Karin Ueltschi, Savoir des hommes, sagesse des femmes. Savants ou magiciens, matrones ou sorcières

Paris, Imago, 2024

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Karin Ueltschi, Savoir des hommes, sagesse des femmes. Savants ou magiciens, matrones ou sorcières, Paris, Imago, 2024, 327 p.

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Pensé en deux parties se faisant écho, consacrées à la connaissance au prisme du genre, Savoir des hommes, sagesse des femmes analyse la construction du savoir au cours des siècles depuis l’Antiquité. Cet ouvrage s’appuie sur de multiples exemples et s’intéresse tant à la nature et à l’évolution de ce savoir qu’à celles et ceux qui le détiennent : figures de sages, de magiciens, de sorcières, de savants…

Il est tout d’abord question de la conception de la connaissance et de ses limites : quels domaines, finalement, relèvent du savoir ? La réponse ne va pas de soi, bien au contraire, et la chercheuse étudie les liens entre science et magie, entre arts libéraux et mécaniques, entre savants, poètes ou devins. C’est la circonscription des domaines qui est au cœur de cette analyse et Karin Ueltschi illustre son propos en montrant comment certaines figures historiques d’érudits se sont intéressées à l’alchimie ou à la nigromancie, ce qu’elle résume ainsi : « Le savoir est global, ou n’est pas. » (p. 60) Sont tour à tour convoqués Merlin, Virgile ou encore Albert le Grand et les anecdotes à leur sujet ne manquent pas de piquer au vif notre curiosité.

Dans ces pages, ce sont aussi les dangers du savoir qui sont explorés. Soupçon et menace planent sur les détenteurs de la connaissance. Si ce phénomène est abordé dans la première partie, il est amplement développé dans la seconde, consacrée aux femmes, où est analysée plus en détails la diabolisation du savoir féminin et populaire, notamment la tragique histoire que l’on connait autour de la publication du Marteau des sorcières.

La première partie dédiée au « savoir des hommes » se clôt sur les méthodes, logiques et raisonnements scientifiques. On passe alors des domaines fondés sur les analogies et correspondances, en envisageant la physiognomonie ou la phrénologie, à l’émergence progressive d’une science érigée sur l’expérience. Ici et tout au long de l’ouvrage, l’accent est mis non sur une franche distinction des domaines et raisonnements, mais davantage sur ce que les uns doivent aux autres, sur les liens qui les unissent. Différentes périodes historiques sont ainsi mises en lumière et en relation, qu’il s’agisse du Moyen Âge, de la Renaissance ou du xviie siècle. C’est l’histoire d’une évolution ponctuée d’oscillations que détaille la chercheuse. Le domaine de la médecine est notamment développé. Ces passages éloquents rendent compte de ces flottements, entre savoir théorique et pratique, livres et expérience, savoir des lettrés et des illettrés.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, K. Ueltschi analyse le savoir féminin et sa structuration. La démarche comparative est convaincante : à l’aune de celui des hommes, on voit combien le savoir des femmes emprunte un cheminement inverse. Si les uns se sont appuyés sur les lettres et la théorie, les autres ont d’abord puisé leurs connaissances de l’expérience, fruit de la pratique et de la transmission orale. Depuis les Parques aux fées médiévales, dont on sait les liens étroits, la représentation ambivalente de la femme sage est détaillée. La nature de cette science fait l’objet de développements tout au long de cette partie, qu’il s’agisse de l’herboristerie comme du tissage ou du domaine obstétrique. Plusieurs figures, historiques, littéraires ou encore bibliques, viennent illustrer le propos, à l’image de Trotula de Salerne ou, dans un autre registre, de Frau Holle.

De la femme sage à la sorcière, le glissement s’opère progressivement et c’est l’origine supposée du savoir féminin qui est alors considérée. Devenue suspecte, la science des femmes relève dès lors de la sphère diabolique, ce qu’explique la chercheuse par cette formule, aussi claire que terrible : « Ce qui est condamné à rôtir sur le bûcher, c’est surtout une science dangereuse ou néfaste fantasmée par l’ignorance et la peur. » (p. 216) Le symbolisme associé à ces figures n’est pas en reste et l’analyse se porte également sur ce dernier, à travers les attributs rituels que sont les chats ou les balais, pour ne citer qu’eux.

Comment les femmes viennent au savoir ? Cette question pourrait résumer le prisme choisi pour le dernier chapitre de l’ouvrage. L’accent est ici porté sur les voies d’accès à la connaissance et à son possible développement au sein de différents environnements (aristocratie, bourgeoisie, milieu monacal…). C’est tout d’abord dans la sphère privée et domestique que nous emmène Savoir des hommes, sagesse des femmes, auprès des premières préceptrices, les mères. Dans une perspective diachronique, l’évolution de l’accès à la science pour les femmes est envisagée, à travers l’essor de la scolarisation. En parallèle, la chercheuse examine également la teneur du savoir transmis aux filles : lecture, morale et travaux d’aiguille. Entre édification et instruction, la science balance. Enfin, en miroir de la première partie, la médecine est spécifiquement considérée sous l’angle de sa professionnalisation et des limites qui en découleront pour les femmes l’exerçant. Les noms d’Hildegarde de Bingen, Christine de Pizan, Laura Bassi ou Florence Nightingale, parmi d’autres, ressurgissent heureusement ici, tirés de l’ombre où ils demeurent trop souvent en dehors des ouvrages érudits qui leur sont parfois consacrés.

Au moyen d’un ouvrage didactique, riche d’exemples, K. Ueltschi propose de (re)découvrir le savoir humain, aux frontières mouvantes, en en capturant différentes images significatives à travers les siècles dans un contexte occidental. Largement mises en lumière, les fluctuations de la science et de ce qu’on considère lui appartenir, ou non, sont toujours d’actualité et laissent peut-être présager de futurs passionnants développements pour, toujours, en savoir plus.

References

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Florie Maurin, « Karin Ueltschi, Savoir des hommes, sagesse des femmes. Savants ou magiciens, matrones ou sorcières », IRIS [Online], 45 | 2025, Online since 31 janvier 2025, connection on 16 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=4127

Author

Florie Maurin

Docteure en littérature française, membre associée du CELIS (université Clermont Auvergne)
f.maurin@hotmail.com

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