Sandra Contamina et Isabelle Trivisani-Moreau (dir.), Les Textes voyageurs des périodes médiévale et moderne

Rennes, PUR, coll. « Nouvelles recherches sur l’imaginaire », 2020, 322 p.

Référence(s) :

Sandra Contamina et Isabelle Trivisani-Moreau (dir.), Les Textes voyageurs des périodes médiévale et moderne, Rennes, PUR, coll. « Nouvelles recherches sur l’imaginaire », 2020, 322 p.

Texte

Tout texte intègre une dimension voyageuse. C’est ce que démontre cet ouvrage collectif qui explique que chaque texte offre tout aussi bien un déplacement dans l’espace géographique que dans sa construction propre, et propose autant de transferts d’idées, de langues et de cultures quand il est un lien interculturel entre les peuples.

Cet ouvrage collectif a choisi d’explorer la dimension pérégrine de ce qui constitue la notion de textes voyageurs. Les contributions de ce livre interrogent la capacité des textes à voyager et proposent de se demander comment les voyages les façonnent.

La circulation des livres est liée au contexte historique, politique, artistique et culturel de chaque pays, et si les moyens de cette circulation sont en plein essor à l’époque moderne, la nature des textes se révèle hétéroclite et changeante également. Des correspondances aux périodiques, les savants trouvent des supports variés pour diffuser leurs découvertes et participer à la vulgarisation du savoir. Enfin, pour expliquer la circulation des textes, il faut aussi aborder les notions de langues de communication et de traduction. Les textes s’enrichissent donc et se démultiplient grâce au voyage.

Si le voyage a un effet sur les textes, il est aussi le sujet même de leur contenu comme dans les relations de voyage, ou dans les relations épistolaires.

La première partie de l’ouvrage intitulée « Trajectoires et traduction » (p. 31 à 134) s’intéresse aux textes voyageurs dans leurs déplacements physiques et linguistiques. Frédérique Le Nan montre, à travers un corpus de poésie amoureuse de la lyrique occitane produit entre les xiie et xiiie siècles, que les manuscrits ont été pensés et conçus dans une dimension pérégrine. La dimension voyageuse du texte médiéval est donc multiforme, surtout dans l’écriture épistolaire amoureuse quand l’éloignement et l’absence rendent l’intercession nécessaire.

D’autre part, en se centrant sur l’Araucana, Manuela D’Orfond-Guéranger met en lumière ce que le texte de Alonso de Ercilla y Zúñiga doit aux prestigieux modèles classiques qui redeviennent à la mode au xvie siècle. Le travail éditorial et la publication du texte, au retour de l’auteur en Espagne, constituent la source d’un autre type de voyage textuel.

Cette capacité du texte à s’incarner en différents objets détermine des itinéraires éditoriaux variés. C’est à partir du roman de Jonathan Swift, Les Voyages de Gulliver, que Manon Grand retrace ceux du best-seller du xviiie siècle : en opérant d’abord une précise recension des éditions et traductions, continuations et adaptations depuis sa première publication en 1726 jusqu’à 1800, et à partir de ces données, elle a mené à bien, avec la collaboration de Sigrid Giffon, un travail de cartographie précis et exhaustif. Les nombreuses adaptations européennes du texte au xviiie siècle selon les publics visés caractérisent le texte voyageur à l’expansion illimitée et enrichissante.

Par ailleurs, les multiples circulations géographiques et linguistiques d’un texte créent des itinéraires intertextuels complexes. C’est ce qu’illustre la pratique de traduction en Espagne au xvie siècle, exposée par Sandra Contamina à travers les exemples de Luis de Léon et de Juan de la Cruz : la période est celle d’un développement des langues vernaculaires en Europe et d’un épanouissement de l’humanisme d’Érasme qui prône un retour à la source des textes sacrés. Mais la traduction par les érudits mêle les cultures chrétienne et classique, créant un dialogue entre les cultures profane et sacrée. De plus, la traduction en langue étrangère permet l’hybridité, l’expansion et la variation.

C’est aussi comme voyage linguistique et textuel que Sophie Soccard envisage la traduction par Pierre Coste des Pensées sur l’éducation de John Locke en s’attachant à donner sens aux écarts produits dans le passage vers le français. Il ressort de ces cinq articles constituant la première partie que la traduction est dotée du pouvoir de dilater le texte dans sa matière, le temps et l’espace. Ainsi, le passage vers une langue autre permet au texte de s’enrichir et de continuer son voyage.

La deuxième partie de l’ouvrage (p. 137 à 227) intitulée « Types d’ouvrages et dispositifs » part du fait que certains ouvrages sont par essence plus voyageurs que d’autres, et s’intéresse en particulier à la traduction matérielle de cette transmission. Partant des supports, Véronique Sarrazin se penche sur le cas des livres dont le titre annonce le caractère portatif. Mieux que l’abrégé, qui procéderait par réduction et soustraction de la matière, le portatif prétend la condenser, rassemble ce qui est épars et offre ainsi la possibilité au lecteur d’embrasser aisément et à un moindre coût des contenus directement utiles. Si le portatif qu’est l’objet livre se révèle ainsi moins voyageur sur un plan matériel qu’il ne l’affiche, il se fait tout de même le carrefour de savoirs qu’il contribue à propager.

C’est aussi une propagation, celle des langues, que vise le manuel d’apprentissage que publia pour la première fois en 1631 le frère morave Comenius, la Janua linguarum reserata (La Porte ouverte des langues) dont Natalia Wawrzyniak étudie le parcours et l’évolution : si la première édition est tournée vers le latin, les éditions suivantes enregistrent, si on les cumule, une quinzaine de langues. Dans ses voyages à travers l’Europe, ce livre en mouvement connaît de multiples adaptations allant de la première version unilingue, d’une centaine de pages, à une édition en cinq langues qui quintuple le volume textuel. Les multiples versions de l’ouvrage de Comenius font ainsi la preuve de l’adaptabilité de son contenu, en témoignant des tensions entre une culture humaniste imprégnée par l’héritage antique et l’essor d’une modernité marquée par l’idéal de l’honnêteté.

Touchant un autre type d’apprentissage, les manuels et autres textes portant sur les arts de la mémoire sont examinés par Aurélien Ruellet à un moment charnière, celui de l’imprimé, qui amène à interroger leur validité et même leur utilité. L’itinérance des livres sur l’art de mémoriser se retrouve dans la circulation, à travers différents manuels d’exempla et de lieux communs. Ainsi, la mise en récit de la prouesse mémorielle devient topique et de nombreuses anecdotes circulent au sein des arts rhétoriques de la mémoire et des traités médicaux.

De cette circulation d’histoires variées on peut rapprocher la circulation des nouvelles entre les devisants de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre analysée par Lou-Andréa Piana. Alors que ces personnages sont immobilisés par la crue du Gave qui les empêche de prendre la route, les récits qu’ils échangent engagent une transmission qui n’est pas limitée au présent et à leur seul cercle. Outre les références explicites au texte modèle qu’est le Décameron, ce sont aussi en particulier les écritures saintes que les devisants récupèrent dans leurs propos en vue de proposer des leçons. Ainsi, la transmission des histoires s’opère en infléchissant ces dernières vers le principe du récit exemplaire. Du portatif au récit-cadre en passant par les manuels se trouvent ainsi mis en œuvre différents dispositifs qui tentent de répondre à l’ambition didactique et au plaisir de la lecture afin d’être efficaces.

Enfin, les articles réunis dans la troisième partie (p. 231 à 317) intitulée « Motifs et recomposition » font porter leur examen sur des motifs pris dans un processus de reconfiguration textuelle. C’est à partir des remplois d’images que Philippe Maupeu interroge la circulation des bois gravés au sein des incunables à la fin du Moyen Âge, en se demandant quels effets sur le sens ont de tels remplois. Étudiant la tradition éditoriale de trois textes imprimés à la fin du xve siècle, Le Chevalier Délibéré d’Olivier de la Marche (1483), le Testament de Villon (1490) et la Farce de Maître Pathelin (1490), il confronte le programme iconographique initial des premières éditions aux rééditions qui les suivent, mais aussi au devenir des éléments iconographiques de ce programme dans d’autres imprimés, et il se demande comment jouent ces nouvelles combinaisons sur l’identité du texte et sur la production du sens lié à la rencontre d’un texte et de son illustration.

C’est un matériau tout aussi ouvert à la réutilisation qu’offrent les représentations littéraires et iconographiques du lointain pays de Cocagne analysées par Florent Quellier. Les représentations imaginaires de ce pays ont en commun les thèmes récurrents et topiques de l’utopie, comme la liberté, la recherche du plaisir, l’abondance de nourriture et l’absence de travail et de contraintes. De plus, le pays de Cocagne, du fait de ses contours imprécis, entretient des liens avec d’autres représentations imaginaires proches, telles que les îles ou le paradis terrestre, d’origines floklorique, mythique ou religieuse.

La variabilité textuelle surprend davantage quand il s’agit de mémoires d’un même auteur comme c’est le cas du protestant Pierre Corteiz étudiés par Isabelle Trivisani-Moreau. Livrant le témoignage de sa vie et de son action dans le contexte du réveil de la foi protestante dans les Cévennes dans le premier tiers du xviiie siècle, ce pasteur en donne deux versions à la proximité incontestable. Pourtant, le nombre et l’ampleur des écarts d’une version à l’autre sont suffisamment manifestes pour inciter à s’interroger sur l’intention d’une telle réécriture. Les écrits de ce pasteur sont marqués par une mobilité géographique importante, du Désert français au Refuge suisse, ce qui pourrait être une première hypothèse explicative. D’autre part, le mémorialiste, en atténuant dans sa deuxième version les tensions internes des protestants, dépasse le stade du témoignage pour agir et renforcer l’unité de la cause réformiste.

Sur cette même question protestante, c’est enfin dans le domaine des textes officiels que Didier Boisson entreprend de décrire comment certains d’entre eux voyagent dans le temps : il montre comment l’édit de Versailles de novembre 1787 reprend et recompose des éléments déjà présents de façon éparse dans des textes législatifs précédents, et étudie comment des droits octroyés aux protestants par l’état civil au xviie siècle avec l’édit de Nantes ont été supprimés avec la Révocation, puis rétablis au cours du xviiie siècle.

Ainsi, les textes voyageurs, à travers l’épaisseur des corpus examinés, permettent de profiter de la surprise qu’ils provoquent pour mieux cerner les enjeux de faits relevant autant du mythe, de l’histoire que de l’univers matériel du livre, malgré leur éloignement dans le temps.

Citer cet article

Référence électronique

Nelly Paquis, « Sandra Contamina et Isabelle Trivisani-Moreau (dir.), Les Textes voyageurs des périodes médiévale et moderne », IRIS [En ligne], 42 | 2022, mis en ligne le 19 décembre 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3038

Auteur

Nelly Paquis

Doctorante, Aix-Marseille Université, CIELAM UR 4235 et CRLV

Droits d'auteur

CC BY-NC 4.0