Le dragon est une créature que l’on retrouve régulièrement dans les œuvres médiévales, qu’il s’agisse de romans courtois, de bestiaires ou encore d’hagiographies. De nature sauvage et violente dans la littérature romanesque et hagiographique, il est généralement associé à un chevalier qui le combat et le vainc, démontrant par là la supériorité de l’homme sur la nature, de la civilisation sur la vie sauvage et du christianisme sur le paganisme1. Entre ces deux personnages intervient parfois un personnage féminin, généralement une princesse ou une jeune fille de noble naissance, que le chevalier doit sauver. Bien qu’il ne fasse pas autorité, et que de nombreux textes médiévaux présentent des dragons dans des situations différentes, ce schéma est privilégié dans les contes et légendes populaires2. Néanmoins, avec le retour du dragon sur le devant de la scène culturelle à partir de la deuxième moitié du xxe siècle, les rôles gravitant autour de lui sont progressivement redistribués, et des personnages de second plan au Moyen Âge deviennent protagonistes. La femme s’éloigne progressivement du rôle de victime ou d’otage pour prendre celui de dirigeante ou de guerrière, redéfinissant par conséquent sa relation avec le dragon. L’évolution de la société et des mœurs explique ces changements, de même que l’évolution des genres littéraires qui s’y attardent, mais cela ne signifie pas pour autant que les caractéristiques proprement médiévales de cette relation soient toutes laissées de côté. Dans la grande variété des représentations contemporaines du dragon, certaines d’entre elles demeurent très proches de leur version plus ancienne.
En nous appuyant sur un corpus d’œuvres littéraires médiévales et contemporaines, en français et en anglais3, nous proposons une nouvelle définition de la relation femme-dragon dans la culture contemporaine, et plus précisément dans la littérature de fantasy. Cette analyse suivra trois axes : la reproduction du schéma médiéval par l’opposition, la redistribution de l’espace narratif, et enfin les enjeux de la nouvelle collaboration femme-dragon.
Des rapports d’opposition : reproduire le schéma médiéval
Les occurrences de dragons dans la littérature médiévale nous offrent souvent le même motif : un dragon terrorise une ville ou un pays et un chevalier vient le vaincre. Parfois le dragon a enlevé une princesse pour la dévorer, comme dans l’hagiographie de saint Georges, ou bien elle est la récompense offerte à celui qui sauve la ville de la créature, comme dans l’histoire de Tristan et Yseult. De ce fait, s’établit très vite une triade narrative dragon – chevalier – princesse dans laquelle le dragon est l’agresseur, la princesse la victime et/ou la récompense, et le chevalier le protecteur.
De prime abord, de nombreuses œuvres contemporaines reprennent ces trois personnages, notamment les livres pour enfants The Knight and the Dragon, The Paperbag Princess, La princesse, le dragon et le chevalier intrépide et Zog qui concentrent véritablement leurs intrigues sur ce trio, comme l’annoncent leurs titres. La littérature jeunesse, en effet, fait souvent la part belle aux stéréotypes, et entre autres les stéréotypes de genre4, ce qui explique la particularité de ces exemples, notamment lorsque nous les comparons aux autres œuvres de notre corpus contemporain. Dans celles-ci, si les personnages humains ne portent pas forcément les étiquettes de « chevalier » et « princesse », on retrouve néanmoins une triade narrative dragon – homme – femme comme dans les séries The Dragonriders of Pern d’Anne McCaffrey avec Lessa, Ramoth et F’lar, ou Dragon Keepers de Kate Klimo avec Emerald, Jesse et Daisy.
Concernant la nature même des personnages principaux, de nombreuses caractéristiques du dragon médiéval se retrouvent chez ses homologues contemporains. Il convient de rappeler que le dragon médiéval est souvent grand : celui que combat sainte Marthe est « plus gros qu’un bœuf » (Voragine, 1998, p. 376), et celui que voit sainte Perpétue est « immense » (Voragine, 1998, p. 680). Ils sont fréquemment féroces, volent, crachent du feu et dévorent les humains, comme celui de la légende de saint Georges qui « tua beaucoup d’hommes » (Whatley et coll., 2004, v. 14), ou celui du roman de Tristan dont émane « un feu d’enfer » (Lupack, 1994, v. 1440). Les dragons de notre corpus contemporain sont assez fidèles à la représentation traditionnelle du dragon occidental : ils sont majoritairement grands, à hauteur d’homme pour les plus petits, et la plupart savent voler et crachent du feu. Ils présentent néanmoins des caractéristiques plus diverses, offrant un panel de représentations assez varié, car ils jouissent notamment de plus amples descriptions que leurs prédécesseurs.
Beaucoup de dragons ont également la capacité, si ce n’est la volonté, de manger des humains, évoquant la hiérarchie animale assez claire dans les œuvres médiévales et fondée sur la scala naturæ de la pensée aristotélicienne présente dans de nombreux domaines de la vie médiévale5. De ce fait, le dragon a l’ascendant physique sur les personnages humains, puisqu’il peut les dévorer et représente alors une menace évidente à l’encontre des hommes. Pour illustrer cela, le dragon de Silène dans l’hagiographie de saint Georges mange chaque jour un jeune homme et une jeune fille. De même, au début de Dealing with Dragons, plusieurs dragons se demandent s’ils doivent manger ou non la princesse Cimorene. Dès lors, le dragon médiéval comme bête féroce et dangereuse transparaît dans ces représentations plus modernes, sauf dans les œuvres adressées aux plus jeunes enfants, comme Zog ou la tétralogie de Geoffroy de Pennart, où le dragon ne mange personne, afin de ne pas exposer l’enfant à trop de violence. La ressemblance est renforcée lorsque le dragon ne porte pas de nom, soulignant son animalité, comme dans The Knight and the Dragon. Cette caractéristique est récurrente dans la littérature médiévale où le dragon n’est appelé que par le nom de son espèce et, de cette manière, il perd toute unicité conférée par le nom propre.
Plus encore, le dragon dans la littérature médiévale, outre le fait d’être une créature dangereuse et mortelle, est très souvent un avatar du Diable, « il incarne toutes les forces du Mal, menace les hommes pécheurs, sert d’attribut à Satan et aux ennemis de Dieu » (Duchet Suchaux & Pastoureau, 2002, p. 62-63). Le dragon est alors l’ennemi du genre humain et si l’aspect religieux est laissé de côté dans les œuvres contemporaines — nous y reviendrons —, il est parfois l’incarnation de la méchanceté gratuite, comme dans la série The Paperbag Princess, Dragon Slayers’ Academy ou Guards! Guards!. D’ailleurs, ces deux dernières œuvres font référence à l’œuvre médiévale Beowulf, et notamment au monstre Grendel qui a été tué et mutilé au bras, puis vengé par sa mère. Dans la première œuvre, Dragon Slayers’ Academy, après avoir vaincu le dragon Gorzil, Wiglaf doit affronter la mère de la créature venue le venger. Dans la deuxième, Guards! Guards!, des chasseurs se plaignent que les monstres sont devenus condescendants car, après qu’une créature a été tuée dans un lac et son bras exposé en signe d’avertissement, sa mère est venue se plaindre auprès de son meurtrier. Le fait de se référer à des êtres aussi malveillants que Grendel et sa mère accentue la malignité des dragons contemporains.
La femme représentée dans les œuvres contemporaines partage des traits communs avec celle des œuvres médiévales. Nous avons déjà précisé que la femme dans les récits avec des dragons est généralement une princesse ou appartient à la noblesse. Même les saintes dracoctones sont issues de la haute société : Perpétue est une « femme noble », le père de Marthe est « de race royale » et celui de Marguerite est un patriarche (Voragine, 1998, p. 680, 375 et 334). À l’instar de ces femmes, la plupart des héroïnes contemporaines sont des princesses : Elizabeth chez Robert Munsch, Cimorene chez Patricia Wrede, Daenerys chez George Martin, Ericka chez Kate McCullan, Marie chez Geoffroy de Pennart, Pearl chez Julia Donaldson et la princesse chez Tomie dePaola ; ou issues de la noblesse : Lady Ramkin chez Terry Pratchett et Lessa chez Anne McCaffrey. Bien que ce ne soit pas le cas de toutes les héroïnes, cette caractéristique est héritée de la tradition médiévale. Néanmoins, ce propos est à tempérer parce que la plupart de ces personnages appartiennent à la littérature jeunesse, littérature qui apprécie tout particulièrement la figure de la princesse6 et réécrit certains contes.
À l’image de certains personnages féminins médiévaux, ces héroïnes sont toutes des jeunes filles ou jeunes femmes, adolescentes ou commençant leur vie active. D’ailleurs, dans la littérature du Moyen Âge, la rencontre avec le dragon est, pour la jeune femme, symbole d’émancipation, puisqu’elle lui permet soit de rencontrer son futur époux, comme pour Yseult ou la princesse de Silène, soit d’atteindre la sainteté, comme pour sainte Victoria ou Marguerite. Certaines princesses contemporaines connaissent également l’émancipation grâce au dragon, en adaptant cette émancipation à l’époque actuelle, de sorte que Pearl devient médecin, Elizabeth et Cimorene prennent leur indépendance sociale et familiale, Ericka devient la meilleure chasseuse de dragon de son école, et Daenerys, dans le dernier tome de A Song of Ice and Fire, débute son règne sur la cité de Meereen. Dans ces deux corpus, la rencontre avec le dragon est donc le point de départ d’une nouvelle vie.
Les œuvres contemporaines du corpus appartiennent au genre de la medieval fantasy et procurent un univers imaginaire, mais profondément médiévaliste : elles se réapproprient le système féodal, les tenues vestimentaires, la technologie, les pratiques culturelles inspirées du Moyen Âge7. Le cadre même de ces histoires reflète donc cette époque, ce qui facilite les emprunts à la littérature médiévale. L’attrait pour ce genre littéraire, depuis les œuvres de J. R. R. Tolkien entre autres, semble ne pas tarir avec le temps, et touche ainsi tous les publics, adultes, adolescents et enfants8.
Marqué par l’histoire littéraire des récits médiévaux et des contes de fées occidentaux, le schéma dragon-femme-chevalier implique une structuration des personnages et de l’histoire difficilement modulable. Pourtant, les romans de fantasy contemporain apportent un nouveau regard sur les protagonistes, sur leur nom et leur métier. Ils mettent également en lumière de nouvelles structures du récit redistribuant l’espace narratif.
Redistribution de l’espace narratif
En effet, l’occupation de l’espace narratif est bien différente entre la littérature traditionnelle incluant des dragons et la fantasy contemporaine. Les œuvres médiévales de notre corpus se concentrent sur le personnage du chevalier, omniprésent jusque dans les titres de ces œuvres — bien qu’il faille demeurer prudent à ce sujet, car un certain nombre de titres furent ajoutés par les éditeurs modernes9. Le dragon n’y est qu’une rencontre parmi d’autres, contribuant à la renommée du héros, et la princesse n’est souvent qu’une récompense acquise grâce à ses prouesses guerrières, un élément perturbateur et déclencheur de nouvelles aventures.
Au contraire, dans les œuvres contemporaines, la femme prend souvent la place du protagoniste, mettant de côté le chevalier. La princesse Cimorene est l’héroïne des Enchanted Forest Chronicles, Lessa celle de The Dragonriders of Pern, Thymara celle des Rain Wilds Chronicles, Daenerys est l’un des personnages centraux de la saga A Song of Ice and Fire. Ce changement de focalisation est d’ailleurs annoncé dès le titre de ces œuvres : The Paperbag Princess, La princesse, le dragon et le chevalier intrépide. Même lorsque les trois personnages-types sont présents, la femme prend plus d’importance que dans le schéma traditionnel, notamment dans les œuvres médiévales hagiographiques de notre sélection bibliographique se concentrant sur des personnages féminins, dont nous discuterons ultérieurement des particularités. Il en est de même pour le dragon qui n’est plus relégué à un rôle secondaire : il devient personnage principal et figure dans les titres des œuvres, comme Dragon Keeper, The Knight and the Dragon, ou les cinq tomes de la série Dragon Keepers. Dans Zog, le titre ne mentionne que le nom du dragon faisant de lui l’unique protagoniste.
Cette nouvelle focalisation sur la femme et le dragon est d’autant plus remarquable lorsque le personnage principal est une dragonne. Il n’est jamais fait mention du genre du dragon dans les textes médiévaux qui, par défaut, présentent des dragons mâles, hormis quelques bêtes bien définies comme la vouivre, créature hybride en partie dragon et serpent, ou des créatures magiques uniques telle que Mélusine (Rose, 2000, p. 399 et 241). Toutefois, les œuvres contemporaines prêtent attention à ce détail puisque le genre du dragon est précisé lors de la description de celui-ci. Il existe donc des dragons mâles et femelles dans la majorité des œuvres étudiées : The Dragonriders of Pern, les Enchanted Forest Chronicles, Guard! Guards!, Dragon Keepers, les Rain Wilds Chronicles et Dragon Slayers’ Academy. Sur les quelques dix-huit dragons principaux de notre corpus moderne, sept sont des femelles, permettant de rétablir une parité relative au sein de l’histoire.
Faisant écho à cette évolution, certaines œuvres comptent plus de personnages principaux féminins que masculins. Qui plus est, ces personnages féminins ont de l’influence sur les autres, que ce soit dans le cadre de la hiérarchie sociale ou de leurs fonctions narratives. L’action des quatre tomes des Enchanted Forest Chronicles est dominée par la princesse Cimorene, la dragonne Kazul et la sorcière Morwen. Les seuls protagonistes masculins sont le roi Mendanbar et son fils Daystar qui n’apparaissent qu’à partir des tomes 2 et 4. Dans The Paperbag Princess, l’affrontement prend place entre la princesse Elizabeth et le dragon ; le chevalier n’en est que la victime. Enfin, les personnages principaux des Rain Wilds Chronicles sont les humaines Alise et Thymara, et la dragonne Sintara. Les personnages féminins ne sont donc plus secondaires à l’histoire mais bien des moteurs à l’aventure.
Contrairement aux dragons de la tradition littéraire, les dragons de notre corpus contemporain portent un nom, à l’exception des dragons anonymes de The Paperbag Princess, Guard! Guards! et The Knight and the Dragon. De plus, seul Georges chez Geoffroy de Pennart porte un anthroponyme, les autres ont des noms qui leur sont propres, créés par les auteurs : Ramoth, Kazul, Drogon (nom donné en hommage à l’époux de l’héroïne), Seetha van Flambé, Emerald, Sintara, Zog… Cette particularité met en lumière la singularité du dragon moderne, qui n’est plus un animal suivant les instincts de son espèce, mais un personnage à part entière, avec une volonté propre. Grâce à ce procédé, il est mis au même rang que les personnages humains de ces récits, mais avec ses caractéristiques dragonesques. Cette nouvelle caractérisation, ainsi que le choix du nom propre pour désigner les personnages féminins et dragonesques, permettent d’ailleurs un processus d’identification du lecteur au personnage, notamment dans la littérature jeunesse10.
De manière assez ironique, si les femmes de ces œuvres portent un nom, certains personnages masculins n’en ont pas, et sont simplement « le chevalier » ou « le prince », comme dans The Knight and the Dragon. Les rôles sont alors inversés, le dragon et la femme sont placés au centre de l’histoire. Le chevalier n’a plus de personnalité individuelle, car il n’est reconnu que par sa fonction (Ribard, 1984, p. 75). Il peut être lui aussi un héros, fonction en elle-même, mais il demeure un personnage plat11, et n’est plus protagoniste.
Dès lors, le changement de focalisation de l’histoire est souvent accompagné d’une évolution dans les rôles narratifs de la femme et du dragon. Comme que nous l’avons déjà précisé, dans la littérature médiévale, hormis dans les hagiographies, le dragon et la femme ne constituent généralement que des étapes sur la route qui conduit le chevalier à la gloire. Ils ne font pas directement avancer l’intrigue principale, mais ils peuvent contribuer à son déclenchement ou à sa complexification. Par exemple, la rencontre avec la princesse de Silène, envoyée se faire dévorer par un dragon, décide saint Georges à affronter la créature, acquérant ainsi sa renommée, ou bien, après avoir vaincu le dragon de Dublin, Tristan gagne la main d’Yseult qu’il ramène auprès du roi Marc, ce qui constitue le point de départ du triangle amoureux.
Au contraire, dans les œuvres contemporaines, la femme ou le dragon, quand ils ne sont pas eux-mêmes héros de l’histoire, sont des adjuvants actifs, contribuant efficacement à l’avancée de l’intrigue. Dans les Rain Wilds Chronicles, la dragonne Tintaglia est l’instigatrice de l’histoire puisqu’elle entraîne la naissance de nouveaux dragons, la prise en charge de ceux-ci par les humains, déclenchant le long voyage vers la cité des dragons Kelsingra puis sa découverte, soit l’aventure principale des quatre tomes de la série. Dans The Dragonriders of Pern, l’héroïne Lessa devient la chef d’un weyr, base militaire des dragons, en se liant à la reine-dragonne dorée Ramoth. Ce sont également des personnages féminins qui résolvent certaines intrigues, comme dans The Knight and the Dragon, où la princesse règle l’issue du combat entre le chevalier et le dragon, en leur proposant d’ouvrir un restaurant ensemble. Dans Dealing with Dragons, Cimorene déjoue le plan maléfique du dragon Woraug, et dans Searching for Dragons, même si le roi Mendanbar dispose d’une épée magique, il ne parvient à sauver la dragonne Kazul qu’avec l’aide de Cimorene et de la sorcière Morwen. Ainsi, dans la fantasy contemporaine, la réussite de l’aventure est tributaire des femmes.
Les hagiographies féminines médiévales présentent un schéma légèrement différent puisque les hommes n’y sont que peu présents, prenant couramment le rôle de l’opposant, comme le préfet Olybrius qui emprisonne puis exécute sainte Marguerite car elle refuse de renier sa religion pour l’épouser. On pourrait donc penser que les rencontres femme-dragon contemporaines sont plus proches de ces textes médiévaux, mais il faut prendre en compte la nature différente de ces rencontres. Les saintes médiévales vainquent le dragon grâce aux pouvoirs divins qui leur sont conférés : Victoria « ordonn[e] [au dragon] de ramper vers les terres désertes » (Aldhelm, 2009, p. 156), Marguerite vainc le sien en faisant le signe de la croix et Marthe lui jette de l’eau bénite. Sainte Perpétue et sainte Agnès utilisent seulement la force pour marcher sur la tête du dragon (Privat, 2000), action plus symbolique que violente. Il convient cependant de noter que dans la version moyen-anglaise de la vie de sainte Marguerite, celle-ci est avalée par le dragon mais le fait exploser de l’intérieur grâce à sa vertu (« through virtue of her he braste », Reames, 2003, p. 122, v. 186). En somme, ces textes offrent un combat entre la femme et le dragon plutôt non-violent ou sans maniement d’armes à proprement parler. La femme est aidée dans son entreprise, non pas par la force physique et le fer, mais par une force spirituelle à la fois intérieure et extérieure, la foi, qui est, selon la définition du Larousse, l’» adhésion totale de l’homme à un idéal qui le dépasse, à une croyance religieuse12 ». D’un point de vue narratif, les hagiographies seraient donc les textes les moins éloignés de notre corpus contemporain, bien que le prosélytisme qui en émane ne puisse être réutilisé tel quel par les auteurs modernes.
Comme les saintes médiévales, peu de femmes du corpus contemporain combattent un dragon ou un autre ennemi. Dans ces rares cas, elles se livrent à la bataille d’une toute nouvelle manière. La princesse Ericka, se faisant passer pour un jeune homme ordinaire, est la première de sa classe à l’Académie des Massacreurs de Dragons, maniant l’épée comme nul autre. Cimorene défait les sorciers en leur jetant au visage de l’eau savonneuse, ce qui les fait fondre13, et Elizabeth vainc le dragon qui l’a attaquée en le défiant de cracher un énorme feu et de faire le tour du monde en dix secondes, ce qui épuise la créature. Ces princesses n’ont ainsi plus besoin d’une aide extérieure, qu’elle soit divine ou non, pour se sauver. Elles triomphent grâce à leur force et leur ruse. Les femmes prennent alors la place de protagoniste par leurs propres moyens.
Enfin, la redistribution de l’espace narratif s’exprime par une modification de la hiérarchie entre les personnages. Ainsi que nous l’avons mentionné, les textes médiévaux se concentrent sur le chevalier ou sur le saint ou la sainte, et les autres personnages, dragon compris, ne sont que secondaires. C’est donc le personnage qui a le plus de pouvoirs, physiques et spirituels, qui est mis en avant, coïncidant avec un statut social supérieur : chevalier, prince, princesse, noble. Cette hiérarchie socio-narrative est remise en question dans les textes contemporains car, bien que les héros humains soient souvent des princes ou princesses, ils deviennent des héros grâce à d’autres qualités que leur statut social ou leur force physique. Beaucoup de héros résolvent donc des intrigues ou règlent des conflits grâce à leur intelligence : la princesse chez Tomie dePaola, les enfants Jesse et Daisy dans la série Dragon Keepers, ou Elizabeth chez Robert Munsch. Ceci est renforcé par la mise en avant des personnages qui portent et transmettent le savoir, comme la princesse Marie qui est institutrice chez Greoffroy de Pennart, le professeur Anderson chez Kate Klimo, l’institutrice Madame Dragon chez Julia Donaldson, ou encore les deux spécialistes des dragons, Alise Kincarron chez Robin Hobb et Sybil Ramkin chez Terry Pratchett. Bien que cette dernière soit considérée comme une originale, voire une folle, par nombre de personnages masculins, elle est pourtant la seule à comprendre la véritable nature des dragons.
La force pure est alors écartée et la connaissance et la réflexion deviennent les atouts pour réussir, de même que l’empathie. En effet, si nombre de conflits se résolvent par la ruse et l’intelligence dans les œuvres contemporaines, l’empathie et la bienveillance des personnages sont souvent soulignées. Par exemple, Daenerys chez George Martin qui conquiert la Baie des Serfs grâce à ses dragons, mais surtout grâce au soutien de la population qu’elle obtient très vite, bien qu’elle ne témoigne pas de la même bienveillance envers les anciens maîtres esclavagistes qu’elle fait crucifier. De même, Cimorene aide d’autres princesses otages de dragons à trouver un certain confort dans leur nouvelle vie.
Cette empathie est poussée à son paroxysme lorsqu’elle se produit entre l’humain (et plus précisément la femme) et le dragon. Cela est parfaitement illustré dans le processus d’« Empreinte » qui se produit entre le dragon et son cavalier ou sa cavalière dans la série Dragonriders of Pern, étant donné que ce phénomène crée un lien mental entre les deux, leur permettant de partager leurs pensées et leurs sentiments. À moindre échelle, cette connexion mentale se retrouve dans les Rain Wilds Chronicles puisque les dragons choisissent, ou non, de communiquer mentalement avec les humains qui s’occupent d’eux. Ce lien peut également se transcrire par une relation parentale entre l’humain et le dragon, comme dans la série Dragon Keepers où Jesse et Daisy élèvent la jeune dragonne Emerald depuis son éclosion jusqu’à l’âge adulte, suivant les différentes étapes de construction de l’enfant et de l’adolescent. Une fois de plus, la littérature jeunesse semble privilégier ce processus de construction, révélateur d’une certaine identification du lecteur.
Par conséquent, bien que certains éléments des textes médiévaux soient repris dans les textes contemporains, ils subissent un réajustement narratif, tant par le déplacement de focalisation que par l’évolution des relations entre les personnages. La hiérarchie est bouleversée, voire inversée. Les frontières entre personnages principaux et secondaires, entre opposants et adjuvants, sont brouillées.
Une collaboration femme-dragon pour servir de nouveaux enjeux
Les rapports entre dragon et femme étant redéfinis dans la littérature de fantasy contemporaine, il convient alors d’expliciter les conséquences de ces changements narratifs. Forts de leurs nouveaux statuts, le dragon et la femme opèrent une collaboration inédite afin de promouvoir de nouvelles valeurs.
La relation femme-dragon dans la littérature médiévale semble assez simple : le dragon tient en otage la femme et le chevalier vient la libérer, gagnant ainsi la gloire et un mariage. La prise d’otage peut être réelle, comme le dragon de Silène qui dévore chaque jour un jeune homme et une jeune fille, ou implicite, comme Yseult dont le destin est d’épouser celui qui tue le dragon de Dublin. Cette configuration n’est plus valable dans la littérature contemporaine, mais certains textes présentent la rencontre avec le dragon comme déterminante dans le destin de la jeune femme, en lui permettant notamment de rencontrer l’homme qu’elle épousera ou, du moins, qu’elle aimera. Par exemple, à la fin de Guards! Guards!, après l’avoir consultée pour en savoir plus sur les dragons, le capitaine Vimes et Sybil Ramkin ont un premier rendez-vous amoureux. Dans Dragonriders of Pern, Lessa rencontre F’Lar, à la recherche d’une dragonnière, et celui-ci deviendra son compagnon, et dans les Enchanted Forest Chronicles, Cimorene rencontre son futur époux Mendanbar alors qu’il est à la recherche de la dragonne Kazul.
Plus qu’un changement d’état civil, la rencontre de la jeune femme avec le dragon ouvre de nouvelles perspectives à l’héroïne. Ainsi, par son Empreinte avec la dragonne Ramoth, Lessa devient la chef du weyr, Ericka devient chasseuse de dragon et Thymara part à l’aventure malgré ses difformités. Il s’agit ici d’une émancipation de la femme, possible non seulement parce que le chevalier a été écarté de l’histoire dès le début, mais également parce que la femme est désormais considérée comme un personnage à part entière, avec ses propres envies et un destin unique. Les œuvres contemporaines se démarquent des schémas traditionnels, comme dans Zog où Pearl ne veut plus être une princesse et « se pavaner dans le palais dans une stupide robe à fanfreluches » (Donaldson, 2010, p. 26), mais veut devenir médecin. Une fois qu’elle a sauvé le prince Ronald du dragon, Elizabeth se fait insulter par celui-ci à cause de son apparence négligée, elle le traite donc de « bon-à-rien » (Munsch, 1980, p. 27) et l’abandonne pour réaliser une histoire qui ne dépend que d’elle. Cimorene pense que tout ce qui a trait à la vie de princesse est ennuyeux, et lorsque ses parents la fiancent à un prince, elle s’enfuit et demande à une dragonne de la prendre comme princesse de compagnie. Elle aime tant sa nouvelle vie qu’elle repousse tous les chevaliers qui veulent la libérer. Daenerys est vendue à un chef Dothraki afin de permettre à son frère de récupérer le trône des Sept Royaumes, mais elle décide d’embrasser la culture de son nouvel époux, prend la place de son frère comme héritière légitime du trône en le laissant mourir. Ainsi, bien que l’ombre d’une certaine soumission féminine plane toujours sur ces deux héroïnes (Daenerys ne gagne son indépendance qu’après la mort de son époux et Cimorene doit s’acquitter de tâches ménagères pour obtenir la sienne), on assiste à un détournement volontaire du motif traditionnel de la princesse-otage ou de la princesse-récompense, car elle prend, plus ou moins, en main son destin. Plus encore, il s’agit d’un détournement du stéréotype même de la princesse puisque les protagonistes refusent les clichés qui leur sont imposés : porter des robes, être bien coiffée, apprendre la broderie, être soumise à son mari.
Cette agentivité des femmes est renforcée lorsque la femme vient au secours du chevalier ou du dragon lui-même, comme Pearl qui à trois reprises soigne le dragon Zog qui s’est blessé lors de son entraînement, puis lui propose de faire semblant de la capturer afin qu’il réussisse son examen de dragon. Elizabeth, seulement vêtue d’un sac en papier, part sauver le prince Ronald enlevé par un dragon. La princesse Cimorene, la dragonne Kazul et la sorcière Morwen sauvent plusieurs fois la forêt enchantée. Ericka aide souvent son camarade Wiglaf à l’Académie des Massacreurs de Dragons. Il y a ici un véritable inversement des rôles entre sauveur et sauvé. Il ne s’agit pas de défaire la tradition, mais de la détourner pour transmettre de nouvelles valeurs. Les genres et les statuts ne comptent plus ou sont utilisés pour contester la tradition. La valeur de la personne, sa noblesse d’âme, déterminent désormais son destin. Dès lors, la dragonne Kazul dans Dealing with Dragons se présente à l’élection du nouveau roi des dragons parce que le poste de reine est ennuyeux et que « pour les dragons cela importe peu si leur roi est un mâle ou une femelle, le titre est le même, peu importe qui le porte ». Elle conclut en assurant que les dragons « aiment que les choses soient simples » (Wrede, 1990, p. 66). Il est intéressant de noter que ces transformations s’opèrent quel que soit le public de ces œuvres, enfants, adolescents ou adultes, démontrant une certaine universalité du processus.
Ces changements ont alors une visée féministe et s’inscrivent dans une démarche engagée pour rétablir une certaine parité au sein de la culture14, particulièrement active ces dernières années. Dans cette optique, les personnages féminins se défont de l’image de victime ou de la notion de passivité qui leur sont associées. En découvrant ces femmes plutôt indépendantes, volontaires et astucieuses, on peut supposer avoir complètement coupé le lien avec le schéma traditionnel. Pourtant, il est des femmes dans cette littérature qui n’en sont pas si éloignées. Comme nous l’avons précisé, les saintes des hagiographies n’ont pas besoin d’hommes pour s’émanciper et font le choix de leur propre destinée. Celles-ci se transforment parfois en martyre, comme sainte Marguerite. Cependant, il est nécessaire de rappeler qu’elles affrontent seules le dragon et que c’est cette confrontation qui leur donne accès à la sainteté. Dans un contexte historique où les femmes seules ont peu de pouvoir, hormis certaines veuves et les abbesses qui dirigeaient les couvents (Giuliani, La Croix, 22 novembre 2019), la religion est un moyen d’accès à l’émancipation féminine, offrant éducation et ascension sociale. Une fois le dragon vaincu, elles partent vivre une vie pieuse, sans dépendre d’un homme, comme sainte Victoria ou sainte Marthe. Les héroïnes de fantasy ne sont pas si différentes de ces saintes, décidant de changer de vie pour suivre leur voie. Bien que l’aspect biblique soit exclu de ces œuvres modernes, la conviction religieuse est parfois remplacée par la croyance en un pouvoir spirituel supérieur, comme l’Empreinte dans Dragonriders of Pern, ou par la magie, force puissante qui gouverne l’univers, comme dans les Enchanted Forest Chronicles ou la série Dragon Keepers. Les héroïnes ne se battent alors plus pour défendre Dieu mais pour protéger l’équilibre naturel de l’univers qui se manifeste notamment à travers le dragon. On se rapproche ici des nouveaux enjeux écologiques de la littérature contemporaine, dont la fantasy n’est pas exclue15.
Si la nouvelle relation femme-dragon fait écho au féminisme, elle sert d’autres causes liées à l’idée de rétablir une certaine justice, un certain équilibre. Le dragon du xxie siècle est un dragon tolérant, qui défend les plus faibles, mais également ceux qui ne correspondent pas aux normes sociales établies. Face aux dragons des légendes, forts et féroces, les jeunes dragons des Rain Wilds Chronicles font pâle figure : infirmes, faibles, ne pouvant pas voler, ils sont rapidement délaissés par leur mère, mais aidés de soignants humains, eux-mêmes rejetés par leur société, pour surmonter leurs handicaps et rejoindre la cité légendaire de Kelsingra. Dans Guards! Guards!, beaucoup de personnes craignent les petits dragons des marais, mais Sybil Ramkin les défend en expliquant qu’ils ne sont dangereux que pour eux-mêmes, pouvant exploser en plein vol. Dans ce cas, connaître davantage les dragons réduit la peur que les humains éprouvent envers eux et crée de l’empathie entre les deux races. Enfin, dans The Dragon in the Driveway, lorsque Jesse affirme que tout le monde sait que les gobelins sont méchants, la jeune dragonne Emmy répond : « Tout le monde pense aussi que les dragons sont méchants » (Klimo, 2009, p. 47), suggérant que les légendes ne sont pas toujours fondées et peuvent causer bien des préjudices aux créatures concernées. On remarque que la tolérance est la plupart du temps dirigée vers le dragon qui, souffrant d’une image dévalorisante et magnifiée, est craint ou rejeté sans véritable raison.
Cet éloge de la tolérance est amplifié par une humanisation du dragon dans les œuvres contemporaines16. En effet, plus on confère des traits humains au dragon, plus le lecteur s’identifie à lui et éprouve de l’empathie envers lui. En attribuant un genre et un nom au dragon, on le rend déjà plus singulier. Cette singularité peut s’intensifier dans le cas où une histoire à propos de sa naissance, son enfance, son adolescence est ajoutée. Ainsi, plusieurs œuvres suivent un ou des dragons tout au long de leur croissance, parfois depuis leur éclosion, comme dans A Song of Ice and Fire, Rain Wilds Chronicles et Dragon Keepers. Dans ces trois séries, on voit grandir ces dragons, passant du stade d’enfant à celui d’adolescent, puis à celui d’adulte. Ces étapes sont d’autant plus mises en avant dans la série Dragon Keepers qu’Emmy, la jeune dragonne, se comporte comme un humain, faisant des bêtises étant enfant, cherchant l’émancipation à l’adolescence, puis découvrant l’amour. D’autres dragons ont un comportement similaire, comparable aux humains, comme Georges chez Geoffroy de Pennart qui, vexé que la princesse Marie s’intéresse à Jules, s’enfuit par jalousie et devient une star de cinéma. L’immense dragonne qui terrorise la ville d’Ankh-Morpok chez Terry Pratchett finit par quitter la ville pour suivre un petit dragon mâle. Le jeune Zog peine à devenir un véritable dragon, car il n’est pas très doué pour attaquer les châteaux, mais il est très fier d’avoir obtenu une étoile dorée grâce à la princesse Pearl qui lui a proposé de l’aider pour son épreuve d’enlèvement de princesse. Enfin, le dragon chez Tomie dePaola apprend dans un livre comment combattre les chevaliers, s’entraîne longtemps puis envoie une lettre au chevalier pour l’inviter à un combat.
Le dragon est alors aussi humain que l’humain lui-même et, dans le combat, les rôles ont même tendance à s’inverser puisque le dragon semble plus pacifique que l’homme. Si Zog ne parvient pas à attaquer un château, le chevalier Gadabout le Grand n’hésite pas à attaquer l’école des dragons. De même, dans la série Dragon Keepers, la dragonne est constamment attaquée par l’effroyable Saint George qui survit depuis des siècles en buvant du sang de dragon. Dans Dragonriders of Pern, les dragons sont intrinsèquement neutres, ils ne prennent pas part aux discordes entre les hommes, et leur fonction dans ces œuvres est d’ailleurs de dénoncer les faiblesses et les imperfections du genre humain.
À travers l’alliance entre un groupe généralement sous-représenté dans les œuvres et des créatures habituellement montrées comme maléfiques, les auteurs contemporains soulignent les défauts des humains, et plus particulièrement des stéréotypes masculins : orgueil, égocentrisme, sentiment de supériorité. Dans les Enchanted Forest Chronicles, l’association des trois personnages féminins (princesse, sorcière et dragonne) permet de vaincre les sorciers qui veulent détruire la forêt et prendre le pouvoir. Le dragon de The Paperbag Princess est si orgueilleux que cela le mène à sa perte. Les jeunes dragons des Rain Wilds Chronicles se considèrent supérieurs aux humains, les renvoyant à leur propre condescendance. Les oligarques esclavagistes de la Baie des Serfs dans A Song of Ice and Fire finissent par être soumis par Daenerys et ses dragons, libérant ainsi les esclaves. Les dragons ne sont donc plus les méchants de l’histoire ou, s’ils le sont, c’est pour renvoyer aux hommes leurs propres défauts, ou pour montrer combien ceux-ci sont encore plus cruels que les dragons. Chez Terry Pratchett, l’immense dragon qui prend en otage la ville d’Ankh-Morpok s’adresse au secrétaire du Patricien de la ville : « Vous avez l’effronterie d’être délicat. Mais nous étions des dragons. Nous étions censés être cruels, rusés, sans cœur, et terribles. Mais je peux au moins te dire cela, à toi le singe, […] nous ne nous sommes jamais brûlé et torturé et déchiré les uns les autres et appelé cela de la moralité. » (Pratchett, 1989, p. 288) En effet, « la société moderne, qui consomme l’horreur, a modifié l’idée du monstre. Les faits divers quotidiens et les films exposent crûment des faits sordides, des crimes et des assassins […] bien plus monstrueux que le dragon » (De Palmas Jauze, 2018, p. 3). L’homme est plus dragon que le dragon lui-même ou, du moins, il est plus proche de sa représentation biblique, incarnation du Mal absolu.
Ainsi, les valeurs portées par la relation femme-dragon semble avoir bien évolué du schéma littéraire traditionnel femme-dragon-chevalier initié au Moyen Âge. La rencontre entre le dragon et la femme dans la littérature médiévale sert des enjeux assez précis, puisqu’il s’agit de montrer la toute-puissance du christianisme sur un dragon qui représente le Diable. Le chevalier, parangon de la chrétienté féodale et la princesse, incarnation de la Vierge Marie, ne peuvent que sortir vainqueurs d’un affrontement moralisateur qui sert un prosélytisme patent (Dubost, 1991, p. 45 ; Duchet Suchaux & Pastoureau, 2002, p. 62-63). Dans un xxie siècle multiculturel et prônant l’ouverture d’esprit, ces enjeux ne peuvent rester tels quels et le dragon et la femme doivent se détacher de leur représentation traditionnelle stéréotypée pour répondre aux attentes de leur époque. Aussi, en éloignant la femme et le dragon des stéréotypes, la littérature contemporaine montre que les apparences sont parfois trompeuses : les adjuvants et les opposants de l’histoire ne sont pas toujours ceux que l’on croit, à l’instar de Saint George, au comportement sanguinaire dans la série Dragon Keepers. En plus de remettre en question les schémas manichéens, ces œuvres contemporaines promeuvent la tolérance et la seconde chance, en brouillant les limites rigides entre le Bien et le Mal. Enfin, elles célèbrent la collaboration entre les personnages pour une morale simple : s’affronter ne sert à rien, c’est en travaillant ensemble que l’on surmonte les difficultés. Par exemple, les weyrs, associant humains et dragons, sauvent Pern de la menace des Fils destructeurs. Avec l’aide amicale de Georges, Marie et Jules ont une vie agréable. Incapables de se battre correctement, le dragon et le chevalier chez Tomie dePaola ouvrent leur restaurant qui attire beaucoup de clients et les rend tous deux heureux. Zog devient l’ambulance des deux nouveaux docteurs, Pearl et Gadabout. Quels que soient les objectifs affichés, ils ne sont atteints qu’à la condition que le dragon s’associe à la femme ou au chevalier par le biais de la femme.
Conclusion
La relation femme-dragon dans la littérature de fantasy contemporaine n’est pas si éloignée de celle que l’on peut trouver dans la littérature médiévale. L’époque, la langue, même le genre sont différents, mais certaines similarités sont indéniables. La triade narrative a toujours autant de succès aujourd’hui. Les personnages de la princesse, du dragon et du chevalier semblent toujours autant évocateurs au lecteur du xxie siècle, faute de quoi ils auraient disparu du paysage littéraire depuis longtemps. Néanmoins, si le cadre de référence est le même, les fonctions de chacun ont évolué et les valeurs véhiculées par de telles histoires ont subi un profond bouleversement. Le chevalier, grand héros du Moyen Âge, est mis de côté au profit des deux autres personnages autrefois secondaires, la princesse et le dragon. Leurs fonctions redéfinies, ces deux archétypes sont associés pour constituer une nouvelle force motrice de l’histoire. Leurs personnages prennent de l’importance : ils sont mis sur le devant de la scène et deviennent acteurs du récit. Cette évolution implique le développement de ces personnages : la littérature contemporaine leur offre une enfance, un désir d’émancipation, une vocation professionnelle. Désormais personnages à part entière et munis d’armes narratives novatrices, la femme et le dragon utilisent ces nouveaux statuts pour défendre des valeurs modernes telles que la tolérance et la défense des opprimés. Dans une collaboration inédite, ils s’attaquent à de nouvelles problématiques et répondent à de nouvelles attentes. Il ne s’agit pas de détruire la relation femme-dragon médiévale, mais bien de la réutiliser et de la détourner pour servir de nouveaux objectifs, toujours en accord avec son époque et son public.