Marie-Agnès Cathiard : histoire d’un itinéraire. Pour un statut neural de l’imaginaire

  • The History of an Itinerary or the Inspiration of Her Research. For a Neural Status of the Imagination

DOI : 10.35562/iris.3578

Résumés

En guise d’hommage à Marie-Agnès Cathiard, ce texte d’ouverture qui se propose de restituer l’histoire d’un itinéraire et d’un engagement de chercheuse, replace ses travaux autour des grandes thématiques qui l’ont structuré. « Du corps de la parole aux corps imaginés », ses contributions et investigations expérimentales, attentives aux innovations des neurosciences, ont infléchi la politique du centre en matière de recherches anthropologiques, défrichant des pistes novatrices, notamment sur les imaginaires du cerveau et du corps amputé. Elles ont permis la conjonction entre sciences cognitives et recherches sur l’imaginaire, entre biologie et culture. Ses travaux ont repensé les images mentales à l’aune de la neurologie. Ils ont envisagé les connectomes de l’imaginaire associés à certains complexes d’images (lévitation, expérience de sortie du corps). Ils ont confronté les apports des neurosciences aux plus anciennes phénoménologies mythologiques, développant une anthropologie neurocognitive transalpine. La recherche de Marie-Agnès Cathiard a ouvert la voie à un statut neural de l’imaginaire, véritable bouleversement épistémologique. Cette entreprise de reconstruction, plus narrative que conceptuelle, permet néanmoins de souligner l’importance de ses travaux pionniers en matière de cartographie corticale. S’inscrivant dans la filiation de Gilbert Durand dont elle corrobore les hypothèses (primauté des images dans les opérations cognitives, enracinement biologique des images), elle a permis de jeter un regard nouveau sur cet héritage et de lui impulser un nouveau souffle.

As a tribute to Marie-Agnès Cathiard, this opening text which aims to recount the story of a journey and researcher’s commitment places her work around the major themes that structured it. “From the body of speech to imagined bodies”, its contributions and experimental investigations, attentive to the innovations of neuroscience, have influenced the center’s policy in terms of anthropological research, breaking down innovative avenues, particulary on the imagination of the brain and the amputated body. Her contributions have enabled the conjunction between cognitive sciences and research on the imagination, between biology and culture. Her work has rethought mental images in the light of neurology. They considered the connectomes of the imagination associated with certain image complexes (levitation, alien presence). They compared the contributions of neuroscience to the most ancient mythological phenomenologies, developing a transalpine neurocognitive anthropology. Marie-Agnès’research has opened the way to a neural status of the imagination, a real epistemological upheaval. This reconstruction enterprise, more narrative than conceptual, nevertheless allows us to underline the importance of her pioneering work in cortical mapping. Being part of the lineage of Gilbert Durand whose hypotheses she corroborates (primacy of images in cognitive operations, biological rooting of images), she has made it possible to take a new look at this heritage and to breathe new life into it.

Plan

Texte

Notre façon de faire de la recherche engage notre façon d’être au monde. Et c’est l’histoire de cet engagement personnel dans un parcours orienté par des choix, jalonné d’heureuses rencontres et de confluences (comme celles de Christian Abry, de Patrick Pajon, de Fabio Armand entre autres), que retrace ce texte d’hommage, modeste témoignage de reconnaissance pour les travaux pionniers de Marie-Agnès notamment en anthropologie neurocognitive. Marie-Agnès a su tracer son propre « pomerium ».

En accueillant dans ses rangs une phonéticienne spécialisée en méthodologie expérimentale, en multimodalité et surdité et dont les travaux allaient être marqués par le tournant neuronal des sciences humaines, le Centre grenoblois de Recherche sur l’Imaginaire, alors dirigé par Philippe Walter, s’est enrichi de partenariats inhabituels pour une équipe alors composée majoritairement de littéraires. Cette spécialiste des sciences du langage mais aussi des corps fantômes, attentive aux innovations des neurosciences, a infléchi la politique du centre en matière de recherches anthropologiques et a défriché des pistes de travail novatrices qui se sont avérées essentielles pour le laboratoire des imaginaires, comme la fenêtre ouverte sur le fonctionnement du cerveau et la cartographie corticale. Philippe Walter1 a salué l’intérêt expérimental majeur de ses travaux menés sur le membre fantôme, qui ont montré la rémanence d’images mentales somatiques, révélant « la nature d’organum du cortex » et le statut neural des images mentales. L’autre atout de sa recherche a été de confronter les apports des neurosciences avec les plus anciennes phénoménologies mythologiques et de promouvoir l’articulation entre le biologique et le culturel.

Avec Marie-Agnès, la question de l’immersion du chercheur dans sa quête de connaissance est une évidence. Elle a su produire un savoir situé. Son itinéraire l’a menée d’un diplôme d’infirmière de l’École de Chambéry à une HDR en sciences du langage en 2011, via un DESS de phonétique et linguistique françaises et un doctorat en psychologie cognitive. Son expérience professionnelle d’infirmière en médecine préventive, chirurgie et psychiatrie, de 1982 à 1990, a façonné sa recherche en perception multisensorielle. Dans ce premier chapitre de sa vie consacré aux soins, où la science infirmière, enrichie de plusieurs disciplines, peut se situer dans un espace intermédiaire entre les sciences naturelles (biologie, physiologie), les sciences humaines abstraites (philosophie, psychologie) et les sciences sociales traitant des activités humaines et de leur condition d’émergence (anthropologie, sociologie, pédagogie, économie…), elle a appris l’interdisciplinarité, si chère au Centre de Recherche grenoblois sur l’Imaginaire (CRI). De ce passé professionnel, elle garde le souci d’une recherche aidante, alliant finalité pragmatique et thérapeutique d’une part et apports théoriques de l’autre. Sa collaboration avec Catherine Rebière, orthophoniste et formatrice en LPC (Langue française Parlée Complétée), en atteste. Ses travaux en 2020 sur la lecture labiale pour l’adulte devenu sourd sont un compromis efficace entre synthèse des connaissances sur la perception visuelle et audiovisuelle de la parole en lien avec sa production, et un guide d’entraînement pour le patient à domicile. La partie pratique de ce manuel de lecture labiale propose une véritable progression, fondée sur un apprentissage visème par visème au fil des séances, base pour un décodage visuel de la parole. Ses échanges avec le collectif « Corps et Prothèses » en 2019, enquêtes sur comment « vivre avec des prothèses auditives ou des implants cochléaires », sont issus de cette expérience-terrain. Marie-Agnès a centré ses réflexions sur les expériences singulières liées à l’utilisation des technologies d’assistance au corps. Elle s’est intéressée à la thérapie coordinative bi-manuelle (Ramachandran & Hirstein, 1998, p. 1603-1630) qui permet — en le rendant visuellement virtuel — de regagner un membre fantôme, toujours neuralement senti, mais dont le contrôle est resté douloureusement perdu.

Enrichir la pratique, voilà le but ultime de la constitution d’une discipline, d’une recherche et d’un corpus de connaissances. Les travaux de Marie-Agnès alimentent cette science infirmière et cette philosophie du « Care » où les améliorations en biotechnologie sont guidées par des fins humanistes. Parmi les questions urgentes qui se posent à elle, il en est certaines qui semblent centrales : comment prolonger la réparation du corps humain et de sa cognition, y compris motrice, par l’augmentation du corps, ou comment réduire la douleur par le seul usage de l’imagerie mentale de sensations et mouvements du membre fantôme.

« Réparer » l’humain, sa cognition linguistique, motrice, récupérer la fonctionnalité d’un membre ou retrouver après une glossectomie la maîtrise des sons de sa langue, reprendre activement le contrôle labial, c’est bien de cela qu’il s’agit avant tout. Le réparer grâce à des thérapies trimodales (comme la méthode Tadoma), mais aussi grâce à la révolution des neurosciences qui a modifié en profondeur nos conceptions des modalités perceptives, grâce aux avancées sur l’imaginaire (sur-intuition, illusions du mouvement, neurones-miroirs, réalité corticale des hallucinations) et à la mise à profit de la liaison entre mouvement réel et mouvement imaginé. La thérapie passe ici par l’activation de l’imagerie mentale du corps, y compris des zones fantômes.

Les imaginaires du corps déficient

Ce sont en effet les imaginaires du corps déficient, dont le schéma corporel est perturbé, voire perdu, qui retiennent l’attention de la chercheuse. Ses analyses abordent les cas de patients souffrant de déafférentation et de dissociation neurologique, ou affectés du syndrome d’héminégligence les empêchant de s’occuper d’une partie de leur corps. Les cas cliniques et les expériences perceptives de patients nés sans membres ou amputés ont fait l’objet, dans sa recherche, d’une observation attentive et de protocoles expérimentaux pour mieux appréhender la sensation de corps fantôme chez les mutilés ainsi que les mémoires somatiques vivaces des douleurs du membre avant amputation. Il s’agissait également dans les travaux qu’elle mena avec Christian Abry de comprendre les réorganisations comportementales et corticales qui suivent un acte chirurgical touchant au conduit vocal et d’étudier les caractéristiques acoustiques et les stratégies d’articulations lors d’un réapprentissage de la parole. Les pathologies, notamment celles des patients aphasiques, en présentant un versant déconstruit du langage et de l’organisation des mouvements, lui ont apporté d’intéressants éléments de réflexion. Marie-Agnès a par exemple montré, dans une de ses contributions sur les contraintes visuelles et auditives des systèmes consonantiques du monde, comment les exceptions des handicaps pouvaient révéler les universaux phonologiques.

Ses travaux, qui toujours se sont efforcés de confronter les concepts et les théories à l’expérience, qui, par leur veille scientifique, ont su restituer les dernières expérimentations en linguistique comme les avancées les plus novatrices sur la plasticité du cerveau ont eu le souci de ne jamais dissocier le cure du care. Ils ont cherché à mieux identifier et mieux comprendre « le connectome dynamique de la douleur », « l’encérébrement » et la commande mentale des prothèses bioniques, la coordination des mouvements déclenchée par stimulation corticale, le dialogue entre le pariétal et le frontal mettant en évidence des cognitions motrices différentes. Toutes ses analyses ont œuvré pour « un care techno-scientifiquement neuro-compatible » (Cathiard, 2018, p. 89).

Le champ des perceptions et des hallucinations

Perceptions, illusions, hallucinations sont au cœur de ses investigations de chercheuse. Une importante partie de ses travaux sur la production et la perception multimodale de la parole (visuelle, auditive, kinesthésique) porte sur les illusions sensori-motrices des parties du corps (visage et main) impliquées dans la locution. Avec Émilie Troille, spécialiste en phoniatrie et logopédie, elle a montré entre autres que le toucher longtemps oublié dans la rééducation orthophonique est une thérapeutique à part entière et que les zones cérébrales du langage lésées pourraient dans une certaine mesure être supplées par la modalité haptique. Son étude sur l’adaptation dans le soin orthophonique de la méthode Tadoma qui donne accès aux informations articulatoires grâce à la main sur le visage de l’interlocuteur (perception), transférées ensuite sur le visage du patient aphasique (proprioception), s’est avérée prometteuse. Cette méthode trimodale, qui ajoute aux modalités auditive et visuelle de la parole une facilitation tactilo-kinesthésique, a permis d’améliorer l’oralisation du patient (et notamment la production de consonnes) grâce à une conscientisation des gestes moteurs à réaliser. Dans la somatotopie du cortex sensitif, la main et le visage sont sur-représentés comparativement au reste du corps. Dès 1994, travaillant pour son doctorat de psychologie cognitive à Grenoble 2 sur « la cohérence des événements audibles et visibles dans le flux de la parole », elle a étudié la perception visuelle de l’anticipation des gestes vocaliques. Cette réflexion aboutit en 2003 à un article intitulé « Jusqu’à quel point l’œil permet-il de voir venir le son ? » (Cathiard, 2003, p. 29-53) En 2015, elle publie chez Peter Lang un texte co-écrit avec Christian Abry et Séverine Gedzelman, sur les enseignements de la perception audiovisuelle relatifs à la nature dynamique ou statique des sons de la parole. Marie-Agnès fait partie de ces chercheurs qui ont beaucoup appris sur la perception, en privilégiant (comme en avril 2019) les témoignages de personnes malentendantes, appareillées et implantées, croisés avec les apports de chercheurs et professionnels en surdité (chirurgiens ORL, audioprothésistes, régleurs d’implant). Elle a fondé ses résultats sur les constats cliniques faits sur des malades dont le cerveau avait subi des lésions localisées après un accident vasculaire cérébral ou des affections neuro-dégénératives.

Comment comprendre par ailleurs qu’une partie du corps, physiquement absente, puisse donner lieu à des perceptions conscientes ? La genèse des sensations fantômes lors d’une stimulation au visage ou à l’épaule, l’altération du schéma corporel ou plus récemment les adaptations neuro-physiologiques en réponse à la perte d’un membre ont été au centre de ses interrogations. Centrant sa problématique sur les perceptions motrices des patients amputés, elle a réinterrogé le statut psychologique de la motricité fantôme et les conditions de pratique des thérapies-miroirs permettant à la majorité de ces patients d’éprouver distinctement des sensations kinesthésiques proches de celles d’un vrai mouvement, tandis que d’autres impressions se rapprochaient davantage de celles perçues lors de mouvements imaginés. Elle s’est intéressée aux substrats neuronaux sous-tendant cette différenciation. De telles études ont permis de comparer les réseaux cérébraux activés par le membre fantôme et ceux déclenchés par le membre intact. Le modèle du fantôme, qui a récemment connu un regain d’intérêt en neurosciences, conjointement au développement des techniques d’imagerie cérébrale, s’est avéré un paradigme intéressant pour articuler l’étude des troubles de la perception du corps et l’analyse des réorganisations corticales. L’attention thérapeutique portée à la motricité volontaire du fantôme reste très récente. Cette capacité motrice résiduelle qui a fait l’objet de ses explorations de chercheuse est certainement la propriété la moins bien connue de l’ensemble du phénomène du membre fantôme, cela d’un point de vue sémiologique, épidémiologique et physiologique. Mais ô combien prometteuse lorsqu’elle est utilisée dans la pratique médicale où l’entraînement moteur du fantôme et l’illusion du mouvement s’accompagnent d’un soulagement des douleurs. L’intégration du membre fantôme aux théories contemporaines a participé à une révision des théories périphériques des perceptions sensorielles, leur préférant l’activation d’une neuromatrice cérébrale responsable de la persistance des sensations. La recherche de Marie-Agnès tient compte de ce que les sciences du vivant offrent comme moyen d’intelligibilité, notamment en termes de prospection des mécanismes que l’encéphale résiste de moins en moins à garder opaques. Ses explorations dans le champ perceptif ont permis de comprendre combien l’imaginaire s’enracine dans des soubassements corporels, comportementaux et neurobiologiques. On a trop souvent classé, parmi les divagations délirantes, des phénomènes qui avaient une réalité corticale, désormais bien établie. Les travaux de la chercheuse ont montré que les hallucinations ont en réalité une solide base biologique.

Le corps, autour duquel se construit anthropologiquement notre relation au monde, est actuellement refaçonné par les techno-sciences. Et l’imaginaire techno-scientifique apporte une importante contribution à la constitution idéologique de l’imaginaire du corps, entre mutation et archétype. Interroger cette nouvelle ère anthropologique du corps redessinée par la science et les rêves transhumanistes dans leurs hybridations avec la machine a été une problématique conduite par Claude Fintz, questionnement central d’ISA – Litt&Arts durant une décennie. Il s’agissait de mieux comprendre les enjeux de ce corps en chantier, tenter d’éclairer ce que laisse dans l’ombre le corps mutant et augmenté, entre imaginaires et réalités. Marie-Agnès a été actrice de cette réflexion et partenaire des colloques sur les imaginaires du corps et le transhumanisme. Elle s’est intéressée au travail de construction d’une nouvelle « perception prothésée » et aux stratégies que les personnes devenues sourdes doivent mettre en place pour continuer à communiquer à l’oral avec leur entourage. Animant en octobre 2015 les ateliers « Techniques du corps imaginé » dans le cadre du Projet Tech’Sens qu’elle initia avec Patrick Pajon, elle y étudiait comment les modifications de la perception par la technologie peuvent déboucher sur la constitution d’imaginaires spécifiques et sur l’émergence de nouveaux mondes communs.

Les imaginaires du cerveau

À une époque où le cerveau est devenu l’objet de toutes les attentions, où « le paradigme neuro » gagne l’ensemble des domaines de l’existence (de la neuroesthétique au neuromarketing, en passant par la neurojustice), le cycle des deux séminaires qu’elle dirigea en 2011-2013 avec Patrick Pajon sur les imaginaires du cerveau fait date dans l’histoire du centre. Il serait en effet impossible de restituer l’itinéraire de Marie-Agnès sans évoquer sa féconde complicité scientifique avec Patrick Pajon, plus qu’un collègue, un ami, brutalement disparu au seuil de la retraite et qui fut l’ouvrier efficace d’une connexion heureuse entre le CRI et les grandes entreprises (Chanel, Renault), entre le CRI et le pôle grenoblois des nanotechnologies (Minatec). Ces rencontres mémorables autour du cerveau imaginé et imaginant qui ont mobilisé les innovations scientifiques les plus récentes, croisé les approches entre neurosciences et psychanalyse, rassemblant spécialistes de l’anthropotechnie, ethnologues, journalistes, témoignaient de la formidable plasticité des représentations culturelles du cerveau. Opérateur fictionnel, siège de l’individualité, dernière terra incognita pour la connaissance de l’humain, le cerveau donne naissance à un nouvel imaginaire. Pourquoi ce soudain engouement ? Au service de quel projet ? Telles étaient les problématiques envisagées par les contributeurs du séminaire. Le duo qu’elle formait alors avec Patrick, dont la vision novatrice sur l’intérêt stratégique de l’imaginaire dans une société de l’innovation permanente a été conjointement saluée par l’ancien Directeur du CRI (Philippe Walter) et la Directrice actuelle d’ISA – Litt&Arts (Isabelle Krzywkowski), a suscité des conférences où un sang neuf venait irriguer les cervelles et stimuler les idées nouvelles (Walter, 2020). Cartographier le substrat cérébral du social et expliquer les mécanismes qui sous-tendent le fonctionnement de la société et de la culture, s’impose lorsque les sciences de l’homme entrent dans l’âge du neurone. C’était là un projet ambitieux et prometteur, analysant l’émergence et la diffusion d’un nouveau modèle d’intelligibilité de la vie sociale, observant les attendus néo-paradigmatiques du tournant cognitif des sciences humaines. Les initiateurs de la réflexion souhaitaient mettre à profit les acquis des neurosciences et des sciences cognitives pour développer une nouvelle interdisciplinarité capable de donner les clés des comportements et des représentations sociales. Les sciences humaines n’en deviennent-elles pas d’autant plus humaines que le centre de ce qui fait société et culture revient à ce qui fait par excellence l’humain en l’homme : le système nerveux et ses propriétés ?

Parmi les récents développements de ce discours sur le cerveau et de son iconographie dans le cadre de l’anatomo-pathologie, Marie-Agnès s’est intéressée aux « neurones-miroirs », quand l’action et l’imaginalisation de l’action paraissent relever du même fonctionnement cérébral, lorsqu’un phénomène de résonance et d’empathie s’opère entre deux faces d’une réalité dont les éléments sont en interaction, sans que l’on ne sache plus exactement où se trouvent les frontières entre le réel et l’imaginaire, entre le modèle et la copie.

Marie-Agnès a suivi notamment les travaux pionniers des équipes des neurologues Peter Brugger et Olaf Blanke2 à Genève et Lausanne, consacrés à l’étude neuroscientifique de la conscience de soi. Elle s’est montrée attentive depuis 2006 à leurs recherches sur les expériences hors du corps et aux méthodes des neurosciences pour induire des états modifiés de la conscience corporelle. En conjuguant robotique et virtualité dans un design expérimental, ils avaient en 2014 réussi à reproduire le sentiment d’une présence alien. Marie-Agnès intégra leurs recherches, après évaluations, dans une proposition d’interface Humanités-Neurosciences pour développer le modèle BRAINCUBUS (Brain Incubator of Supernatural Ontologies) dont le programme consistait à unifier les corps dits « fantômes » repérés dans les récits d’expérience, de croyance et de fiction.

Le champ des hallucinations (« l’illusion du compagnon », l’expérience du horla, les phantom bodies, phantom selfs, phantom alien presences) ayant retenu toute son attention, la paralysie du sommeil, forme de narcolepsie, est l’un de ces états dissociés du cerveau auquel elle a consacré en toute cohérence plusieurs études passionnantes, seule ou avec la collaboration de Christian et Nicolas Abry, et de Fabio Armand. Cette sorte de cauchemar lucide caractérisé par une atonie musculaire et une sensation de présence hostile, assorti d’hallucinations sensorielles, lui a permis d’appréhender la genèse corticale de l’imaginaire. Il s’agissait d’ancrer neuralement les universaux de l’onirisme, tels qu’on peut les rencontrer dans le folklore narratif et les récits fantastiques collectés partout dans le monde et dans les enquêtes ethnographiques.

Parce que le cerveau est une « machine à ontologies » selon la formule du neurophilosophe Thomas Metzinger (2010) qu’elle se plaît à citer, sa recherche ne pouvait que se diriger vers une exploration de ces êtres fantastiques qui apparaissent à la lisière entre éveil et sommeil, entre rêve et réalité, de la chauchevieille de France, Suisse et Italie à la Tikoloshe d’Afrique du Sud, entre autres. Pour éclairer ce riche répertoire narratif des récits de croyance, il fallait une équipe de chercheurs réunis par une même passion ethnographique pour les imaginaires transculturels et qui cosignèrent plusieurs articles. Dix ans de recherches partagées en belle synergie avec Christian et Nicolas Abry, avec Fabio Armand, car la vie d’un chercheur est faite de rencontres décisives, initiatrices, confluentes, telles les affinités électives entre Marie-Agnès et Christian Abry, qui à la vie comme à la plume, les ont conduits à mener de nombreux projets et enfantements communs3. Christian Abry qui dirigea pendant dix ans l’UFR de sciences du langage à l’université Stendhal fut aussi le rédacteur de la collection « Le monde alpin et rhodanien », revue régionale d’ethnologie. Pour cet auteur de 47 publications sur le patrimoine culturel des Alpes et de plusieurs contributions dans le journal des anthropologues, les croquemitaines en Dauphiné et Savoie comme le dialogue des esprits maléfiques en montagne n’avaient plus aucun secret. Riche a été la contribution de Fabio Armand à cette étude de l’anthropodiversité des ontologies surnaturelles. Il a conduit ses recherches en domaine alpin mais aussi dans l’Himalaya népalais auprès des hautes castes hindoues Bahun-Chhetri et de différents groupes de langue tibéto-birmane. Il a œuvré auprès de Marie-Agnès au développement d’une anthropologie neurocognitive transculturelle.

Le fantastique revisité par la neurologie. Du cerveau « machine à ontologies » au modèle BRAINCUBUS : un aggiornamento des références neurologiques de Durand

C’est la vocation des centres de recherches sur l’imaginaire en France et dans le monde que de contribuer au croisement des savoirs, à la fécondation réciproque des disciplines, voire au dialogue des civilisations. Marie-Agnès a pleinement honoré cette interdisciplinarité lorsqu’elle a dirigé de 2014 à 2016 la publication de la Revue Iris, donnant naissance en 2015 au très beau volume consacré aux « Imaginaires du cerveau », à travers des contributions qui traversent l’histoire et les espaces géographiques, inscrivant les sciences de l’imaginaire dans leur contexte social, économique, politique et technologique. Elle a poursuivi le dialogue des civilisations, si cher à Gilbert Durand, lorsqu’elle a conduit la thèse de Fabio Armand sur les êtres fantastiques des imaginaires alpins et himalayens, et contribué avec Christian Abry et Fabio au développement d’une anthropologie neurocognitive transalpine. Elle a permis que soient introduites les sciences neurocognitives dans une approche ethnolinguistique. Ses contributions montrent comment des événements affectant l’activité cérébrale (comme la narcolepsie ou la paralysie du sommeil) se trouvent pris en charge par des récits venant du fond des temps et étudiés par la folkloristique. Elle fait se croiser et converger l’héritage oral intangible de l’humanité et les découvertes neurologiques les plus récentes.

Les premières briques de cette entreprise postulant en 2011 l’hypothèse d’une neurophysiologie de l’imaginaire avaient été mises en place par Christian Abry l’année précédant la mort de Gilbert Durand, initiant un travail tant ambitieux que stimulant sur les expériences hors du corps et les hallucinations autoscopiques. Il s’agissait de démontrer que les êtres surnaturels étaient des corps fantômes neuralement réels, générés dans les composantes fondamentales de l’état dissocié du cerveau humain et de construire une anthropologie neuro-cognitive de l’altérité. Marie-Agnès et Fabio ont revisité les ombres de Jung, accédé à la sur-intuition d’une présence Alien, exploré le troisième cerveau partiellement actif en pleine paralysie du sommeil ou dans ses phases hypnagogiques. En adoptant une démarche d’anthropologie comparée, leur objectif a été de construire un modèle neural, ontologique et narratif (nommé BRAINCUBUS) précisant les bases neurocognitives sur lesquelles peuvent se tisser toutes les variations transculturelles qui donnent naissance aux imaginaria humains. BRAINCUBUS a été reconnu comme un aggiornamento des références neurologiques de Durand (Cathiard & Armand, 2019, p. 235), restées à la réflexologie de l’école russe de Bekhterev.

Il ne faut pas attendre, pour l’instant, de la neurophysiologie une hypothétique « typologie corticale de l’imaginaire », […] en revanche elle est en passe de fonder une nouvelle carte corticale avec l’exploration des connectomes et des réseaux sensori-moteurs à partir desquels l’imaginaire s’active. Grâce aux connectomes se forment des images mentales qu’il est aujourd’hui possible de provoquer expérimentalement. […]. Il s’agit d’une révolution qui bouleverse non seulement l’épistémologie générale des sciences humaines (et a fortiori l’anthropologie) mais aussi la conception occidentale de l’humain enfermée dans le dualisme pascalien raison-imagination. (Walter, 2022, p. 260 et 262)

Les travaux de Marie-Agnès ont contribué à donner de nouvelles extensions au durandisme, en entamant un dialogue épistémologique entre les sciences de l’imaginaire et les neurosciences, en revisitant le merveilleux et les croyances ontologiques fantastiques à l’épreuve de la neurologie, faisant se rencontrer culture populaire et clinique du cerveau. Avec l’appui de chercheurs expérimentalistes dans les neurosciences (invités à ses séminaires) et l’ambition de saisir ce que les recherches contemporaines sur le cerveau menées par les sciences cognitives et les neurosciences peuvent apporter à la compréhension du cerveau imaginant, elle a proposé une actualisation neuroscientifique du débat sur l’imaginaire et a répondu en partie à l’interrogation qui animait le colloque international du centenaire de Gilbert Durand (organisé en mai 2021 par Pascal Bouvier et Pascal Hot) : Quelle nouvelle anthropologie post-durandienne de l’imaginaire peut-on voir émerger ? Ses travaux, en s’inscrivant pleinement dans l’héritage de l’œuvre de Durand, en illustrent les prolongements novateurs, en en renouvelant les référents scientifiques et le vocable. Plus de cinquante ans après la création du laboratoire grenoblois des imaginaires et la parution des Structures anthropologiques de l’imaginaire (SAI), les avancées des sciences neurologiques et cognitives auxquelles se réfère l’approche de notre chercheuse permettent de jeter un regard nouveau sur les conceptions durandiennes, en les « dépoussiérant » en somme et leur impulsant un autre souffle, comme le suggère Jean-Jacques Wunenburger dans la préface de la réédition de 2016 :

L’ancrage de l’imaginaire dans la corporéité biologique de l’espèce s’énonçait dans les SAI dans un langage devenu assez anachronique, celui de la réflexologie antérieure à la génétique et aux neurosciences ; de nos jours, les substrats corporels se disent plutôt dans le langage neuronal du cerveau, dont l’exploration croissante permet, entre autres, de mieux comprendre la puissance des images mentales, véritables concurrentes des images empiriques.

Les travaux de Marie-Agnès viennent corroborer les hypothèses de Gilbert Durand sur la primauté des images dans les opérations cognitives, praxéologiques et comportementales. Ils ont montré que l’imaginaire, à travers ses grandes matrices opératives, prend sa source dans l’expérience du corps propre, et en amont, dans les structures neurobiologiques. Intégrant la fonction imaginante dans le cadre d’une anthropologie neurocognitive, ils se sont inscrits dans la voie ouverte en 2011 par Christian Abry : « Et si l’imaginal cortical fondait l’imaginaire transcendental ? » (Abry, 2011, p. 279-294) « Ce titre original, ouvrant la voie à d’autres questionnements importants, fournissait un véritable programme de travail qui s’est développé sur les dix années suivantes avec l’objectif de prendre en compte les liens entre les systèmes neurocognitifs des êtres humains producteurs d’imaginaire et leurs inspirations émanant du milieu culturel. » (Armand et coll., 2022, p. 281-310) Il s’agissait de ré-enraciner les sciences humaines dans leur terreau biologique et neuronal.

Après des contributions majeures à la recherche sur les imaginaires, le temps est désormais venu pour un paisible otium.

Bibliographie

Abry Christian, 2011, « Et si l’imaginal cortical fondait l’imaginaire transcendental », dans Y. Durand et J.‑P. Sironneau, Variations sur l’imaginaire. L’épistémologie ouverte de Gilbert Durand, orientations et innovations, Fernelmont, Intercommunications & Éditions Modulaires Européennes, p. 279-294.

Armand Fabio, Cathiard Marie-Agnès et Abry Christian, 2022, « De la neurogénération des ontologies sur-intuitives du patrimoine de l’Humanité : dans les phases de disconnexion de connectomes pariétaux du corps », dans J.‑J. Wunenburger, Imaginaire et Neurosciences. Héritages et actualisations de l’œuvre de Gilbert Durand, Paris, Hermann, p. 281-310.

Cathiard Marie-Agnès, 2003, « Jusqu’à quel point l’œil permet-il de voir venir le son ? », Scolia, no 17, p. 29-53.

Cathiard Marie-Agnès, 2018, « De l’“imaginaïf” en prosthétique », dans Caietele Echinox, vol. 34 (Posthumanist Configurations), p. 77-92.

Cathiard Marie-Agnès & Armand Fabio, 2019, « Quand notre Soi se fait passer incognito pour un autre », dans Caietele Echinox, vol. 36 (Imaginaires de l’altérité. Pour une approche anthropologique), p. 235-247.

Metzinger Thomas, 2010, The ego tunnel: the science of the mind and the myth of the Self, New York, Basic Books.

Ramachandran Vilayanur Subramanian & Hirstein William, 1998, « The perception of phantom limbs », Neurology, vol. 121, p. 1603-1630.

Walter Philippe, 2020, « Hommage à Patrick Pajon (1955-2020) », Iris [En ligne], no 40.

Walter Philippe, 2022, « L’imaginaire durandien à l’épreuve des neurosciences », dans J.‑J. Wunenburger, Imaginaire et Neurosciences. Héritages et actualisations de l’œuvre de Gilbert Durand, Paris, Hermann, p. 249-265.

Wunenburger Jean-Jacques, 2016, « Préface », dans G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 12e éd., Paris, Dunod.

Notes

1 Voir son article d’hommage intitulé « Les fantômes du cerveau. Le cortex et l’imaginaire », présent dans ce numéro d’Iris. Retour au texte

2 Professeur de neurologie comportementale et de neuropsychiatrie à l’université de Zurich, Peter Brugger s’intéresse à la représentation de l’espace chez les individus sains et les patients atteints de négligence hémispatiale. Médecin, neurologue et neuroscientifique suisse et allemand, Olaf Blanke est titulaire de la chaire Fondation Bertarelli en neuroprothèses cognitives à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Il dirige le laboratoire de neurosciences cognitives au Brain Mind Institute de l’EPFL. Il est connu pour ses travaux sur les bases neurologiques des expériences hors du corps. Son groupe de recherche a intégré la réalité virtuelle et la robotique à l’imagerie par résonance magnétique pour identifier le réseau cortical sous-jacent à la conscience de soi corporelle. Les activités médicales de Blanke se concentrent sur le domaine des neuroprothèses cognitives et l’application clinique de la réalité virtuelle pour soulager des patients souffrant de douleurs chroniques (douleur du membre fantôme, lésions de la moelle épinière). Retour au texte

3 Ils cosignèrent plusieurs articles de sciences du langage et de sociolinguistique, notamment sur la dynamique ou statique des sons, soutenant que les mouvements de la parole devaient être étudiés à l’intérieur du cadre de la théorie du contrôle biologique, intégrant la théorie du mouvement physique (biomécanique) et la théorie du contrôle (biocybernétique). Ils ont ensemble œuvré pour guider la perception du langage oral des enfants sourds et malentendants, Christian Abry en étant l’un fondateurs de l’Institut de la Communication Parlée, Marie-Agnès en occupant de 2007 à 2014, à l’université de Lyon 1, le poste de Directrice d’étude de la licence professionnelle du codeur LPC (Langue française Parlée Complétée), adapté du Cued Speech de Cornett. Ils ont tous deux montré combien le langage est intrinsèquement lié aux représentations que l’on peut avoir de l’action et du mouvement. Outre ces travaux d’acquisition du langage et les expériences qu’ils menèrent de concert sur les glides épenthétiques, ces spécialistes de phonétiques expérimentales, de contrôle et neurocognition de la parole partageaient le même intérêt ethnographique pour les ontologies fantastiques et les récits de croyance, héritage oral intangible de l’humanité. Retour au texte

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Référence électronique

Véronique Costa, « Marie-Agnès Cathiard : histoire d’un itinéraire. Pour un statut neural de l’imaginaire », IRIS [En ligne], 44 | 2024, mis en ligne le 09 février 2024, consulté le 17 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3578

Auteur

Véronique Costa

Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Litt&Arts, 38000 Grenoble, France, centre ISA (Imaginaire et Socio-Anthropologie)
renaud.costa34@gmail.com

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