Figurer l’invisible : l’exemple d’Anish Kapoor

  • Figuring the Invisible: The Example of Anish Kapoor

DOI : 10.35562/iris.3239

p. 73-95

Résumés

Les œuvres du sculpteur anglo-indien Anish Kapoor mettent en doute la matérialité du réel et la réalité des objets, de l’espace, du spectateur lui‑même. Elles le désignent comme une illusion et pointent vers une réalité invisible située au‑delà, ou en deçà, ou au cœur même du visible. L’article explore la nature de cette réalité cachée que les œuvres nous donnent à voir ou à pressentir. Il interroge en outre les mécanismes phénoménologiques mis en branle par les œuvres qui conduisent le spectateur à douter du réel, à se confronter à cet invisible et à le nommer.

The works of the Anglo-Indian artist Anish Kapoor challenge the intangibility of the real and the reality of the objects, the surrounding space, even the spectator himself. They make it appear as an illusion and point to an invisible reality located beyond or beneath, or even at the very heart of the visible. This essay explores the nature of this hidden realm, which the works allow us to see or at least to foresee. It interrogates also the phenomenological mechanisms at play in the works, which induce the spectator into putting the real in doubt, to confront him or herself to the invisible and to name it.

Plan

Texte

L’œuvre d’Anish Kapoor1, un artiste anglo-indien né en 1954, est caractérisée par un usage exclusif de la couleur monochrome employée sous forme de pigment pur, rouge, bleu et jaune, ou de masses de cire colorées, ces dernières imitant des éléments organiques (terre, sang, chair, sexes, excréments). Ces œuvres à forte présence tactile et sensuelle alternent avec des réalisations purement visuelles faites d’acier chromé qui déforment l’espace environnant, les objets, les spectateurs. La dimension des sculptures varie aussi, passant de quelque 50 cm au‑dessus du sol pour les installations en pigment de 1980, à plus de 20 m de long à partir de 2000, avec des œuvres qui se saisissent de l’espace entier du musée ou du site urbain, comme Taratantara en 1999 et Marsyas en 2002, Cloud Gate en 2004 ou Memory en 2008.

Au‑delà de leurs différences de formes, les œuvres ont en commun leurs propriétés phénoménologiques de fragmentation, de distorsion des objets environnants, leurs jeux illusionnistes entre le vide et le plein, la présence et l’absence de matière. Elles mettent ainsi en doute la matérialité et la constance des objets, de l’espace et du spectateur lui-même. Elles affectent notre compréhension du réel comme un élément stable, matériel, mesurable dans l’espace euclidien. Elles le désignent comme une illusion et pointent vers une réalité invisible située au‑delà, ou en deçà, ou au cœur même du visible. Quelle est cette réalité cachée que les œuvres nous donnent à voir ou à pressentir ?

Kapoor déclare que ses œuvres, telles 1000 Names ou Svayambh semblent « auto-générées », comme le réel est, selon l’hindouisme, auto-généré par une totalité qui le sous‑tend (De Salvo, 2002, p. 61). Les objets sont comme le sommet d’un iceberg et « impliquent qu’il y a quelque chose sous la surface » (Lewallen, 1990, p. 5). Ils semblent appartenir, dit encore Kapoor, à un ensemble plus vaste « quelque chose d’invisible, de silencieux » à l’image de Dieu « qui lui aussi a 1000 noms » (Skowhegan, 1990, disque 1, piste 3).

D’autres œuvres manifestent la présence du vide à l’intérieur d’elles‑mêmes. C’est le cas de Descent into Limbo, 1992. Ce trou de pigment noir d’une profondeur incertaine, au centre d’une architecture de béton, confronte le spectateur à un abîme potentiel, au noir, à ce qui est caché sous le sol. L’œuvre, selon Kapoor, invite à une forme « de rêverie », une méditation sur le « moi », une sorte de « regard retourné » à la manière des œuvres de Caspar Friedrich (Olch Richards, 2004, p. 216). De fait le titre, inspiré de Mantegna, suggère une invitation au voyage vers un état antérieur à la conscience, vers l’inconscient peut‑être. Cette confrontation a un caractère angoissant mais c’est, selon l’artiste, « un mouvement anti‑platonicien vers le noir […] comme promesse de possibilités nouvelles » (Skowhegan, 1996, disque 1, piste 5). Kapoor associe cette descente vers le noir à la figure de Kali, une divinité hindouiste ambivalente. Cependant, faisant sien le vocabulaire de la psychanalyse jungienne, il considère également cet espace noir comme la manifestation de l’archétype de la « Mère Terrible2 » (Marlow et Cork, 1991), c’est-à-dire comme la manifestation de la force négative inconsciente liée à la figure maternelle. Kapoor a en effet beaucoup lu Jung, notamment l’ouvrage The Great Mother de son suiveur d’Erich Neumann (1972). Selon ce dernier, l’une des manifestations « les plus grandioses » du concept de mère castratrice est la déesse Kali, « noire, dévorant le temps » (Neumann, 1972, p. 150). Le « combat héroïque » (Neumann, 1972, p. 148), par lequel le moi (masculin) cherche à se défaire du pouvoir de la « Mère Terrible » est illustré, selon l’auteur, par la lutte du héros tantrique contre Kali. Dans ce symbolisme, « le héros masculin est identifié avec la conscience et l’inconscient dévoreur avec l’image du monstre féminin » (Neumann, 1972, p. 28).

On se demandera donc si les œuvres de pigment de Kapoor désignent une totalité qui dépasse l’homme et relève d’une idée du divin inspirée de l’hindouisme, ou bien nous confrontent aux peurs inconscientes liées à la mort psychique du sujet ? On se demandera plus généralement comment cet invisible implicite dans les œuvres de Kapoor est perçu par le spectateur, comment il est compris, quel est le rôle de la forme, de la galerie, du spectateur lui‑même dans cette perception ?

L’invisible comme Totalité divine ou comme peur inconsciente ?

Kapoor utilise le pigment, pur de toute trace de main, parce qu’il semble « avoir été toujours là », « avoir toujours existé » (Blaszczyk, 1981, p. 22). Le pigment donne l’impression que l’œuvre « s’auto-manifeste », qu’elle « apparaît comme de par sa volonté propre » (Lewallen, 1990, p. 2). Marsyas, cette installation gigantesque dans la salle des turbines de la Tate Modern réalisée en 2002, est faite de trois cercles métalliques sur lesquels un vinyle rouge a été tendu pour donner à l’œuvre « une logique structurelle » qui lui confère « une intégrité auto-produite ». De cette œuvre Kapoor dit : « J’ai toujours été intéressé par les objets qui semblent ainsi non fabriqués, avoir toujours été là. » (De Salvo, 2002, p. 61) Cela participe « de la fonction religieuse de l’art3 » (De Salvo, 2002, p. 61).

Dans Red in the Center, 1982, les objets sont « des espèces d’idoles » ou « des objets de pouvoir » (Livingstone, 1983, p. 16). Les diverses formes couvertes de pigment qui composent cette installation symbolisent, selon l’artiste, le masculin et le féminin. À travers ces formes qu’il qualifie « d’hermaphrodites », Kapoor cherche à retrouver une « totalité » : « La difficulté finalement c’est […] de trouver une sorte de totalité […] en réunissant ces contraires » (Skowhegan, 1990, disque 2, piste 1) ; « [là] où le masculin et le féminin représentent la dualité, ils pourraient aussi être compris comme les fondements de l’unité » (Blaszczyk, 1981, p. 21).

Ses dessins correspondent également à une recherche de fusion du féminin et du masculin :

Pour moi être un homme est une évidence […]. J’essaie d’atteindre un état de totalité. Une manière d’y parvenir est de nommer une part de moi féminine. C’est un pas vers l’union. Une façon d’éradiquer les oppositions binaires, le feu, l’eau. C’est une manière aussi de désigner quelque chose comme un point d’où établir des correspondances […]. (Lewison, 1990)

En effet, dit Kapoor, « selon la pensée hindouiste, il n’y a pas de réalité donnée compréhensible ; toute réalité est faite de morceaux, et l’un de ces éléments est le masculin et le féminin. C’est le symbole de la terre et du ciel […] de l’eau et du feu […] des contraires qui vivent en harmonie » (Skowhegan, 1990, disque 2, piste 1).

Cette idée que la Totalité est à rechercher dans la complémentarité des contraires est centrale dans le tantrisme, hindouiste comme bouddhiste. Ce courant ésotérique de l’hindouisme, d’origine vernaculaire, s’oppose à l’ordre masculin privilégié par la tradition brahmanique qui domine l’hindouisme (Khanna, 1979, p. 54). Il donne la prééminence aux divinités féminines qui étaient jusque‑là considérées comme de simples « consorts ». Selon cette doctrine, le monde est né de la fusion du principe masculin de Shiva et de son principe féminin, son « shakti », Kali. Shiva est le principe de toutes choses et Kali est la « Grande Mère », « origine de toutes choses4 » (Khanna, 1979, p. 69). La « réunion » des contraires est le moyen pour le disciple de retourner vers l’union originelle, vers le tout, le divin, comme l’explique Mircea Éliade :

Pour la métaphysique tantrique, aussi bien hindoue que bouddhiste, la réalité absolue, le « Urgrund », renferme en elle‑même toutes les dualités et les polarités réunies, réintégrées dans un état d’absolue Unité (advaya). Le but du sadhana [l’initié] tantrique est la réunion des deux principes polaires dans l’âme et le corps du disciple. (Éliade, 1975, p. 209)

Ce principe féminin apparaît sous différentes personnifications d’importance décroissante : la plus haute est la déesse Kali, figure essentielle du tantrisme, et la plus basse la femme mortelle dans son rôle de mère (Éliade, 1975, p. 57). Selon Nancy Wilson Ross, cette tradition perdure aujourd’hui puisque l’hymne national indien commence par « I praise and adore the Mother » (Wilson Ross, 1966, p. 62). Kapoor dit également de Kali qu’elle est « sa déesse » parce qu’elle incarne « les forces cosmiques complémentaires qui créent et soutiennent l’univers par le moyen de leur interaction essentielle et intime5 » (Jacob, 2008, p. 131). Il partage aussi avec le tantrisme une vision matriarcale de la créativité. Pour lui Kali, le féminin en général, est la source et le symbole des forces créatives. Il précise cependant qu’il parle « du féminin » et non « des femmes » : « I’ve never said “women”. I’ve always said “the feminine” […]. Not in term of personality. It’s some kind of archetypal reality of the interior which is not objective. » (Skowhegan, 1990, disque 2, piste 1) Void et Madonna, deux sphères de polystyrène colorées de pigment respectivement bleu nuit et bleu électrique, correspondent à une « vision matriarcale de la créativité, de l’énergie6 » (Lewallen, 1990, p. 16). « Ces œuvres sont une façon d’explorer la créativité […], de comprendre ce qu’est cet espace noir et vide […] qui me semble clairement être féminin. » (Lewison, 1990) Kali est une divinité ambivalente. Elle préside au passage des âmes d’un corps à l’autre et réside près du bûcher funéraire. Selon M. Éliade, le culte de Kali est nourri de la magie archaïque de l’Inde aborigène où le mystère de la femme est associé à la mort, où « la femme incarne à la fois le mystère de la création et le mystère de l’Être, de tout ce qui est, qui devient, meurt et renaît d’une manière incompréhensible » (Éliade, 1975, p. 206). Chez Kapoor aussi, cette recherche de ressourcement au contact du principe féminin a un caractère magique :

[T]ous les actes symboliques, les rites d’initiation […] semblent liés au sang — rompre le pain, goûter le vin. Ce sont des modes de régénération symbolique que les femmes accomplissent à travers leur cycle naturel et que les hommes s’approprient pour affirmer leur puissance culturelle. J’ai toujours été frappé par cette notion que la puissance s’acquiert à travers des actes de sang7. (Skowhegan, 1990, disque 1, piste 5)

Ses dessins tels que Mother as Light mettent en scène la tension entre une masse sombre noire et un intérieur clair accessible par une fente en forme de vulve. De même plusieurs œuvres de pigment des années 1985 portant souvent des titres féminins — A Pot for Her, Madonna, Mother as Mountain, Mother as Void — contiennent en leur centre un espace noir vu à travers une fente. Kapoor dit que cet espace noir concerne « quelque chose comme l’origine, la sexualité » (Skowhegan, 1996, disque 1, piste 5). De Hive, une œuvre d’acier rouillé de grande taille, Jean de Loisy dit donc qu’elle évoque L’Origine du monde de Courbet. Ces œuvres symbolisent un voyage à rebours, « un voyage dans le noir, vers l’utérus peut‑être » (Lewallen, 1990, p. 16). Ce voyage vers le féminin par le moyen de l’œuvre correspond à une recherche d’énergie vitale, créatrice : Part of the Red est le moyen d’accéder à sa partie féminine et « de se donner naissance à lui‑même en tant qu’artiste » ; Place « c’est un voyage à l’intérieur d’un objet […] qui devient plus noir, plus vaste » (Skowhegan, 1990, disque 1, piste 8). De Void Field il dit : « Je pense que le noir est le féminin. Selon la psychologie jungienne, c’est la nuit […] le soleil est né de la nuit […]. Elle a donné naissance à cette chose jaune. » (Skowhegan, 1990, disque 1, piste 11) Ce voyage a également un caractère angoissant, à l’instar du voyage de l’initié tantrique vers l’antre de Kali : il s’agit de produire « une impression d’effroi, de comprendre la peur » (Lewison, 1990). La gravure Mother as Light concerne « le corps physique comme espace de lumière, le noir comme un contenant de tout un ensemble de notions mais aussi de réalités, la peur comme force créatrice » (Lewison, 1990). Kapoor ajoute que « cet espace noir est un lieu effrayant et mon combat consiste à faire la paix avec lui […]. Il semble que je sois à l’aise avec cela, mais je ne crois pas que ce soit le cas » (Skowhegan, 1990, disque 2, piste 1). Sensibles à l’ambivalence des œuvres et aux références jungiennes de l’artiste, certains commentateurs ont interprété le sentiment angoissant qui émane d’elles, voire la dysphorie esthétique qu’elles provoquent, comme l’expression d’une angoisse face à l’étrange au sens freudien et développé une interprétation psychanalytique des œuvres de Kapoor (Vilder, 2004, p. 7‑21).

L’équivalence faite par Jung et Neumann entre le culte tantrique de Kali et la cure psychanalytique s’appuie sur le fait que, comme l’écrit l’ethnologue David Kinsley, l’initié, le « héros tantrique » (vira), affronte en Kali « tout ce qui est interdit ». Pour ce faire « il laisse les fantômes et les monstres effrayants de son subconscient apparaître en pleine lumière, où ils sont mis à jour, étudiés, acceptés par le conscient et perdent de ce fait leurs pouvoirs sur lui8 » (Kinsley, 1975, p. 146). Il se libère ainsi de la peur et « regagne le contrôle de la déesse et de lui‑même » (Kinsley, 1975, p. 114).

En utilisant le langage jungien, en reprenant à son compte l’équivalence entre Kali et l’inconscient maternel, Kapoor permet au critique occidental de mettre un nom sur le malaise provoqué par les œuvres. Ce faisant, il en limite la portée (Winckel, 1995), en atrophie le sens. En effet, D. Kinsley conteste ce rapprochement qu’il considère comme réducteur de la complexité de Kali, laquelle exprime non pas la peur de la mort de l’ego mais celle de la mort spirituelle, celle du sujet soumis aux illusions et aux passions terrestres9 (Kinsley, 1975, p. 143‑144). D. Kinsley critique à cet égard le postulat fondateur de la théorie de Jung qui consiste à penser les mythes comme autant d’expressions particulières de conflits inconscients archétypaux et donc universels10 (Kinsley, 1975, p. 131‑132).

De la même manière, la compréhension de l’œuvre de Kapoor subit ainsi une torsion historiciste, laquelle consiste, comme l’explique Rosalynd Krauss, à ramener l’inconnu à du connu. Sa conséquence, dit‑elle, est de faire apparaître le nouveau « comme le même » (Krauss, 1979, p. 30). Ce mécanisme s’explique, selon Goodman, par la nature de la perception qui est liée à l’action. C’est un mécanisme cognitif normal pour un sujet engagé dans l’action que de faire référence à ce que l’on connaît pour comprendre ce que l’on découvre11 (Goodman, 1976, p. 7). La connaissance consiste à analyser la forme selon des schémas connus. Si le sens de l’objet (sa forme, son « intention ») ne sont pas conformes à du connu, l’objet fait naître une émotion, il devient un mystère qui inquiète, intrigue, selon un processus décrit par le neuropsychologue Eugène d’Aquili (Schechner, 1993, p. 239). L’œuvre d’art en ce sens s’apparente à un objet qui matérialise le surgissement d’un « événement », inconnu et à connaître. Elle conduit à une autre interprétation du rapport du sujet au monde. L’historicisme consiste à refuser cet inconfort face à l’inconnu.

Ce phénomène concerne non seulement les œuvres de Kapoor sur le féminin, ses œuvres en pigment, du fait des références à Jung, mais son œuvre en général. Pour y échapper et comprendre la nature de l’invisible avec lequel elles nous confrontent, il convient d’analyser l’expérience phénoménologique du spectateur, de se demander comment les éléments plastiques lui permettent de comprendre l’œuvre par le moyen de son corps et de ses sens, et de son arsenal interprétatif personnel.

Le rôle du spectateur dans l’émergence de l’invisible

L’expérience des œuvres de Kapoor repose sur le pouvoir de la forme et de la couleur de suggérer un sens au‑delà d’elles‑mêmes. Contrairement au dogme formaliste, ce pouvoir métaphorique n’est pas lié à la seule perception rétinienne mais à des associations d’ordre mnémonique et culturel entre les dispositifs plastiques et la pensée (Descartes, 1996, t. IX, II, 27, p. 25). L’œuvre utilise le processus itératif de la connaissance qui nous conduit à passer de la forme au sens et du sens à la forme, selon un va‑et-vient dans lequel nous n’arrivons pas vierges devant la forme même. Nous comprenons la forme grâce à des schémas neurologiques et sensitifs que Kapoor associe à la Gestalt et qu’il considère comme étant archétypaux, primaires, antérieurs à la mémoire et donc pré‑culturels. En même temps il affirme que l’expérience de l’œuvre est la rencontre entre « la matière et la non matière » et que cette rencontre est possible si l’œuvre a une cohérence « mythologique, psychologique et philosophique » (Gaché, 1996, p. 22). Cette notion suggère une conception holistique du sujet qui serait à la fois traversé par une pensée archaïque du monde, structuré par un inconscient individuel, et capable d’une conscience rationnelle. Cette idée se retrouve sous la plume de Paul Klee : « L’harmonie entre l’intérieur et l’extérieur n’est pas un problème formel. Elle dépend de l’unité psychique d’un contenu spirituel. » (1961, p. 37) Elle attribue à l’art une fonction sotériologique, la capacité de révéler la vérité du sujet, invisible à la conscience.

Les installations de pigment permettent d’attirer l’attention du spectateur sur l’espace vide laissé entre les formes, sur le caractère éphémère et intangible du pigment, sur la forme symbolique des différents éléments, cône, montagne, seins, carré, cercle. Si ce positionnement s’apparente à un rituel, Kapoor a toujours refusé d’apparaître comme un shaman, un intercesseur entre le spectateur non initié et les forces invisibles que l’œuvre peut conjurer. Pour Kapoor l’artiste doit s’effacer dans l’œuvre afin de laisser au spectateur toute la place d’interagir avec elle : il ne se voit pas comme un « grand prêtre » apportant au spectateur la « révélation », mais plutôt comme un facilitateur (Mennekes, 2003, p. 243), « un genre de véhicule », « le vecteur d’un processus d’engendrement » (Lewallen, 1990, p. 2). L’objectif est que le spectateur puisse « arriver à un état, un état des choses […] où il n’a plus besoin de moi » (Skowhegan, 1990, disque 1, piste 4). Il compare ce processus à celui du Grand Verre, 1915‑1923, ou de Étant donné, 1946‑1966 : « Étant donné crée une relation très intéressante entre observateur et chose observée […] qui ressemble à un “évidemment” laissant assez d’espace dans l’œuvre pour que le spectateur puisse se comprendre lui‑même. » (Skowhegan, 1990, disque 2, piste 1) Comment cela fonctionne‑t‑il ?

L’hypothèse archétypale

Kapoor fait référence, on l’a dit, à la notion d’archétype, notamment celui du féminin ou de la « Mère Terrible » ou encore celui de la montagne, pour expliquer la perception de ses œuvres (Lewallen, 1990, p. 9). On pourrait dire également que les œuvres Sky Mirror et Cloud Gate mettent en jeu l’archétype de l’expérience dite « du miroir12 » (Morris, 2000, p. 176). Mais quels archétypes peuvent expliquer l’impact des moyens non figuratifs que sont les couleurs et les formes abstraites des œuvres de Kapoor ?

Le rôle de la couleur

Kapoor utilise les propriétés symboliques de la couleur. Selon lui la réaction des spectateurs à la couleur est « viscérale », « proto-culturelle » et universelle (« nous avons tous cette capacité »), parce qu’elle est fondée sur des représentations du monde, primitives — « avant les mots » —, inconscientes — « avant la pensée » (Bakewell, 2001).

Quand il utilise la couleur jaune qui est pour lui celle de Krishna incarné, il espère donc que, sans connaître ce sens symbolique, nous percevrons cette couleur comme joyeuse et énergique, du fait des propriétés innées de la perception visuelle (Blaszczyk, 1981, p. 22). Cette association se produit probablement (tout comme avec Yellow, un cercle inscrit dans un carré jaune) parce que le jaune est la couleur du soleil, c’est une association universelle. De même, le bleu nuit de Mother as Void est méditatif alors que le bleu électrique de Madonna est énergique parce que leur luminosité s’apparente respectivement à celle de l’espace, silencieux et vide, ou à celle produite par une lampe artificielle. Le vermillon de Taratantara, Marsyas ou Blood Relations est dynamique et passionné alors que le carmin de My Red Homeland ou Past, Present, Future, Mother as Mountain, plus éteint, est plus méditatif. Peut‑on dire pour autant que ces propriétés sont uniquement « proto-culturelles » et archétypales ?

Le caractère culturel et non archétypal de la couleur est au contraire mis en évidence par les diverses tentatives de classement des couleurs en fonction des émotions qu’elles induisent. Ainsi, en 1923, Wassily Kandinsky propose, sur la base d’un large questionnaire adressé aux étudiants et professeurs du Bauhaus, que le carré est rouge, car actif, masculin, représentant la matière ; le cercle est bleu, car cosmique et féminin, et le triangle est jaune, associé à la pensée13 (Gage, 1995, p. 261), mais sans obtenir un accord unanime de ses collègues14. Au contraire, dans la tradition indienne, le rouge est féminin, parce que c’est la couleur du sang et le blanc masculin, parce que c’est la couleur du sperme15 ; le féminin est actif, comme le shakti (divinité féminine consort de Shiva), le masculin idéal, comme le principe divin de Shiva. Quand Kapoor reprend cette symbolique, il est donc fidèle à la tradition indienne mais non à la classification de W. Kandinsky (Blaszczyk, 1981, p. 22). Son rouge est par ailleurs différent dans Mother as Mountain, dans My Red Homeland et dans Blood Relations, et aucun des trois ne ressemble vraiment à la couleur du sang. C’est plutôt le titre et la forme qui favorisent l’association avec le féminin : forme dynamique de la montagne, de la terre, pour les premières ; forme d’un sein coupé, flaque de sang pour la troisième.

S’il existe un archétype de la perception colorée, c’est en revanche celui de la luminosité. Cette association a une longue histoire et semble universelle. Ce qui est lumineux paraît plus léger et de ce fait plus animé, plus mobile, plus vivant que ce qui est sombre.

Pour Platon, la lumière est le divin et l’esprit ; le noir est la terre, la matière, le corps, qu’il faut transcender pour atteindre la vérité. Pour Plotin, la beauté de la couleur provient de ce qu’elle conquiert le noir inhérent à la matière en y infusant de la lumière (Gage, 1995, p. 26). Pour Suger, les couleurs lumineuses disposent l’esprit du fidèle « à l’immatériel » et le sensibilisent à la présence de Dieu (Gage, 1995, p. 64). Au Japon également, ce qui est signifiant est moins la nuance de la couleur que son aspect mat ou brillant (Pastoureau, 2000, p. 175). L’intensité lumineuse est source, ou reflet, d’une capacité vitale. Cette association entre luminosité et vitalité persiste dans l’art moderne. Paul Gauguin déclare : « La couleur est à même d’atteindre ce qu’il y a de plus génial et pourtant de plus vague dans la nature : sa force intérieure. » (Gauguin, 1993, p. 238) Selon W. Kandinsky, les propriétés essentielles d’une couleur sont son caractère irradiant et actif (le jaune), ou absorbant et passif (le bleu). Les premières dégagent un mouvement excentrique et les secondes, concentrique. À chaque extrémité de ce diagramme, il y a d’un côté le noir, de l’autre le blanc, c’est-à-dire dans les deux cas « le silence », « celui de la mort et celui de la naissance » (Kandinsky, 1989, p. 164).

Le rôle de la forme

Doris von Drathen écrit que le pouvoir contemplatif des œuvres de Kapoor résident en ce qu’elles sont fondées sur des harmonies géométriques. Ce sont des propriétés de la forme que naît leur pouvoir contemplatif (Drathen, 2004, p. 196). La notion d’harmonie, ou de manque d’harmonie, qui vient de la musique, indique que la forme agit elle aussi comme une métaphore. Elle est porteuse d’une émotion qui se rattache à un au‑delà de la forme elle‑même. La colonne de vapeur de Ascension, montant vers le plafond, suggère, par sa direction et sa matière, l’élévation de l’esprit désincarné, libéré de la matière. Un visiteur de l’exposition Kapoor à l’ICA de Boston compare la colonne rouge de 1000 Names à la colonne de Constantin Brancusi. Dans cette œuvre de Kapoor, c’est la spirale qui semble produire cet effet sublimatoire, alors que ce sont les oscillations rythmiques de la largeur de la colonne de C. Brancusi qui créent une sorte d’hypnose. La spirale qui entoure la colonne rouge crée un cheminement de l’œil vers le haut. Ce pouvoir de la spirale de provoquer chez l’observateur une dynamique spirituelle tient au fait qu’une spirale excentrique est comme un cercle qui s’ouvre. Elle nous délivre donc métaphoriquement du cercle, compris comme la figure de l’éternel retour. C’est ce que l’on ressent quand on regarde les spirales de glace de Andy Goldsworthy qui s’élargissent vers le haut, tout comme les Rotoreliefs de Marcel Duchamp. À l’inverse, les spirales qui s’enroulent sur elles‑mêmes telles que la Spiral Jetty de Robert Smithson ou bien la spirale Joe de Serra produisent le sentiment angoissant d’un voyage vers l’intérieur de la terre ou de soi‑même.

La forme n’est donc pas perçue pour elle‑même. À la perception visuelle l’esprit associe un sens extérieur, qui lui vient de sa mémoire ou de son expérience physique et psychique. L’esprit reconnaît la forme, parce qu’elle correspond à un modèle archétypal dont elle est la métaphore. Le visiteur qui identifie la forme de la colonne de C. Brancusi dans celle de Kapoor ne fait pas seulement un rapprochement entre deux œuvres modernes, mais aussi entre deux formes dynamiques qui, par empathie, suggèrent en nous un sentiment d’énergie et de puissance.

Le rôle de la marche

L’expérience de l’œuvre de Kapoor est indissociable du déplacement du corps dans l’espace car, dit Kapoor, le corps est important pour « articuler une réalité poétique ou spirituelle » (Skowhegan, 1990, disque 1, piste 3). Beaucoup d’œuvres de Kapoor fonctionnent lorsque le spectateur interagit avec elles, s’y regarde, se situe par rapport à elles, les touche, se déplace devant elles. Le spectateur effectue l’œuvre en marchant dans son périmètre. Les œuvres en miroir ne fonctionnent que lorsque le spectateur se déplace devant elles, comme c’était le cas face aux miroirs de Robert Morris. C’est la marche au sein des éléments de 1000 Names qui, selon Lynn Cooke (1986, p. 165), « lui donne tout son impact, permettant de le ressentir comme un champ16 ». Il en va de même pour Angel ou Void Field. Cela fait dire à Malin Hedlin Hayden que l’expérience de Void Field équivaut à une « performance du spectateur17 » (Hayden, 2003, p. 198). Le corps du spectateur tout entier est impliqué quand il pénètre dans le volume de Cloud Gate, de Descent into Limbo, ou dans le Turbine Hall occupé par Marsyas. Du déplacement de son corps et de son interaction avec le volume de l’œuvre naît une perception émotionnelle, un affect.

Pierre Gassendi opposait au « cogito ergo sum » un « ambulo ergo sum », ayant l’intuition que c’est dans le déplacement du corps que les perceptions et leurs mécanismes d’interprétation se faisaient jour. Il anticipait la proposition de Henri Bergson, selon laquelle « chacune de ces représentations complètes de notre passé n’amène à la lumière de la conscience que ce qui peut s’encadrer dans l’état sensori-moteur, ce qui, par conséquent, ressemble à la perception présente au point de vue de l’action à accomplir » (Bergson, 2007, p. 188). Mais aussi les découvertes du psychologue James Gibson, qui observe que les enfants identifient le vide comme un danger à partir du moment où ils marchent.

Le sentiment qui saisit le spectateur lors de la marche est lié aux formes qui sont parcourues. Certaines, on l’a dit à propos des spirales, sont sereines, harmonieuses, d’autres suscitent la peur. La marche au sein des installations de Kapoor dites 1000 Names, faites d’éléments recouverts de pigment, produit un sentiment d’élévation. Germano Celant déclare que cette marche constitue un acte « existentiel » (Celant, 1999, p. xiii). La marche dans le labyrinthe des pierres de Void Field est en revanche angoissante. Hayden la décrit ainsi :

Les pierres sont en rangs serrés, puis un couloir plus large s’ouvre permettant de marcher au centre. Une marque noire au centre de chaque pierre semble pleine de pigment mais de près, elle semble être un trou qui traverse la pierre de part en part. Celle‑ci semble donc plus fragile et on a peur de tomber sur elle et de l’écraser. (Hayden, 2003, p. 198)

Ces œuvres fonctionnent selon des principes utilisés depuis le néolithique. La marche devant ou dans Stonehenge permet selon Robert Morris la perception du vide et de l’espace18 (Morris, 2000, p. 237‑238). Kapoor compare la marche d’accès à Building for a Void au chemin vers le centre d’un temple hindouiste, d’un observatoire ou d’une mosquée. C’est une marche qui est, dit‑il, « encadrée, voire imposée » (Fairs, 2003). Il en souligne le caractère processionnel, symbole du chemin spirituel vers le sacré.

La marche méditative fait surgir chez tous les sujets des associations métaphoriques, liées à la mémoire, à l’inconscient. L’une de ses formes privilégiées, en Occident comme en Orient, est le labyrinthe. Cette figure géométrique préchrétienne, qui structure le mythe du Minotaure, a été employée comme symbole de l’accession au divin dans les cathédrales de Chartres et de Reims sur le sol desquelles elle est dessinée. Elle est aussi d’usage dans les mandalas et les temples bouddhistes. Elle demeure prégnante sur les esprits contemporains, en témoigne son utilisation aujourd’hui comme procédé spirituel par certains adeptes contemporains de la méditation, chrétiens ou non19. C’est, selon Gaston Bachelard, l’image du chemin de l’âme qui se cherche20 (Bachelard, 2005, p. 97).

Robert Morris l’utilise dans son Labyrinth (2006) et avec ses miroirs de la série des Williams Mirrors21 (Morris, 2000, p. 230) ; Richard Fleischner y a recours pour son Sod Maze (1974), Richard Long dans Connemara Sculpture (1971) (Faure, 2003, p. 345‑347) et Christian Boltansky crée encore un labyrinthe de vêtements intitulé Après ? au MAC/VAL en février 2010.

Toutes ces marches semblent associées à l’idée de faire le vide pour accéder à un autre niveau d’activité de l’esprit, un domaine où la rationalité joue un rôle moindre au profit de la communion avec une certaine forme d’absolu. Voici ce qu’en dit notamment R. Morris :

On s’aventure [dans le Labyrinthe de Lyon], on reprend des voies explorées précédemment, on reste un moment dans un espace puis un autre, on se retrouve parfois dans des impasses ce qui n’est pas complètement du temps perdu. Je voulais que l’œuvre crée un espace où chacun puisse réfléchir sur sa vie, un espace où règne un temps ralenti, favorable à une telle réflexion. (Morris, 2000, p. 166 [ma traduction], en français p. 29)

Le spectateur, en déambulant, perd en effet le sens de qui il est et met en doute l’idée du sujet comme constante. L’expérience montre le rôle de l’espace dans la perception de soi, et la co‑dépendance du sujet à celui‑ci.

Quels sont donc les mécanismes qui font que la marche dans une spirale induit un sentiment méditatif chez le visiteur ? Comment s’explique la persistance de cette sensibilité à la marche le long d’une forme perçue comme symbolique par le spectateur contemporain quelle que soit sa sensibilité ?

La marche rituelle comme archétype de la « voie »

Ce symbolisme récurrent est, selon le psychologue Erich Neumann, élève de Jung, la manifestation de l’archétype de « la voie ». Il correspond à un comportement inné, celui de « se déplacer vers un but sacré22 » (Neumann, 1972, p. 10-11).

La nature archétypale de ce comportement explique que l’on trouve, dès l’époque préhistorique, des lieux sacrés construits au fond de grottes accessibles par d’étroits boyaux et plus tard, en Égypte et en Inde, des temples « où le fidèle est contraint de suivre un chemin rituel de la périphérie vers le centre, l’autel ». Le christianisme, ajoute E. Neumann, a explicité ce rapport symbolique entre le chemin rituel et la révélation, le Christ devenant lui‑même « le chemin23 » (Neumann, 1972, p. 9). Cet archétype survit chez l’homme moderne, en témoignent les expressions du langage courant telles que « tendances artistiques, voies de développement », « chemin spirituel » (Neumann, 1972, p. 9). La marche vers le centre du lieu sacré reproduit, physiquement et métaphoriquement, l’idée du chemin existentiel, avec son étape ultime, la révélation. Cette hypothèse expliquerait l’usage rituel de la marche vers le centre du mandala ou du temple bouddhiste. On la retrouve dans le rite de la marche de la mariée vers l’autel, ou bien la marche funéraire derrière le corbillard dans les rituels funéraires occidentaux.

Est‑ce alors à cause de l’archétype de « la voie » que la marche au milieu de 1000 Names donne à G. Celant l’impression de « parcourir un atlas existentiel » ? A priori non, car si l’hypothèse archétypale nous renseigne sur la raison pour laquelle les hommes utilisent la marche rituelle comme symbole universel d’un chemin vers le sacré, elle ne suffit pas à expliquer l’inverse, comment le fait de parcourir une forme, dans un contexte non religieux, peut faire surgir l’idée du sacré. Pour cela il faudrait qu’il existe une relation transitive entre la gestuelle de la marche et l’archétype, et qu’elle fonctionne dans les deux sens.

De la marche à l’archétype

C’est précisément l’hypothèse formulée par certains anthropologues. Selon Victor Turner, des personnes mises en situation de pratiquer une gestuelle archétypale « agissent » l’archétype, elles le revivent et cela induit chez elles l’état de conscience associée à la forme archétypale. La forme fonctionne donc comme un stimulus qui fait naître le message archétypal24 (Turner, 1987, p. 140, 143‑144 et 148‑149). L’anthropologue Doris Goodman raconte également comment le fait d’adopter les postures rituelles d’une tradition indigène mélanésienne, inconnue de ses étudiants, a fait surgir chez ces derniers des visions en rapport avec la tradition symbolique de chaque posture : « devenir un animal », « voyager dans le monde infra terrestre » (Goodman, 1993, p. 241). C’est en raison de ce mécanisme que Paul Theck organisait ses installations selon un mode processionnel, avec des bancs pour que le visiteur puisse se reposer dans sa progression. C’est pourquoi A. Goldsworthy a organisé son exposition au sein du Yorkshire Sculpture Park, comme un parcours ponctué de signes conduisant le spectateur jusqu’à un centre, situé dans une galerie isolée (Kayser, 2008). La marche sur un chemin perçut comme allant vers un centre sacré conditionne le participant à y chercher une révélation. Selon Carol Duncan, c’est la marche au sein du MOMA, semblable à une procession religieuse au sein d’un labyrinthe avec ses routes principales et ses impasses, qui prépare le spectateur au choc que constitue la rencontre avec les chefs-d’œuvre de l’art moderne qui y sont présentés et conduit à voir les œuvres comme des « révélations spirituelles » (Duncan et Wallach, 1978, p. 44).

Néanmoins, pour que la marche dans la forme produise le sentiment d’une marche rituelle, fasse surgir l’archétype de « la voie », il faut que l’espace de l’œuvre soit perçu comme sacré. Cela est‑il possible dans le contexte du musée ?

Le rôle du musée d’art moderne

Le bâtiment de Building for a Void n’a pas, dit Kapoor, de fonction utilitaire et c’est cela qui favorise la perception de la marche vers le centre de l’œuvre comme une procession. L’absence de fonction utilitaire crée une parenthèse dans l’activité ordinaire et fait donc de ce bâtiment un lieu « sacré », un lieu de rituel. L’endroit dévolu au rituel est en effet « distinct des lieux réservés au travail, à la nourriture et au sommeil », écrit V. Turner (1987, p. 26). L’accès à l’espace rituel est marqué par un seuil, un limen (comme le porche de l’église). C’est le cas de Building for a Void et Descent into Limbo dans lesquels on pénètre par une petite porte. De même, C. Duncan suggère qu’au xxe siècle les musées sont devenus des temples précisément parce que l’activité économique ordinaire et la course à l’enrichissement individuel y sont (en théorie) suspendus, comme dans les espaces rituels. De surcroît, selon V. Turner, le début du rituel est institué par un acte (par exemple allumer les bougies de shabbat), tout comme sa fin (éteindre les bougies). En fait, l’ensemble du processus rituel est, selon l’anthropologue, marqué par trois moments : une préparation, un temps sacré et un temps de retour au quotidien. On note ce même principe dans l’accès au musée : c’est un lieu distinct du monde extérieur dans lequel on pénètre en franchissant plusieurs étapes liminaires (la billetterie, le gardien à l’entrée des galeries à qui on montre son billet), étapes au cours desquelles le visiteur quitte progressivement la foule pour se retrouver seul face à l’œuvre25. L’espace de la boutique, situé en fin de parcours, joue lui aussi un rôle liminaire, c’est un lieu de détente, préparant le retour à la vie ordinaire.

Ces dispositifs favorisent la perception du musée comme un espace sacré, le lieu de la révélation d’un mystère. La nouvelle tendance de l’architecture muséale avec ses aperçus sur l’espace extérieur (mise en œuvre au MOMA de New York comme au MNAM à Paris, à la Tate Modern à Londres, ou encore dans le nouveau bâtiment de l’ICA de Boston) contribue à renforcer ce caractère d’exception de l’espace de la galerie. Les ouvertures constituent des pauses, de nouveaux « limens » dans cette progression vers le mystère. Ils renforcent le caractère d’exception du musée en montrant le monde extérieur à travers une structure écran. Qu’ils donnent un aperçu de la ville comme c’est le cas au MOMA et au MNAM, ou sur la mer comme à l’ICA de Boston, ils montrent un paysage qui s’apparente au sublime, au spectacle de la puissance. Quel effet produirait une galerie de musée donnant à voir une urbanisation médiocre, un bidonville ou une autoroute ?

V. Turner distingue les performances rituelles publiques qui concernent la société dans son ensemble et les performances rituelles privées qui concernent plus particulièrement un individu ou un groupe d’individus. Les premières ont lieu sur les places publiques, elles marquent des étapes dans la vie sociale. Les secondes ont lieu dans des endroits isolés (au fond des forêts par exemple) et marquent des étapes dans la vie individuelle : ce sont les rites d’initiation. À cet égard, le musée selon qu’il est très fréquenté ou vide, selon que le spectateur y pénètre seul ou en groupe, appartiendra au premier ou au second type d’espace, public ou privé.

On comprend également à la lecture de V. Turner le rôle de la marche d’accès vers l’œuvre Descent into Limbo présentée au sein de la Documenta. On y accède après une attente à la porte et l’on se retrouve face à une tâche noire. L’expérience se fait seul ou en petit groupe. C’est aussi la fonction de la rampe d’accès de Building for a Void. Cette dernière œuvre est un bâtiment cylindrique surmonté d’une coupole. Il est entouré d’une rampe qui donne accès à l’intérieur, au milieu du bâtiment, à une salle occupée par la seule présence d’un trou de pigment central, surmonté d’une ouverture dans la coupole. La difficulté d’accès de ces œuvres et la marche d’accès à elles font partie du processus de sacralisation.

Les œuvres de Kapoor sont rarement présentées dans des espaces extérieurs sauvages. Leur impact dépend donc de leur présence dans un lieu considéré comme sacré, le musée d’art moderne, mais aussi, du fait de la banalisation et de la commercialisation grandissante de ce lieu, de la capacité de l’œuvre à transformer l’espace où elle s’inscrit en un lieu sacré. Pour qu’elles soient montrées dans la nature, il faut qu’elles dominent l’espace environnant, comme c’est le cas de The Eye in the Stone, construit en Norvège dans un cadre naturel sauvage. Il arrive aussi que l’œuvre fonctionne dans un espace non sacralisé sans le dominer par la taille, lorsqu’elle parvient à créer une rupture, qui agit comme un seuil émotionnel. Ainsi j’ai découvert I dans la galerie Barbara Gladstone à New York, installée près d’un bureau. Le lieu n’avait rien de spirituel, mais l’œuvre était plongée dans une relative obscurité, dans un angle de la pièce, comme une présence cachée dont le caractère insondable contrastait avec le bureau moderne. L’œuvre semblait faire irruption dans la galerie. Plus récemment un disque de laque coloré sans titre, présenté à la FIAC 2008, attirait les spectateurs. Sa couleur bleu nuit, la transformation qu’il faisait subir aux reflets des objets environnants qui paraissaient englués dans sa matière virtuelle, créaient comme une zone de silence dans la cacophonie de la foire, silence insolite et prolongé comme le « humm » d’une trompette tibétaine suspend les bruits alentour. L’œuvre était pareille à un « trou noir », absorbant les bruits et les énergies, un lieu à part attirant la matière par sa force gravitationnelle. Le même phénomène se produit avec Hive (2009), une œuvre massive d’acier oxydé en forme d’obus, ouvert d’un côté comme deux cuisses gigantesques qui laissent voir en leur centre, à travers une fente, le vide intérieur.

P. L. Tazzi raconte encore comment la rencontre fortuite d’une œuvre de Kapoor dans l’espace de la Biennale de Venise lui est apparue comme le surgissement d’une musique différente, comme le signe d’une autre dimension26 (Tazzi, 1992, p. 21).

Le caractère rituel de l’œuvre qui crée une rupture avec son environnement est souligné par Kapoor qui déclare que lorsque l’œuvre d’art fonctionne, elle agit « comme une prière, elle consacre un temps spécifique, séparé de la vie ordinaire27 » (Jacob, 2008, p. 132). Ainsi, l’hypothèse de l’archétype de « la voie », associée à la connaissance des principes constitutifs du rituel, permet d’expliquer qu’une marche sur un chemin balisé (le chemin d’accès à l’œuvre), à l’intérieur d’un lieu considéré comme sacré parce qu’à l’écart des règles de la vie quotidienne, soit associée par le spectateur à l’idée d’un cheminement spirituel vers une révélation. Afin que cela fonctionne, il faut cependant que le visiteur soit venu avec une attitude de méditation. Pour ressentir Void Field comme une rupture, comme une perte de repères, « il faut, dit M. H. Hayden, se prêter au jeu, accepter le risque de tomber dans le vide, physiquement, émotionnellement et intellectuellement28 » (2003, p. 205), mais ceci se prépare.

Kapoor rapporte le cas d’un visiteur exaspéré par l’attente devant Descent into Limbo qui n’a vu dans la tâche noire au centre qu’un « tapis » et non un vide métaphorique. Peut‑être le visiteur était‑il dans un état d’esprit rationnel, « désenchanté » ou consommateur, et non à la recherche d’un message spirituel. Peut‑être l’attente trop longue avait‑elle empêché le conditionnement ritualiste d’opérer, le spectateur était revenu au temps réel. V. Turner souligne en effet qu’une forme de transe est nécessaire à l’émergence d’une expérience spirituelle. Celle‑ci s’obtient dans les rituels traditionnels par la conjugaison de rythmes sonores et de mouvements dont la marche n’est qu’un élément.

Le rôle du rythme

Qu’ils proviennent de la récitation de mantras, de rythmes musicaux, de la respiration régulière ou des mouvements répétitifs du corps, de nombreuses expériences témoignent du rôle du rythme dans la préparation de l’esprit à un état rituel29. La méditation yogiste au cours de laquelle le disciple se concentre sur sa respiration, non seulement celle de ses poumons mais celle de tout le corps, lui permet d’échapper aux sollicitations des sens et du réel (Éliade, 1975, p. 173 et 71). Lorsque le rythme respiratoire, comme dans une transe, devient plus prégnant, il induit une distance spirituelle avec les réalités extérieures (Éliade, 1975, p. 173). La méditation révèle la fragilité de la vie et encourage le disciple dans la voie du salut (Éliade, 1975, p. 173). Kapoor s’intéresse au rythme de la marche mais aussi au silence, qu’il comprend comme un son à la manière de John Cage, ainsi qu’à la capacité des basses fréquences à induire le sens du sacré30. Barbara Rose suggère également que le pouvoir méditatif du monochrome vient de sa capacité à induire « une forme de transe » et Heinz Mack évoque à ce propos le « courant rythmique » émis par la lumière qui provoque une « vibration mystique » :

La pureté de la lumière […] saisit tous les hommes dans son émanation continue d’un courant rythmique qui circule entre la peinture et l’observateur, courant qui sous certaines conditions, devient un pouls marqué, une vibration totale. (McEvilley, 1996, p. 66)

Ce pouvoir rythmique de la couleur était déjà souligné par le peintre romantique Philipp Otto Runge31 (Ramos, 2008, p. 185), et avant lui par Aristote (Gombrich, 1983, p. 304). Kapoor semble y être sensible puisqu’il a créé la scénographie de plusieurs spectacles de danse en utilisant des monochromes32. Cependant, chez lui, le sens du rythme vient de la couleur mais aussi de la marche autour de l’œuvre, marche régulière du spectateur, rythmée par sa respiration, qui suit les formes sinueuses d’un chemin prescrit entre les œuvres ou à l’intérieur des œuvres. Cette capacité du rythme à ouvrir l’esprit à la méditation se retrouve chez d’autres artistes tels que Yves Klein, Richard Long, Andy Goldsworthy, ou encore Bruce Nauman (Kayser, 2010, p. 310‑311). Dans Beckett Walk de 1968, B. Nauman répète un geste

corporel fastidieux ad nauseam, et dans Playing a Note While I Walk Around the Studio, il joue la même note sur un violon alors qu’il tourne sans s’arrêter autour d’un cercle invisible, dans son atelier.

La sensibilité de l’esprit au rythme est due, selon les récents travaux des neuropsychologues Eugène d’Aquili et Andrew Newberg, à l’influence de celui‑ci dans la coordination des fonctions responsables de l’analyse causale avec les fonctions structurelles, responsables de l’analyse des formes comme un tout, comme une Gestalt33. Le cerveau est composé de deux hémisphères qui regroupent des fonctions complémentaires de l’esprit : l’hémisphère gauche est le siège des réflexes cognitifs, des principes d’analyse causale (c’est « l’opérateur causal »). L’hémisphère droit est le siège de la perception des relations spatiales, qui tend à analyser les formes comme « un tout », comme une structure constante quelle que soit la position relative du spectateur (c’est « l’opérateur holistique »). Ces deux hémisphères sont normalement activés successivement, l’hémisphère droit prenant le relais de l’hémisphère gauche afin d’apporter une réponse symbolique et émotionnelle quand la logique causale n’a pas pu aboutir à la compréhension d’un événement34.

Selon E. d’Aquili et A. Newberg, les rythmes répétitifs induisent la production d’endomorphines qui déclenchent chez le sujet l’activation simultanée du système sympathique (responsable de la concentration, d’un état d’alerte) et parasympathique (responsable de la détente du corps). Ils permettent ainsi une concentration maximale sur l’activité psychique ainsi que l’activation simultanée de l’opérateur holistique et de l’opérateur causal35. Se forme alors l’image d’une forme « totale » et constante, indépendante du point de vue du spectateur, comprise comme étant cause et origine de toute chose, que l’homme tend à appeler Dieu ou Absolu, et que les auteurs désignent sous le terme de « Absolute Unitary Being » ou AUB36.

Il s’en suit que la pratique rythmique, sonore, du geste ou de la respiration, favorise l’apparition dans le cerveau d’une forme structurelle comme étant « la cause première » des choses et définit donc la Gestalt comme la forme de l’absolu.

Conclusion

On observe donc dans l’expérience des œuvres de Kapoor que la marche dans des formes symboliques, l’organisation de l’expérience en trois phases (de préparation, de rituel, de décompression), ponctuées par des seuils physiques, et le rythme des couleurs comme de la respiration du spectateur conditionnent la réception de l’œuvre. Ces éléments qui ont été utilisés depuis l’aube de l’humanité pour favoriser l’effectivité du rite agissent sur les fonctions perceptives et l’organisation neurologique pour créer chez le visiteur moderne l’impression de participer à un acte rituel, lui faisant percevoir l’œuvre comme un objet mythique.

Les œuvres de Kapoor partagent avec le rituel non seulement ses moyens mais aussi ses objectifs. L’invisible en elles est, à l’instar du rite, d’ordre métaphysique, spirituel autant que psychanalytique. Il s’agit de mettre en correspondance le conscient et l’inconscient, collectif et individuel. Cette recherche inscrit Kapoor dans la tradition de l’art moderne. Comme les œuvres de Gauguin, Picasso, Giacometti ou encore Pollock et Newman, son travail s’apparente à une tentative de retrouver l’unité perdue avec une « totalité » cosmique. Ce que ces artistes allaient chercher dans les cultures africaines ou mélanésiennes, Kapoor le trouve dans l’hindouisme, le tantrisme, le bouddhisme, ainsi que dans la Cabale et la psychanalyse jungienne. Ces cultures ne lui sont pas étrangères. Il n’en a pas qu’une approche « exotique ». Élevé en Inde, il en connaît le symbolisme et la philosophie de façon intime37. Bouddhiste pratiquant, il refuse toute approche « new age » de cette religion. Son intérêt pour la Cabale vient de sa culture judaïque et il a de Jung une connaissance approfondie liée à une psychanalyse. Kapoor s’intéresse à ces différentes théories ou pratiques comme autant de voies vers une expérience archaïque, mythique et donc métaphorique38 (Lévi-Strauss, 2008, p. 1221 et 1223) du monde.

Pourtant, s’adressant à un spectateur occidental ignorant de ces concepts, l’œuvre ne peut être perçue que par le moyen de la forme, de la couleur et de leur interaction dans l’espace codifié du musée. L’œuvre agit parfois comme le catalyseur d’une expérience d’un monde invisible, d’une totalité immanente qui dépasse le psychologique et l’individuel. Il faut pour cela que la visite de l’exposition soit perçue comme une expérience collective, car le rituel est une activité qui implique le groupe social tout entier : « Le rituel consiste à appréhender les forces inconscientes au cœur de l’existence et des actions individuelles et sociales […] à les intégrer […] au grand jour dans la vie sociale, pour les rendre gérables. » (Turner, 1987, p. 158) Dans le rituel, « le flux social se retourne sur lui‑même […], fait des méandres, invertit et réexamine ses principes » (Turner, 1987, p. 29). Walter Benjamin soulignait également que « l’homme ne peut communiquer en état d’ivresse avec le cosmos qu’en communauté », sinon cette ivresse se limite « à un délire mystique lors des belles nuits étoilées » (Benjamin, 2000, p. 186‑187).

Ainsi il apparaît que, vécues comme une expérience de groupe, les œuvres de Kapoor peuvent révéler un invisible collectif ; réduites par le contexte social, par l’incommunicabilité constitutive des sociétés modernes, à une expérience individuelle, elles ne peuvent désigner qu’un invisible particulier. Les forces inconscientes qu’elles convoquent alors dans l’espace de la galerie concernent la seule psyché individuelle. Leur capacité réflexive collective s’en trouve limitée à un plan intellectuel. L’invisible devient un concept psychanalytique ou philosophique, perceptible par le discours sur l’œuvre et non par sa présence formelle.

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Notes

1 Le lecteur pourra se référer au site de l’artiste : <https://anishkapoor.com/>. Retour au texte

2 « The void, this blue depth […] is to my mind fecund and generative but also engulfing. Perhaps it’s the “Terrible Mother” encroaching. » Sauf mention contraire, les citations traduites en français sont le fait de l’auteur. Retour au texte

3 « I feel deeply that art has a kind of religious function. » Retour au texte

4 « Grande Déesse qui est‑tu ? […]. Je suis Brahman [l’Absolu]. Le monde est issu de moi, composé du matériel et de la conscience cosmique, le Vide et le Plein […]. Je suis le monde entier. » (Extrait du Devi Upanishad cité par Madhu Khanna, Yantra: The Tantric Symbol of Cosmic Unity, 1979, p. 54) Retour au texte

5 « […] complementary cosmic forces creating and sustaining the universe through their essential and intimate interaction. » Retour au texte

6 « […] what I might call a matriarchal view of creativity, of energy. » Retour au texte

7 Propos tenus au sujet de Part of the Red. Retour au texte

8 « He lets the ghosts and frightening monsters of his instinctual subconscious being emerge into light, where they are aired, studied, consciously accepted, and hence stripped of their power to bind him. » Retour au texte

9 « [Kali] invites man to approach the cremation ground without fear, thus realizing him to participate in his true destiny » ; « Kali is a “gateaway” from Karma and Samsara […] to ultimate freedom [where] death is not to be feared ». Retour au texte

10 « The weakness of this interpretation is obvious. In an attempt to exegete all mythology, another mythology is offered as a key, the […] western, male-chauvinist myth of individual assertiveness » (p. 131) ; « Religions, myths and symbols are extremely complex things, the meaning of which are almost always multivalent. [This interpretation does no justice] to the redemptive actualities of devotion to the dread goddess. [It is] reductionist. [It is] also unfair, because it does not seek to interpret Kali on her own plane of reference » (p. 132). Claude Lévi-Strauss corrobore ce jugement indirectement en déclarant : « Toujours globale, la signification d’un mythe ne se laisse jamais réduire à celle qu’on pourrait tirer d’un code particulier. » (Claude Lévi-Strauss, La Potière jalouse, dans V. Debaene, F. Keck, M. Mauzé et M. Rueff [éds], Œuvres complètes, 2008, chap. xiv, p. 1214) Retour au texte

11 « The eye always comes ancient to its work, obsessed by its own past and by old and new insinuations of the ear, nose, tongue, fingers, heart and brain […] not only how but what it sees is regulated by need and prejudice […]. It does not so much mirror as make, and what it takes and makes it sees not bare but as things, as food, as people, as enemies, as star, as weapons. » Retour au texte

12 C’est d’ailleurs l’une des raisons du pouvoir de ces œuvres selon Robert Morris : « The large mirrors works play on phenomenological concerns that reverberate between virtual and actual spaces. Are there Lacanian references to these works? Do they stage or restage the “mirror stage”? […] if they do […] they also reference time […]. That remembered time of the self where the self’s Humean […] discontinuities are mocked by the Gestalt of the image repeated innumerable times (Williams Mirrors) in its absurd, illusionistic wholeness. » Retour au texte

13 On trouve déjà les prémisses d’une typologie de la couleur dans Du spirituel dans l’art (1910) : « Il y a dans cette effervescence et dans cette ardeur (du rouge) […] très peu tournée vers l’extérieur, une sorte de maturité mâle. » (Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, 1989, p. 158) Wassily Kandinsky écrit que le jaune est terrestre parce qu’il irradie alors que le bleu est spirituel, céleste parce qu’il absorbe l’énergie (voir p. 148‑149). Retour au texte

14 Oskar Schlemmer par exemple oppose que le soleil, qui est circulaire, est actif et rouge au coucher. Il plaide donc pour l’idée d’associer le cercle à la couleur rouge. Retour au texte

15 Cela explique le décor de rayures rouges et blanches des temples indiens. Voir Yehuda Safran, « La Tour, la merveille et la blessure », Anish Kapoor, 1998, p. 129. Claude Lévi-Strauss signale que le sanscrit raga, qui signifie le rouge, est proche du terme rakta qui signifie le sang (Claude Lévi-Strauss, « Des sons et des couleurs », Regarder, écouter, lire, chap. xix, p. 1575). Retour au texte

16 « […] yet the full impact of this can only be realised by entering the work physically, by experiencing it as a field. » Retour au texte

17 « [Void Field] expands so much the cube that the notion “performance of the viewer” comes to mind. » Retour au texte

18 « I think that certain neolithic structures like Stonehenge […] have to do with […] the oriental and islamic emphasis on empty space and the planning of how you move through spaces. » Retour au texte

19 Le labyrinthe est par exemple utilisé chaque mois à la cathédrale de Georgetown à Washington pour des moments de méditation. Retour au texte

20 Friedrich Nietzsche ne dit‑il pas : « Si nous voulons esquisser une architecture conforme à la structure de notre âme […] (sic), il faudrait la concevoir à l’image du labyrinthe » (Aurore, Œuvres, 1993, t. 1, liv. 3, p. 169). Et Gaston Bachelard ajoute : « Un labyrinthe aux parois molles entre lesquelles chemine, se glisse le rêveur. » (La Poétique de la rêverie [1960], 2005, p. 97) Retour au texte

21 « The Williams Mirrors (1977) require the viewer to make the work: the form is that of a maze in which the body wanders, finding and losing itself and others in reflected, virtual spaces. » Retour au texte

22 On pourrait imaginer que cet archétype trouve son origine première dans les conditions de la naissance — le passage par le col de l’utérus —, mais Erich Neumann ne le dit pas. En revanche, Claude Lévi-Strauss affirme que le mythe du labyrinthe est une image de la naissance anale, « où les chemins entrelacés figurent l’intestin et le fil d’Ariane le cordon ombilical » (Claude Lévi-Strauss, La Potière jalouse, ouvr. cité, chap. xiv, p. 1218). Retour au texte

23 D’où le chemin de croix chrétien et la présence de labyrinthes dans certaines cathédrales, notamment à Chartres, à Reims et à Amiens. Retour au texte

24 Victor Turner donne l’exemple de la simulation par un groupe d’étudiants en anthropologie d’une danse cannibale symbolisant la lutte contre des esprits maléfiques venus du monde des morts, lors de laquelle les étudiants ont eu l’impression de faire véritablement face à la mort. La pratique de la danse rituelle a également développé chez les participants un sentiment d’appartenance à une communauté distincte de celle des non‑participants (p. 148‑149). Il donne aussi l’exemple d’un faux mariage organisé avec des étudiants, au cours duquel certains participants — notamment le prêtre, la mariée et le marié — se sont identifiés à leur rôle symbolique et ont interagi avec les autres, pendant la soirée qui a suivi la fausse cérémonie, comme s’ils étaient effectivement ces personnages. Dans ces deux cas, Victor Turner remarque que les étudiants qui ont joué un rôle symbolisant un enjeu vital ont eu tendance à entrer davantage dans leur rôle (p. 143‑144). Cela est dû, selon l’anthropologue Gregory Bateson, au fait que le rituel a une fonction sociale réflexive ; il s’agit de reformuler les valeurs du groupe (p. 140). Retour au texte

25 C’est sans doute cette préparation « archétypale » qui induit un sentiment de gêne, voire de suffocation, quand après avoir franchi ces étapes, on se trouve dans des galeries ou des espaces d’exposition bondés. Retour au texte

26 « The unexpected kindling and blaze of the few and pure colours stood out like sound tones that emanate from instruments, which, while clearly defined, don’t enter the usual and expected typology, and yet which […] we recognize. » Retour au texte

27 « […] such an “act of transformation” is the same as an act of prayer, consecrating a particular time which is separated from one’s ordinary life. » Retour au texte

28 « [We need to trust both the] physical properties [of the work] and the artist. […] it requires a willingness on the part of the viewer to fall into that void in both an emotional and an intellectual sense. » (Mark Cheetham, Kant, Art, and Art History: Moments of Discipline, 2001, p. 103) Retour au texte

29 Le rituel orchestre différents médias ce « qui inclut non seulement le langage parlé mais [aussi] des chansons, de la danse, du théâtre et des arts plastiques », dirigés par un « maître de cérémonie, prêtre, metteur en scène, réalisateur ». Chaque media apporte « son code sensoriel spécifique », selon l’expression de Claude Lévi-Strauss, « son vocabulaire et sa grammaire propre ». L’ensemble concourt à produire un « métalangage » qui est le message de la performance. Voir Victor Turner, ouvr. cité, p. 23 (ma traduction) ; voir aussi Jean During, Musique et extase : l’audition mystique dans la tradition soufie, 1988. Retour au texte

30 Il travaille sur ce sujet avec le musicien Brian Eno. Je remercie Jean de Loisy pour cette information. Retour au texte

31 « [Si] les transitions monotones ont sur la sensibilité l’effet le plus apaisant, on peut alors se figurer que le choix d’une combinaison raisonnable de couleurs sonores et brillantes […] est appelé, du fait de ces mêmes qualités, à retentir sur […] l’effet que produit [une œuvre d’art], comme les sons musicaux sur le sens et l’esprit d’un poème. » (Traduit par Sophie Ramos) Retour au texte

32 Voir In‑I, conçu par Akram Khan et Juliette Binoche, présenté en octobre 2009 au théâtre du Châtelet à Paris. Retour au texte

33 Voir Eugène d’Aquili et Andrew Newberg, « The Question of God », n.d., site de la chaîne de télévision PBS, <www.pbs.org/wgbh/questionofgod/voices/newberg.html> [consulté le 8 mars 2006] ; Andrew Newberg, « Brain Science & The Biology of Belief », p. 2, The Global Spiral, site du Metanexus Institute, <www.metanexus.net/Magazine/ArticleDetail/tabid/68/id/8520/Default.aspx> [consulté le 8 mars 2006]. Retour au texte

34 Selon Eugène d’Aquili cité par Richard Schechner, The Future of Rituals, Londres / New York, Routledge, p. 239. Retour au texte

35 Andrew Newberg, « Brain Science & The Biology of Belief », art. cité, p. 1. Dans un ouvrage antérieur, Eugène d’Aquili décrit ce processus : « Rituals properly executed promote a feeling of well-being and relief, not only because prolonged or intense stresses are alleviated but also because the driving techniques employed in rituals are designed to sensitize […] the nervous system […] and permit temporary right hemisphere dominance. » (Eugène d’Aquili, Charles Laughin et John McManus, The Spectrum of Ritual, 1979, p. 120 et 140‑145, cité par Richard Schechner, ouvr. cité, p. 240) On notera que l’idée de la dominance de l’hémisphère droit a été remplacée, dans l’ouvrage écrit avec Andrew Newberg, par celle d’une action simultanée des deux hémisphères, avec domination de l’hémisphère droit. Retour au texte

36 Voir Eugène d’Aquili et Andrew Newberg, « The Question of God », art. cité. Andrew Newberg précise : « In fact, we might suggest that the causal operator is crucial to our understanding of the concept of God. For if we search hard enough for causes, we eventually work our way back to some first cause which appears not to be caused by anything else. It is this first, and ultimate cause that many religions call God. » (Andrew Newberg, « Brain Science & The Biology of Belief », art. cité, p. 2) Retour au texte

37 « One can hardly be Indian and not know that almost every accent, which hand you eat your food with, has some deeper symbolic truth, reality. » (Interview John Tusa, « Anish Kapoor Interview », BBC 3, 6 juillet 2003, site de la BBC, <www.bbc.co.uk/radio3/johntusainterview/kapoor_transcript.shtml> [consulté le 10 juin 2006] et John Tusa, The Janus Aspect: Artists in the Twenty-First Century, 2005, p. 159) Retour au texte

38 Claude Lévi-Strauss souligne que la pensée mythique est métaphorique, car elle est un acte d’entendement qui s’exprime par le moyen d’une pluralité de codes, lesquels constituent une structure globale. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Christine Vial-Kayser, « Figurer l’invisible : l’exemple d’Anish Kapoor », IRIS, 32 | 2011, 73-95.

Référence électronique

Christine Vial-Kayser, « Figurer l’invisible : l’exemple d’Anish Kapoor », IRIS [En ligne], 32 | 2011, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3239

Auteur

Christine Vial-Kayser

Conservatrice du patrimoine, directrice du musée-promenade de Louveciennes

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