La couronne et la sépulture, ou la naissance du culte de saint Adalbert de Prague en Pologne médiévale

  • The Crown and the Grave, or the Birth of the Cult of Saint Adalbert of Prague in Medieval Poland

DOI : 10.35562/iris.3132

p. 153-168

Abstracts

Cet article a pour objectif de présenter, en se basant sur l’exemple de la naissance du culte de saint Adalbert, évêque de Prague, comment le mythe hagiographique évolue dans le paysage idéologique et culturel de la Pologne aux alentours de l’an mil. À travers la mise en relief de plusieurs événements symboliques qui marquent la reconnaissance officielle de la sainteté du martyr, décapité en Prusse en 997, il est question de s’interroger sur l’évolution de l’imaginaire religieux à cette époque d’acculturation chrétienne, afin de comprendre pourquoi le patronage dynastique et patriotique a été attribué à saint Adalbert en Pologne médiévale.

The object of this article is to present, through the example of the birth of the cult of Saint Adalbert, Bishop of Prague, the means by which his hagiographic myth evolved within the ideological and cultural fabric of Poland around the year 1000. By highlighting the various symbolic events marking the official recognition of sainthood of the martyr, beheaded in Prussia in 997, the evolution of the religious conceptions of that period of Christian cultism will be studied in order to understand the dynastic and patriotic influence which has been attributed to Saint Adalbert in Medieval Poland.

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Text

Les saints apparaissent plus puissants morts que vivants. La reconnaissance officielle de la sainteté d’Adalbert de Prague très tôt après sa mort en 997 permit à la Pologne de trouver son premier héros chrétien inscrit au sanctoral romain à la date du 23 avril (son natalice). Son culte eut un succès immédiat tant en Europe centrale qu’en Occident. De nombreuses églises lui furent consacrées, son tombeau à la cathédrale de Gniezno devint l’objet de pèlerinage. Mais, dans le domaine de la mort, certains gestes rituels et croyances résistent à travers le temps à l’acculturation. Il est difficile de comprendre l’impact du patronage de saint Adalbert en Pologne sans prendre en compte le sens symbolique accordé à son ensevelissement au tournant du premier millénaire. Compte tenu du caractère précurseur de son martyre dans le paysage idéologique et religieux polonais1, il nous paraît intéressant de questionner la contribution de sa légende hagiographique à l’élaboration des mythes nationaux, en commençant par la visite de l’empereur germanique Otton III (983‑1002) en l’an mil à Gniezno. Sans entreprendre ici la présentation du dossier hagiographique de saint Adalbert, un détour ad fontes s’impose pour comprendre dans quelles circonstances et avec quel impact le premier mythe chrétien naquit en Pologne. Ce sujet nous amène vers la problématique complexe constituée par des relations symboliques entre le spirituel et le temporel. Il s’agit plus précisément de nous interroger pourquoi l’histoire la plus ancienne du culte de saint Adalbert en Pologne démontre un désir profond de sceller à jamais le souvenir du martyr décapité, le don des insignes royaux et l’origine des emblèmes patriotiques ?

Un récit…

La plus ancienne vie de l’évêque Adalbert (BHL 37, 37a, 37b2), écrite par Jean Canaparius dans les années 998‑999 en vue de sa canonisation, livre un schéma biographique formaté selon les exigences du genre hagiographique (Karwasińska, 1996, p. 241). Il se répartit entre une enfance marquée par une révélation (sa guérison miraculeuse par la Vierge, destine ce fils d’un puissant seigneur bohémien à l’état ecclésiastique) ; une carrière exemplaire (après ses études à la célèbre école de Magdebourg, il est désigné évêque de Prague par l’empereur Otton II) ; un retrait volontaire (face à la résistance de ses compatriotes attachés aux mœurs païennes, il abandonne ses charges pour se vouer à une vie contemplative au sein du monastère Saints-Boniface-et-Alexis de Rome) ; et un sacrifice héroïque (encouragé dans ses projets par le duc polonais Boleslas Ier Chrobry [967‑1025], il se rendit en Prusse où il mourut décapité par les païens, le vendredi 23 avril 997). Mais ce canevas biographique, semble‑t‑il ordinaire, l’est moins si on le confronte avec les témoignages historiographiques. Ainsi, la légende, comme l’atteste cet extrait d’Adémar de Chabannes, échappe au dictat des dogmes :

[…] Adalbert était arrivé chez eux (des Pincenates) depuis huit jours et avait commencé à leur annoncer le Christ quand, le neuvième jour, le trouvant plongé dans son oraison, ces gens, rendus très féroces par l’idolâtrie, le percèrent de leurs traits et de leurs épées et le firent martyr du Christ. Ensuite ils lui coupèrent la tête, engloutirent son corps dans un grand lac, et jetèrent sa tête aux bêtes dans un champ. Cependant l’Ange du Seigneur prit la tête et la mit près du cadavre sur la rive opposée du lac où le cadavre demeura intact et non décomposé jusqu’au jour où des marchands passèrent par là en bateau. Ils emportèrent le saint trésor et l’exposèrent en Esclavonie. En l’apprenant, le roi d’Esclavonie nommé Boleslav, qu’Adalbert avait lui‑même baptisé, leur donna de grands présents, reçut avec respect le chef et le corps, et fit construire en son honneur un très grand monastère ; de nombreux miracles commencèrent à se produire en ce lieu par intercession de ce martyr du Christ. La passion de saint Adalbert eut lieu le 24e jour d’avril, le 9 des calendes de mai. (Adémar de Chabannes, 2003, p. 236‑240)

Nous avons ici un exemple intéressant du rôle que peut jouer un élément hagiographique dans l’écriture de l’histoire. En comparaison avec les deux plus anciennes biographies de saint Adalbert (BHL 37, 38), tout est là : la naissance du projet missionnaire, les circonstances du martyre, l’irruption du miraculeux qui le suivit (apparition de l’ange consolidation miraculeuse de la sainte dépouille), ainsi que le rôle de l’empereur germanique Otto III, et du duc polonais Boleslas Ier le Vaillant dans la promotion de la sainteté de saint Adalbert. Rappelons à ce propos que le jeune empereur Otton III rencontra l’évêque Adalbert à l’époque de son couronnement à Rome (996), et il fut profondément marqué par ses conseils moraux et spirituels (Sansterre, 1990, p. 500). Il n’est pas étonnant alors d’apprendre, des chroniqueurs, qu’à la nouvelle de la mort tragique de saint Adalbert en Prusse, Otton III se rendit à Gniezno pour se recueillir sur le tombeau du martyr. Surpris par le somptueux accueil préparé par le duc polonais, l’empereur récompensa Boleslas Ier pour son implication dans la sépulture solennelle de saint Adalbert :

Ayant remarqué le faste de Boleslas, sa puissance et ses richesses, l’empereur romain s’écria d’admiration : « Je jure sur la couronne de mon empire que ce que je vois dépasse de beaucoup tout ce qu’on m’avait rapporté. » Et sur le conseil de ses principes, il ajouta à l’adresse de ceux qui étaient présents : « Il ne sied pas d’appeler prince ou comte un homme d’une telle grandeur, comme s’il s’agissait d’un simple notable, il convient au contraire de l’élever glorieusement au trône royal et de lui imposer la couronne. » Puis, enlevant de son chef le diadème impérial, il le plaça sur la tête de Boleslas en signe d’alliance amicale, et comme emblème triomphal il lui fit don d’un clou de la Sainte Croix et de la Lance de St. Maurice, en échange de quoi Boleslas lui offrit un bras de saint Adalbert. Élevé glorieusement à la dignité royale, Boleslas remplit pendant trois jours consécutifs tous les devoirs de magnificence qui lui incombaient. Il offrit des banquets dignes des rois et de l’empereur. Chaque jour, il fit changer tous les ustensiles et tous les vases, les remplaçant par d’autres, de plus en plus précieux. Après les festivités, il ordonna à ses échansons et à ses écuyers de ramasser les vases d’or et d’argent, qui pendant les trois jours, avaient garni les tables, à savoir gobelets, coupes, gamelles, écuelles et cornes, et les offrit à l’empereur pour l’honorer, et non plus en signe de vassalité […]. (Marek, 1980, p. 8)

Gallus Anonymus, auteur de la chronique retraçant l’histoire de la dynastie des Piasts dès ses origines jusqu’à l’an 1113 (intitulée en latin, Cronicae et gesta ducum sive principum Polonorum), s’attarde considérablement sur l’échange symbolique qui eut lieu à l’occasion de la visite d’Otton III à Gniezno. Quoi de plus significatif pour souligner l’importance du nouveau martyr que l’affirmation de sa sainteté par le plus haut représentant du pouvoir séculier de l’époque, et surtout la mise en valeur de ses reliques au cœur du pays ? Dans le Chronicon (1012‑1018) de Thietmar de Mersebourg, contemporain de ces événements, on apprend non seulement que la visite de l’empereur Otton III au début du mois de mars de l’an 1000 avait pour origine la renommée des miracles accomplis par Adalbert à Gniezno mais, qu’en arrivant, le souverain germanique descendit de cheval et marcha pieds nus jusqu’à la cathédrale (Thietmari, 1995, p. 182). Rappelons que le même geste de déchaussement est présent dans la légende de l’évêque pragois qui, après son voyage d’investiture, rendit ainsi hommage au saint patron de la cathédrale pragoise, le prince Venceslas (Vita prior, 1966, p. 36‑37).

Thietmar souligna également la renommée de la sépulture de saint Adalbert en Pologne et la naissance de l’organisation ecclésiastique locale, en affirmant que l’empereur, lors de sa visite, annonça l’institution de l’archevêché à Gniezno (Thietmari, 1995, p. 182). Le martyre de l’évêque pragois se transforma ainsi en pierre fondatrice de l’Église polonaise et, en même temps, en garant de son indépendance. Mais, il faut rappeler que l’intérêt porté par Otton III à la promotion du nouveau culte s’inscrivit en fait dans son plan de réunification de l’Empire romain, à l’instar de Charlemagne. La sainteté d’Adalbert devait sans doute apporter un fondement religieux et un appui spirituel à cet ambitieux projet personnel. Il est très significatif, nous le verrons par la suite, qu’à son retour de Pologne, l’empereur se rendit presque directement à Aix-la-Chapelle où il plaça une partie des reliques de saint Adalbert, à côté de celles de son illustre prédécesseur (Folz, 1950, p. 87). En fait, tous ces éléments deviendront vite les piliers du mythe national, symbolisé par la couronne royale et d’autres insignes (un clou de la croix du Christ et la lance de saint Maurice) dont l’empereur aurait fait don à Boleslas Ier, sous les auspices de saint Adalbert (Woś, 1998, p. 46). Or le temps effaça l’ancrage historique de ces personnages au profit de leur dimension mythique en leur offrant une place à part dans l’imaginaire local.

La symbolique de cette légende est donc indissociable du cadre spatial dans lequel se déroula la rencontre de l’an mil, c’est-à-dire de l’espace sacré autour de la tombe de l’évêque défunt à Gniezno. C’est un lieu chargé de sens tant du point de vue religieux (l’ancien site païen acculturé par la fondation du sanctuaire chrétien) que politique (le berceau de la cité et, par extension, de la toute jeune structure étatique des premiers Piasts). Par ailleurs, il est aujourd’hui prouvé que le rayonnement spirituel de Gniezno, où reposa le corps de saint Adalbert auquel « il a plu d’être enterré dans ce lieu » (Vita altera, 1966, p. 136) ne date pas de l’époque chrétienne. Il reste donc à préciser comment ce cadre symbolique de la sépulture du martyr en Pologne s’inscrit dans la légende officialisant son culte au tournant du Ier millénaire.

… et un retour de l’au‑delà

Les deux dernières scènes sculptées sur la porte en bronze de la cathédrale locale, où depuis le xiie siècle figure la légende iconographique de saint Adalbert, sont consacrées à son retour posthume en Pologne (Drzwi Gnieźnieńskie, 1953, p. 17‑18). Sur ces panneaux, la procession funéraire conduit les précieuses reliques du martyr décapité vers Notre-Dame de l’Assomption à Gniezno. Le choix du sanctuaire dont le vocable fait référence à la montée au ciel d’un être divin semble loin d’être fortuit.

En fait, le cortège qui accompagne le corps du saint du lieu de son martyre à celui de la sépulture, s’inscrit dans une cérémonie marquant la fin de ses tribulations terrestres, et son passage vers l’au‑delà. L’itinéraire emprunté par le convoi funéraire avait pour équivalent dans la culture médiévale, ce qu’on appelle « le chemin des morts », tracé entre la maison du défunt et le cimetière (Mesnil, 1987, p. 127‑133). Dans le cas du retour posthume de saint Adalbert en Pologne, ce mouvement se redoubla d’une autre signification qui était son cheminement de l’au‑delà (l’orbis exterior) chez « les siens » (l’orbis interior) :

Son corps racheté / est porté vers la Pologne / pour être déposé dans un cercueil à Gniezno. Maints signes se manifestent : les malades se lèvent, et les aveugles retrouvent la vue. Les épidémies cessent, les démons mesurent leur pouvoir / l’autorité du roi augmente. / Nous te prions saint Adalbert pour que la Pologne / grâce à toi qui es sans péché soit toujours protégée. (Danielski, 1997, p. 146‑147)

Le lieu de son repos s’identifia très vite au sacrum qui le contenait. La sépulture n’incarne‑t‑elle pas la mémoire du défunt dont elle est le support ? La tombe d’Adalbert à Gniezno, symbole de son pouvoir thaumaturge et de son patronage sur le pays, offrait ainsi aux fidèles la possibilité d’entrer en contact avec le virtus qui émanait de ses reliques.

Certes, Gniezno se trouvait au cœur de l’état des premiers Piasts. Mais la renommée de cette ville fut surtout étayée par l’étymologie populaire de son toponyme (en polonais Gnezden), qui s’apparente par le biais d’homonymie au vieux slave *gnĕzdo, issu probablement de la racine i. e. *nisdo, « nid » (Malec, 2003, p. 86). Bien que déjà le chroniqueur Gallus Anonymus ait fait référence dans son récit à cette interprétation étymologique, la légende des origines de la ville et de son mythique fondateur, Lech, apparut pour la première fois dans la Chronique de la Grande Pologne, au xiiie siècle. Voici le bref résumé de ce récit de fondation :

Il y a bien longtemps, trois frères nommés Lech, Czech et Rus, voyageaient à travers le pays en conduisant leurs peuples à la recherche des terres fertiles pour leur installation. Un jour, ils arrivèrent dans une clairière au sein d’une immense forêt, où ils y découvrirent un vieux chêne abritant une aire d’aigles. Cet endroit plut beaucoup à Lech qui décida aussitôt de s’y installer. S’approchant de l’arbre, il ordonna de prendre un aiglon du nid. Saisissant ce dernier dans ses mains, il décida d’en faire son symbole et celui de son peuple, et la cité qu’il fit construire sut cet emplacement prit alors le nom de Gniezno (« le Nid ») en souvenir de cet événement. (Kürbis, 1962, p. 7‑34)

Le nom de la ville est bientôt explicitement relié à la déclaration de son fondateur : « Faisons y notre nid » (Chronica, 1970, p. 7), dont le souvenir a survécu jusqu’à nos jours dans le nom du fondateur de la cité (« Lech »), donné à la colline abritant la cathédrale locale.

L’aigle n’est pas absent de la légende hagiographique du saint patron de la ville, où il apparaît en tant que gardien providentiel de sa dépouille en terre païenne avant que les saints restes aient pu enfin être transférés à Gniezno (Długosz, 1962, p. 164). Certes, la symbolique de cet oiseau solaire et royal traversant les siècles est très complexe, et il nous est impossible d’épuiser toutes ses connotations. Mais il faut rappeler qu’il serait également possible de relier le terme vieux slave orьlъ (polonais orzeł), « aigle », à la racine i. e. *or-, que l’on retrouve dans le latin orior, « se lever, naître, tirer son origine » (Długosz-Kurczabowa, 2005, p. 383). La présence de l’aigle aux côtés de saint Adalbert n’exprime-t‑elle pas la volonté des élites locales de renforcer les attaches entre le saint patron et la terre qui accueillit ses reliques et dont le volatile est emblème ?

Mais une autre piste de lecture paraît aussi légitime. La présence de l’aigle au sein de la matière hagiographique peut se rapporter à la conception traditionnelle de l’envol de l’âme du défunt au ciel, et à la croyance selon laquelle elle ne quitte le corps qu’au moment de sa décomposition. Ce guide ornithomorphe de la légende de fondation de Gniezno se retrouve dans le même rôle auprès de l’évêque martyr en l’assistant dans sa pérégrination posthume vers son « nid mythique » (Gniezno). De plus, cette dimension symbolique de la sépulture de saint Adalbert apparaît encore plus clairement, si on s’intéresse au passé de la colline sur laquelle la cathédrale de Gniezno a été fondée avant l’an mil.

La mémoire du lieu

« Ici se trouvait le temple païen où l’on venait en pèlerinage de tous les coins des terres slaves », affirma au xve siècle Jean Długosz (Długosz, 1962, p. 166). Les récentes découvertes archéologiques confirment bien le statut cultuel de la colline de Gniezno, ce qui amène à considérer l’implantation spatiale du culte de saint Adalbert sur ce site comme un stratagème d’acculturation visant à effacer le souvenir rituel du passé. Par le principe de sauvegarde mythique, la présence du nouveau sacrum œuvra à revivifier la mémoire sacrée de ce lieu. Les fêtes solennelles y sont célébrées, des pèlerins s’y précipitent, et les miracles y continuent. Rien ne semble changer aux alentours du Ier millénaire sur la colline de Gniezno, à part le nouveau destinataire des offrandes qui y sont déposées. Mais, curieusement, il est possible d’y discerner un autre principe de sauvegarde, si on se souvient que cette première sépulture du martyr chrétien en Pologne fut installée sur un site jadis consacré au dieu des morts, que J. Długosz compara au Pluton romain (ibid.).

Son nom local, Nya / Nyia, se référait au vieux slave *nyti, « dessécher, mourir, disparaître », et à d’autres termes apparentés comme navь / (pl.) nave, « les morts, les revenants » (Brückner, 1958, p. 144). Le cadre spatial dans lequel s’inséra le souvenir du sacrifice héroïque de saint Adalbert en Pologne se présente dès lors comme un texte de culture, un palimpseste dont le contenu s’enrichit au cours des siècles par un ajout de nouvelles strates de significations, et dont l’écriture n’est finalement jamais achevée. La terre du sanctuaire et celle qui l’entoure ne sont‑elles pas un réceptacle infini du sacré en reliant, dans un même lieu, plusieurs espaces relevant de différentes dimensions temporelles ? La forme que revêt la sépulture du héros, et la vénération qui lui est rendue ne témoignent‑elles pas au mieux de la puissance du défunt ? La piété populaire autour de la tombe de saint Adalbert à Gniezno prend donc sa source dans la mémoire du peuple qui garda le souvenir de l’ancien maître mythique de ce lieu, dieu païen du trépas (Nyja). Étant donné que la principale fonction du cercueil, au‑delà d’isoler le mort, est de témoigner de ce qu’il y a à l’intérieur, il convient de savoir comment la plus ancienne sépulture de saint Adalbert contribuait à la formation de son mythe héroïque ?

Le premier monument mémoriel érigé en l’honneur de saint Adalbert à la cathédrale de Gniezno n’est pas parvenu jusqu’à nous. Il s’agissait d’un autel richement orné de pierres précieuses et d’ambre qui contenait un antependium fondé par Otton III, avec des plaques d’or, enlevées par l’armée tchèque lors du pillage de la cathédrale en 1038 :

Après eux, marchaient douze prêtres portant le crucifix d’or très lourd dont le poids équivalait trois fois à celui du duc polonais Miesco. Ensuite on portait trois plaques en or qui auparavant avaient orné l’autel du martyr dont la plus grande décorée de pierres précieuses et de pierres d’ambre en cristal, portait une inscription précisant son poids (300 pièces d’or). Et le cortège était fermé par une centaine de chariots qui emmenaient des cloches monumentales et tout le trésor de la Pologne […]. (Cosmae Pragensis, 1923, p. 90)

L’actuel sarcophage d’argent de saint Adalbert à Gniezno, exécuté par l’orfèvre de Gdańsk, Peter van der Rennen (1662), rappelle la richesse d’antan de ce sanctuaire national (Woś, 1998, p. 49). Montrant le saint en gisant, comme s’il interrompait son sommeil éternel, sous le regard attentif de six aigles qui montent la garde auprès du défunt, cette œuvre reprit le rôle joué dans le dispositif commémoratif de la cathédrale par une ancienne sculpture funéraire de saint Adalbert en marbre, sculptée par Hans Brandt dans la deuxième moitié du xve siècle3. Au regard de cette mise en scène symbolique, il est possible d’imaginer l’aspect imposant du tombeau originel de saint Adalbert, édifié grâce aux dons de fidèles pèlerins en quête de miraculeux. L’empereur ne serait‑il pas le premier à bénéficier du pouvoir thaumaturgique du nouveau médiateur avec l’Autre Monde (Cuda, 1987, p. 93‑94) ? Depuis la nuit des temps, l’homme dialogue avec ses dieux dans l’espoir de toucher au divin : do ut des, « je (te) donne pour que tu (me) donnes quelque chose en échange ». La naissance du culte de saint Adalbert en Pologne médiévale semble reposer sur le même principe du don et du contre-don (Mauss, 1924, p. xx).

La naissance d’un imaginaire

La tradition veut que la tête de saint Adalbert ait été apportée à Gniezno par un pèlerin en visite en Prusse et, qu’ensuite, le duc Boleslas ait envoyé ses émissaires racheter au poids de l’or le reste des reliques (Woś, 1998, p. 41). Il se peut que le diadème que l’empereur avait posé sur la tête de son hôte en guise de reconnaissance se replace dans une séquence mythique qui s’articule autour de la tête (réceptacle de vie et de force, mais avant tout symbole de la passion de saint Adalbert) et dans laquelle la couronne est perçue comme un rayonnement, une émanation de celle‑ci. Ainsi, un chef royal récompense un caput mystique. La tête coupée du saint (et, par extension, son martyre) assure une couronne pour la Pologne. Reçue par l’intercession du martyr décapité, cet insigne royal n’amplifie‑t‑il pas la dimension patriotique de son patronage ?

En réalité, aucun roi de la dynastie Piasts ne bénéficia d’une auréole. Il semblerait que la couronne acquise grâce à la sainteté du patron de la dynastie ait comblé pleinement ce besoin de promotion divine. De même, la cathédrale de Gniezno devint le lieu choisi par des souverains de Pologne pour leur cérémonie d’intronisation. Dans la tradition iconographique, le thème du premier couronnement connut divers développements, que l’on songe par exemple à la gravure jointe à la Chronica Polonorum de Matthias de Miechów (1521), où Boleslas Ier est représenté agenouillé devant l’empereur Otton III, et en présence de l’évêque Adalbert qui contemple son sacre (Św. Wojciech, 1997, p. 33).

Un bon roi est surtout un bon chef de l’armée. Ainsi, la mort héroïque de l’évêque pragois s’exprima dans la mémoire collective à travers ses attributs belliqueux faisant référence aux armes de son supplice, comme les épieux, la hache ou un aviron. À cet inventaire s’ajouta également la lance de saint Maurice, offerte par l’empereur à Boleslas Ier à Gniezno. Dans le cas de la dynastie des Piasts, elle devient donc non seulement un insigne de combat, mais surtout un symbole fort du pouvoir souverain. Cette dimension concorde avec de nombreuses croyances anciennes où l’arme ne perd jamais sa sacralité, ce qui justifie sa place à part dans le patrimoine dynastique (Roux, 1995, p. 199). Le pouvoir de la lance impériale qui, dans l’histoire du culte de saint Adalbert se substitua à la relique de son bras, puisait son origine sans doute directement dans le sacré qu’elle contenait, comme une sorte de reliquaire : les clous de la Sainte Croix. On l’associa très vite au mythe médiéval de la lance de Longinus, en faisant remonter son origine à la Passion du Christ.

Cette insistance sur les armes dans l’histoire du culte de saint Adalbert se comprend mieux à la lumière de la date de sa fête, fixée le 23 avril, donc le même jour que celle de saint Georges de Cappadoce, patron de la chevalerie européenne, représenté en armure, une lance à la main, chevauchant un cheval blanc. Mais l’amalgame possible entre les deux cultes hagiographiques n’explique pas pour autant la popularité du motif de l’arme sacrée dans la légende polonaise. L’homme, être imaginant, ne s’arrête jamais dans sa capacité de produire des connexions symboliques entre les réalités parfois très lointaines. En partant des images de la lance de saint Maurice figurant sur des monnaies des premiers Piasts jusqu’à son emploi dans la cérémonie du sacre en Pologne, l’évêque Adalbert apparaît dans l’imaginaire local non seulement comme le protecteur des rois, mais aussi comme l’intercesseur divin qui offre un appui surnaturel à leur pouvoir.

Un attribut calendaire

Suite à l’ouverture pluridisciplinaire des sciences humaines, il n’est pas possible aujourd’hui d’ignorer d’autres pistes permettant de cerner l’évolution de l’imaginaire ancien. Rappelons, en reprenant l’idée de P. Walter, qu’au Moyen Âge, « on ne fête pas n’importe quel saint à n’importe quelle date », et que le cadre rituel du temps est fondamental pour saisir la portée du mythe (Walter, 2003, p. 24). Le saint évêque de Toul4 qui partage avec Adalbert le jour de son natalice (le 23 avril) ne porte‑t‑il le nom Gerhard, qui veut dire « la lance forte » ? Par ailleurs, plusieurs témoignages des clercs médiévaux insistent sur le culte des attributs guerriers des divinités slaves en Polabie, parmi lesquels se trouva notamment la lance divine vénérée sur l’île de Wolin (Słupecki, 1997, p. 289‑314). Il n’est donc pas surprenant que les hagiographes de l’évangélisateur de la Poméranie, l’évêque Otton de Bamberg, comparent le pouvoir belliqueux de l’un de ces dieux slaves du nom de Jarowit à celui de Mars romain (Wikarjak, 1979, p. 64). Il leur revient aussi le mérite de signaler d’autres détails concernant ce culte païen, comme la date de la fête de Jarowit, aux alentours du 10 mai, ou la procession solennelle de l’étendard divin en son honneur. Un peu partout dans l’Europe ancienne, les instruments de la guerre, comme le bouclier, la lance, mais aussi la trompette, appartenaient au dispositif rituel marquant l’ouverture de la saison guerrière au printemps, donc au voisinage calendaire de la fête médiévale de saint Adalbert, mort de sept coups de lances.

De plus, le sacrifice de saint Adalbert avec son caractère précurseur ne correspond‑il pas à la mort élitiste sur des champs de bataille, louée par tant de mythes anciens ? En effet, le récit de son martyre suit un scénario mythique s’articulant autour d’une séquence : le coup d’une arme tranchante — la pendaison à un arbre — la résurrection. Il suffit de rappeler le destin parallèle des dieux souverains qui unit Odin, dieu principal de la mythologie nordique5, frappé de l’épieu et pendu pendant neuf jours durant lesquels il acquît la connaissance des runes, et Lleu, homologue de Lug celte6, qui périt par un coup de lance et pourrit dans les branchages d’un arbre avant qu’il soit ressuscité (Sergent, 1984, p. 469). La légende iconographique de Gniezno livre une image explicite du même type de transformation surnaturelle en mettant en relief le corps décapité d’Adalbert qui donne naissance à une jeune pousse, symbole de sa survie sous une forme nouvelle.

Le supplice chrétien permet‑il aux élus d’accéder aux mystères divins et aux nouveaux pouvoirs, comme l’affirme ce passage du sermon du prédicateur polonais Pérégrin d’Opole (xive siècle) sur saint Adalbert :

Entrant enfin en Prusse, il commença à annoncer aux habitants la parole de Dieu, mais ces derniers, troublés, entreprirent de le chasser de leur terre à coups de bâton. Enfin une lance vibrante transperça l’évêque. Puis d’autres, lançant des javelots contre lui, achevèrent d’en faire un martyr pour le Christ. Et ainsi fut‑il à bon droit un ange, puisqu’il proclama jusqu’à sa mort la mission à lui confiée par le Christ. (Martin, 2004, p. 710‑713)

Les armes empruntées à l’héritage ancestral changent de nom et dévoilent le nouveau patronage, mais leur vénération relève du culte païen. En Pologne médiévale, chaque nouvel élu au trône recevait la couronne acquise par son illustre prédécesseur auprès du tombeau de saint Adalbert et il soulevait l’épée qui préfigurait ses futurs combats pour la defensio christianitatis (Dalewski, 1996, p. 26). Le mythe ne joue‑t‑il pas le rôle identitaire visant à rassembler une communauté autour d’un héros ? La conscience dynastique polonaise naquit sans doute au pied de la tombe du premier combattant pour la cause juste sur ces terres, Adalbert.

La métamorphose des insignes

Un passage de la Chronique d’Adémar de Chabannes complète la revue des objets royaux associés à la naissance du culte de saint Adalbert en Pologne en l’an mil :

En ce temps‑là, l’empereur Otton fut averti pendant son sommeil d’avoir à élever le corps de l’empereur Charlemagne inhumé à Aix ; mais, en raison de l’oubli provoqué par le temps, on ignorait le lieu précis où il reposait. Et après un jeûne de trois jours on le trouva à l’endroit même que l’empereur avait connu par sa vision, assis sur une cathèdre d’or dans le caveau voûté situé sous la basilique de Marie, couronné d’une couronne d’or et de pierres précieuses, tenant un sceptre et une épée d’or très pur : quant au corps lui‑même, on le trouva intact. On l’éleva et on l’exposa à la vue du peuple […]. L’empereur Otton envoya le trône d’or de Charlemagne au roi Boleslav en échange des reliques du saint martyr Adalbert. Le roi Boleslav accepta le présent et envoya le bras du corps de ce saint à l’empereur qui le reçut avec une grande joie : il construisit en l’honneur de saint Adalbert, martyr, une magnifique église à Aix où il établit une communauté de servantes de Dieu. Il construisit à Rome un autre monastère en l’honneur de ce martyr. (Adémar de Chabannes, 2003, p. 240)

Certes, aucune autre source ne mentionne cette relique carolingienne, comme l’enjeu d’échange entre les deux souverains. En revanche, la recherche du corps de Charlemagne par l’empereur Otton III, et finalement sa découverte dans la chapelle à Aix-la-Chapelle, ont beaucoup intéressé les chroniqueurs d’époque, ainsi qu’on le voit d’après ce récit de Thietmar de Mersebourg :

Comme Otton ne savait pas où reposaient les os de l’Empereur Charlemagne, il fit en cachette soulever le pavage à l’endroit où il pensait les découvrir et creuser jusqu’à ce qu’on les trouvât dans le solio regio. Ayant pris la croix d’or qui fut suspendue à son cou, avec quelques fragments de vêtements qui n’étaient pas pourris, il reposa le reste avec une grande vénération. (F. de Mély, 1915, p. 344)

Plusieurs éléments doivent être soulignés pour comprendre le rôle du rapprochement dialogique de deux légendes bien distinctes, celle de Charlemagne et celle de saint Adalbert de Prague, unies à travers l’échange de précieuses reliques. Certes, une comparaison plus poussée pourrait nous renseigner davantage sur l’ancienneté de leurs motifs, mais nous nous limitons à signaler la stature mythique commune de deux figures qui s’approprient au tournant du Ier millénaire une renommée de patrons nationaux, voire multinationaux. Tout ce qui les touchait devenait extraordinaire, comme le suggérait de nombreuses amplifications de leurs mérites et du miraculeux qui se produisit grâce à leur patronage. Ils ont en commun d’être deux trépassés d’exception : leur pouvoir repose sur une fonction de médiation entre le monde humain et l’au‑delà.

Un autre élément qui doit nous intriguer est le tracé du pèlerinage d’Otton III menant du tombeau de saint Adalbert à Gniezno au cercueil de Charlemagne à Aix-la-Chapelle. Une légende hagiographique tardive d’origine polonaise reprocherait même à l’empereur de vouloir transférer la dépouille d’Adalbert à Rome. Face à la résistance de la population de Gniezno, Otton III se serait juste satisfait des parcelles de son corps (Translatio, 1888, p. 995‑997). Est‑ce parce qu’il ne put pas s’approprier le cercueil de l’évêque pragois que l’empereur rechercha le sarcophage de son illustre prédécesseur à Aix-la-Chapelle ? Il en reste que l’itinéraire de son pèlerinage fut jalonné par des visites aux célèbres tombeaux. Voulait‑il se laisser pénétrer par la force miraculeuse émanant de ceux dont il honorait la mémoire ? La réponse se perd dans l’oubli du temps, contrairement au souvenir des dons échangés sous le patronage de ces morts illustres.

Il est certain que plusieurs motifs nous échappent encore pour apporter de la cohérence au mythe éparpillé par le temps. Par exemple, la légende populaire de saint Adalbert semble garder le souvenir du trône impérial, comme l’indique la popularité du thème concernant des trésors enfouis au fond du lac aux environs de Gniezno :

Lors de la visite du cortège d’Otton dans cet ancien centre monarchique à Ostrów, l’empereur aurait offert au duc polonais un précieux trône en or. Avec le déclin de ce castrum, le don impérial se retrouva au fond du lac où il demeure jusqu’à ce qu’un jour quelqu’un le retrouve. (Legendy, 2004, p. 77‑79)

Il ne faut jamais perdre de vue la force créatrice du mythe, et surtout sa vie fluctuante qui s’illustre dans la richesse de différentes versions des mêmes récits archaïques (Walter, 2010, p. 76‑77). Or le trône, en tant que symbole d’élection divine, apparaît également dans la plus ancienne biographie de saint Adalbert :

Après la mort du pontife de Prague, il y eut, aux alentours de cette ville, une assemblée du peuple orphelin en présence du prince de ce pays. On y débattait assidûment pour trouver un successeur au trône vacant du pontife. Tout le monde s’accorda pour un choix unique : « Qui vaut mieux pour cette fonction si ce n’est notre frère Wojtech, dont les gestes, la noblesse, la richesse et la vie concordent avec cette mission. C’est lui qui sait au mieux quel but il doit poursuivre pour gouverner les âmes avec toute sa sagesse. » Le dimanche même de cette élection, un individu possédé par un démon très puissant vint à l’église où se trouvait le trône vide de l’évêque pour avouer publiquement ses péchés. À ce moment, les serviteurs de Dieu se rassemblèrent autour de lui voulant, par leurs paroles saintes, exorciser l’ennemi puissant qui avait pris possession de son âme. Mais, pendant leurs prières, une voix rauque se fit entendre par la bouche du possédé : « […] À quoi servent vos vaines paroles ? Je n’ai peur que de celui qui va s’asseoir bientôt sur ce trône car quel que soit l’endroit où je le vois et où je l’entends, je n’ose pas rester sur place. » […] Puis, le démon quitta le corps du malheureux et celui‑ci retrouva enfin sa santé. Le lendemain avant l’aube, un émissaire arriva en annonçant que seigneur Adalbert avait été élu la veille à l’unanimité comme l’évêque de Prague. (Vita prior, 1966, p. 36‑37)

Certains insignes revêtent une importance particulière. Ainsi, le siège épiscopal de Prague s’inscrit dans la légende locale comme le symbole du pouvoir investi de puissance de l’au‑delà. Socle de Dieu, le trône par son caractère immuable incarne la royauté. S’identifiant au don de cet insigne royal, saint Adalbert devint une figure symbolique capable d’unir diverses aspirations de la population, et surtout d’assurer la cause de la dynastie régnante.

Le pouvoir intemporel du mythe

Toute cette revue des symboles greffés sur le culte de saint Adalbert dans l’espace de son sanctuaire montre qu’ils étaient nourris par un besoin de donner un socle surnaturel à la royauté et, par extension, un sceau divin et un ciment social au pays entier. L’origine de son culte se résume au mythe du tombeau couronné, source du miraculeux. Devenu autel de la patrie, il rayonnait au‑delà du temps grâce à son immuabilité en attirant des fidèles toujours désireux de percer le mystère de son contenu. Mais une autre facette du mythe ne doit pas échapper à notre attention car, selon C. Lévi-Strauss, « les transformations des mythes respectent toujours une sorte de principe de conservation de la matière mythique, aux termes duquel de tout mythe pourrait toujours sortir un autre mythe… » (Lévi-Strauss, 1973, p. 314‑315). La richesse des thèmes rapportés par la légende hagiographique de saint Adalbert pendant dix siècles semble combler un vide ressenti dans l’imaginaire religieux local en l’absence d’un souverain du haut Moyen Âge. Rappelons que la Bohême médiévale trouva en saint Venceslas son incarnation de l’investiture céleste, tandis que la Hongrie associa cette onction divine à la couronne de saint Étienne (Graus, 1965 et 1981). Il semblerait donc que la tradition polonaise se soit contentée du pouvoir miraculeux des reliques de saint Adalbert qu’elle considéra suffisamment puissant pour ne pas chercher d’autres vicaires divins parmi ses souverains. Certains motifs intégrés au sein de la matière hagiographique au moment de la naissance de son culte en Pologne prouvent que la spécificité de ce saint patron national est déjà présente en filigrane dès la mise en place de sa vénération officielle initiée par le pèlerinage d’Otton III à son tombeau, à Gniezno. La renommée posthume de saint Adalbert fut dès lors indissociable de l’hommage qui lui fut rendu par les représentants du pouvoir les plus importants de son époque. L’avenir montrera que la légende hagiographique de l’évêque enterré au centre religieux et administratif du pays a été très vite récupérée par les élites politiques, non seulement pour affirmer leur prestige en l’absence d’un représentant dynastique couronné d’une auréole, mais aussi pour devenir un véritable legs héréditaire.

La vitalité de son culte jusqu’à nos jours en Pologne démontre non seulement un attachement profond des fidèles polonais aux héros fondateurs de leur Église et leur adhésion aux valeurs intemporelles qu’ils incarnent, mais elle témoigne avant tout du fait que nier la spécificité du langage mythique nous expose souvent aux pièges de l’incompréhension de la véritable richesse de cet imaginaire ancien. Et bien que, dès son origine, la légende de ce saint héros décapité en terre païenne ait été fixée par écrit (en latin legendum, « ce qui mérite d’être lu »), cela n’a pas effacé pour autant le substrat des traditions anciennes qui l’a nourrie au moment de son ancrage dans un espace sacré de la Pologne ancienne. Mais c’est à l’émanation du mythe fondateur des origines de l’Église et de la royauté sur ces terres dans la tradition orale de l’époque que l’histoire du culte médiéval de saint Adalbert en Pologne doit sa richesse, son évolution, et surtout sa vivacité. À long terme, le mythe triompha dans la sublimation de ce héros national qui, à travers la rupture de plus en plus marquée avec la réalité historique, se transmua en figure initiatique.

Bibliography

Ouvrages liés à la légende et au culte de saint Adalbert

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Autres ouvrages cités

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Notes

1 Le culte de saint Adalbert, devenu patron officiel de l’Église polonaise aux alentours de l’an mil, fut sans concurrence jusqu’à la canonisation du premier saint polonais de souche, évêque martyr de Cracovie, Stanislas (mort en 1079). Dans le domaine hagiographique, à part deux versions de la biographie de saint Adalbert, ses légendes en Pologne (Passio S. Adalperti Martyris [BHL 40] ou la légende De sancto Adalberto [« Tempore illo… », BHL 42]) appartiennent à la couche la plus ancienne de la littérature hagiographique en Pologne. Elle fut complétée par la Vie de Cinq Frères ermites écrite par Bruno de Querfurt vers 1008 et, ensuite, par les vies et légendes dédiées, au xiiie siècle, à l’évêque saint Stanislas et à quelques représentantes de la sainteté féminine, comme la princesse Hedwige (1178/1180‑1243), patronne de Silésie. Return to text

2 L’abréviation BHL (Bibliotheca Hagiographica Latina) et les numéros qui la suivent renvoient à l’indexation du grand répertoire international des textes hagiographiques constitué par les Bollandistes (Bruxelles, 1898‑1899, 1900‑1901). Return to text

3 Cette dalle funéraire en marbre rose représente Adalbert en position de gisant, en habit épiscopal, la tête posée sur un oreiller, une croix serrée dans la main, le tout complété par un emblème du lignage Poraj et un ornement floral. Elle fut commandée dans la seconde moitié du xve siècle par l’archevêque Jacob de Sienne à un artiste sculpteur de Danzig, Hans Brandt. À l’époque de son exécution, elle s’ajouta à un confessional, à l’intérieur de la cathédrale de Gniezno, dédié au saint patron de ce lieu et orné d’un baldaquin auquel fut accroché un reliquaire. Des deux côtés de cette tombe-autel, les reliefs sculptés figurant le baptême de saint Étienne de Hongrie, célébré par le saint évêque, et le martyre de ce dernier en terre païenne complétèrent cette mise en scène sculptée (Wozinski, 1999). Return to text

4 Saint Gérard, évêque de Toul mort en 994 fêté le 23 avril, connut bien saint Adalbert. Selon son biographe (Widrici Vitae, 1841, p. 495), le destin fit se croiser leurs chemins à Pavie. Cette rencontre pendant une période de jeûne, fut suivie d’un repas. Gérard demanda alors discrètement de lui servir juste de l’eau, mais aussitôt celle‑ci se changea par miracle en vin. Alors l’évêque de Toul, croyant avoir été trompé, accusa son serviteur de désobéissance avant de reconnaître l’intervention divine qu’il attribua à saint Adalbert, et à un autre de ses pieux invités, saint Maïeul. Return to text

5 Odin, principal dieu de la mythologie nordique. Ses nombreux noms transmis par l’Edda témoignent de la complexité de ses fonctions : « Il est le père des dieux, le dieu des poètes, le dieu des morts, le dieu de la guerre, le dieu de la magie, des runes, de l’extase. » (Simek, 1996, p. 256) Return to text

6 Lug Samildanach (« Polytechnicien »), dieu souverain possédant les capacités de tous les autres dieux, il est à la fois hors classe, au‑dehors et au‑dessus du panthéon (Guyonvarc’h et Le Roux, 2001, p. 181‑182). Return to text

References

Bibliographical reference

Monika Salmon-Siama, « La couronne et la sépulture, ou la naissance du culte de saint Adalbert de Prague en Pologne médiévale », IRIS, 32 | 2011, 153-168.

Electronic reference

Monika Salmon-Siama, « La couronne et la sépulture, ou la naissance du culte de saint Adalbert de Prague en Pologne médiévale », IRIS [Online], 32 | 2011, Online since 05 octobre 2021, connection on 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3132

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Monika Salmon-Siama

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

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