Le corps augmenté. De la fiction à la réalité

  • The Augmented Body. From Fiction to Reality

DOI : 10.35562/iris.3347

Résumés

Notre objectif est de montrer comment des films de science-fiction ont traité l’augmentation des facultés corporelles et cognitives. Ces imaginaires cinématographiques permettent de nous interroger sur l’intérêt de telles innovations. Ils dressent le tableau d’un monde dans lequel l’artificialisation et la mécanisation de nombreuses activités mènent à une perte de contrôle sur celles-ci, ce qui nous ferait courir le risque, à terme, d’être privés de nos qualités d’humains. Cependant, nous montrerons que ces films ne s’interrogent pas pour autant sur la viabilité de ce type de société. En effet, ces fictions n’insistent pas sur les contraintes que ces transformations font pourtant peser sur l’environnement. Face à la crise écologique l’emprise des innovations technologiques sur l’ensemble des sociétés, loin d’apparaître comme une solution, risque au contraire d’être identifiée comme une partie du problème.

Our goal is to show how science fiction films have dealt with the augmentation of bodily and cognitive faculties. These cinematographic imaginaries allow us to question the interest of such innovations. They depict a world in which the artificialization and mechanization of many activities leads to a loss of control over them. This would mean that we would run the risk, in the long term, of being deprived of our human qualities. However, we will show that these films do not question the viability of this type of society. Indeed, these fictions do not insist on the constraints that these transformations nevertheless impose on the environment. Faced with the ecological crisis, the hold of technological innovations on all societies, far from appearing as the solution, risks on the contrary being identified as part of the problem.

Plan

Texte

L’objectif de cet article est de montrer comment des films de science-fiction ont représenté certaines menaces que l’augmentation cognitive et corporelle de l’humanité, à cause de l’omniprésence du numérique et de l’intelligence artificielle, fait peser sur nos sociétés. La science-fiction, selon Nicolas Hervé, « célèbre autant les exploits scientifiques et techniques qu’elle en évalue les menaces » (2022, p. 205). Alors que la science-fiction peut valoriser les innovations technologiques et rendre compte de leur dimension utopique, elle détient aussi le pouvoir d’en montrer leur revers dystopique. Comme le remarque Marc Atallah, « les dystopies ont toujours trait à l’aliénation : elles démontrent que les modifications sociopolitiques présentées comme épanouissantes ont pour conséquence anthropologique de réduire — voire d’anéantir — l’autonomie de l’homme » (2019, p. 20). Dans notre corpus de films, l’augmentation des facultés corporelles et cognitives s’impose aux populations. L’état de dépendance qui en résulte se finalise par le remplacement de l’homme par la machine.

En nous appuyant sur un corpus constitué de quelques films nous verrons en un premier temps comment les individus se trouvent pris au piège de ces innovations qui exercent sur eux des contraintes liberticides. Nous montrerons ensuite que la difficulté rencontrée par ceux qui tentent de s’y opposer rend d’autant plus tangible leur puissance d’action. Enfin, nous verrons que ces œuvres décrivent quelques-uns des dysfonctionnements d’une situation dans laquelle nous sommes déjà enfermés. Mais elles en limitent la portée critique en occultant les déséquilibres majeurs que ces innovations provoquent.

Une augmentation liberticide

Le cycle Terminator (1984-2015), la série des Matrix (A. et L. Wachowski, 1999-2022), Minority Report (Steven Spielberg, 2002), I Robot (Alex Royas, 2004), Clones (Jonathan Mostow, 2009), Wall-E (Andrew Stanton, 2009) décrivent un monde bouleversé par les innovations technologiques. Ces films mettent en scène le rôle prépondérant que joue l’intelligence artificielle sur l’organisation des sociétés. Celle-ci, par l’intermédiaire d’ordinateurs, de cyborgs et de robots, parvient à exercer un tel contrôle sur elles qu’elle finit par les soumettre à son emprise, révélant la domination des machines que l’humanité croit pourtant dominer.

Dans Terminator, des cyborgs comparables aux représentants d’une espèce invasive tentent de décimer l’humanité. L’ordinateur Skynet déclenche une guerre nucléaire qui rend la vie sur Terre de plus en plus précaire. Dans Matrix, l’humanité est immergée dans un monde virtuel alimenté en énergie par des humains transformés en ressources exploitables. La confusion entre le monde réel et le monde virtuel est telle que nul n’est conscient du caractère irréel de ce qu’il perçoit. Dans Minority Report, un système informatique de prévoyance du crime utilise les rêves prémonitoires de précogs, dont le cerveau est relié à des ordinateurs, pour neutraliser quiconque serait susceptible de commettre un crime. Ce système sécuritaire transforme la prédiction en preuve menant à des jugements définitifs sans procès. Dans I Robot, des robots domestiques mis au service de l’intelligence artificielle imposent de manière agressive leur autorité dans l’espace privé. Ce film décrit un monde en voie d’être dirigé par une armée de robots. Dans Clones, les populations connectées à des androïdes les laissent agir et travailler à leur place. Tout contact avec le monde extérieur est ainsi évité grâce à ces créatures synthétiques, incitant chacun à rester reclus chez soi, enfermé dans sa bulle technologique. Dans Wall-E, l’accumulation de déchets et la pollution que cela génère ont contraint l’espèce humaine à quitter la Terre pour se réfugier dans des vaisseaux contrôlés par une intelligence artificielle. Ce film d’animation donne une représentation cauchemardesque d’une humanité désœuvrée, amnésique, dont la vie est prise en charge et contrôlée par un ordinateur.

Chacun de ces films fait de la perte de contrôle sur des systèmes informatiques la menace prioritaire. De cette menace majeure en découlent d’autres, liées à un modèle de développement technologique dont la finalité est d’encadrer et de gérer les activités humaines. Celles-ci sont régulées par des ordinateurs utilisés par des Compagnies afin de développer de nombreux services et créer de nouveaux besoins. La colonisation des sociétés par ces outils numériques prive progressivement les populations de leur autonomie, ce qui entraîne une mise à distance de la réalité, comme dans Matrix ou dans Clones, réduisant la possibilité pour chacun de maîtriser sa propre existence. Les populations asservies se soumettent docilement, indifférentes au caractère avilissant et destructeur de cet état de servitude. Leur adhésion volontaire à ces interfaces numériques commandées par des algorithmes est due à l’augmentation de leurs aptitudes que ces technologies semblent leur procurer. Notamment, une connexion permanente aux ordinateurs comme dans Matrix, un sentiment de sécurité et de protection comme dans Minority Report, une dispense de tout effort comme dans I Robot, dans Clones ou dans Wall E. Dans Terminator, l’intelligence artificielle Skynet conçue pour protéger militairement l’humanité se retourne finalement contre elle, à l’aide de cyborgs, car elle juge que celle-ci met en péril l’équilibre mondial.

Dans tous ces exemples, l’intelligence artificielle et la robotique prennent le relais de l’intelligence humaine, prolongent un corps pourtant en bonne santé, le transforment ou le remplacent et limitent la prise d’initiative. Les humains n’étant plus que des usagers d’un système qui fonctionne de manière autonome et pour lequel la vie humaine n’est pas prioritaire. Les individus se satisfont de leur statut de spectateurs face au pouvoir de la machine. Ils contribuent à le renforcer par l’état d’inconscience dans lequel ce même pouvoir est parvenu à les plonger. Leur passivité découle de leur aveuglement face aux dangers que représente cet état de dépendance. Dans Matrix, l’immersion dans la réalité virtuelle a remplacé la confrontation au réel. Dans Clones, les humains remplacés par des corps de substitution mènent une vie par procuration à travers des androïdes. Dans Wall-E, les humains avachis dans leur vaisseau sont confinés dans un espace clos, sous la surveillance et le contrôle d’une intelligence artificielle qu’ils n’ont plus la volonté de quitter. En donnant l’impression aux individus de satisfaire des besoins, combler des manques ou des insuffisances, le caractère liberticide et déshumanisant de ces dispositifs ne leur est pas immédiatement perceptible. Ils n’en retiennent que l’intention utopique qui, selon Laurent Bazin, résulte de « l’envie de s’instituer en démiurge contrôlant les clés de la vie » (2019, p. 53). Cependant, la soumission de l’organique au technologique nous mène à la perte de la maîtrise de notre propre corps. Ce que ces dystopies traduisent en représentant, comme l’écrit Laurent Bazin, « l’angoisse de se laisser déborder par un pouvoir aux relents de mort » (2019, p. 53).

Le caractère dystopique de ces fictions repose sur le détournement du pouvoir initialement accordé aux robots, aux cyborgs, aux ordinateurs, aux systèmes informatiques dont ceux-ci finissent par abuser. En imposant de nouveaux modes d’être, ces innovations soumettent les humains, comme dans Matrix ou dans Wall-E, à des impératifs qui les déresponsabilisent. Les ordinateurs, les cyborgs, les robots dirigés par l’intelligence artificielle visent à contrôler les sociétés qu’elle gouverne selon sa propre logique. Les populations sont contraintes de s’y adapter car l’organisation sociale repose sur elle. En s’immisçant dans leur vie, ces innovations technologiques ont brisé toute forme de résistance. Par les tâches qu’elles accomplissent à leur place et par l’augmentation de leurs facultés, elles leur sont devenues indispensables. Cela explique l’inertie dont les humains font preuve, qui accentue d’autant plus le pouvoir des machines. Celles-ci se sont introduites dans leur vie jusqu’à prendre le contrôle sur elle et la rendre insignifiante. Pascal Bruckner le résume ainsi : « L’homme de l’avenir sera l’homme diminué lequel ira de pair avec la réalité augmentée du virtuel. Exister sera se soustraire. » (2022, p. 35) Ces fictions décrivent une vie augmentée menant à la robotisation de l’organisation sociale et à la mécanisation du vivant, ce qui rend l’humanité progressivement obsolète. L’augmentation des facultés corporelles et cognitives de l’humanité mène en définitive à son éradication et ces innovations apparaissent comme une aberration anthropologique.

Le pouvoir des machines

Dans leur ensemble, ces œuvres se focalisent sur l’inconscience et l’avidité des hommes ayant initié ce système qui finit par se retourner contre eux. Les populations décrites dans ces films se retrouvent prises au piège de technologies qui leur assignent des fonctions. L’amélioration de leurs conditions de vie par une augmentation supposée de leur existence que semblent leur promettre ces systèmes de contrôle, de surveillance et d’assistance comme dans Minority Report, Clones ou Wall-E, dissimule leur pouvoir de nuisance. Les concepteurs, grâce au profit que ces innovations leur permettent de réaliser, deviennent eux-mêmes des rouages du système. Dans Terminator, l’ordinateur détruit celui qui l’a conçu. Dans I Robot, les robots modifient leur programmation initiale et se constituent en armée dans le but de dominer la Terre. Dans Wall-E, l’ordinateur maintient volontairement les humains dans un état végétatif. Tous les hommes deviennent alors des victimes d’innovations sur lesquelles même ceux qui les ont conçues et diffusées ont perdu le contrôle et dont l’objectif est de les remplacer. L’humanité n’est plus qu’un moyen permettant à ces outils de proliférer. En les alimentant sans cesse par une connexion continue, celle-ci renforce d’autant plus sa dépendance.

Cette situation va inciter, pourtant, quelques individus à livrer un combat contre ces systèmes informatiques pour tenter d’échapper à leur domination. Le combat contre les machines et les Compagnies qui les exploitent s’avère être, en définitive, le réel enjeu de ces histoires. L’extrême nocivité de ces technologies apparaît alors en pleine lumière par la force de réaction que leur opposent les machines. La guerre peut être totale comme dans Terminator ou continue comme dans Matrix. Dans Wall-E, l’ordinateur a neutralisé les fonctions cognitives d’humains réduits à leurs fonctions biologiques. Dans ces exemples, des individus isolés engagent le combat qu’ils tentent de gagner en neutralisant les hommes ou les systèmes responsables du pouvoir accru attribué aux machines. Mais les moyens de défense utilisés contre l’espèce humaine dont disposent ces réseaux informatiques démontrent l’étendue de leur pouvoir. Ce qui est révélé de manière spectaculaire à travers le combat désespéré de quelques résistants comme dans Terminator ou Matrix, prêts à livrer une lutte à mort contre les machines. Les personnages évoluent dans des décors de fin du monde témoignant du caractère désespéré de leur situation.

Selon ces scénarios, la destruction d’une entité numérique malveillante suffirait à éradiquer la menace. Mais ils ne tiennent pas compte du fait que, par le pouvoir de séduction qu’elles détiennent, les prothèses numériques ont déjà gagné le combat. Éric Sadin constate que face à l’industrie du numérique nous aurions été, dès le début, « saisis par un sursaut de conscience », et « assez vite on s’apercevrait d’une conséquence de taille : l’addiction » (2020, p. 102). Or la lutte contre toute addiction revient à se battre contre soi-même. À savoir contre des désirs transformés en besoins incitant chacun à rechercher toujours plus de rapidité, d’efficacité, de démultiplication des services. Ce qui nécessite d’abord une prise de conscience individuelle du caractère destructeur de cette addiction qui pourrait nous permettre d’envisager, par ailleurs, une action collective. Mais sans réaction de notre part, selon Éric Sadin, « les créatures artificielles vont nous éradiquer, symboliquement et dans les faits, nous dépossédant de notre faculté à composer librement avec le réel et engendrant des logiques autoritaires d’un genre inédit » (2018, p. 128).

Le fait que nous réagissions si peu, aujourd’hui, face aux menaces réelles que ces innovations font peser sur nos existences peut tenir au fait que leurs impacts, à la différence de ce qui est montré dans ces films, ne sont pas immédiatement visibles. Leur déploiement tentaculaire ne crée pas de mouvement de panique, n’éveille aucun sentiment de peur, précisément à cause de leur utilisation généralisée, qui normalise leur présence. Pour agir, il faudrait que l’on soit confrontés directement, comme dans ces films, à une catastrophe perçue comme imminente. Michel Benasayag explique ainsi notre inaction : « L’homme du digital étant celui de l’ultra- feedback et de l’immédiat permanent, on comprend une des raisons centrales pour laquelle nos contemporains n’agissent pas face à l’ensemble des menaces qui non seulement ne relèvent pas de l’immédiat et du feedback, mais nécessitent également une perception complexe des phénomènes médiés. » (2019, p. 83) Le caractère imprécis, invisible et lointain des menaces dues à la servitude numérique n’incite pas à la mobilisation.

Ces fictions présentent l’intérêt d’aborder le caractère inéluctable du combat qui sera mené face aux dérives dans lesquelles ces innovations technologiques risque de nous entraîner. Face aux fictions utopiques, ces fictions dystopiques, comme le remarque Laurent Bazin, « comportent une dimension positive — précisément parce qu’elles mettent en lumière les dangers des précédentes » (2019, p.13). Dans Une autre fin du monde est possible, les auteurs insistent sur l’utilité de récits mettant en scène l’effondrement. Selon eux, il faut préparer l’imaginaire afin d’inverser les tendances actuelles qui négligent les produits essentiels au profit des produits virtuels. Ils considèrent qu’il est indispensable de renverser les valeurs et de se préparer à vivre dans un monde effondré dans lequel « la valeur de l’eau, du bois et de la nourriture sont inestimables, et personne ne voudra boire de l’argent ni manger des cartes de crédit ou rêver d’une nouvelle application de smartphone » (2018, p. 152). Si les films de notre corpus représentent de manière extrême les conséquences d’une emprise de la machine sur nos vies, due à l’apparente augmentation cognitive et corporelle, ils négligent par ailleurs d’autres menaces auxquelles nous sommes également confrontés.

La dévoration du monde

Ces fictions donnent une représentation métaphorique, à travers le rôle majeur que jouent les ordinateurs et les robots, du pouvoir des machines qui prolifèrent dans nos sociétés et dans nos existences. Leur domination serait l’issue fatale à laquelle notre dépendance au numérique devrait inévitablement nous mener. Les conséquences de la dévoration du monde par l’intelligence artificielle sont traitées sous la forme d’un contrôle des populations. La dénonciation du contrôle et de la surveillance mis en œuvre grâce à ces dispositifs fait oublier l’acceptation collective qui a rendu possible une telle situation. Éric Sadin constate que « nous attendons des processeurs qu’ils nous gouvernent avec maestria » afin de nous délivrer de ce qui « constituait jusqu’à peu le sel de la vie et de notre relation au monde : celui de devoir à tout instant nous prononcer, nous engager, bref, de mettre en jeu notre responsabilité » (2018, p. 96). L’impression de dominer le réel que procure la connexion numérique rend insupportable l’attente, l’effort, la prise de risque qu’exige la vie réelle. Ce qui, comme dans Matrix, dans Clones ou dans Wall-E, conduit les individus à se protéger artificiellement des dangers présumés et des insuffisances supposées de leurs capacités naturelles.

La dématérialisation des relations et des activités entraine l’oubli de la matière, de laquelle dépend pourtant ce nouveau mode d’être, de consommer, de communiquer et de travailler, entretenant l’illusion d’un usage du monde libéré des contraintes que le donné naturel nous impose. Les composants matériels et la main-d’œuvre indispensables à la production d’électronique sont évincés, à l’écran, au profit de la représentation d’un univers dans lequel les machines et les créatures artificielles semblent fonctionner sans nul recours à des éléments physiques pourtant nécessaires à leur exploitation. Ces éléments dont nous sommes pourtant tributaires sont laissés dans l’ombre et ne sont pas intégrés dans ces récits dystopiques comme une donnée du problème. À ce sujet, Cédric Biagini remarque que « derrière le web, il y a bien toute une architecture des réseaux bien matériels que la magie de l’immédiateté et la taille réduite des objets ont fait oublier » (2012, p. 335). Nous en arrivons à croire qu’il serait possible de nier la réalité pour lui en substituer une autre qui, comme dans Matrix, plonge les individus dans un état d’ignorance sur leur situation réelle.

Cependant cette fuite en avant et ce déni de réalité ne peuvent faire disparaître les dangers auxquels l’invasion du monde par les réseaux numériques nous expose. Leur attractivité, due à leur efficacité, masque leurs effets négatifs. S’ils nous donnent l’impression de défier le temps et l’espace, leur utilisation repose et dépend d’éléments matériels dont la surconsommation aggrave la crise énergétique et écologique. Guillaume Pitron le résume ainsi : « Le numérique pollue. Énormément. Compte tenu notamment de sa consommation d’eau, d’énergie et de sa contribution à l’épuisement des ressources minérales, ce secteur génère une empreinte équivalente à deux ou trois fois celle d’un pays comme la Grande-Bretagne ou la France. » (2021, p. 44) Dans Matrix, les ordinateurs, pour fonctionner et alimenter la matrice, exploitent des humains dont ils aspirent l’énergie. La société du tout-numérique et du tout-électronique est intégralement dépendante de matières premières, de ressources non renouvelables dont l’extraction et la surexploitation accentuent le dérèglement climatique et accélèrent la dégradation du milieu naturel. Ce dont Fanny Parise fait le constat en écrivant que « la pollution, invisible car numérique, engendrée à la fois par les serveurs, mais également par la fabrication des objets technologiques nécessaires à leur utilisation, n’est pas écologiquement viable » (2022, p. 65).

Il ne suffit donc pas, à l’encontre de ce que montrent ces films, de neutraliser une entité malveillante pour régler les problèmes du dépassement des limites planétaires. Comme l’écrit Frédéric Jaccaud, « ce royaume hypothétique qui promet l’indépendance dans son intangibilité n’en reste pas moins tributaire du monde matériel qui l’héberge — hardware, processeur, réseau, électricité, etc. — et par conséquent d’entités politiques et économiques bien réelles » (2019, p. 86). Ce qui n’est pas le sujet de ces fictions qui, au contraire, comme dans Terminator, Matrix ou Minority Report témoignent d’une certaine fascination pour les innovations technologiques en sublimant leur potentiel esthétique. Elles entretiennent implicitement l’idée selon laquelle un usage raisonné et encadré des innovations technologiques ne pourrait que nous apporter de nombreux avantages. Elles laissent sous-entendre que les bénéfices qui pourraient en être retirés seraient supérieurs à la dangerosité de leurs effets secondaires. Or, ce que ces films dénoncent pourtant est une perte de contrôle sur elles, qui reste toujours envisageable. Cette situation nous ôterait tout pouvoir d’action jusqu’à nous transformer en consommateurs passifs réduits à la satisfaction illimitée de nos pulsions entretenues par des besoins artificiels. Mais ces fictions n’abordent pas la question prioritaire de savoir si un tel monde, s’appuyant sur des technologies dont nous ignorons les errements dans lesquels elles peuvent nous emporter et nous enfermer, est possible. Cédric Biagini pose la question en ces termes : « Mais comment défendre un projet de croissance infinie dans un monde fini ? » (2012, p. 328)

Ces films de science-fiction tout en émettant des réserves sur ce monde digitalisé dont les conséquences pour notre espèce pourraient être destructrices, tiennent pour acquise l’utilisation illimitée de ressources. Les sociétés du tout-numérique s’appuient sur le présupposé selon lequel l’artificiel devrait remplacer le naturel et nous délivrer ainsi de nos insuffisances physiques ou cognitives supposées. Alors que selon Guillaume Pitron, « la pollution digitale met la transition écologique en péril et sera l’un des grands défis des trente prochaines années » (2021, p. 18). L’impasse dans laquelle pourrait nous mener la généralisation de telles innovations s’appuie sur l’imaginaire informatique. Il façonne, selon Célia Izoard, « le quotidien des habitants des pays riches et joue un rôle déterminant dans le plébiscite de la “société numérique”, fondée sur le déni de ses prédations humaines et environnementales » (2022, p. 91). Ceci a eu pour conséquence d’entretenir ce qu’elle appelle « un capitalisme numérique fondé sur une fantasmagorie » (2022, p. 83). Celle-ci est alimentée et normalisée par les imaginaires cinématographiques, qui banalisent l’illusion de la perpétuation indéfinie d’un tel modèle de développement technologique, alors qu’il contient les germes de son propre effondrement.

Conclusion

Ces fictions, tout en faisant de la lutte contre certaines conséquences de ces innovations technologiques un impératif, ne rendent pas compte pour autant de toutes les menaces auxquelles elles nous exposent. Ces productions cinématographiques reflètent les préoccupations d’une société partagée entre l’acceptation de ces innovations et les inquiétudes suscitées par leurs effets secondaires. Éric Sadin considère que « ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de “penseurs de l’Internet”, mais d’une pensée de la numérisation du monde, de son automatisation à terme intégrale et de toutes ses conséquences sur nos existences » (2018, p. 241). Ces films sont révélateurs d’un certain nombre de critiques qui s’expriment communément sur la déconnexion avec le réel à laquelle nous soumettraient ces systèmes informatiques. Cependant, ces critiques ne tiennent pas plus compte que ces films de leurs répercussions sur nos organismes et les écosystèmes dont nous sommes pourtant essentiellement dépendants. En faisant de la guerre contre les machines et de la destruction de l’humanité un spectacle total, ces films transforment en dystopies les utopies technologiques. Mais en décrivant un monde dominé par une humanité augmentée, ils confortent la croyance en la viabilité d’un tel mode d’exploitation et de transformation de la matière.

La relation qui nous unit au vivant ne peut être impunément rompue par des dispositifs nous incitant à établir une hiérarchie entre l’artificiel et le naturel. Guillaume Pitron remarque que comme l’impact écologique d’Internet risque d’être de plus en plus fort, nous devrons en diminuer l’usage « non pas parce que les réseaux ne le permettront plus, mais parce que la préservation de l’espèce, de l’environnement et de certaines valeurs l’exigera » (2021, p. 284). Ces innovations portent atteinte à la conception que nous avons de la matière jusqu’à la transformer en une donnée accessoire de notre réalité dont il serait possible de s’affranchir. Aurélien Barrau s’interroge ainsi : « Même s’il pouvait être pérenne — et ce n’est pas le cas — un monde dévasté où règnent les robots et les data centers est-il souhaitable ? » (2021, p. 16)

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Citer cet article

Référence électronique

Nadine Boudou, « Le corps augmenté. De la fiction à la réalité », IRIS [En ligne], 43 | 2023, mis en ligne le 04 décembre 2023, consulté le 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3347

Auteur

Nadine Boudou

Chercheuse indépendante, Docteure en ethnologie et Docteure en sociologie
nadine.boudou@orange.fr

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