet auteur sont des bêtes étroitement liés aux humains, surtout à la dynastie Targaryen, pour laquelle ils constituent une force majeure. Comme l’indique Isabel-Rachel Casta, ce sont des créatures animalisées et sauvages, des êtres monstrueux difficiles à contrôler, qui symbolisent « surtout une grandeur perdue et anachronique » (Casta, 2020, p. 30). Le dragon joue un rôle clé aussi dans la série de romans Téméraire (2006-2016) de Naomi Novik, dont neuf volumes constituent une fantasy historique se déroulant dans une version alternative des guerres napoléoniennes. Le premier tome intitulé Les Dragons de sa majesté propose au lecteur un univers dans lequel le héros trouve à bord d’un vaisseau français un œuf de dragon offert par la Chine à Napoléon. Il est clair que le dragon devient ici un dispositif permettant de modifier l’histoire et de raconter des événements bien connus sous un angle magique. Dans le cycle de Naomi Novik, la créature est également considérée comme un atout dans le conflit, une arme puissante qui peut changer l’équilibre des forces.

Au sein de la fantasy pour les jeunes adultes, le dragon peut avoir des caractéristiques similaires : accompagner un homme, servir d’arme, se situer au centre du récit en tant que personnage majeur, adjuvant ou ennemi. Dans Eragon (2002) de Christopher Paolini, Saphira fonctionne auprès du protagoniste, assumant le rôle de son amie et adjuvante, dangereuse tout de même pour leurs adversaires.

Au-delà de la littérature anglophone, le dragon muni de l’ensemble des traits spécifiques mentionnés auparavant constitue un composant intégral d’une histoire dans des œuvres de fantasy créées en polonais ou en français. Naznaczeni błękitem (Marqués par le bleu, 2005) est un roman pour les jeunes lecteurs écrit par Ewa Białołęcka, focalisé sur un magicien adolescent qui noue des liens d’amitié avec un dragon. La version de cet animal proposée par l’autrice polonaise est caractérisée par son hybridité : il a un corps doublé de fourrure, mais possède en même temps des ailes et vit très longtemps, comme des dragons traditionnels occidentaux.

Dans le contexte français, La Trilogie de Wielstadt (2001-2004) de Pierre Pevel s’ouvre sur une description élaborée d’un dragon, dont les extraits prouvent qu’il se vante d’une force extraordinaire : « Cou tendu, tête levée, poitrail en avant, il adresse au ciel un cri que les plaintes du vent peinent à étouffer. […] le cri d’un vieux mâle hurlant au monde qu’il est maître en son domaine. » (Pevel, 2011, p. 14) L’auteur qualifie la bête également de « colosse » ou de « gigantesque gargouille d’onyx » (ibid., p. 13-14). En d’autres mots, le dragon se révèle comme une figure dominante et impérieuse, intimidante et robuste, probablement aussi féroce. Il observe minutieusement son territoire pour préserver le contrôle qu’il possède et dont les habitants ne sont pas vraiment conscients. Suite à l’impression qu’il évoque, il ne semble pas vouloir entrer en contact avec un humain. Bref, la créature incarne donc une puissance fantastique.

Tous ces exemples montrent les caractéristiques communes des dragons de la fantasy. En général, ils ont de la force et font preuve d’intelligence, ils savent agir et influencer les autres, ils peuvent menacer l’environnement en tant que danger significatif ou aider ceux qui sont leurs alliés. Par conséquent, la comparaison de Querig, le dragon du roman d’Ishiguro, et des dragons de fantasy certifie la présence des différences qui attirent l’attention sur la manière de subvertir l’image enracinée dans la culture populaire occidentale, que choisit l’auteur pour utiliser le dragon dans un but subordonné uniquement à ce récit particulier. Il semble que les traits liant Querig aux autres créatures se limitent à la capacité d’influencer le monde romanesque, ainsi que ses personnages. Il est aussi possible de dire que le dragon protège en un sens les habitants de la région, parce que l’oubli qu’il provoque leur permet d’éviter le conflit et les effusions de sang. Néanmoins, en ce qui concerne l’apparence, la bête est décrite de sorte que le lecteur ne l’associe pas immédiatement à son espèce : « En fait, il fallut un moment pour s’assurer que c’était vraiment un dragon […]. » (Ishiguro, 2015, p. 410-411) Il faut rappeler et souligner le fait que ce n’est que vers la fin du roman que l’auteur montre la créature à son public. Avant cette partie, le lecteur doit croire en ce que disent les personnages. Cependant, c’est seulement à ce moment final que le dragon s’avère se différer réellement de ses équivalents de fantasy.

Querig ne propage pas la peur similaire à celle provoquée par une grande créature puissante, prête à la confrontation avec un ennemi ; elle paraît physiquement faible, entravée par le sommeil magique qui produit la brume d’oubli. Le narrateur fait les observations suivantes : « Il fut difficile de déterminer au premier abord si elle était en vie », tandis que « l’imperceptible mouvement de la colonne vertébrale […] étaient les seuls indices prouvant que Querig vivait encore » (Ishiguro, 2015, p. 410-411). De nouveau, Ishiguro met en lumière la nature paradoxale du dragon : contrairement aux autres, Querig se caractérise par sa passivité et sa discrétion ; on pourrait même l’accuser d’un manque d’intentions. En outre, la présence de la bête est indirecte, connue plutôt par l’intermédiaire des autres personnages et leurs dialogues qu’à travers ses actions concrètes. Néanmoins, comme nous l’avons démontré à maintes reprises, le dragon, façonné par différents facteurs, a un impact complexe sur le monde du Géant enfoui. Peut-être que ce sont les divergences observées dans l’image de cette créature insolite, ainsi que les contradictions distinguant Querig au sein du bestiaire fantasy, qui déterminent finalement le caractère subversif, mais aussi innovant et surprenant, de la figure du dragon décrite par Ishiguro dans son roman.

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Notes

1 « Ishiguro confounds the horizon of expectation that readers bring to his fiction, and thus he […] helps us to see the world in all its multihued complexity » [c’est nous qui traduisons]. Retour au texte

2 « a familiar but fictionalized fantasy » [c’est nous qui traduisons]. Retour au texte

3 « In all his novels Ishiguro revisits the theme of memory, and he seems to be as fascinated and haunted with it as his narrators are with their past experiences » [c’est nous qui traduisons]. Retour au texte

4 « The timeframe for his setting is likely the sixth century, if we accept Gildas suspect date of 516 for the Battle of Mount Badon […]. The exact date, however, is inconsequential. » Retour au texte

5 « Pixies, ogres and dragons are part of the background and never questioned, helping to circumscribe a dark, prescientific age in which societal memories are buried » [c’est nous qui traduisons]. Retour au texte

6 « [A captured dragon] drives Ishiguro’s narrative » [c’est nous qui traduisons]. Retour au texte

7 « [In that Gawain] derives from chivalric romance » [c’est nous qui traduisons]. Retour au texte

8 « The past is only relevant when seen through the lens of the present. The past is contextualized and highly personal. » Retour au texte

9 « The Buried Giant investigates the significance of traumatic memory on two levels—the collective one—affecting the integrity of the group and the peaceful co-existence of former adversary nations or communities, and the individual level—having an influence on the integrity of one’s self and one’s relation to other human beings. » Retour au texte

10 « a dragon that paradoxically embodies the power and perils of forgetting simultaneously » [c’est nous qui traduisons]. Retour au texte

11 « It appeals to our perception of fairy tales as stories of universal significance and derives its power from them. » Retour au texte

12 « In such a distant setting the corpse certainly becomes something less and more than a historical corpse—a symbolic or mythical corpse » [c’est nous qui traduisons]. Retour au texte

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Référence électronique

Ewa Drab, « Subversion du motif, symbolisme de l’image. Le dragon et son rôle dans Le Géant enfoui de Kazuo Ishiguro », IRIS [En ligne], 42 | 2022, mis en ligne le 19 décembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2935

Auteur

Ewa Drab

Université de Silésie à Katowice

Droits d'auteur

CC BY-NC 4.0