Dans notre thèse, nous avons montré que l’imaginaire a eu un commencement et qu’on peut le penser comme un Big Bang, donc en lien avec les sciences physiques et aussi la biologie. Par conséquent, nous avons créé le concept de gènes littéraires pour construire un modèle biologique du dynamisme mythique et nous avons précisément défini ce que l’on peut entendre par la notion de mythe littéraire (Ghiasizarch, 2011). Remontant au passé originel, cette réflexion nous invite désormais à poursuivre en nous interrogeant sur le développement à venir et nous nous demanderons alors qu’elle peut être le rôle des chercheurs s’intéressant à l’imaginaire dans cette perspective. La futurologie met en œuvre de multiples méthodes pour penser l’avenir et, parmi ces diverses approches, en ayant recours à deux exemples, nous développerons l’idée que l’analyse causale par couches a un lien avec l’imaginaire, par le biais de la quatrième couche dévolue à la métaphore et au mythe. Nous montrerons ainsi que les recherches sur l’imaginaire ont leur place pour comprendre les analyses touchant au futur1.
Retour vers le futur : origine et développement historique de la futurologie
Alvin Toffler dans The Futurists écrit que dans les années 1940, Ossip Flechtheim, un professeur allemand, « a commencé à parler et à écrire sur le besoin de ce qu’il appelait “futurologie” […]. Flechtheim estimait que les universités devaient enseigner à penser le futur. Dans son ouvrage, il évoque la futurologie comme une nouvelle “science”. Même si la prévision systémique ne faisait que dévoiler l’inévitable, disait-il, elle aurait une valeur essentielle » (Toffler, 1972, p. 194-195 ; notre traduction).
La futurologie est un domaine interdisciplinaire qui est censé procéder à partir des données empiriques et logiques du passé et du présent, pour esquisser des scénarios plausibles de l’avenir. Elle examine les sources, les desseins et causes de changement et de stabilité pour formuler des prédictions.
Dans le sillage des philosophes s’exerçant à une pensée utopiste (More, 1983), les futuristes essaient de créer ou de proposer de réaliser un nouveau monde en harmonie, une société idéale dans un futur plus agréable ou moins imparfait que le présent. Andersson dans The Future of the World. Futurology, Futurists and the Struggle for the Post-Cold War Imagination écrit à propos de liens entre les futuristes et l’utopie :
Les futuristes considéraient l’utopie comme étant constituée de deux étapes logiques. Premièrement, elle dépendait de la déconstruction radicale des futurs existants, c’est-à-dire de l’échappée aux projections existantes de l’équilibre des pouvoirs et du statu quo. Deuxièmement, en conséquence d’une telle déconstruction radicale, de nouvelles images du futur pourraient être créées qui pourraient agir comme des impératifs radicaux pour défaire ce que les futuristes comprenaient comme des formes hégémoniques d’expertise qui limitaient les futurs mondiaux, et remplacer celles-ci par un nouveau type de participation au futur global. (Andersson, 2018, p. 158-159)
Les futuristes, pour arriver à imaginer le futur utopique d’une société, essaient de se libérer des analyses déjà présentes et dominantes et cherche tous les modes de réflexions possibles.
Selon Godhe et Goode, les études critiques sur le futur (CFS pour le sigle en anglais) sont fortement centrées sur « l’analyse culturelle » (Godhe & Goode, 2017, p. 111) et utilisent diverses disciplines, notamment « la sociologie, les études politiques, l’histoire intellectuelle, l’histoire culturelle, les études médiatiques et culturelles, les études utopiques, les études scientifiques et technologiques et la philosophie » (ibid., p. 108 ; notre traduction). Elles impliquent « l’exploration et l’interrogation des façons dont la société pense, imagine et parle du futur — non pas du futur singulier, mais des futurs possibles » (Godhe & Goode, 2018, p. 152 ; notre traduction) et ils ajoutent :
Les objets d’analyse pour les CFS comprennent les discours, les images et les idées sur le futur produit à partir des sciences (au sens large, y compris les sciences sociales) et bien sûr, de la futurologie. Mais les CFS sont également fortement intéressés par le rôle de la culture populaire, y compris la science populaire, la science-fiction, les médias d’actualité et de technologie. (Godhe & Goode, 2018, p. 152 ; notre traduction)
En outre, il existe des méthodes comme l’aréologie qui est « la science qui étudie la distribution des traits culturels ». Elle n’étudie « leur répartition actuelle, [qui,] loin d’être aléatoire, résulte souvent d’un long processus de diffusion » (Le Quellec, 2014, p. 53).
Musso, quant à lui, dans Fabriquer le futur 2. L’imaginaire au service de l’innovation décrit un usage de l’imaginaire comme une sorte d’exploration de l’imaginaire des consommateurs qui « permet de mieux comprendre leurs aspirations et donc de tenter d’y répondre au mieux » (Musso et al., 2007, p. 4). Le but de Musso est de « fabriquer le futur et décrypter l’imaginaire dans l’innovation de produits et services » (ibid., p. 5). On voit donc qu’imaginaire et futurologie tissent des liens dans les années 2000 en France et dans les années 2020 en Allemagne notamment avec les travaux de Kleske.
Dans Future Imaginaries, Kleske estime que « les imaginaires du futur organisent la manière dont la société gère l’avenir » (Kleske, 2020, p. 49 ; notre traduction). De son point de vue, la notion d’imaginaire du futur « rassemble la compréhension du futur en futurologie avec le concept d’imaginaires de la théorie sociale » (ibid., p. 47). Elle comprend « des attentes collectives de l’avenir qui sont devenues si évidentes qu’elles influencent le comportement social en grande partie inconsciemment et sans réflexion. Il s’agit d’un phénomène sociologique » (ibid., p. 49 ; notre traduction).
À la lumière de tous ces travaux, il nous semble que l’imaginaire a toute sa place pour contribuer à la futurologie. Pourtant il paraît encore difficile de faire partager de façon plus large l’idée que l’imaginaire puisse jouer un rôle essentiel dans la futurologie. Inayatullah dans « Using the Future in Different Waves » nous semble fournir une réponse à ce problème :
Notre tâche en tant que futuristes est donc d’aider à relier la vision au quotidien. La vision peut devenir réelle et significative — significative et puissante — grâce à l’apprentissage par l’action, à la rétroprojection et au processus d’analyse causale en couches du changement externe et interne, de la métaphore et du système. (Inayatullah, 2020, p. 540 ; notre traduction)
L’analyse causale en couches est, selon nous, l’approche qui permet le mieux d’associer imaginaire et futurologie.
Pour établir des prédictions, la futurologie développe en fait de nombreuses méthodes de recherche : cadre de prospective2, marchés de prédiction3, analyse causale en couches (CLA)4, analyse de l’environnement5, balayage d’horizon6, méthode du scénario7, éducation et apprentissage8, méthode Delphi (y compris Delphi en temps réel)9, histoire future10, surveillance11, backcasting (éco-histoire)12, analyse d’impact croisé13, ateliers du futur14, mode de défaillance et analyse des effets15, roue des contrats à terme16, feuille de route technologique17, analyse des réseaux sociaux18, ingénierie des systèmes19, analyse de tendance20, analyse morphologique21, prévision technologique22, théorie U23. Nous souhaitons proposer ici des exemples d’analyse causale en couches (CLA), car elle est la clé du lien entre imaginaire et futurologie.
Exemples d’analyse causale en couches (CLA) : imaginaire et futurologie se nourrissent l’un l’autre
L’analyse causale en couches fonctionne en identifiant de nombreux niveaux différents et en essayant d’apporter des changements synchronisés à tous les niveaux pour créer un nouvel avenir cohérent. Inayatullah identifie quatre niveaux pour l’analyse causale en couches : 1. La litanie : cela inclut les tendances quantitatives, souvent exagérées et utilisées à des fins politiques. Le résultat pourrait être un sentiment d’apathie, d’impuissance ou d’action projetée. Inayatullah appelle cela « le niveau conventionnel de la recherche future qui peut facilement créer une politique de la peur ». 2. Les causes sociales, y compris les facteurs économiques, culturels, politiques et historiques. 3. La structure et le discours qui légitime et soutient la structure. 4. La métaphore et le mythe (Inayatullah, 2004, p. 24).
Nous souhaitons souligner l’intervention de l’imaginaire au quatrième niveau de l’analyses causale en couches, c’est-à-dire au niveau du mythe et de la métaphore. Pour mieux comprendre la méthode de l’analyse causale en couches, nous citerons un exemple qui est étudié par Inayatullah et qui touche à la santé et aux erreurs médicales (Inayatullah, 2013). La réflexion concerne les taux élevés d’erreurs médicales, les problèmes et les solutions dans les quatre niveaux de l’analyse causale par couches (litanie, causes systémiques, vision du monde et mythe/métaphore) :
Si nous regardons les soins de santé, nous savons qu’il y a un taux élevé d’erreurs médicales entraînant des blessures graves ou la mort. Au premier niveau, la solution est davantage de formation pour les praticiens de la santé, en particulier les médecins, car les décideurs se concentrent sur les personnes en général. Au niveau deux, nous recherchons les causes de ces erreurs. Est-ce un manque de communication entre professionnels de santé ? L’état de l’hôpital ? La conception de l’hôpital ? Un manque de compréhension des nouvelles technologies ? Un diagnostic erroné ? Des médicaments mal prescrits ?
Les solutions systémiques cherchent à intervenir en rendant le système plus efficace, plus intelligent, en veillant à ce que toutes les parties du système soient connectées de manière transparente. Les hôpitaux sont repensés pour la sécurité notamment pour une société vieillissante (pour minimiser les risques de chutes par exemple). Mais si nous passons à un niveau de vision du monde plus profond, nous voyons que le problème peut en fait être le paradigme de la médecine occidentale elle-même : son réductionnisme, sa focalisation sur la technique et le reniement de ses potentiels plus doux et plus holistiques.
Le médecin reste bien au-dessus, l’infirmière en-dessous et le patient encore plus bas. C’est la hiérarchie des connaissances qui est le problème fondamental à ce niveau. Le simple fait d’instituer plus de formation ou des systèmes plus efficaces ne tient pas compte du pouvoir. La solution est de responsabiliser les patients (les écouter de leur point de vue interprétatif, de leur point de vue sur la guérison et l’avenir), ou de passer à différents systèmes de santé — des systèmes de santé complémentaires, par exemple. Certes, la santé alternative est le moi désavoué de la médecine moderne. De nombreux chercheurs intègrent les opposés — en utilisant la médecine moderne et ancienne pour développer de meilleurs résultats.
Au niveau du mythe, le problème le plus profond est la notion selon laquelle « le médecin est le mieux placé ». Les patients abandonnent leur pouvoir lorsqu’ils voient des experts médicaux : les patients entrent dans le système hospitalier et régressent immédiatement à leur moi d’enfant. Les médecins deviennent des experts et ont recours à des bureaucraties déshumanisées qui mettent l’accent sur l’efficacité et, malgré tout, des erreurs continuent de se produire. La CLA cherche à intégrer ces quatre niveaux de compréhension (voir tab. 1).
Chaque niveau est vrai (à son niveau), cohérent en interne, et des solutions doivent être trouvées à chaque niveau. Les interventions au niveau des litanies conduisent à des solutions à court terme, faciles à saisir, bourrées de données. Les réponses systémiques nécessitent des interventions d’experts en efficacité. Des politiques gouvernementales liées au partenariat avec le secteur privé en résultent souvent. Le changement de vision du monde est beaucoup plus difficile et à plus long terme. Cela nécessite de rechercher des solutions en dehors du cadre dans lequel la solution a été définie. Et les solutions aux mythes nécessitent les interventions les plus profondes, car une nouvelle histoire doit être racontée, recâblant le cerveau et construisant de nouveaux souvenirs pour le corps personnel et collectif. (Inayatullah, 2013, p. 52-53 ; notre traduction)
Tableau 1. – Analyse causale en couches-niveaux, problèmes et solutions (Inayatullah, 2013, p. 52-53 ; notre traduction).
Niveau CLA |
Problèmes et solutions |
Litanie |
Taux élevé d’erreurs médicales Solution : Plus de formation GP |
Causes systémiques |
Audit sur les causes d’erreurs : communication, nouvelles technologies, administration Solution : Des systèmes plus efficaces et plus intelligents |
Vision du monde |
Le paradigme médical moderne réductionniste crée une hiérarchie. Solution : Accroître le pouvoir des patients Solution : Passer à différents systèmes de santé |
Mythe/métaphore |
« Le docteur sait mieux. » Solution : « Prenez votre santé en main. » |
Avec cet exemple, on comprend que la quatrième couche tisse bien des liens étroits avec l’imaginaire, étant donné qu’on retrouve un mythe à la base d’un cas particulier. « Les Moires [ou Parques] sont, dans la Théogonie, à la fois les filles de la Nuit et les enfants de Zeus et de Thémis. Fileuses du destin des humains, ce sont des puissances redoutables et redoutées. » (Pirenne-Delforge, 1994, p. 71) Le mythe de « Doctor knows best », qui a le pouvoir sur le fil de la vie des êtres humains et qui est cité par Inayatullah ci-dessus, ressemble aux Moires.
Nous souhaitons également convoquer un second exemple à propos de la mort de George Floyd qu’Inayatullah analyse dans « Anticipation to Emancipation: Toward a Stage Theory of the Uses of the Future ». Au niveau de la litanie, Floyd, un citoyen afro-américain, est tué par un officier de police d’extrême droite. Toutefois, au niveau des causes systématiques, le coupable n’est pas le policier, mais le système qui responsable du maintien de l’ordre. Au niveau de la vision du monde, la cause est la méfiance des hommes blancs à l’égard des hommes noirs et l’injustice historique et sociale. Au niveau de la métaphore, « Black Lives Matter » est la métaphore contre le récit de « Je ne peux pas respirer ». Selon Inayatullah, « à long terme, nous commençons à imaginer une société de partenariat, où toute conscience, humaine et naturelle, compte. Mais d’abord, nous devons nous attaquer aux inégalités, puis progresser vers une plus grande conscience » (Inayatullah, 2022, p. 51 ; notre traduction).
Qui a tué George Floyd ?
Tableau 2. – Qui a tué George Floyd ? Analyse causale en couches-niveaux, problèmes et solutions (Inayatullah, 2022, p. 51-52 ; notre traduction).
Niveau CLA |
Déconstruction |
Reconstruction |
Litanie |
Un officier de police a tué George Floyd |
George Floyd en tant que citoyen exemplaire |
Causes systémiques |
Formation discriminatoire, infiltration par des extrémistes et mauvaise représentation |
Formation à la diversité, réparations, entreprises noires à noir |
Vision du monde |
Exclusion spatiale |
Inclusion économique et culturelle |
Mythe/métaphore |
Je ne peux pas respirer |
Les vies des Noirs comptent |
Étouffer quelqu’un et ne pas le laisser vivre ressemble au mythe de Cronos dans la mythologie grecque. Ayant été averti par la prophétie de Gaïa qu’un jour, l’un d’entre ses enfants le détrônerait, Cronos engloutit ses enfants. Le pouvoir suprême essaye de contrôler tout un ordre pour établir et sauvegarder son système unique, même s’il est obligé de supprimer son peuple.
Au vu de ces deux exemples, nous pensons que les chercheurs s’intéressant à l’imaginaire pourraient explorer les nouveaux terrains des sciences comme l’analyse causale en couches en futurologie et ainsi participer à la réflexion pour l’avenir des sociétés et des nations. Sciences et littératures de l’imaginaire ainsi que futurologie se nourrissent mutuellement et « penser à l’avenir implique nécessairement l’acte d’imagination, illustrant toute condition future par la cognition améliorée de la pensée visuelle » (Caliskan & Tumturk, 2020, p. 16). Les sciences de l’imaginaire peuvent contribuer à la futurologie et sont également des clés pour analyser et évaluer ses propositions. On peut utiliser l’imaginaire en effectuant le processus de repérage du mythe entièrement ou en partie (Taheri Demneh & Ghiasizarch, 2020, p. 56) « pour reconstruire des futurs alternatifs » (Kleske, 2019, p. 18 ; notre traduction).
Conclusion
L’imaginaire est le moteur de production du sens et du mythe, nous pouvons l’examiner historiquement dans l’axe du temps in axe praeteriti temporis, sujet de notre thèse (Ghiasizarch, 2011). Il est également possible d’orienter l’analyse vers l’avenir. L’imaginaire permet en effet de penser le futur et un lien très net existe entre l’imaginaire et la futurologie par le biais de la quatrième couche de l’analyse causale en couches (le mythe et la métaphore). Les recherches sur l’imaginaire nous semblent ainsi avoir leur place dans les réflexions touchant au futur.