J’ai déjà eu l’occasion de traiter du temps, de l’espace et de l’année tels que les envisage la tradition celtique. Cet ensemble de conceptions, de savoirs propres à l’ancien monde celtique, transmis d’abord oralement dans des formes conventionnelles, dont une partie au moins nous est parvenue à travers l’héritage littéraire antique et médiéval, par le mythe, l’épopée et la poésie et sous des revêtements tardifs, l’hagiographie et la chronique, révèlent en effet des notions, des images, des scénarios. Plutôt que de revenir sur ces faits et ces hypothèses, j’ai pensé qu’il pouvait être intéressant d’aborder ces sujets par un côté mineur, assez aléatoire, qui laisse ouverte la conjecture. D’où le titre de cet exposé : rythmes et nombres, qui se veut avant tout suggestif.
Beaucoup d’esprits curieux se sont intéressés aux nombres, qui ont fait l’objet de spéculations d’autant plus larges qu’on peut les combiner pour ainsi dire à l’infini et en tirer des lois, des jeux, des régularités auxquels on prêtera ou pas telle ou telle signification. Toutefois on serait bien incapable de bâtir une mythologie, fût‑elle scientiste, sur ces petits êtres. Pourquoi trois ici, et quatre là, et douze et vingt-sept ? On fera des mathématiques, de la philosophie, et avec nos textes celtiques de la « symbolique ». Ce dernier mot n’est pourtant pas toujours bien à sa place. Avant d’appeler symbole un élément narratif ou iconographique, il faut s’assurer de sa fonction, qui peut répondre à une innovation aussi bien qu’à une structure héritée, dont la raison d’être s’est parfois affaiblie ou dissipée, et se garder de toute explication a priori. Il faut donc se défier du symbolisme passe-partout. Quant à la relation du symbole, du signe et du nombre, elle dépend du référentiel envisagé, et rien ne l’établit absolument. La cohérence absolue du discours sur ce sujet est une illusion. De plus, la nature n’est pas réductible au nombre, le continu au discontinu.
Si nombres il y a dans les récits traditionnels celtiques, ce n’est pas dans le cadre d’une numérologie ou d’une spéculation. Ils donnent la mesure des objets et des gens mais n’en sont pas la cause productive. C’est le rythme qui donne l’impulsion et organise les faits, comme dans ces ritournelles à douze couplets qui transposent les phases de l’année en les récapitulant. Le choix des nombres répond certes à une intention narrative, mais ce choix est dicté par des conceptions et une expérience extérieures au domaine des nombres. On sait que certains scénarios mythiques sont transposables en formules numériques, tel le fameux schéma narratif de l’histoire romaine des Horaces et des Curiaces, « Le Troisième tue le Triple ». Mais la structure n’est pas tout. Il en va de même dans le champ des realia. L’attention aux nombres, aux redondances, aux figures singulières, joue un rôle dans le commentaire des images, par exemple monétaires (monnaies à neuf points, neuf boules, trois fois trois rayons, deux figures affrontées, croix ou cercle, etc.). Les nombres font signe, pas sens, sinon dans les systèmes qui prétendent y confiner la réalité. Cela n’empêcha pas les savants calculs de l’astronomie préhistorique et des calendriers, comme à l’autre pointe du monde indo-européen le déploiement des mathématiques indiennes ou grecques, tentative d’accord à la sumphônía universelle. D’enfermement dans le nombre, point1. On ne peut se contenter de formules toutes faites. On doit se garder d’attribuer aux nombres qu’on rencontre dans les textes traditionnels celtiques une signification a priori. Bien sûr, il peut arriver que le nombre se justifie par la situation narrative, dépourvu de valeur symbolique ou allusive. De plus, il n’est pas toujours possible de retrouver la doctrine qui justifie le dénombrement. On évitera donc de surinterpréter.
Cela dit, les noms de Alwyn et Brinley Rees rappelleront certainement à beaucoup le Celtic Heritage de ces auteurs gallois dont un chapitre est intitulé, justement, « Numbers2 ». De nombreux faits y sont recensés et commentés, faisant ressortir que la combinaison des nombres épouse le mouvement des êtres et des situations mythiques et renvoie plus ou moins explicitement aux réalités sous-jacentes.
Fini, infini, indéfini
Au demeurant, on ne peut pas toujours compter ni mesurer. Les biens placés dans le panier de Gwyddno au soir du premier novembre sont rendus au centuple, image des richesses inépuisables de l’Autre Monde (Ystoria Taliesin). Les moutons du berger Custenhin forment un troupeau « sans fin ni limites », heb or a heb eithaf, au seuil des terres de son frère Yspaddaden Penkawr. Suivant le récit Culhwch et Olwen3 ce géant redoutable gardait jalousement sa fille Olwen, car il savait qu’il perdrait la vie quand un audacieux viendrait la prendre. Ce mythe de libération de la Belle saison de l’Année et de renouveau saisonnier et politique comporte une brève évocation des terres d’Yspadaden : un sol brûlé par l’haleine du dogue de Custenhin, tandis que la belle Olwen, partout où elle passe, fait naître des fleurs4. Les Tertres d’Irlande sont riches de troupeaux sans nombre, qui sont comme les prototypes des troupeaux terrestres.
Il n’y a pas que des moutons et des vaches dans l’Autre Monde, il y a aussi des cochons, et les compter n’est pas plus facile. Le Dindshenchas5 métrique de Mag Mucrime nous apprend que de la caverne de Cruachan sortaient des porcs magiques qui détruisaient les récoltes. Quand on voulait les compter, il n’en sortait jamais le même nombre. Ailill et Medb organisèrent une grande battue à cette fin, à Mag Mucrime, la « Plaine du Comptage des Porcs ». Mais quand Medb parvint à en saisir un, il ne lui laissa que sa peau, en quelque sorte son apparence. La Bataille de Mag Mucrime conte la même histoire. Les bêtes disparurent après la chasse. Une autre version raconte que Drebriu, aimée d’Aengus Mac ind Óc, le dieu « jeune » et solaire, avait parmi ses gens trois couples que la mère des trois hommes métamorphosa en porcs rouges qui gardèrent cependant esprit et parole. À la demande d’Aengus, Buchet, le briuga ou tenancier d’une maison d’hôtes de Leinster, les nourrit un an, jusqu’à ce que son épouse désirât un staic de Brógarbán. Mais le mâle refusa, et tua cent chasseurs et leurs chiens.
L’innombrable caractérise certaines puissances non humaines. Les souris infernales qui ravagent les champs de Manawydan dans la troisième branche du Mabinogi gallois6 sont telles qu’on ne pouvait en mesurer le nombre. Dans ce cas précis, l’association à la quantité est patente : ces animaux s’en prennent aux biens de la troisième fonction, fructificatrice et nutritive. Il s’agit des créatures de Llwyt, dieu du Sol, qui agit pour venger Gwawl, puissance chtonienne, accapareur des biens. Finalement, Llwyt sera réduit à composition par le sage Manawydan et deviendra son auxiliaire.
Le nombre apparaît parfois comme une expression superlative du grand ou du petit : Fergus Mac Róich était un homme « à en combattre cent ». L’un des trois exploits décrits par la Mesca Ulad est la victoire des Ulates sur des adversaires supérieurs en nombre. La multiplicité ne se rend pas nécessairement par le nombre. On utilise plutôt des métaphores de l’innombrable introduites par un équatif7. Il est dit dans TBDD8 (§ 98), que les têtes coupées et les os brisés par Conall Cernach seront « aussi nombreux que les grêlons et l’herbe sur les prairies et que les étoiles au ciel ». Le saumon du Llyn Llifon, l’un des Anciens du Monde, dit que le nombre de ses années correspond « au nombre des écailles et des taches » qu’il porte, augmenté de celui des œufs qu’il contient.
Alternances
Si nous considérons les figures les plus simples, nous rencontrons le cadre spatial et social pour ainsi dire géométrique de la binarité. Le principe d’une opposition de deux termes complémentaires se trouve dans certains récits mais ne suppose pas une doctrine dualiste.
L’une de ces oppositions a trait aux divisons de l’Irlande. Traditionnellement le nord de l’île, Leth Cuinn, est la « moitié de Conn » et le sud, Leth Moga, celle de Mug, ancêtre des Eóganacht de Cashel. Par sa conduite prévoyante en période de famine, Mug Núadat avait conquis le royaume méridional, mais il fut tué par Conn au cours d’une bataille qui assit la supériorité du Nord sur le Sud. De même un conflit entre deux fils de Míl, Érémon et Éber, amena la précellence du premier. Éber se rebella et fut tué par son frère du Nord. L’origine de cette bipartition est sans doute à rechercher dans les conceptions relatives aux Jumeaux divins, les Dioscures, associées au modèle cosmologique des deux saisons fondamentales, claire et sombre (dites par analogie « Mitra » et « Varuna ») et à une répartition fonctionnelle des qualités.
Une autre opposition duelle, celle du clair et du sombre, sous-tend l’affrontement des deux taureaux, le Blanc et le Brun, de la Táin Bó Cúalnge, terme d’une suite de métamorphoses animales par lesquelles ont transité les porchers-voyants de Munster et de Connaught. L’histoire est contée dans le De Cophur in dá Muccida ou Conception des deux porchers9 : Friuch, porcher de Bodb roi du síd de Munster, et Rucht, celui d’Ochall Ochne roi du síd de Connaught, se rendaient souvent visite et s’entraidaient. Mais une dispute survint entre les hommes des deux provinces au sujet des pouvoirs de leurs porchers, et les deux amis s’engagèrent dans une longue compétition. Ils s’affrontent d’abord pendant deux années, une dans chaque síd, sous l’aspect de deux corbeaux puis, ayant repris la forme humaine, annoncent à l’assemblée de Munster les carnages de la Táin. Ils se battent ensuite sous forme d’énormes poissons durant deux années, l’un dans la Shannon, l’autre dans la Siúir. Revenus à la forme humaine, ils s’engagent comme champions, l’un chez Bodb, l’autre chez Fergna. Comme le roi Fiachna se baignait dans la rivière Glass Cruind, un petit animal mystérieux, qui n’était autre que le porcher de Bodb, lui prédit la proche naissance des deux taureaux Finn et Dub, quand deux vaches des camps opposés auront avalé les deux vers aquatiques correspondants. Cet étrange mode de conception reproduit l’image du Feu dans l’eau, charisme igné et germe de vie. Le récit systématise l’opposition des deux partis, provinces, tertres sacrés, paires animales. La métamorphose illustre une joute verbale et magique qui porte sur les capacités des deux porchers à maîtriser le monde des formes sensibles. Préparation de la Táin, le récit de la conception des porchers était sans doute à l’origine un mythe cosmogonique avec l’aspect rituel d’une joute entre hommes de pouvoirs.
Couples
La religion des Celtes associe fréquemment un dieu à un personnage féminin. Les représentations figurées de la Gallie romaine livrent des couples purement indigènes comme Sucellus et Nantosuelta, et d’autres anépigraphes qui illustrent le syncrétisme gallo-romain. Ainsi a‑t‑on Apollo Grannus et Sirona, Mars Loucetius et Nemetona, Mars Visucius et Visucia, Mars Cicolluis et Litavis, et avec un dieu romain Silvanus et les Malvisiae, Mercurius et Rosmerta. Dans ce cas, le rapport du féminin au masculin est difficile à préciser10. Quand une déesse incarne la puissance d’un dieu considéré comme son époux, son nom est un abstrait, du type indien Sacī. Un couple Visucius-Visucia indique un simple rapport conjugal.
Gémellité
Suffisamment rare pour avoir fourni au vieil irlandais la désignation du « couple parfait », lánamain, la géméllité renforce la qualité. Les Indo‑Européens ont développé la mythologie des Jumeaux divins11. Leur fonction bénéfique d’annonciateurs de la belle saison leur a valu le patronage de la troisième fonction, celle qui recouvre santé et abondance12. Ultérieurement la mythologie des jumeaux en a fait, sur une partie de l’aire indo-européenne au moins, des chefs d’expéditions conducteurs du ver sacrum et des fondateurs de cités.
Il reste des traces de ces conceptions dans le domaine celtique. Les Jumeaux divins, l’un mortel, l’autre immortel, y sont bien attestés (Timée chez Diodore, IV, 56, 4). Comme l’a rappelé Georges Dumézil, la tradition brittonique a conservé et valorisé le théologème des deux Dioscures, Lleu et Dylan ail Ton du Mabinogi de Math fils d’Aranrhod. Alors que Dylan retourne dès sa naissance à l’océan dont il porte le nom, Lleu (< *Lugus) est promis à un destin royal favorisé par la conquête des attributs trifonctionnels13.
Qu’on ne se méprenne pas, l’attribution de la troisième fonction à *Lugus n’est qu’une conséquence de sa nature dioscurique. En d’autres circonstances, Lug prend un caractère guerrier ou magico-religieux. Les Jumeaux divins sont en effet une conception beaucoup plus ancienne que les trois fonctions sociales indo-européennes, qui ont progressivement chargé leur mythologie. Seule une périodisation des données, en identifiant les divers stades de la tradition — correspondant aux sociétés mésolithique, néolithique, héroïque (âges des métaux) —, résoudra les difficultés que posent les textes. Relevons aussi que Lug, quand il paraît à Mag Tured, n’a plus de frère jumeau. Le récit de sa naissance dit que ses frères se sont noyés dès leur venue au monde — comme Dylan ! —, au large de Torinis. Les jumeaux se retrouvent dans la religion politique. Le nom de la résidence des rois d’Ulster est Emain « Jumeaux (de) » Macha.
Le monde brittonique a retenu les naissances gémellaires des enfants de Nefyn sœur de Brychan14, de ceux d’Owein, de Morfydd et d’Owein. Peut‑être la gémellité s’appliquait‑elle à l’origine à certains couples de frères et sœurs tels Bran-Branwen, Myrddyn-Gwenddydd. Une autre paire dioscurique est associée à la fondation de la Bretagne armoricaine ou Letavia. L’une des références principales est le récit gallois Breuddwyt Macsen. Suivant les fragments connus du Livre des faits d’Arthur (entre 957 et 1012, issu d’une tradition létavienne), Conan, ami et parent de Maxime, l’accompagne en Létavie. Maxime lui confie la région après avoir fait venir de Grande-Bretagne une grande quantité de peuple et de guerriers. Conan fait la guerre aux « Galliens », protège les « Armoricains », établit des places fortes dont le Castellum Meriadoci en Plougoulm, près du fleuve Guilidon. C’est le Chastel Meriadu du lai de Guigemar. Un texte du Cartulaire de Quimperlé donne une généalogie de Conan antérieure à l’Historia regum Britanniae : « Beli et Kenan étaient deux frères, fils d’Outham Senis (= Eudaf ; dans le Breuddwyt le frère s’appelle Addeon). Ce Kenan tint le principatum quand les Bretons marchèrent sur Rome. Ainsi ils tinrent la Laeticia (= Letavia) et reliq. » La Vie de saint Go[u]eznou, sans doute plus ancienne encore, évoque brièvement l’installation en Bretagne15. Au couple Beli-Bran de l’HrB répond le couple Beli-Kenan dans la vie de saint Gourziern (deux fils d’Outham Senis). Tandis que Conan rejette la suprématie romaine, Maximus apparaît beaucoup plus pro‑romain. Dans l’HrB, l’orateur rusé Caradoc est pour la paix, tandis que le taciturne Conan est pour la guerre. On a discuté de l’existence de Conan Meriadoc. Celui qui porte le nom et l’épithète fonctionnelle d’un « Supérieur Venu-par-la-mer » doit être replacé dans le contexte de l’installation des Brittons en Armorique et des vastes mouvements organisés de l’Empire romain finissant. Tout aussi important est d’observer la structure dioscurique de sa biographie, puisque Kynan et Addeon constituent le couple des frères conquérants.
De cinq à quatre
L’organisation de l’espace repose sur le quinaire. Le quaternaire en est au fond solidaire. Il est déjà exalté avec le ternaire sur la plaque de Chlum où il résume une conception du temps et une vision du monde. Quatre sont les provinces d’Irlande, Ulster, Connaught, Leinster, Munster, auxquelles s’ajoute le Centre, Mide, formé par prélèvement sur les quatre autres, d’où leur appellation de « cinquièmes » ou coíced. Les gardiens irlandais de la mémoire du monde se tiennent aux quatre points cardinaux et provinciaux, image bien antérieure à la christianisation de l’île. On retrouve ce motif en Cornouaille armoricaine. Ga. petr(y) « à quatre angles » signifie aussi « parfait ; complet ». On ne saurait méconnaître l’importance du quatrième terme, hors fonction, qui sert de fondement aux trois autres. C’est la quatrième province du schéma irlandais et la « Pierre de Puissance », quatrième des objets apportés par les Túatha des Îles au Nord du Monde, sans laquelle rien n’aurait d’assise.
De quatre à trois
L’étude des conceptions sociales des Celtes amène nécessairement à celle des trois fonctions, schème notionnel maintenant bien connu et accepté. Je ne m’y attarderai pas, sinon pour rappeler que la trifonctionnalité est formulaire et référentielle, ce qui implique qu’elle ne souffre pas d’approximation. Il ne faut pas non plus se limiter aux interprétations tripartites. En amont se tiennent les trois natures, les trois couleurs, les trois cieux, le quatrième terme, et les quatre ou cinq provinces… Impossible par conséquent de réduire la réflexion que les Celtes ont menée dans leur langue pendant des siècles à quelques étiquettes schématiques.
Sans exclure les évolutions et les réinterprétations telles que le passage du ternaire fonctionnel au quaternaire puis au quinaire des provinces, le rapport de l’unité et de la triplicité, etc., on peut tenter de reconnaître quelques emplois privilégiés du trois : dieux tricéphales, groupes de trois déesses connus par la sculpture en Gallie romaine. Conceptions indigènes sûrement. La multiplication porte essentiellement sur la tête. N’est‑elle pas le siège du Feu de la parole ? On a pensé dans certains cas à un Janus celtique qui marquerait trois moments, passé / présent / futur, du cours de l’année ou d’un autre cycle temporel.
Les récits traditionnels fournissent des ensembles triples de fonctions, de rois, de qualités, de fléaux, de sentences groupées en triades, etc. Les Túatha Dé Danann ont trois rois que leurs noms révèlent répartis sur les trois fonctions ; le trijumeau paraît dans certains récits organisés autour de la Souveraineté d’Irlande (Aided Meidbe) ; les fléaux du Cyfranc Lludd a Llefelys sont triples ; les trois gouttes de fluide magique qui touchent Gwion Bach et lui confèrent le don poétique sont analogues aux trois « chaudrons » qui déterminent l’essence individuelle suivant une très ancienne physiologie symbolique irlandaise. Fréquemment aussi sont évoqués des intervalles de trois jours, de trois nuits, de trois journées. Il y a lieu de vérifier dans chaque cas le degré d’homogénéité du trio et d’étudier ses relations, voire celles de chaque terme, avec l’ensemble de l’œuvre considérée16.
Unicité
L’unicité n’est guère mise en valeur dans les récits. On n’identifie pas un concept particulier qui justifierait tous les emplois du « un » ou de l’unique. L’unicité du soleil nouveau‑né est impliquée par l’image naturaliste. Elle vaut à Óengus, fils de Boánd-Aurore et du Dagda Ciel-diurne, le nom de « Choix-unique ». Mais Ruadán, fils de Brigit, est une sorte d’autre soleil qui meurt avant d’avoir fait carrière. Les transpositions narratives du soleil mythologique, menacé par les ténèbres, reclus et finalement délivré par une intervention héroïque, sont nombreuses dans les récits brittoniques : Mabon le Fils par excellence de Modron la Mère, qui est sans doute la Nuit, libéré par Kulhwch et ses alliés arthuriens ; son doublet Eidoel ; Gwri Wallt Euryn enlevé, nourri dans l’Autre Monde et restitué à la cour où on le nomme Pryderi. L’arrière-plan est cosmologique. La solitude est aussi le sort d’un des Dioscures. Si l’un des jumeaux gagne l’immortalité, l’autre n’en bénéficie que par l’intervention de son frère. Il ne reste en principe qu’un survivant : Lugh, dont les frères se sont tous noyés, ou le Lleu du Mabinogi de Math dont le frère Dylan, mortel, disparaît dans les flots.
Toujours dans un contexte rituel, un motif qui a suscité toutes sortes de commentaires simplistes sur de prétendues « mutilations qualifiantes » est celui de la réduction à la moitié. C’est la posture rituelle « sur une jambe / un pied, avec une main et un œil (ou “d’un seul souffle”) ». Lug l’adopte à Mag Tured. Dans le récit Togail Bruiden Da Derga, la vieille Cailb, figure du destin et du déclin, se tient « sur un pied, avec une main » et chante « d’un seul souffle ». Il s’agit de mimer l’année à son déclin, avec sa saison morte et sa saison vivante, le cycle réduit à sa moitié active, qu’il s’agit de rénover, de compléter en lui rendant sa puissance totale. Le cheval rouge du char de la Mórrígan est dit n’avoir qu’une jambe (Táin Bó Regamna), sans doute en raison du même symbolisme solaire et, relativement à la déesse, auroral.
L’image du corps social amène celle de la « tête », d’où une notion toute relative de l’unité. Politiquement parlant, celle‑ci ne se conçoit dans le domaine celtique et indo-européen que dans le cadre d’une société non centralisée, clanique, aristocratique, formée d’ordres complémentaires, héritière des hautes cultures de l’Europe protohistorique. Aussi l’unben des Brittons, littéralement le « chef unique », le « monarque », n’est que le premier de ses pairs. Les Triades galloises nos 7 à 10 énumèrent les Unben- de Britannie. Dans le Mabinogi de Math, le couple Math-Gwydion représente les deux aspects de la fonction souveraine, comme Mitra-Varuna. Le concept d’unité ne peut donc s’étudier que relativement aux statuts légaux différenciés qui soutiennent l’organisation sociale.
Une unicité égoïste et jalouse est celle du tyran unique : Balor à l’œil unique, le grand ennemi des dieux ou Yspaddaden, le gardien d’Olwen, sont des puissances de rétention crépusculaires qui tentent de retarder le retour de la lumière, de la Belle saison de l’Année, des dieux et, pour le premier, d’accaparer les richesses pour son usage exclusif.
Trois cieux
Sur les trois cieux de la plus ancienne cosmologie indo-européenne17, je voudrais surtout rappeler que c’est cette conception qui détermine en profondeur les divinités celtiques et explique certaines de leurs particularités. Cela permet de résoudre quelques difficultés d’interprétation majeures et réduit à néant les supposés « glissements fonctionnels » postulés par Jan de Vries. Par exemple, le Dagda irlandais représente l’aspect juridique de la première fonction, mais garantit le beau temps comme descendant du Ciel diurne indo-européen, et non pas comme dieu « de troisième fonction » ; Ogme est dans la deuxième fonction un dieu de la force, mais garde dans quelques récits bien particuliers les attributions magiques du Ciel nocturne indo-européen, comme l’Óðinn germano-scandinave ou le Velinas lituanien.
Les trois fonctions, théorie plus récente propre à une société diversifiée et stratifiée, sont bien documentées dans le domaine celtique, surtout brittonique, mais sont beaucoup moins déterminantes dans les portraits théologiques. Le cadre de la mythologie celtique est saisonnier et rituel. On doit considérer qu’une même divinité présente des aspects spécifiques selon qu’elle est envisagée dans le schème ou hors du schème trifonctionnel. Ce principe est trop souvent ignoré ou négligé. Ainsi peut‑on dire que le Dagda est le dieu du Ciel diurne dans son aspect de géniteur universel « Père-de-Tous ». C’est le complémentaire d’Elcmár-Ciel nocturne dans le mythe de la conception d’Óengus fils de Bóand. Il y a donc homologie entre le cosmique, le religieux et le politique. Les couleurs des trois cieux, le schème chromatique blanc-rouge-noir, marquent les personnages de la mythologie18. Cela s’explique par un code implicite qui associe le blanc au ciel diurne, le rouge au ciel intermédiaire et le noir à la nuit et ultérieurement à la terre.
Trois et un peu plus
Un cas particulier est celui du trois et demi, ou trois et un peu plus, qui paraît dans l’histoire de Ness, la fille d’Eochaid Sálbuide « au-Talon-jaune », roi d’Ulster. Unique survivante du massacre de ses douze tuteurs par Cathbad, elle avait engagé une troupe de vingt-sept hommes pour les venger. De « Facile » elle devient « Difficile », mais cette bravoure ne lui servit de rien : surprise au bain par Cathbad, elle ne fut épargnée qu’en acceptant de devenir son épouse. Enceinte pour avoir bu de l’eau et avalé deux vers qui s’y trouvaient, image du charisme royal qui est un équivalent narratif du « feu dans l’eau », elle donna le jour à Conchobar, le grand roi d’Ulster. Le même texte ajoute que, selon certains, Ness fut enceinte trois ans et trois mois. Détail qui n’aurait pas d’importance autre que celle du rythme ternaire s’il ne nous rappelait une figure génétique associée à la puissance : la Śrī Kundalinī indienne, qui est à l’origine un aspect du feu (Śri « splendeur, éclat ; beauté ; faveur »), est enroulée trois fois et demie, suivant les trois qualités essentielles ou guna, et les dépassant, allant « au‑delà », non assujettie (nirguna). Là dort l’esprit, attendant d’être éveillé par la semence, bījam. On peut donc penser que ce trois augmenté a quelque chose à voir avec le feu de la génération.
Le temps mythique
Le temps mythique épouse le cours de l’année et s’exprime en jours, nuits, mois diversement groupés.
Le chant figurativement nuptial d’Óengus et de Caer Ibormaith sous forme de cygnes dure trois jours et trois nuits durant lesquels les hommes sont plongés dans le sommeil (Aislinge Óengusso, § 14). Souvent utilisée dans les récits irlandais, les trois quinzaines relèvent des plus anciennes conceptions calendaires. Le récit des Eachtra Airt Meic Cuind fixe à trois quinzaines la durée du voyage de Conn vers l’Autre Monde insulaire (§ 9). Cependant, le retour du roi se fait en trois jours seulement et se conclut par un sacrifice que plusieurs éléments permettent de situer au solstice d’hiver. Suivant la mythologie des cycles de peuplement, le récit de la Première Bataille de Mag Tured (§ 35), précise que le moment fixé pour la bataille était « un mois et quinze jours après le début de l’été, au milieu du cours de la journée ». Le « début de l’été » est Beltaine, au premier mai, les trois quinzaines représentent l’aile « ascendante » de l’été qui mène au solstice. La bataille durant quatre jours et s’achevant au cinquième, la victoire des Túatha intervient au solstice d’été. Ces faits engagent à reconnaître dans les « trois quinzaines », du moins dans celles qui sont liées à un scénario cohérent et développé, la sublimation narrative d’une période mythico-rituelle pré‑solsticiale. Il est parfois fait mention de festivités de Samain étendues sur six jours en plus du jour festif proprement dit. Les « six semaines » assignées par quelques récits à la célébration de ce qui est à la fois une fête de fin d’automne et une fête de fin d’année sont l’équivalent des trois quinzaines traditionnelles. Samain et Beltaine sont à cet égard symétriques.
Quarante-cinq jours augmentés de sept jours expliquent la symbolique (j’entends par là le contenu narratif implicite) de cinquante-trois qui se retrouve dans quelques récits, prolongeant une tradition ancienne. C’est le nombre des descendants de Conn aux Cent Batailles, annoncé par la fée Rothníam dans l’Airne Fíngein et par Conn lui‑même dans la Baile Chuind Chétchathaig, pendant de la Baile in Scáil. Dans ce dernier récit, les cinquante-trois descendants de Conn et les cinquante-trois jours d’attente qui séparent le cri de la pierre de Fál à Tailtiu de la rencontre avec la « souveraineté éternelle d’Irlande » correspondent à l’intervalle qui sépare le solstice d’été de Lugnásad (et, en aval, le premier août de l’équinoxe d’automne). Un même intervalle sépare le premier novembre du solstice d’hiver. Cela autorise à penser que Lugnásad et l’équinoxe ou Samain et le solstice d’hiver sont deux temps forts de la procédure d’investiture royale, d’abord par la « puissance » de la pierre, ensuite par la consommation de la bière. Par ailleurs, on a relevé que la différence entre l’année lunaire et l’année solaire pour six lustres tels qu’ils sont reportés sur le calendrier de Coligny (6 mois + 2 intercalaires) est de cinquante-trois jours19.
Il faudrait s’étendre ici sur cette part des conceptions, de la religion et du rituel qu’on regroupe sous le nom de « religion cosmique », parce qu’il s’agit de tout ce qui organise les rapports de l’homme et de la société avec les puissances non humaines tributaires du cercle de l’Année et de la Puissance. Journée, année aux deux ou trois saisons, cycle politique, cycle cosmique reproduisent analogiquement les mêmes formes. En témoigne l’homologie de la « journée » et de l’« éternité » dans le célèbre épisode de la Prise du Síd, le De Gabáil in tṠída : l’éternité est comme la journée composée d’un jour et d’une nuit. La tradition celtique a conservé des éléments importants de cette conception. L’Année aux huit fêtes, l’année octuple, est sous-jacente à toute la mythologie qui nous est parvenue.
Dans ce cadre, le nombre neuf revêt une grande importance conceptuelle20. En plusieurs occurrences la neuvaine paraît un signe de la totalité organisée. Le château d’Yspaddaden Penkawr a neuf portes, neuf portiers et neuf chiens de garde qui témoignent de la puissance du propriétaire. Neuf sont les sorcières rivales et instructrices de Peredur à Caer Loyw, neuf celles tuées par Kei d’après le vieux poème Pa Gur, neuf sœurs celles qui attaquent saint Samson durant son voyage de Galles en Bretagne. Le roi Arthur combat vainement le Twrth Trwyth pendant neuf nuits et neuf jours (Kulhwch et Olwen, l. 1073‑4, naw nos a naw nieu). Le dogue infernal du berger Custenhin est plus gros qu’un « cheval de neuf hivers », amws naw gayaf. Neuf sont les sœurs qui veillent Artur(us) dans l’île des Pommes selon la Vita Merlini. Il a aussi un contenu saisonnier. D’après le récit de la conception d’Óengus (Tochmarc Étaíne, version I), Elcmár est tenu éloigné par le Dagda durant les neuf mois de gestation : le contenu biologique de cette période se double d’un processus cosmique, les neuf mois représentant la période de ténèbres qui précèdent la naissance du soleil. Le texte précise qu’Óengus « a été engendré au début du jour et est né entre lui et le soir » (version I, § 2) : les « neuf mois » sont la partie sombre de l’année, qui se compose, homologiquement, d’« un jour et une nuit » (§ 6). Cette période n’a semblé qu’un seul jour à Elcmár. La signification du neuf comme limite trouve peut‑être son origine dans une ancienne conception de l’année composée de neuf mois de jours ordinaires et de trois mois obscurs.
Un passage de Kulhwch et Olwen laisse deviner un emploi rituel du nombre neuf : le plat inépuisable de Gwyddneu Garanhir, capable de rassasier le monde entier « par groupes de trois fois neuf hommes » (vingt‑sept), est demandé à Kulhwch par Yspaddaden pour y manger « la nuit où [sa] fille couchera avec Kulhwch » : c’est un écho des libations du passage de l’année dans un scénario eschatologique.
Le récit Noinden Ulad ou Neuvaine des Ulates (mais le sens de cette expression est discuté) est aussi connu sous le titre Ces Ulad « Faiblesse des Ulates » (ces « inertie, état de faiblesse », Al. Schwächezustand). Il regroupe deux histoires associées à l’épopée d’Ulster. La plus courte (version A de Thurneysen), dans le ms. Harleian 5280 (xve s.), a été éditée par Kuno Meyer, Zeitschrift für celtische Philologie, VIII (1910), p. 120 et V. Hull dans ZCP, XXIX (1964), p. 310‑314. On connaît trois rédactions, très proches, de la seconde (version B), contenues dans Yellow Book of Lecan et d’autres manuscrits, qui relient la « faiblesse » (noinden Ulad dans LL) au mythe de Macha, confirmée par le DS en prose d’Ard Macha21.
Pour la version A, la faiblesse est due à l’apparition de la fée Fedelm Foltcháin le jour où Cúchulainn l’a amenée du Síd après l’avoir conquise sur son époux, le sombre Elcmaire, et une nouvelle fois un an après. Épouse d’un souverain de l’Autre Monde nocturne proche d’Ogme, sinon identique à lui, Fedelm Foltcháin reste soumise « pendant un an » au héros. L’origine de la torpeur des Ulates est ainsi, explicitement, un fléau saisonnier qui est efficace durant tout le milieu de la saison sombre : Cúchulainn, héros éveillé, est seul contre les quatre provinces coalisées « depuis le lundi du début de Samain jusqu’au commencement d’Imbolc » qui marque la sortie de l’hiver. Il est seul jusqu’à ce que l’avertissement de Súaltam vienne réveiller Conchobar « dans l’ivresse de son sommeil et la faiblesse de sa neuvaine » (TBC). La torpeur saisonnière des Ulates est sans doute issue d’un ensemble de conceptions mythico-rituelles propres aux cultures péri‑arctiques. Cette fatalité culturelle est l’un des dangers de Samain, la fête du crépuscule de l’année. Cúchulainn seul y échappe : le héros domine la ténèbre.
Incantations, expéditions
Il y aurait encore beaucoup d’emplois de nombres à relever. Ainsi du soixante-douze, nombre cyclique, qui entre dans le calcul de la précession des équinoxes, ce qui explique ses emplois plus ou moins démotivés. C’est le nombre des disciples de Fenius Farsaid. Merlin (Myrddin) a une maison de verre de soixante-dix portes et fenêtres où il est secondé par autant de scribes. Le vingt-quatre se retrouve dans plusieurs récits insulaires, de caractère héroïque pour la plupart, dont le cadre est saisonnier. Un épisode de l’histoire d’Owein raconte la captivité de vingt-quatre belles jeunes femmes, tristes et appauvries, dont Du Traws le « Noir Oppresseur » a tué les époux après les avoir enivrés. Comparables aux Heures grecques, initialement divinités des Saisons, et victimes d’une forme de torpeur hivernale, elles sont libérées par Owein. Leur retour à la cour d’Arthur marque la fin du roman gallois. Le nombre des chevaliers de la cour d’Arthur retenu par la tradition connexe aux Triades est de vingt-quatre. Le vingt-sept est le nombre approximatif des jours du mois lunaire (cycle sidéral) qui se trouve dans de nombreux récits, avec une valeur nocturne relative à la partie sombre de l’année ou à l’Autre Monde qui en est tributaire. Il y a eu vingt-sept ans entre les deux batailles de Mag Tured (Lebor Gabála hÉrenn, VII, § 312). Trois fois neuf est le nombre de jours nécessaires à Miach fils de Dían Cécht pour guérir Núada blessé : pouvoir curatif des unités de temps. Vingt-sept aussi les fils de Calatín, sorte d’Hydre celtique combattue par Cúchulainn.
Dix-huit paraît associé à l’Autre Monde. Dix-neuf ans sont la durée du cycle métonique au terme duquel « Apollon fait son entrée chez les Hyperboréens ». Dans le voyage de Mael Dúin vers l’Autre Monde, Immram Mael Dúin, dix-sept est le nombre des passagers qui lui sont imposés par le druide Nuca. Trois voyageurs surnuméraires qui faussent le total imposé de dix-huit auront un sort tragique. Le parallèle nous paraît possible avec les dix-huit galdrar « incantations magiques (chantées) » protectrices d’Óðinn qui permettent d’affronter tous les dangers, soit dix-sept chants spécialisés plus un contenant le savoir que le dieu se réserve. Une expédition aventureuse serait impensable sans leur secours. L’Irlande, qui connaît bien l’importance de la parole poétique dans les scénarios d’exploration de l’Autre Monde, devait posséder l’équivalent des dix-huit incantations. Un passage du récit de la Fondation du domaine de Tara (§ 7), renforce l’association avec la parole : Fintan, le mémorialiste et gardien de la plus ancienne tradition de l’Irlande, bénéficie d’une escorte de dix-huit compagnies, « neuf devant lui et neuf derrière lui », toutes de sa lignée. Le cheval d’Arthur est resté attaché dix-sept ans au roc de Toullaeron, où se voient autant de traces de ses sabots22.
Le nombre sept est moins fréquent que le trois, le neuf ou le cinq. Sept chaînes de l’éloquence sont déposées par un rayon du soleil divin sur la langue de Fintan, lui rendant ainsi la parole à l’entrée d’une nouvelle période de sa longue existence. C’est aussi le nombre des ruisseaux de la sagesse issus de la source Sinand. Suivant le récit Suidigud Tellaig Temra, le sage antédiluvien Fintan fabrique sept exemplaires de sept sortes de récipients, symboles de la connaissance traditionnelle, avec le bois de l’if originel ; le sage primordial Trefhuilngid institue sept chroniqueurs à chaque point cardinal de l’Irlande pour y conserver les Antiquités de l’île. Ils équivalent aux sept Rsi indiens. Se détachant de la longue liste des compagnons d’Arthur sollicités par Culhwch, six personnages principaux constituent les auxiliaires du héros possesseurs de pouvoirs surnaturels, et forment avec lui le septénaire. Leur activité traduit, dans un contexte de rénovation, la mobilisation des instances de la connaissance et de l’information. Placé sous l’autorité d’Arthur, l’expédition aurait‑elle aussi un rapport avec le septentrion et l’Ourse ? Le refrain du poème gallois Preiddeu Annwn évoque les « sept survivants qui revinrent de Caer Sidi ». Sept hommes revinrent d’Irlande après l’expédition guerrière de Brân du Mabinogi de Branwen. Dans le récit OCT (§ 16), Brian, fils de Tuireann, se fait fort d’ôter la vie à Cían même « si [son] âme allait sept fois en [lui] ». Plus tard, la terre refuse six fois le corps de Cían. C’est peut‑être la trace d’une conception septuple de l’âme, ou d’une croyance relative à sept possibilités de vie individuelle.
Une configuration générale
La collecte des faits épars dans les textes renvoie en fait à une configuration forte qui pourrait se résumer ainsi : les dieux, les démons, les êtres de toute nature, sont répartis entre les trois mondes (céleste, terrestre, inférieur : albio- monde céleste, bitu- monde intermédiaire des vivants et dubno- la terre). Les vivants habitent quatre régions de l’espace plus le Centre, que fonde une antique bipartition. Ils se répartissent entre les trois natures et, pour les hommes, les trois fonctions. À partir du foyer national s’élargissent des cercles qui aboutissent aux déserts extérieurs, où commence le pays des dieux et des démons, souvent de l’autre côté de l’eau. Le Sol est le lieu des puissances fructificatrices que l’homme peut se concilier. En dessous commencent les régions souterraines (le sous-sol, siège des puissances de la fertilité ; les Enfers, habitat des mânes et des puissances qui leur sont associées ; l’Autre Monde souterrain, retraite des dieux (Annwfn, Andon) ; le tréfonds des Enfers, lieu des puissances mauvaises). On envisage aussi que l’Autre Monde de la Puissance est l’autre face, le revers matriciel de ce monde‑ci. Les vivants (et les morts) sont placés sur le cercle de l’Année, image de la puissance et de la vie, et en épousent toutes les péripéties. Deux phases saisonnières, la nuit de l’année et la belle saison, séparées par les deux crépuscules (du soir et du matin), actualisent successivement toutes les puissances (énergies variables et corrélatives). Ce qui implique de la part des hommes, et des dieux, un alignement sacrificiel sur les positions rituelles, calendaires et politiques les plus favorables. Le héros maîtrise le cycle de l’année (en réunissant la nuit et le jour, en échappant au temps, en accédant à l’Autre Monde, etc.).
Pour conclure sur une métaphore numérique, disons que si les reconstructions de la linguistique sont apparues comme des « êtres algébriques », elles prennent en s’affinant de plus en plus de consistance et se rapprochent de leur objet. On en dirait autant des « modèles archéologiques ». Ce n’est pas étonnant : les nombres tels qu’ils figurent dans les récits ou s’inscrivent dans la pierre et le métal du décor sont les traces d’une expérience religieuse et historique, d’abord et avant tout vécue par des hommes réels, ne l’oublions pas.