Le zombie. Un imaginaire de l’effondrement

  • The Zombie. An Imaginary of Collapse

DOI : 10.35562/iris.3010

Résumés

Les arts visuels sont parvenus à faire du zombie une figure incontournable de la culture populaire. Le médium cinématographique a contribué à construire avec lui un imaginaire du désastre sur fond de pandémie. Nous montrerons l’adéquation du zombie avec un imaginaire collectif pour lequel le monde à venir s’inscrit sous le signe de l’effondrement.

The visual arts have managed to make the zombie an essential figure in popular culture. The cinematographic medium has contributed to building with him an imaginary of disaster against the backdrop of a pandemic. We will show the adequacy of the zombie with a collective imagination for which the world to come is inscribed under the sign of zombie collapse.

Plan

Texte

Notre objectif est de montrer quelle est la portée métaphorique des fictions horrifiques, en nous appuyant notamment sur la figure du zombie. Sa démultiplication sur de nombreux supports de diffusion et de réception a contribué à sa popularité. Nous verrons d’abord comment ce monstre s’est imposé au cours du xxe siècle comme un élément incontournable du cinéma d’horreur. Dans la mesure où plus rien n’échappe à la reproduction, à une facilité et une rapidité de diffusion et de réception, il est normal que le mort-vivant enfermé lui-même dans un processus de répétition du même devienne une figure métaphorique privilégiée. Il s’inscrit dans un univers médiatique qui, en exploitant la démesure et l’excès de l’apocalypse zombie, parvient à la banaliser. Notre analyse nous permettra ensuite de montrer que ces fictions horrifiques, en rentrant en résonance avec de nombreuses analyses prédisant une catastrophe à venir, traitent de manière frontale ces anticipations du désastre. En effet, le virus dont ce monstre est porteur et qu’il propage transforme l’humanité en créatures mues par une pulsion irrépressible de dévoration. Les zombies représentent ainsi une humanité prédatrice dépossédée d’elle-même, face à des groupes de survivants incapables de coopérer entre eux. Nous montrerons alors que le comportement des zombies et des survivants offre l’occasion à ces fictions d’aborder de manière didactique les causes de cette situation catastrophique. L’avidité insatiable des zombies, l’uniformisation du monde qui découle de leur connexion virale, et la rivalité qui oppose les survivants sont autant de moyens narratifs pour rendre compte de l’accélération de la catastrophe.

L’argumentation sur laquelle ces œuvres horrifiques reposent met en relief les dangers que représente une humanité désubjectivisée, isolée dans un collectif dominé par les mêmes pulsions de consommation et de destruction. Le comportement des zombies comme des survivants sert d’indicateur de ce contre quoi il faudrait se prémunir avant que le pire n’advienne. Cela rejoint l’analyse des mécanismes des écofictions faite par Christian Chelebourg. Selon lui, les écofictions engloberaient « l’ensemble des discours qui font appel à l’invention narrative pour diffuser le message écologique » (Chelebourg, 2012, p. 11).

Le zombie, un mythe pour notre temps

Le zombie en ces premières années du xxie siècle est devenu une figure centrale du cinéma d’horreur. Il appartient également au registre des films catastrophes et post-apocalyptiques où il s’impose comme un élément archétypal de la fin d’un monde.

Le surgissement du mort-vivant sur nos écrans n’est pas un phénomène nouveau, car dès 1932, avec White Zombie de Victor Halperin, le cinéma va exploiter ce thème. Le cinéma a installé dans l’imaginaire collectif la présence d’un monstre décérébré et apathique, mais riche de multiples facettes qui en ont complexifié la représentation. Comme le rappelle Jean-Bruno Renard, parce qu’ils sont des « formes vides, des “signifiants flottants” pour reprendre l’expression que Lévi-Strauss emploie à propos du mana, les monstres peuvent accueillir des signifiés divers et successifs » (Lévi-Strauss, 2011, p. 153). Le zombie s’avère le produit de multiples influences qui se superposent depuis sa première apparition au cinéma et qui ont permis de mettre en place des repères visuels, des codes de comportement assurant progressivement son autonomie.

Le zombie s’est peu à peu imposé dans l’imaginaire cinématographique comme un être hybride, au croisement de l’esclave et du robot, machine à tuer sous le contrôle d’une puissance ennemie. De nombreuses œuvres de fiction ont alors contribué à construire l’image d’un zombie décérébré, apathique, victime du pouvoir d’un sorcier, puis d’un savant fou ou d’un chef de guerre. Ces représentations révèlent les obsessions de cette époque liées aux expérimentations sur le cerveau qui auraient été pratiquées par la CIA et révélées par la commission Rockfeller en 1975 (Daninos, 2011, p. 237-250). La crainte d’une guerre nucléaire alimente également un climat d’inquiétude dont de nombreux films de cette période témoignent. Dans une ère dominée par un climat de suspicion entretenu par la Guerre froide entre les USA et l’URSS, par la succession des dictatures hitlérienne, stalinienne et maoïste, le zombie agit dans les marges des mentalités collectives. Il devient le représentant monstrueux d’une époque obsédée par le lavage de cerveau, l’uniformisation des masses et le péril atomique.

Le roman Je suis une légende de Richard Matheson (1954) a inspiré cette tradition d’un mort revenu à la vie, infecté par une épidémie d’origine indéterminée, qui se nourrit du sang et de la chair des vivants. À la différence des zombies d’inspiration haïtienne, leur état n’est plus magique ni diabolique puisqu’il provient d’un agent pathogène. Ce roman est à l’origine de toute la trame des œuvres futures qui s’inscriront dans cette veine et irrigueront les imaginaires zombies, à commencer par La Nuit des morts-vivants, réalisé en 1968 par George A. Romero. Celui-ci reconnaît que sa source d’inspiration est bien le livre de Richard Matheson à qui il aurait emprunté l’idée de départ (Thoret, 2007, p. 153). Ce film de toute évidence a renouvelé le genre des films de zombies. Si la dimension apocalyptique ou post-apocalyptique n’est pas encore présente dans ce long métrage, à la différence du roman de Matheson, puisque les forces de l’ordre parviennent à reprendre le contrôle de la situation, celle-ci va s’affirmer dans ses films suivants.

Le xxie siècle a vu se renforcer et se normaliser le personnage du mort-vivant au cinéma, depuis l’adaptation du jeu Resident Evil par Paul W. S. Anderson et la sortie en 2002 de 28 jours plus tard de Danny Boyle, qui ont relancé sa popularité. Sa présence sur les écrans et sur de nombreux autres supports le consacre désormais comme un monstre incontournable de la culture populaire. À ce sujet, Jovanka Vuckovic écrit : « En dépit de la grande popularité des pulps, ce n’est qu’en apparaissant sur grand écran que le zombie s’est solidement ancré dans l’inconscient collectif, avant d’entamer sa véritable évolution en tant que créature mythique. » (Vuckovic, 2013, p. 31) Gilles Deleuze considère d’ailleurs dès 1972 que dans nos sociétés déshumanisées, « le seul mythe moderne, c’est celui des zombies » (Deleuze, 1972, p. 401).

La portée métaphorique du zombie explique cette popularité et sa mise en spectacle dans de nombreuses œuvres filmiques, télévisuelles ou vidéoludiques. Il est représentatif des nombreuses inquiétudes communes à nos sociétés et s’impose comme un monstre de la mondialisation par les conséquences globales de ses actions. Georges Atallah insiste sur la nécessité d’interpréter ce que les monstres signifient pour comprendre certaines facettes de notre humanité. Car, selon lui, « il y a, dans l’homme, quelque chose qui peut être signifié par le monstre » (Atallah, 2020, p. 8). Indépendamment du fait qu’il soit devenu sujet de spectacle dans un grand nombre de productions, le zombie en servant de métaphore pour un monde disloqué nous renvoie à notre propre déshumanisation. Qu’il serve de prétexte à un spectacle gore, sanguinolent, grotesque ou jubilatoire, le zombie alimente nos cauchemars et ouvre une voie d’accès à nos peurs les plus intimes.

Une anticipation du désastre

Les thèmes de l’infection et du cannibalisme ont fait dériver le zombie vers les thématiques de la pandémie et de l’effondrement. En menaçant l’humanité d’extinction, il devient un monstre associé à l’archétype universel de la fin du monde. Le cannibalisme provoqué par un virus inconnu devient l’arme ultime qui retourne l’humanité contre elle-même. Le zombie cannibale purge le milieu naturel d’une espèce agressive et destructrice. Ces actes de cannibalisme déréglé ne sont ni ritualisés, ni codifiés car le mort-vivant obéit à un instinct de dévoration dépourvu de toute forme de conscience. Le zombie anthropophage, qui « relève du degré zéro de la manducation » car « il ne s’associe à aucune symbolique et ne relève d’aucune médiation sociale et culturelle » (Kilani, 2011, p. 194), produit une humanité cannibale. Le retour au cru marque la déchéance du zombie au stade animal, et amplifie la chute d’une humanité dénaturée face à une nature vengeresse qui reprend ses droits.

Le nouvel ordre instauré par cette mécanique de la contamination ne contient pas les conditions de sa conservation, ni de sa reproduction. Ce processus ne peut se révéler sur le long terme que sous l’angle de son caractère insoutenable, les zombies ne pouvant assurer la durabilité de leurs ressources. Ils donnent l’exemple de ce type de comportement irrationnel, fait d’agressivité et de prédation. Leur unique motivation est la consommation exponentielle de ressources, en l’occurrence humaines donc naturelles, qui ne sont pas inépuisables. Le zombie prédateur crée un climat d’insécurité systémique, mais ne profite en rien de ce qu’il absorbe. Le corps des humains qu’il déchiquette, qu’il éviscère et dont il répand les organes internes ne lui apporte aucune satiété. De manière ironique et horrifique, la mise en scène d’auto-dévoration du monde renvoie à nos sociétés d’abondance, conditionnées par des désirs compulsifs de consommation de biens, de diffusions d’images et de messages. Elles s’appuient sur des substances non renouvelables qu’elles extraient, transforment, produisent, consomment et accumulent sous la forme de déchets. Ceci donne lieu à la construction d’un imaginaire de la survie, s’inscrivant dans un horizon culturel marqué par des références obsessionnelles aux thèmes du dérèglement, du déséquilibre et de la précarité. Ils sont représentatifs d’un monde dans lequel rien n’est fait pour durer, car tout n’est pas renouvelable.

Ầ l’image des réseaux informatiques qui dévorent le monde, le zombie est porteur de sens pour un public capable de reconnaître en lui les systèmes d’oppression et les dispositifs hypnotiques qu’ils soient religieux, politiques ou numériques. Comme l’écrit François Cusset, « avec la “sauvagerie” nouvelle du délire productiviste et de l’auto-valorisation consumériste, on touche aux circuits sociaux et psychiques majeurs de la violence contemporaine » (Cusset, 2018, p. 151). C’est un monstre dont la laideur et l’abjection sont ses signes d’identification. Son aspect grotesque qui prête à rire est contredit par la violence de ses attaques, laquelle fait naître un sentiment de répulsion face aux scènes de cannibalisme qui permettent l’exhibition d’entrailles, d’organes et de cervelles. Le festin cannibale, grâce auquel ces films assurent des scènes conformes au cinéma gore, renvoie de manière symbolique au déclin de notre humanité. Les zombies, connectés entre eux de manière virale mais isolés, portent atteinte à la singularité de chaque humain qu’ils infectent. Dans un monde qu’ils dominent, la différence est annulée. Ils composent une collectivité désubjectivisée et tendent inexorablement à assimiler l’altérité. L’homme déchoit, en masse, au stade du mort-vivant et perd toute conscience de son individualité. En effet, par son aptitude à se reproduire indéfiniment, le zombie est en adéquation avec les imaginaires collectifs de notre époque conditionnés par le caractère répétitif des productions culturelles.

Les hordes et les meutes formées par les zombies sèment l’indifférenciation et créent un paysage dominé par la multitude. Selon René Girard, l’effondrement des institutions « efface ou télescope les différences hiérarchiques et fonctionnelles, conférant à toutes choses un aspect simultanément monotone et monstrueux » (Girard, 1982, p. 23). Le zombie peut être n’importe qui, dans n’importe quel pays, de n’importe quel milieu et de tout âge. C’est un monstre qui recueille, rassemble et nivelle toutes les différences. L’attroupement des zombies en un même lieu est facteur de panique et crée un état de terreur, accentué par leur uniformisation et leur progression incontrôlable. Le fait que les zombies soient en nombre toujours croissant rend le danger omniprésent et leur attribue un pouvoir de mort permanent qui est à l’origine de ce qui, pour Éric Dufour, est le propre du cinéma d’horreur : « une situation bloquée de laquelle on ne peut pas sortir » (Dufour, 2006, p. 62). Cela fait de ces récits horrifiques, des histoires sans fin. Elles sont sans fin à l’image des menaces qui peuvent compromettre notre avenir.

Nous voyons à l’œuvre, à travers les trois dimensions qui caractérisent ce monstre — l’extrême, la dérision, la dés-esthétisation, — le style d’une époque. Il pousse jusqu’à l’excès le choc des images qui désamorce celui que provoquent la vie réelle et ses différentes représentations par le biais des médias d’information. La réception du public peut être, comme l’exprime Bruno Icher, distanciée et jubilatoire : « Plus de quarante ans après George Romero, le zombie redevient le damné de la terre, la force brute et inarrêtable qui fait trembler notre monde à l’agonie. Il était temps. » (Icher, 2013) Avec les zombies, nous avons affaire à une créature qui échappe à toute forme de maîtrise. Ni l’armée, ni les scientifiques ne trouvent un moyen d’enrayer l’épidémie, ou de contenir l’invasion. Les hordes de zombies qui envahissent les villes désertées et réduites à l’état de ruines transforment le monde en bidonville global. La pénurie et l’insécurité contraignent les survivants à édifier des systèmes de protection, des mécanismes de fuite et des stratégies de défense achevant de plonger le monde dans un état de barbarie. Dans The Walking Dead, le groupe de héros rencontre au hasard de sa fuite une communauté de cannibales. Ceux-ci, comme dans La Route (Hilcoat, 2009), font de la consommation de chair humaine un moyen purement utilitaire lié à des nécessités alimentaires. Le zombie déshumanisé et le survivant inhumain sont les deux modes d’être que ces films développent. Le déséquilibre créé par cette pandémie fait basculer ce qu’il reste de l’humanité dans l’inhumanité. Les zombies sont les agents réciproques d’un climat d’indifférenciation qui renvoie, selon René Girard, à « un processus d’uniformisation par réciprocité » (Girard, 1982, p. 23). La violence de l’attaque des zombies fait surgir une violence comparable de la part des survivants, et ces deux formes de violence sont responsables de ce qu’il appelle « la perte radicale du social lui-même » (ibid., p. 22).

Une accélération de la catastrophe

La dangerosité des zombies s’incarne dans un corps que la décomposition ne détruit pas, mais qui accélère la décomposition du monde existant. Le virus dont est victime l’humanité a des répercussions mondiales, il est invisible et incontrôlable, et gagne toujours en puissance du fait des échanges multiples au sein des sociétés. Ce qui contribue à construire l’image d’une nature imprévisible, étrangère à toute volonté de maîtrise et de domestication, qui a marqué la pensée de l’Occident depuis le xviie siècle. La nature devient la matrice originelle de laquelle peuvent s’extraire des germes de mort, dès lors que l’humanité en a déséquilibré l’ensemble du fait d’une gestion inconsidérée des ressources naturelles. Le virus, en attaquant l’organisme humain et par extension l’organisme social, livre le zombie au pouvoir de la nature qui le transforme en organisme tueur. Le fait que seuls les hommes soient contaminés donne la preuve de leur culpabilité. Son lien avec l’épidémie, la contagion, l’inscrit dans un lieu anthropologique qui devient principe de sens pour les spectateurs. Le virus qui détruit l’organisme est un indicateur métaphorique des dangers qui menacent nos sociétés. Celles-ci se sentent en proie à de multiples agressions qui se propagent dans leur alimentation, leur eau, leur atmosphère, leurs ordinateurs. Les bactéries, les radiations, la pollution, les ondes magnétiques, les gaz à effet de serre sont autant de facteurs de risque, amplifiés par de nombreuses analyses relayées par les médias. Catherine Larrère dit du catastrophisme contemporain qu’il est « l’irruption que Gaîa menace de faire inopinément dans nos vies, les condamnant sinon à une destruction immédiate, du moins à une telle réduction des possibles qu’il n’y aura plus de place que pour un lent effondrement de nos existences appauvries » (Larrère, 2018, p. 127). Le zombie est un monstre qui nous fait signe et donne du sens à un monde qui se sent potentiellement menacé par des agents pathogènes, invisibles, incontrôlables mais d’origine humaine.

Ces différentes œuvres nous font envisager un futur perçu sous l’angle de la ruine. Elles mettent en perspective une civilisation moribonde qui accompagne l’effondrement des institutions reconnues, jusqu’alors, comme des facteurs d’ordre et de stabilité. Le fléau qui se propage, par démultiplication du même, entraîne l’évacuation des lieux dans lesquels la mort croît et se développe. Les zombies, comme les survivants, vivent hors-sol, ils ne sont rattachés à aucun lieu et retenus par aucun lien. L’individu isolé est condamné et ne pourra trouver d’issue que dans son affiliation à un groupe (qui peut être un clan, une tribu) censé le protéger de la sauvagerie d’un monde livré à un état de terreur pure à cause de ce que René Girard appelle « l’éclipse du culturel » (ibid., p. 26). Tout système de protection s’avère inefficace : mur, barricade, forteresse, hôpital, prison, île, ce qui accroît le sentiment d’impuissance de ceux qui ont survécu. Dans le film World War Z (Forster, 2013), la ville de Jérusalem perçue pourtant comme un site inviolable est prise d’assaut par une masse compacte de zombies qui franchissent son mur d’enceinte. Le seul espoir laissé aux survivants d’un ailleurs pacifié et épargné est remis en cause par le caractère mondial de la situation.

L’épidémie devient représentative de sociétés marquées par la multiplication de risques invisibles, irréversibles, dont l’impact est global du fait des interactions sociales. Le pouvoir politique et les autorités scientifiques se révèlent incapables de gérer leurs conséquences. Le zombie devient un symbole pour des sociétés qu’Ulrich Beck définit comme des sociétés du risque (2008). Ces sociétés se posent la question de savoir comment les risques produits par les effets de la modernisation pourraient être limités afin de ne pas rendre impossible, à l’avenir, le processus de modernisation. Celui-ci devient réflexif et se perçoit lui-même comme un problème, d’autant plus que le niveau maximum de sécurité est attendu par tous ceux qui en bénéficient (Beck, 2008, p. 36-38). Comme le remarque Dominique Bourg, les changements risquent d’affecter « les conditions mêmes de la possibilité du déploiement des sociétés humaines, et de l’existence de chacun de nous » (Bourg, 2018, p. 62).

Les références auxquelles le zombie se rattache sont celles de sociétés qui s’inquiètent des impasses auxquelles pourrait nous mener notre modèle de développement. Le zombie est le catalyseur de nombreux maux qui pourraient faire perdre à la Terre son caractère d’habitabilité. Henri-Pierre Castel prédit dans Le mal qui vient (2018) que la pénurie, l’insécurité et l’ensauvagement du monde accompagneront l’effondrement de la civilisation. La dangerosité du zombie ne peut lui être reprochée, du fait de l’inconscience de son état, mais l’instinct de mort dont il est porteur retourne contre lui l’agressivité des survivants. Sa présence en un lieu est un risque de mort et fait naître, de la part des survivants, des réactions sécuritaires. Le zombie est un monstre de la mondialisation faisant ressortir les peurs liées au fantasme de l’invasion. Les extraterrestres, assimilés à des envahisseurs, ont déjà joué ce rôle que le zombie fait aboutir de manière horrifique. Le zombie, figure d’apocalypse, pousse la pensée aux limites de l’humain. Il est un symptôme qui permet de déceler un sentiment de crise, à travers la construction d’un imaginaire de l’extrême et d’un imaginaire de la subversion. L’excès que fait émerger le mort-vivant, tant par sa propre monstruosité que par les réactions qu’il suscite, rend visible le mal par lequel les sociétés se trouvent fragilisées.

L’état de décomposition du monde contredit l’idée de croissance, remet en cause la gestion irrationnelle des richesses, des connaissances et des ressources naturelles. Les survivants font l’expérience d’une civilisation qui, malgré les processus de modernisation, n’a pas pu maîtriser le fléau. L’invasion des morts-vivants est à l’origine d’une société éclatée qui perd tous ses repères dans un paysage de villes désertées par les hommes. Tous les lieux d’exercice du pouvoir et du savoir sont désertés et, à travers eux, s’effondrent les symboles de la civilisation qui unissaient de manière symbiotique la modernité technologique, la croissance économique et l’émancipation des peuples. Le film World War Z débute par un enchaînement de flashs télévisés qui énumèrent toutes les agressions commises, par l’homme, à l’encontre de la planète. Dans The Walking Dead, le dernier scientifique du CDC, Centre de Contrôle et de Prévention des Maladies, encore vivant, finit par le faire exploser (Darabont & Kirkman, 2010-2022). Les idéaux et les faux espoirs sont détruits dans un excès jubilatoire, ce qui permettrait au spectateur, selon Maxime Coulombe, de prendre sur notre monde une revanche symbolique. Il écrit ainsi : « La fin de l’humanité serait notre revanche, nous n’en serions plus victime, car nous l’aurions, du moins imaginairement, rêvée, souhaitée. » (Coulombe, 2012, p. 130)

Les morts-vivants, en faisant table-rase du passé, sont les acteurs d’un basculement qui initie les survivants à de nouveaux modes d’être ensemble dans un monde disloqué. Celui-ci est à l’image de ces hordes de zombies, comparables à des pantins grotesques, maladroits et pathétiques. Ces productions entretiennent un état d’esprit selon lequel, face à un enfermement planétaire, seul un nouveau mode d’être ensemble peut être source de vie, ce que confirme, dans ces œuvres, l’extrême attention portée aux conflits entre les survivants, qui donnent la preuve que leur opposition peut autant mener à leur destruction que l’invasion des morts-vivants. La mise en spectacle macabre de l’Apocalypse renverrait selon George A. Romero « à un désir de changement » (Thoret, 2007, p. 187). Le mort-vivant, figure de l’extrême, adhère au réel et exprime l’état d’esprit de notre temps, tiraillé entre une peur panique de l’effondrement et une aspiration au changement.

Conclusion

Le zombie est un opérateur mythique donnant forme à un discours explicatif sur l’état de notre monde, et sur les dangers qui pèsent sur lui. Les liens de filiation sont tranchés avec les revenants précédents, car le zombie participe moins d’une culture populaire qui était inspirée par la religion, la magie ou la sorcellerie. Ce monstre s’inscrit aujourd’hui dans une thématique dominée par un sentiment de crise et par la peur de l’effondrement planétaire. La crise telle qu’elle est perçue serait à la fois écologique, climatique et géopolitique. Les imaginaires sociaux qui se développent dans ce climat de crise sont marqués par des obsessions récurrentes, telles que la perte de contrôle sur les processus naturels, les innovations technologiques, l’accélération de ces processus et le caractère global de leurs effets. Le zombie manifeste, par la rapidité de la propagation du virus, par l’effondrement de tous les États et par l’impuissance de la science face à ce fléau, la synergie de tous les risques dont il devient un symbole. Le déséquilibre environnemental qui pourrait entraîner de nombreuses catastrophes écologiques et humaines, dont l’épidémie fait partie, est au centre de cette hantise.

L’imaginaire s’adapte à chaque époque à laquelle il sert de réservoir de symboles et de mythes. La figure du zombie peut servir de métaphore à la mondialisation, et à la globalisation des dérégulations et des échanges qui favorisent la propagation de dangers multiples. Le zombie s’épanouit dans un monde dans lequel l’attachement au progrès, basé sur une croissance illimitée, est remis en cause. Il fait barrage à toute tentative de remise en ordre, mais impose un nouvel ordre que seuls les survivants, sans l’aide de l’État, seront obligés d’instaurer. Les imaginaires cinématographiques s’appuient sur des êtres monstrueux et les transforment en êtres emblématiques de peurs et d’obsessions qui marquent chaque période historique. La nôtre est particulièrement sensible à des menaces écologiques, climatiques, technologiques et géopolitiques que les récits cinématographiques ou télévisuels transforment en situations apocalyptiques.

Dans la mesure où sa portée métaphorique semble adaptée aux inquiétudes de notre temps, cette créature peut continuer de hanter nos écrans indépendamment de leurs lieux ou moyens de diffusion et de réception. L’évolution des techniques numériques et la multiplication des supports visuels n’ont pas nui à la portée symbolique du zombie, bien au contraire. Sa puissance expressive facilite son utilisation dans de nombreux récits filmiques et télévisuels qui en exploitent son adéquation avec les imaginaires de nos sociétés. L’interprétation qui peut en être faite en restitue sa signification pour un public qui, comme le dit Walter Benjamin, « peut jouir de son propre anéantissement comme d’un plaisir esthétique de premier ordre » (Benjamin, 2000, p. 94).

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Citer cet article

Référence électronique

Nadine Boudou, « Le zombie. Un imaginaire de l’effondrement », IRIS [En ligne], 42 | 2022, mis en ligne le 19 décembre 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3010

Auteur

Nadine Boudou

Chercheuse indépendante, Docteure en ethnologie et Docteure en sociologie
nadine.boudou@orange.fr

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