Miroir, miroir, qui est la plus vaillante ? Héroïsme au féminin et princesses affranchies dans Once Upon a Time

  • Mirror, Mirror on the Wall, Who’s the Bravest of Them All? Female Heroism and Emancipated Princesses in Once Upon a Time

DOI : 10.35562/iris.2997

Résumés

À Storybrooke, la ville de la série Once Upon a Time, vivent de nombreux personnages de récits merveilleux. Les princesses y sont légion et leur histoire, comme leur représentation, subit d’importantes variations. Délaissant le rôle de « demoiselle en détresse » que l’on trouve bien souvent dans les contes et dans leurs adaptations, Emma, Blanche-Neige ou le Petit Chaperon rouge gagnent en indépendance et en liberté. Oui, mais… Les clichés ont la peau dure et les héroïnes s’inscrivent bien souvent dans des intrigues amoureuses stéréotypées qui semblent leur offrir la maternité comme seul destin possible. Entre reprises littéraires et mutations, nous nous proposons d’étudier ces figures féminines et leur itinéraire à travers deux formes : celle du conte et celle de la série.

In Storybrooke, the city in which Once Upon a Time takes place, live many characters of fantastic stories. A plethora of princesses resides in this town, and their history, like their representation, undergoes important variations. Moving away from the role of “damsel in distress” often found in fairy tales and their adaptations, Emma, Snow White or Little Red Riding Hood, gain independence and freedom. However, clichés are tough and heroines often get involved in stereotypical love stories, where motherhood seems to be the only possible destiny. Between literary revivals and mutations, we are now going to study these female figures and their evolution through two forms: the tale and the series.

Plan

Texte

Diffusée de 2011 à 2018, Once Upon a Time (White et al., 2011-2018) est une série télévisée feuilletonnante1, dite « fantastique », produite par les studios ABC. Comme son titre l’indique en reprenant une formule archétypique, les créateurs s’inspirent des contes traditionnels et, surtout, de leurs adaptations en films d’animation pour offrir une nouvelle lecture de ces histoires « du temps passé2 » ayant bercé l’enfance de nombreux spectateurs et spectatrices. Au xxie siècle, dans une petite ville du Maine nommée Storybrooke vivent de célèbres personnages fictionnels. Au détour des rues, il est possible de croiser Blanche-Neige, Cendrillon ou Jiminy Cricket mais, ayant subi une malédiction de la Méchante Reine — le sort noir —, les habitants et habitantes ont oublié leur véritable identité. Il s’agit alors pour Emma, la Sauveuse, fille de Blanche-Neige et du Prince Charmant, de briser la malédiction afin de rendre ses souvenirs à cette population merveilleuse. La série enchâsse une myriade d’arcs narratifs, mais se décompose schématiquement en deux trames : la première s’intéresse aux résidents et résidentes de Storybrooke et se concentre notamment autour d’Emma, tandis que la seconde traite d’une intrigue passée et prend pour sujet un moment de la vie d’un personnage, sous forme de flash-back3. Chaque épisode permet ainsi de connaître la véritable identité d’un des habitants et d’approfondir son histoire.

Edward Kitsis et Adam Horowitz, les créateurs de la série, ne se contentent cependant pas de retranscrire les textes (les contes, principalement) : ils inventent et réécrivent l’histoire de personnages mythiques. Tout l’enjeu est de trouver l’équilibre entre la reprise d’invariants, qui permettent la reconnaissance du protagoniste par le public (pensons ainsi à la pantoufle égarée par Cendrillon, ou à la pomme empoisonnée de Blanche-Neige) et les ajouts, modifications ou retraits, qui actualisent l’histoire du personnage et rendent la série novatrice. Un jeu transfictionnel est construit, dans le sens où « au moins deux textes […] se rapportent conjointement à une même fiction que ce soit par reprise de personnages, prolongement d’une intrigue préalable ou partage d’univers fictionnel » (Saint-Gelais, 2011, p. 7). Le « texte » est ici à prendre au sens large et se rapporte aux œuvres littéraires, mais aussi cinématographiques, télévisuelles, etc.

Once Upon a Time s’empare de sujets de société contemporains et notamment de thèmes liés à la famille (l’adoption, la monoparentalité, la vie des enfants en foyers d’accueil, l’accouchement anonyme et l’abandon…). Un des grands principes de réécriture de la série concerne particulièrement les figures féminines puisqu’elle propose de réviser leurs représentations et leurs rôles. Une jeune femme, Emma, est ainsi érigée en héroïne de l’œuvre, au sens de personnage principal, et un vaste panel de princesses en tous genres est convoqué. Loin d’être des demoiselles en détresse, personnages passifs attendant la venue de leur héros, la plupart des protagonistes féminines prennent leur destin en main et deviennent des modèles de courage et d’indépendance. Comme l’écrit Pierre Péju, dans les contes, « les “places” traditionnelles du féminin sont faites d’immobilité et de fixité » (Péju, 1997, p. 127). L’auteur ajoute que, lorsque les héroïnes se mettent en mouvement, « c’est en général pour échapper et non pour conquérir » (ibid.). Dans Once Upon a Time, nombreuses sont les figures féminines à renverser ce schéma, ce qui contribue à les rapprocher de notre société actuelle : à une époque contemporaine correspondent de nouvelles héroïnes. La série offre ainsi à la jeunesse, son public cible, des modèles féminins émancipés. Avec ses sept saisons, l’œuvre s’inscrit dans le temps et semble également rendre compte des avancées sociales en termes de représentation puisqu’elle met en scène, par exemple, des princesses lesbiennes et des héroïnes de toutes couleurs de peaux4. Cependant, les clichés sont profondément ancrés et les protagonistes, à la recherche de leur « véritable amour », s’inscrivent bien souvent dans des intrigues amoureuses très conventionnelles et stéréotypées, associant fin heureuse et bonheur domestique. Les hommes, quant à eux, défendent leurs bien-aimées de façon musclée, cherchant à les protéger, aussi fortes soient-elles. Et que dire de la représentation physique de ces nouvelles princesses ? Là encore, les lignes semblent avoir du mal à bouger et les jeunes femmes rayonnent d’une beauté tout hollywoodienne. Ce sont ces héroïnes, oscillant entre reprises littéraires et mutations, que nous nous proposons d’étudier. Les contes et les séries télévisées semblent de prime abord s’opposer en raison de leur éloignement temporel — les premiers sont des formes du passé, liées à l’autrefois, tandis que les autres sont fortement ancrées dans notre présent. Mais ces deux médias présentent toutefois une dynamique et un format relativement proches : en un temps bref (celui d’un épisode ou de quelques pages), une histoire est racontée. Les personnages de ces histoires répondent-ils alors aux mêmes schémas et poncifs permettant une certaine économie de narration ? Dans l’imaginaire merveilleux que proposent les contes et la série, nous interrogerons les représentations féminines et leurs invariants afin d’appréhender les figures de princesses d’hier et d’aujourd’hui.

Un imaginaire syncrétique

L’épisode pilote de la série consacre une de ses trames narratives à la présentation de quelques moments-clés de la vie de Blanche-Neige et du Prince Charmant dans la Forêt enchantée. Nul doute sur leur identité et nul suspense puisqu’il s’agit avant tout d’exposer les raisons de la perte de mémoire des habitants — c’est-à-dire la malédiction de la Méchante Reine — et de faire le lien entre les deux mondes. Ce premier épisode montre ainsi Charmant réveillant Blanche-Neige d’un baiser et l’extirpant de son cercueil de verre, leur mariage bouleversé par la malédiction et la réalisation de la vengeance de la reine. Toutefois, avant que les personnages ne soient emportés à Storybrooke et privés de leurs souvenirs, le couple formé par Blanche-Neige et Charmant envoie sa fille Emma, alors bébé, dans le monde « réel » (le monde primaire) à travers une armoire magique5. Leur fille est la Sauveuse et leur dernier espoir puisqu’une prophétie annonce qu’elle brisera le sort de la Méchante Reine vingt-huit ans plus tard. C’est donc un conte, celui des frères Grimm (et son adaptation par les studios Disney), qui sert de première source d’inspiration et les personnages principaux de la série, à savoir Blanche-Neige, Charmant et la Méchante Reine, en sont issus. Le chasseur et les sept nains, qui appartiennent au même conte, apparaissent également, mais ils sont rapidement rejoints par toute une cohorte de figures merveilleuses extérieures à Blanche-Neige. Les créateurs de Once Upon a Time puisent dans les œuvres de Charles Perrault, de Hans Christian Andersen et dans d’autres contes des frères Grimm, citons par exemple La Petite Sirène, Cendrillon, La Belle au bois dormant ou Le Petit Chaperon rouge. De façon plus large, ce sont les personnages de la littérature merveilleuse qui sont tour à tour convoqués, comme la Méchante Sorcière de l’Ouest issue du Magicien d’Oz (Baum, 1900), ou les protagonistes de Peter Pan (Barrie, 1911).

Au fil des saisons, les plus célèbres personnages merveilleux ayant été mis en scène, la série se tourne alors vers d’autres littératures, mais celles-ci entretiennent, quoi qu’il en soit, un lien avec le merveilleux et la fantasy : la littérature médiévale et arthurienne, le roman d’aventures et le roman fantastique. Surgissent alors Lancelot, Beowulf, le capitaine Nemo ou le Dr Jekyll. Enfin, les mythes, en particulier gréco-romains, s’ajoutent à ce vaste imaginaire. La série fait coexister les mondes fictionnels et rend les frontières perméables entre les univers : sorts, portes ou haricots magiques permettent de voyager d’un monde à un autre. Remarquons également qu’un livre de conte, précisément intitulé Once Upon a Time, est détenu par le fils d’Emma dont la fonction d’Auteur lui permet de rendre réel ce qu’il écrit. Une porte, illustrée sur une des pages du livre, s’ouvre, au sens propre, sur un autre monde. Cette porosité entre une œuvre fictive (l’objet-livre) et un monde primaire n’est pas sans rappeler le fonctionnement de L’Histoire sans fin (Ende, 1979) ou de Cœur d’encre (Funke, 2003), deux romans de littérature de jeunesse dans lesquels les personnages pénètrent au cœur d’un livre ou en font sortir des protagonistes.

La galaxie Once Upon a Time s’étend de la Forêt enchantée au Pays d’Oz, en passant par le Pays des merveilles, le Pays imaginaire, Camelot ou les Enfers. Cette proximité entre les mondes se prête particulièrement bien à un traitement sériel sur de nombreuses saisons puisque l’espace, riche de possibilités et potentiellement infini, peut se renouveler en permanence tout en proposant, à chaque fois, de nouveaux personnages.

Bien que les créateurs de la série puisent dans des œuvres littéraires, les films d’animation constituent, encore davantage que les textes originaux, une source d’inspiration non négligeable, d’autant plus que les studios ABC, qui produisent Once Upon a Time, font partie de la Walt Disney Company. D’une part, la série met en scène des personnages et intrigues exclusivement issus de films d’animation comme Mérida, l’héroïne de Rebelle (Andrews et al., 2012), co-produit avec les studios Pixar, ou Tiana, le personnage principal de La Princesse et la Grenouille (Clements & Musker, 2009). D’autre part, lorsque des romans ou contes ont été adaptés au cinéma, nous pouvons remarquer que la série emprunte abondamment au film d’animation et, de fait, adapte l’adaptation. Tel est par exemple le cas d’Elsa et d’Anna de La Reine des neiges (Buck & Lee, 2013) : le 128e long métrage des studios Disney hérite du conte du même nom d’Andersen, mais c’est bien au film d’animation que se réfèrent les créateurs de Once Upon a Time, allant jusqu’à imiter dans les moindres détails les tenues des deux héroïnes du Disney. Et pour cause, l’immense succès du film d’animation La Reine des neiges peut rejaillir sur la série, apportant ainsi une certaine audience, bien plus que le conte d’Andersen. L’ingrédient principal de la série est le syncrétisme : dans le chaudron d’Edward Kitsis et d’Adam Horowitz, les contes se mêlent aux mythes, aux littératures de l’imaginaire et aux films d’animation. Il ne s’agit toutefois pas tant d’adapter que de réécrire les histoires et de combler les vides laissés par les diverses fictions.

Contes d’hier pour aujourd’hui : les variations du merveilleux

En raison de sa forme brève, le conte condense souvent en quelques pages la vie entière de son héros ou de son héroïne. Le récit, s’ouvrant volontiers par la formule prototypique « Il était une fois », narre traditionnellement la naissance du personnage principal (fréquemment complexe, voire tragique : on ne compte plus les difficultés des parents à avoir un enfant et les mères mortes en couches) et se clôt, la plupart du temps, de façon heureuse, par un mariage célébré en grande pompe et un bonheur retrouvé. Entre ces deux pôles que sont la naissance et le mariage, le ou la protagoniste passe par un certain nombre d’étapes incontournables (rencontres, quêtes, épreuves…), comme l’a montré Vladimir Propp (1970). Lorsqu’elle s’empare du matériau de Perrault, des frères Grimm ou d’Andersen, Once Upon a Time s’immisce dans les blancs de l’histoire : la série ajoute ainsi de nouvelles aventures entre deux étapes du conte (ou entre deux fonctions, pour reprendre les termes du structuraliste), ou allonge le récit en faisant du mariage final une simple étape et non un aboutissement. Que se passe-t-il lorsque Blanche-Neige a épousé le Prince Charmant ? Que devient la Belle au bois dormant après son mariage princier ? La série répond à ces questions et invente une nouvelle destinée aux héros et héroïnes de contes.

Ces développements touchent particulièrement les antagonistes, non seulement des contes, mais également des romans et films d’animation. Dans ces œuvres, en partie destinées à un jeune public, les « méchants » sont, à quelques exceptions près, peu développés et leurs motivations, comme leur histoire, restent bien obscures. La série s’ingénie à construire le récit des antagonistes et à donner une profondeur au Capitaine Crochet, à la Méchante Reine ou à Cruella d’Enfer. Pour ce faire, elle montre, sous forme de flash-back, l’enfance des personnages (et remonte parfois jusqu’à l’enfance de leurs propres parents), leur adolescence, leur évolution, jusqu’au moment où ils deviennent le « méchant » ou la « méchante » puisque, comme l’explique Regina, alias la Méchante Reine, « on ne naît pas mauvais, on le devient6 » (S3, E207). Afin de combler les vides de la fiction, les créateurs de la série dotent bien souvent les protagonistes d’un futur et les antagonistes8 d’un passé ; les œuvres originelles dont sont tirés les premiers narrent généralement leur histoire depuis l’enfance (voire depuis leur conception), mais se terminent à leur mariage (Blanche-Neige, Cendrillon, la Belle au bois dormant…), tandis que les seconds n’apparaissent, ordinairement, que pour un court laps de temps alors qu’ils sont adultes (la Méchante Sorcière de l’Ouest, le Capitaine Crochet, Ursula…). Pour les uns, il s’agit de savoir ce qu’ils deviendront, pour les autres, ce qu’ils ont été. Toutefois, ces deux types de développements ne sont pas indissociables l’un de l’autre et la série révèle volontiers le passé et le futur des personnages, mais nous distinguons, quoi qu’il en soit, une tendance selon qu’il s’agisse d’un héros ou d’un méchant. Notons par ailleurs que les studios Disney ont bien saisi le potentiel dont regorgent leurs antagonistes (en particulier féminines) : de plus en plus de jeux et de films leur sont dédiés, pensons par exemple à Villainous (Ravensburger, 2018), un jeu de société dans lequel les joueurs incarnent un antagoniste de Disney, à Maléfique (Stromberg, 2014), un film centré sur la méchante fée de la Belle au bois dormant, ou, plus récemment, à Cruella (Gillespie, 2021).

Offrir un passé aux antagonistes permet également de complexifier et d’humaniser les personnages en les dotant d’une psychologie et, par là même, de diminuer le manichéisme de Once Upon a Time. Un écrivain, Isaac, un des rares personnages de la série à ne pas être adapté d’une œuvre, explique ainsi les raisons qui l’ont poussé à écrire son roman, Heroes and Villains :

Je crois que les gens en ont assez des héros qui ont toujours le bon rôle dans les contes classiques, d’où une fin radicalement différente pour Blanche-Neige, le Prince Charmant et les autres. Une fin et un récit différents, qui parlent au lecteur d’aujourd’hui9. (S4, E22)

Dans la version écrite et rendue réelle par Isaac et son pouvoir d’Auteur, les rôles sont inversés. L’écrivain donne par exemple à voir une Blanche-Neige cruelle, tout de noir vêtue, cherchant à anéantir la Méchante Reine vivant dans les bois. Les paroles d’Isaac semblent tout aussi bien correspondre au projet des créateurs de la série qui renouvellent, actualisent et transforment « les contes classiques » pour un « lecteur d’aujourd’hui ». Même si la dichotomie entre Bien et Mal demeure dans la série, les frontières sont toutefois fluctuantes et les personnages sont bien plus ambigus que dans leurs œuvres originelles ; une part d’ombre et de lumière réside en chacun d’eux. Ainsi, Emma, la Sauveuse, devient la Ténébreuse au terme de la saison 4, après avoir tué Cruella ; Blanche-Neige est la meurtrière de Cora, la mère de la Méchante Reine, et le Capitaine Crochet, s’il semble repenti, ne possède pas moins un lourd passé de criminel. C’est néanmoins Regina, la Méchante Reine de la Forêt enchantée, dont le prénom rappelle sa condition et son histoire (regina signifiant « reine » en latin), qui représente le mieux ce balancement entre Bien et Mal inhérent à chaque personnage.

Depuis que Blanche-Neige, alors enfant, a involontairement induit la mort de l’amant de Regina, cette dernière cherche à assouvir sa vengeance. Les raisons de la haine de la Méchante Reine sont ici bien plus complexes que celles du conte des Grimm dans lequel la marâtre de Blanche-Neige est « simplement » jalouse de la beauté de sa belle-fille. Après avoir passé des années à vouloir anéantir l’héroïne, Regina pardonne la faute de Blanche-Neige et les deux femmes finissent par s’entraider. Mais Regina ne glisse pas radicalement d’un camp à un autre, elle oscille entre les deux et semble se tenir sur la frontière entre Bien et Mal. Au terme de la saison 5, dans l’épisode intitulé en français « Dr Jekyll et Mister Hyde », elle avoue que « la Méchante Reine est toujours là, en [elle], à essayer de sortir10 » (S5, E22) et qu’elle est « coincée entre le Bien et le Mal11 » (S5, E22). Par la suite, en s’injectant un sérum inventé par le Dr Jekyll, Regina se divise littéralement en deux : la Méchante Reine s’extirpe de son corps et se matérialise pour former un autre personnage. Voulant anéantir sa part d’ombre, son « côté Hyde », Regina s’affronte elle-même en duel dans un combat hautement symbolique. La lutte est cependant vaine et ce n’est qu’en acceptant la noirceur en elle, en déversant un peu de son amour dans le cœur de la Méchante Reine et en recueillant une partie de ses ténèbres, que Regina peut avancer.

Once Upon a Time interroge la division entre Bien et Mal et tente de la nuancer. La série correspond alors davantage à la vie réelle, rarement binaire, et permet une meilleure identification des spectateurs et spectatrices. Les récits merveilleux sont également modernisés et l’actualisation est induite, et facilitée, par la transposition des personnages au xxie siècle. Ainsi, lorsque Cendrillon disparaît, Emma déclare la retrouver « comme on retrouve Cendrillon12 » (S6, E3), en utilisant une chaussure pour la localiser mais la pantoufle de verre est devenue, à Storybrooke, une basket en toile d’une célèbre marque. Le traitement est bien souvent humoristique : le Capitaine Crochet apprivoise par exemple difficilement les objets du quotidien, comme les ordinateurs, téléphones ou consoles de jeux vidéo. L’humour permet le développement d’une certaine proximité avec le public et contribue à actualiser les récits originels. Une sorte de jeu référentiel s’établit alors entre la série et l’audience spectatrice : les clins d’œil à un hypotexte ou à une œuvre cinématographique sont fréquents, comme lorsque le public découvre Ursula, l’antagoniste du film d’animation La Petite Sirène (Musker & Clements, 1989), exerçant le métier de soigneuse dans un aquarium new-yorkais. Remarquons, par ailleurs, qu’à de multiples reprises, le couple formé par Charmant et Blanche-Neige est tourné en dérision. L’amour immodéré que se portent les personnages hérite du happy end du conte et du Disney, mais est exacerbé, ad nauseam, dans Once Upon a Time. Le romantisme inouï dont font preuve le héros et l’héroïne est régulièrement moqué par des remarques sarcastiques de la part des autres protagonistes, bien souvent de Regina ou de sa sœur, Zelena, la Méchante Sorcière de l’Ouest. Dans la troisième saison, alors que Charmant cueille une fleur pour l’offrir à sa bien-aimée, Regina les fixe, exaspérée, et leur rappelle leur situation :

— On vient de pénétrer dans la Forêt des Ténèbres, à la recherche de la seule personne qui puisse nous épargner une fin aussi imminente qu’atroce et sauver votre futur enfant, et vous, vous profitez du parfum des roses ?
— Des perce-neige !
— Quand bien même ce seraient des jonquilles qui dansent, qu’est-ce que ça changerait13 ? (S3, E19)

Il semblerait que moderniser les contes, les « dépoussiérer » — pour qu’ils « parlent au lecteur d’aujourd’hui », comme le soulignait Isaac — nécessite un détournement et une mise à distance, notamment par l’humour, des poncifs dont regorgent les œuvres originelles et leurs adaptations.

Histoires féminines, histoires féministes ?

Les noms des actrices Ginnifer Goodwin, Jennifer Morrison et Lana Parrilla — respectivement Blanche-Neige, Emma et Regina — sont les trois premiers du générique d’ouverture de la saison 1 à la saison 6, ce qui témoigne de leur importance. L’histoire se construit, en effet, autour de ces trois femmes qui demeurent les personnages principaux dans ces six saisons (la septième doit être considérée différemment : elle ne prend plus pour sujet Storybrooke et nombre d’acteurs et actrices ont quitté la série). À quelques exceptions près, Blanche-Neige, Emma et Regina apparaissent dans tous les épisodes de ces six saisons et détiennent un rôle capital qui induit une forte présence à l’écran. Ce sont d’ailleurs leurs trois noms qui sont gravés par Hadès sur des pierres tombales dans la saison 5 (S5, E14) : le maître des Enfers les condamne à demeurer dans son domaine, signe de leur caractère redoutable. Once Upon a Time se présente donc comme une série féminine, mais les statistiques déjouent ce premier constat : dans la première saison, les noms de dix-sept actrices différentes apparaissent dans le générique d’ouverture, alors que nous comptons trente-deux noms d’acteurs. Les personnages sont donc à 65,3 % masculins. En nous intéressant aux rôles détenus par les femmes, nous remarquons néanmoins que ce sont elles qui occupent des positions de pouvoir et qui détiennent l’autorité. Blanche-Neige dirige son royaume, comme Aurore ; Regina est aussi une reine, à l’instar d’Elsa — la souveraine d’Arendelle — ou de Jasmine, qui cherche à regagner son trône à Agrabah. Quant à Mérida, l’aînée de sa fratrie, elle lutte pour hériter du pouvoir de son défunt père et gouverner. Dans un discours aux accents féministes, elle explique à Emma :

— Mon père est, enfin, était le roi. À sa mort, les clans n’ont pas accepté que je devienne reine. Chez moi, pour les gens, ou plutôt, les hommes, une femme est incapable de diriger.
— Il n’y a pas que chez toi14. (S5, E1)

Refusant d’épouser un des chefs de clans, Mérida reprend le pouvoir qui lui est dû par la force des armes. Dans le monde primaire, les maires de Storybrooke sont exclusivement féminines : Regina, Blanche-Neige et Fiona se succèdent à ce poste. Et aux Enfers, si Hadès gouverne, Cora, puis Cruella, sont aussi les maires du Storybrooke infernal. Malgré une représentation inégale des personnages (et, de fait, des actrices et acteurs), une volonté de mise à l’honneur des figures féminines émerge de la série. Cette détention du pouvoir par les femmes hérite, parfois, des œuvres originelles (la marâtre de Blanche-Neige est bien reine chez les frères Grimm), mais est intensifiée par la série. Ainsi, la Méchante Reine règne seule, ayant fait assassiner le roi, père de Blanche-Neige. Remarquons également que les œuvres choisies pour être adaptées dans Once Upon a Time — notamment La Reine des neiges (Buck & Lee, 2013) et Rebelle (Andrews et al., 2012) — sont révélatrices de cette volonté de représentation d’un pouvoir féminin.

Non seulement les femmes détiennent pouvoir et autorité, mais elles sont aussi actives dans les intrigues qui les concernent, de telle sorte qu’elles remanient et bouleversent les récits originaux. Elles sont nombreuses à se substituer aux personnages masculins et, de fait, à incarner leur rôle. Ni victimes ni demoiselles en détresse, les figures féminines viennent, au contraire, au secours des héros. Si Charmant réveille Blanche-Neige d’un baiser, comme dans l’adaptation des studios Disney, la princesse lui rend plusieurs fois la pareille alors qu’il est victime du Charme du Sommeil. Ici, les créateurs se fondent bien sur l’adaptation et non sur le conte des Grimm où le prince, en déplaçant et en faisant trébucher le cercueil, induit le réveil de Blanche-Neige qui, par cette secousse, recrache le morceau de pomme empoisonnée. S’il ne l’embrasse pas, le prince est, quoi qu’il en soit, l’agent de son réveil dans le conte. Dans la série, Regina se réfère à leur histoire passée en déclarant à leur sujet : « Je crois que cette fois les rôles vont être inversés15. » (S2, E9) Blanche-Neige, archère de talent vivant dans les bois de la Forêt enchantée, hérite d’ailleurs bien davantage — par son rôle actif, sa tenue et ses armes — de Robin des Bois que de la princesse de Disney. De plus, l’héroïne incarne également un héros mythologique, Persée, lorsqu’elle tue Méduse (S3, E10). En pleine lune de miel et contre l’avis d’un Charmant ayant d’autres projets en tête, Blanche-Neige se lance dans la quête de Méduse — une créature au regard pétrifiant — qu’elle veut utiliser pour changer la Méchante Reine en pierre. Ne parvenant pas à trancher la tête du monstre, elle imite alors son précurseur, décline le mythe de Persée au féminin, et se sert d’un bouclier dans lequel se reflète le monstre. En anéantissant Méduse, Blanche-Neige sauve Charmant, temporairement métamorphosé en statue de pierre. Dans la saison 5, elle vient également en aide à Hercule et l’aide, accompagnée d’une femme, Mégara, à accomplir le dernier de ses travaux : tuer Cerbère. Emma, la fille de Blanche-Neige, marche dans les pas de son illustre mère et devient, quant à elle, une nouvelle Orphée en allant chercher son bien-aimé aux Enfers (S5E12-20). Emma et Blanche-Neige imitent, temporairement et symboliquement, Persée ou Orphée et convoquent leurs mythes, mais une autre héroïne, Jacqueline, dite « Jack », incarne quant à elle véritablement une figure masculine. Dans Once Upon a Time, le héros du conte populaire « Jack et le Haricot magique » est devenu une femme. Cette vague de féminisation des récits s’accompagne d’une substituabilité, généralement féminine, des personnages, une femme venant (ré)interpréter un rôle masculin.

Dans cette même veine, Dorothy — issue du Magicien d’Oz (Baum, 1900) — et Ruby (le Petit Chaperon rouge) réécrivent le mythe de Blanche-Neige. Ruby, aussi nommée Scarlett, dont les prénoms ne manquent pas de rappeler la couleur de son chaperon dans les contes (scarlet pouvant être traduit par « rouge » ou « écarlate »), réveille Dorothy, une autre victime du Charme du Sommeil, par un baiser. Notons que les personnages lesbiens commencent à apparaître dans la saison 3 (soit en 2013), pensons à Mulan, amoureuse d’Aurore, mais aussi au couple formé par Alice et Robin (cette dernière, fille de Robin des Bois, porte le prénom de son père). La série montre ainsi des amours homosexuelles — s’extirpant, par là même, des schémas amoureux classiques des contes et œuvres originales — mais il s’agit toujours, comme nous pouvons le remarquer, d’amours lesbiennes (les hommes homosexuels n’étant pas représentés à l’écran).

Par ailleurs, l’histoire de Ruby déconstruit le conte traditionnel de Perrault et celui des Grimm en annihilant la fonction masculine. Le loup, qui incarne dans les contes les prédateurs sexuels masculins, ces « Loups doucereux » (Perrault, 2006, p. 212), n’est autre que Ruby elle-même dans Once Upon a Time. À chaque pleine lune, la jeune femme adopte une forme lupine : tel est son héritage maternel puisque sa grand-mère se métamorphosait elle aussi en louve autrefois. Le masculin, qui réside dans le personnage du loup (et du chasseur chez les Grimm), est non seulement évacué de la série mais, de surcroît, Ruby tue involontairement son amant alors qu’elle est métamorphosée. L’histoire du Petit Chaperon rouge devient, encore davantage que dans les contes, une histoire de femmes. Il ne s’agit plus d’affronter le personnage masculin (ni de s’en prémunir), mais de s’affronter soi-même. Raiponce subit également un traitement similaire puisqu’elle est enfermée dans une tour, non par une magicienne, comme dans le récit des Grimm, mais par sa propre peur, c’est-à-dire, par elle-même ; ces phénomènes participent à nuancer le manichéisme de la série.

De façon générale, les héroïnes de Once Upon a Time sont caractérisées par leur indépendance, notamment vis-à-vis des hommes. Cette indépendance se traduit, entre autres, par leur penchant pour les armes. Bien plus que des princesses, les femmes de la série sont des guerrières : Granny — la grand-mère du Petit Chaperon rouge — possède une arbalète ; Mulan, Emma, Regina et Jacqueline se battent à l’épée, tandis que Blanche-Neige et Mérida sont des archères émérites, véritables incarnations du courage (Mérida, qui est perçue comme le personnage le plus courageux, est d’ailleurs chargée de transmettre cette qualité à Mr. Gold dans la saison 5). Anna, la jeune sœur d’Elsa — toutes deux issues de La Reine des neiges (Buck & Lee, 2013) — enseigne d’ailleurs le maniement de l’épée au Prince Charmant. Et Dorothy, la « petite fille innocente et inoffensive » à la robe vichy, qui « n’avait jamais tué la moindre bestiole de toute sa vie » (Baum, 1998, p. 16), est représentée comme une dangereuse combattante portant protections de cuir et baudrier. L’indépendance des héroïnes est toutefois rarement affective et si Emma, comme Dorothy, renverse certains clichés associés au genre féminin (tendresse, douceur, démonstrations affectives), la plupart des protagonistes restent rivées à un schéma tout aussi traditionnel que stéréotypé.

La recherche ou le sauvetage du « véritable amour » est une quête dûment exploitée dans la série et le bonheur domestique (bien souvent maternel) est présenté comme un but à atteindre. La fin heureuse de Regina est ainsi associée au couple, et la fée Clochette le lui exprime en ces termes : « Ce qui peut te sauver, c’est l’amour16. » (S3, E3) Son célibat est constamment perçu comme problématique et source de tous ses maux. Zelena, la Méchante Sorcière de l’Ouest, qui entre dans la série à partir de la saison 3, est un des rares personnages à contrebalancer cette vision de l’amour très conventionnelle. Cependant, elle qui n’a « besoin de personne17 » (S5, E16) et qui se moque de sa sœur (« Encore une femme qui définit son bonheur en fonction de l’amour qu’un homme lui porte, c’est désespérant18 ! » S4, E21) finit par tomber amoureuse et former un couple avec Hadès. L’un des objectifs principaux de Zelena est également d’avoir un enfant et sa fille Robin rejoint la cohorte des bébés nés de princesses (comme ceux de Belle, Blanche-Neige ou Cendrillon). Ces mères vivent heureuses et ont, conformément à la formule archétypique, « beaucoup d’enfants ». Once Upon a Time offre de nouveaux modèles de princesses (actives, courageuses, indépendantes) et présente des héroïnes affranchies, détentrices de pouvoir et de puissance. Toutefois, et malgré quelques variations, nombre d’entre elles deviennent, comme dans les contes, épouses et mères ; leurs destins relèvent presque de l’immuable.

De Belle à Emma : l’évolution des princesses

Emma et Belle sont des princesses, l’une est inspirée du conte de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête, et de son adaptation en 1991 par les studios Disney ; l’autre est une création originale de la série. Dans Once Upon a Time, elles incarnent, chacune, un type de figure féminine : Belle est ce que l’on pourrait qualifier de « princesse traditionnelle », réunissant en sa personne la plupart des caractéristiques et stéréotypes des héroïnes de contes, tandis qu’Emma est une princesse du xxie siècle, une figure ayant évolué et s’étant libérée de ses chaînes.

Dans le conte de Madame Leprince de Beaumont, Belle voit sa liberté s’évanouir et est condamnée à demeurer dans le palais de la Bête. Elle en devient toutefois la maîtresse et met fin à l’enchantement de la Bête, tandis que, dans la série, Belle ne parvient jamais totalement à transformer la Bête en homme. De plus, sa détention est soulignée dans Once Upon a Time et largement amplifiée puisque la jeune femme est perpétuellement représentée dans des environnements carcéraux ; ce phénomène exacerbe la monstruosité de la Bête qui demeure majoritairement geôlier et bourreau. Belle est une figure de prisonnière et est tour à tour captive du château de la Bête, d’une cellule dans laquelle elle est enfermée durant vingt-huit ans, ou du bateau du Capitaine Crochet. Elle qui veut tant voyager et voir le monde « passe constamment d’une prison à l’autre19 » (S6, E4), comme le remarque Regina. Belle est une femme-objet, que l’on déplace à l’envi, et est parfaitement réifiée, malgré ses protestations :

— Tu ne peux pas m’enfermer dans un coffre comme un de tes objets magiques !
— Apparemment, si20. (S6, E4)

Son mari, la Bête, décide de ses moindres mouvements et de son destin. Pour lui faire plaisir, il lui offre les clés de la bibliothèque municipale (S2, E4), qu’elle dirigera dès lors mais, là encore, la jeune femme est finalement recluse dans un espace clos et marginal. Et lorsque Hadès menace de s’en prendre à l’enfant qu’elle porte, Belle se pique le doigt pour subir le Charme du Sommeil : sa grossesse est ainsi suspendue et le maître des Enfers ne peut s’emparer de l’enfant tant qu’il n’est pas venu au monde. Mais, une fois encore, Belle est prisonnière, d’un sort, cette fois, et du royaume de Morphée. Celle qui veut tant parcourir le monde est condamnée à l’immobilisme et à la passivité, à l’image de la Belle au bois dormant dont le nom, similaire à celui de l’héroïne de Madame Leprince de Beaumont, est révélateur de sa condition.

À l’inverse, Emma est un personnage actif représenté dans des environnements très divers. Dès l’épisode pilote, elle passe de Boston à Storybrooke, mais elle voyage également entre les mondes par la suite et gagne la Forêt enchantée, Camelot, le Pays imaginaire ou les Enfers. Au début de la série, elle est, avec son fils Henry, la seule à pouvoir franchir les frontières de Storybrooke. Dans son enfance, Emma est décrite comme une orpheline, allant de famille d’accueil en famille d’accueil, puis elle devient une voleuse, ce qui la pousse à se déplacer régulièrement pour ne pas être retrouvée. Lorsque Regina se renseigne sur l’héroïne, dans les premiers épisodes, un journaliste lui apprend qu’» elle a pas mal bougé » et que « la seule chose intéressante [qu’il a] apprise, c’est qu’elle ne tient pas en place21 » (S1, E2). Les métiers qu’exerce Emma a posteriori sont également empreints de dynamisme et de mouvement : garante de caution et shérif, deux fonctions qui la poussent à traquer des criminels. Ces métiers, traditionnellement masculins, permettent à Emma d’exercer son autorité (et la jeune femme n’en manque pas) tout en lui assurant une certaine indépendance, tant financière que hiérarchique puisqu’elle travaille régulièrement de façon solitaire, sans véritablement recevoir d’ordres22. Dans l’exercice de ses fonctions, Emma revêt une tenue, une sorte d’habit de super-héroïne (et elle est, après tout, une justicière) constitué non pas d’une cape flottant au vent, mais de bottes et d’un blouson en cuir rouge. Elle s’en explique dans la saison 5 : « Quand j’ai acheté cette veste, je voulais en faire mon armure23. » (S5, E20) Ses vêtements diffèrent radicalement des tenues de Belle (généralement jupes, robes et hauts talons, comme les princesses traditionnelles des studios Disney). Par ailleurs, Emma pratique la magie, elle est la Sauveuse, incarnation d’un Messie féminin, et est, en cela, une libératrice. Son rôle est de briser les malédictions et d’affronter les Ténèbres : elle a ainsi une fonction capitale puisque le sort du monde magique repose sur ses épaules. Mais, contrairement à Belle, Emma est également une guerrière tout aussi à l’aise avec une épée, un pistolet, ou avec ses poings qu’avec la magie, et est fréquemment représentée en train de se battre et de l’emporter. Alors qu’August, alias Pinocchio, s’étonne de la voir armée, « une épée, princesse ? » l’interroge-t-il, l’héroïne lui répond : « J’ai plus souvent porté une arme que des robes et des froufrous24. » (S6, E11)

Belle est soumise à différentes autorités masculines : celle de son père, qui veut la marier à Gaston contre une aide militaire, puis celle de la Bête qui en fait tout d’abord sa servante. Bien que Belle ait beaucoup de difficultés à s’affranchir de la domination masculine, sa victoire réside peut-être dans le fait que la Bête/le Ténébreux demeure, tout au long de la série, amoureux d’elle. L’amour (la Belle) est finalement plus fort que les ténèbres (la Bête) : contre vents et marées, la jeune femme parvient à maintenir une certaine humanité au cœur de la Bête et à tempérer sa monstruosité. Emma, quant à elle, bénéficie d’une grande autonomie. Entourée de figures masculines (son père, son fils, ses différents amants) qui cherchent régulièrement à la protéger, l’héroïne rejette leur aide pleine de bonnes intentions. Elle insiste sur son indépendance et sa liberté en disant par exemple à son père, inquiet de la laisser aller à un rendez-vous, qu’elle « sai[t] [s]e défendre25 » (S4, E4). Et lorsque le Capitaine Crochet qualifie l’appel d’Emma de celui « d’une demoiselle en détresse », celle-ci le corrige, désabusée : « J’étais pas en détresse26. » (S4, E2) Par ailleurs, la jeune femme, méfiante quant aux relations amoureuses, répugne à exprimer ses sentiments, venant, une fois de plus, bouleverser les stéréotypes de genre. Les figures d’Emma et de Belle, si divergentes, se situent de part et d’autre du nuancier de personnages. Une grande diversité d’héroïnes est ainsi présentée mais, surtout, la princesse de jadis — Belle — dessine un contraste saisissant avec la princesse d’aujourd’hui qu’incarne Emma. En faisant contrepoint à la garante de caution, Belle, par son inertie, permet de prendre conscience du chemin parcouru par ses sœurs.

Conclusion

Once Upon a Time joue sur la transfictionnalité (Saint-Gelais, 2011) et offre aux spectateurs et spectatrices une vaste fresque de personnages féminins, tous remaniés, qui actualisent la figure de la princesse. Si certaines protagonistes, comme Belle, ne s’éloignent que peu de leurs modèles, nous constatons toutefois une dynamique générale allant vers l’émancipation (tant littéraire que féminine). De moins en moins « en détresse », les courageuses demoiselles s’affirment, gagnent en liberté et s’engagent sur la voie de l’indépendance. Entre Belle et Emma, qui constituent deux pôles opposés, se développe et évolue une génération entière d’héroïnes, celles du xxie siècle. Si les princesses sont vaillantes, les « méchantes » sont passionnantes et l’intérêt des studios Disney glisse vers elles depuis quelques années. Au demeurant, la série n’a pas vocation à être engagée et certaines normes, concernant notamment le destin maternel ou la représentation physique des héroïnes, ont encore bien du mal à fluctuer. Les princesses ne souffrent pas de désuétude, elles sont en chemin et, entre celles qui (re)conquièrent leur royaume, qui osent s’exprimer, qui se sacrifient, ou qui affrontent maints dangers, il serait périlleux d’avancer un nom pour répondre à la question suivante : « Miroir, miroir, qui est la plus vaillante ? »

Bibliographie

Andersen Hans Christian, 1992, Œuvres, traduit du danois par R. Boyer, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1.

Barrie James Matthew, 1911, Peter Pan, Londres, Hodder & Stoughton.

Baum Lyman Frank, 1998, Le Magicien d’Oz [1900], traduit de l’anglais par M. de Pracontal, Paris, Gallimard Jeunesse.

Ende Michael, 2014, L’Histoire sans fin [1979], traduit de l’allemand par D. Autrand, Paris, Hachette Livre.

Favard Florent, 2018, Les séries télévisées, Clermont-Ferrand, PUBP, coll. « L’Opportune ».

Funke Cornélia, 2018, Cœur d’encre [2003], traduit de l’allemand par M.‑C. Auger, Paris, Gallimard Jeunesse, coll. « Folio Junior ».

Grimm Jacob & Grimm Wilhelm, 1976, Contes [1812], traduit de l’allemand par M. Robert, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique ».

Lewis C. S., 2017, Le Monde de Narnia, t. 2 : Le Lion, la Sorcière blanche et l’Armoire magique [1950], traduit de l’anglais par A.‑M. Dalmais, Paris, Gallimard Jeunesse, coll. « Folio Junior ».

Louis Stella, 2016, « Qu’est devenue la “jeune fille blonde qui va dans une ruelle sombre et se fait tuer” ? Héritage et métamorphose de la figure blonde féminine du film d’horreur classique dans Buffy the Vampire Slayer, True Blood, et Once Upon a Time », dans S. Hubier et E. Le Vagueresse (éds), Gender et séries télévisées, Reims, PUR, p. 17‑32.

Péju Pierre, 1997, La Petite Fille dans la forêt des contes. Pour une poétique du conte : en réponse aux interprétations psychanalytiques et formalistes [1981], Paris, Robert Laffont, coll. « Réponses ».

Perrault Charles, 2006, Contes [1697], introduction, notices et notes par C. Magnien, Paris, Le Livre de Poche.

Propp Vladimir, 1970, Morphologie du conte [1928], traduit du russe par M. Derrida, T. Todorov et C. Kahn, Paris, Seuil, coll. « Points ».

Saint-Gelais Richard, 2011, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, coll. « Poétique ».

Filmographie

Andrews Mark, Chapman Brenda & Purcell Steve (réal.), 2012, Rebelle, Pixar Animation Studios [film d’animation].

Buck Chris & Lee Jennifer (réal.), 2013, La Reine des neiges, Walt Disney Animation Studios [film d’animation].

Clements Ron & Musker John (réal.), 2009, La Princesse et la Grenouille, Walt Disney Pictures [film d’animation].

Gillespie Craig (réal.), 2021, Cruella, Walt Disney Pictures, Marc Platt Productions et Gunn Films [film cinématographique].

Lieber Jeffrey, Abrams J. J. & Lindelof Damon (créat.), 2004-2010, Lost : Les Disparus, ABC Studios, Touchstone Television et Bad Robot Productions [série].

Musker John & Clements Ron (réal.), 1989, La Petite Sirène, Walt Disney Pictures et Silver Screen Partners [film d’animation].

Stromberg Robert (réal.), 2014, Maléfique, Moving Picture Company, Roth Films et Walt Disney Pictures [film cinématographique].

White Dean (réal.), Kitsis Edward & Horowitz Adam (créat.), 2011-2018, Once Upon a Time, ABC Studios [série].

Notes

1 Il s’agit de séries qui « combinent des épisodes proposant une intrigue bouclée, ainsi que des arcs narratifs plus étendus, sur plusieurs épisodes, toute une saison, voire l’intégralité de la série » (Favard, 2018, p. 52). Retour au texte

2 Nous faisons ici référence au titre perraldien : Histoires ou Contes du temps passé, avec des moralités. Retour au texte

3 Nous reconnaissons ici un principe fondateur de la série Lost : Les Disparus, également produite par ABC Studios et diffusée de 2004 à 2010. Retour au texte

4 Pensons à Raiponce, Ursula, Mulan, Jasmine, ou à la nouvelle Cendrillon de la saison 7. Les princesses sont toutefois, en majeure partie, blanches et hétérosexuelles. Retour au texte

5 Ce moyen de transport peu conventionnel rappelle l’armoire magique utilisée par les enfants Pevensie dans Le Monde de Narnia (Lewis, 1952). Retour au texte

6 « Evil isn’t born. It’s made. » La traduction française établit un parallèle intéressant avec la célèbre phrase de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme : on le devient. » Retour au texte

7 Nous noterons ainsi les citations de la série, « S » renvoyant à la saison en question et « E » à l’épisode concerné. Retour au texte

8 Rappelons par ailleurs qu’étymologiquement la préposition pro (πρό) signifie « avant, devant », protos (πρῶτος) « premier », et anti (άντί) « contre » indique « le contraire, l’opposé ». Retour au texte

9 « I wrote it because I think folks are sick of heroes getting everything in these classic fairy tales. Hence, the radically different endings for Snow White, Prince Charming, and all the rest. Something different for a modern audience. » Retour au texte

10 « The Evil Queen is inside me, always trying to get out. » Retour au texte

11 « Now, I have a curse. The curse of knowing the difference between Good and Evil and I’m caught between them. » Retour au texte

12 « The way you find Cinderella. » Retour au texte

13 « — We’re at the edge of the Dark Forest, trying to find the one person who can stop our imminent doom and save your unborn child. And you two stop to smell the roses? — Snowbells! — I don’t care if they are dancing daffodils! » Retour au texte

14 « — My father is, was, the King and when he passed, the clans no longer approved of me being Queen. In my land, people, well, men, don’t think a woman can lead. — Oh, not just in your land. » Retour au texte

15 « I think this time it’ll happen the other way around. » Retour au texte

16 « What you need is love. » Retour au texte

17 « You don’t need anyone. » Retour au texte

18 « Oh, another woman defining her happiness relative to the love of a man. Sad, really! » Retour au texte

19 « It’s always out of one prison, into another with her. » Retour au texte

20 « — You can’t just lock me in a case like one of your objects ! — Apparently, I can. » Retour au texte

21 « Bounced around all over. The only thing I really learned was that she doesn’t like to sit still. » Retour au texte

22 Au sujet de l’indépendance d’Emma, et de sa représentation physique, nous invitons à la lecture de l’article de Stella Louis (2016). Retour au texte

23 « When I bought this jacket, it was meant to be an armor. » Retour au texte

24 « — Sword, Princess? […] — I spent more time around swords than dresses. » Retour au texte

25 « I can take care of myself. » Retour au texte

26 « — I get a distress call from a fair maiden and I’m on the spot. — I was not distressed. » Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Florie Maurin, « Miroir, miroir, qui est la plus vaillante ? Héroïsme au féminin et princesses affranchies dans Once Upon a Time », IRIS [En ligne], 42 | 2022, mis en ligne le 19 décembre 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2997

Auteur

Florie Maurin

Université Clermont Auvergne, CELIS, EA 4280, F‑63000 Clermont-Ferrand, France

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