L’image, reproduction, transformation, création de l’« irréel » ? Quelques notes sur l’anthropologie de l’imagination

  • The Image, Reproduction, Transformation, Creation of the “Unreal”? Some Notes on the Anthropology of Imagination

DOI : 10.35562/iris.3615

Résumés

Sous forme de quelques notes autour d’une anthropologie de l’imagination, l’article interroge les relations complexes entre imaginaire et perception, en procédant à une synthèse sur les grandes traditions philosophiques qui concernent l’image. Entre conscience perceptive et conscience imageante, la ligne de démarcation demeure problématique, selon que l’imagination tire des sens la matière de ses images ou produise des représentations nouvelles donnant corps à un irréel, voire à un surréel. Dérivation appauvrie et reviviscence trompeuse de la perception dans la tradition empiriste, elle précède l’expérience pour Kant. L’imagination a au moins trois fonctions : suppléance, amplification et révélation du réel, correspondant chacune à des intentionnalités différenciées : imager, imaginer, imaginaliser. L’imaginal, comme corrélat de l’imagination créatrice, actualise des images épiphaniques ne se laissant réduire ni à la reproduction ni à la fiction. Il s’agit d’images primordiales, à portée universelle, ne dépendant pas des conditions subjectives de celui qui les perçoit.

In the form of few notes around an anthropology of the imagination, the article questions the complex relationships between imagination and perception, by carrying out a synthesis of the great traditions which concern the image. Between perceptual consciousness and imaging consciousness, the line of demarcation remains problematic, depending on whether the imagination draws from the senses the material of its images or produces new representations giving substance to an unreal, or even a surreal. Impoverished derivation and misleading revival of perception in the empiricist tradition, it precedes experience for Kant. Imagination has at least three functions: replacement, amplification and revelation of reality, each corresponding to differentiated intentions: to image, imagine, “imaginalise”. The imaginal, as a correlate of creative imagination, actualizes epiphanic images, allowing itself to be reduced neither ton reproduction nor to fiction. These are primordial images with a universal scope, not depending on the subjective conditions of the perceiver.

Texte

La philosophie a toujours tenu un discours sur les activités intellectuelles : en commençant par a) la perception, représentation spontanée, involontaire d’un donné empirique — celle-ci conditionnant la mémoire, comme survivance du perçu sous forme de traces mentales. La mémoire engendre une réactivation de ces images de manière souvent très libre et cette activité s’appelle imagination. Puis b) l’imagination, qui comme la mémoire, constitue le fond sur lequel s’élaborent des activités de réflexion plus abstraites, c’est-à-dire indépendantes du contenu particulier de notre vécu ou de nos fictions, et cela s’appelle c) la conception, l’intellection, l’activité de la pensée pure.

L’imagination a souvent été pensée, par la tradition empiriste, comme une dérivation appauvrie de la perception, voire comme reviviscence trompeuse de la perception. La philosophie s’enrichit et se complexifie, dès Aristote (Peri Psychè, De l’âme), lorsqu’elle considère que l’imagination est une activité propre qui s’interpose entre le moment de la réception de ce qui se manifeste immédiatement à nous, c’est-à-dire le présent du monde, et le moment où nous pouvons, indépendamment du monde, penser, nommer les choses à travers des mots et des concepts, nous pouvons raisonner sur les choses en établissant des relations entre leurs signes. Nous sommes alors à même de développer une intelligibilité qu’on appelle rationnelle.

Le problème est d’isoler dans ce continuum de représentations ce qui appartient à l’image. Un des grands débats philosophiques sur l’imagination est de savoir quand et comment une représentation est prise en charge par l’imagination. Je suis en train de voir ce qui m’est donné là, devant mes yeux, mais est-ce que je peux dire que cette représentation est déjà une image, et si c’est une image, est-ce que c’est une image totalement fiable ou peut-être déjà modifiée par des impulsions physiques, des souvenirs, des affects, modifiée par une déformation qui peut, parfois, conduire jusqu’à l’hallucination ? Des philosophes médiévaux et modernes (Al Ghazali au xie siècle, Descartes au xviie siècle), ont posé cette question : est-ce que, à ce moment-là, je suis dans le rêve ou dans la réalité ? Qu’est-ce qui me permet de dire que je suis dans la réalité, que vous existez et que ce n’est pas un rêve ? Le problème philosophique est très délicat parce que la ligne de séparation entre la conscience perceptive et la conscience imaginative n’est pas évidente et cette question a été largement réactivée dans le sillage de la phénoménologie contemporaine (Edmund Husserl, Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty ou Gaston Bachelard). Il existe des réponses variables à cette question, l’attitude de conscience que j’ai face à une réalité et face à l’irréalité (voir une couleur rouge et imaginer une couleur rouge) n’est pas forcément aussi différente qu’il n’y parait et donc, la philosophie, lorsqu’elle essaie vraiment de reconstituer les processus intentionnels, bute toujours sur les critères de différenciation entre perception et imagination.

En Occident, nous sommes parvenus depuis le xvie siècle (Montaigne), par le développement de l’anthropologie culturelle comparée, à comprendre que le modèle d’interprétation empiriste était en fait relatif, partiel, local et qu’une grande partie de l’humanité avait adopté une autre lecture de l’esprit. Partant surtout de l’expérience quotidienne et bouleversante des rêves nocturnes, des sociétés ont émis l’hypothèse qu’il existait un autre monde parallèle à celui de la veille et que la réalité consciente n’était pas réductible à des réalités physiques objectives (res extensa, Non-moi) mais qu’elle était un « double » du psychisme (diurne-nocturne) et que nous communiquons via l’imagination avec d’autres mondes invisibles auxquels nous sommes reliés et intégrés.

Comme le souligne Joël Thomas à partir des travaux de Philippe Descola (2005) :

Il y a eu des bifurcations dans les groupes humains, depuis le paléolithique, et ces ruptures ont conduit à des imaginaires différents : ainsi, celui des peuples premiers n’est pas un état primitif de l’imaginaire contemporain, mais bien un « autrement », une autre façon de voir le monde Stépanoff , 2020]. On a eu un peu de mal à l’intégrer en Occident. Par exemple, on est resté longtemps sur un paradigme du « progrès » linéaire porté par les sociétés occidentales, et sur l’apport que constituait ce progrès pour les sociétés traditionnelles restées « arriérées ». On sait maintenant que les choses sont plus complexes et que chaque type de société peut avoir son génie propre, qui apporte sa pierre à l’édifice de l’humanité. Ainsi, la paléontologie nous apprend que les supports imagés, les peintures rupestres apparaissent de façon tardive dans l’histoire de Sapiens. La plus grande partie de son évolution s’est accomplie sans l’aide des images matérielles. Dans l’histoire de notre espèce, au moins 300.000 ans, c’est seulement à partir du paléolithique supérieur, il y a 40.000 ans, que certains groupes humains ont commencé à s’entourer de supports externes pour y stocker leur imagination (grotte Chauvet, – 37.000 ans). C’est le début de ce qu’on a appelé le « stockage symbolique externe » [ibid., p. 18] comme support et adjuvant de l’imaginaire humain, en particulier dans les sociétés européennes occidentales.

Allons plus loin : même encore de nos jours, il est des sociétés de type chamanique qui se passent d’une imagerie et ont recours, par le rêve et la transe, à un vagabondage plus ou moins contrôlé de l’esprit, que ne stimulent pas des accroches extérieures, et qui implique de prendre une part active et personnelle dans la création imaginative. Cela montre bien à quel point le rôle et la nature des images sont eux-mêmes complexes… Comme le souligne Philippe Descola [Introduction à C. Stépanoff, 2005, p. 7] : « Il existe une différence de taille entre, d’une part, l’imagination guidée, celle qui est la plus familière aux populations lettrées contemporaines, amorcée par un support du genre film ou roman […], et d’autre part l’imagination exploratoire, produit d’un vagabondage plus ou moins contrôlé de l’esprit que ne stimulent pas des accroches extérieures, et qui implique de prendre une part active dans la création imaginative ». (Thomas, 2022, p. 227-228)

Cette autre philosophie de l’imagination est peu connue, souvent ignorée ou caricaturée, attribuée exclusivement aux sociétés non européennes alors qu’elle revient périodiquement dans l’anthropologie culturelle (Renaissance, romantisme allemand, etc.), comme l’illustre, entre autres, l’œuvre de Gilbert Durand (2020).

Il faut attendre la philosophie critique de Emmanuel Kant (1724-1804) pour voir fonder une indépendance structurelle de l’imagination par rapport au donné empirique. Préoccupé par la mise au jour, dans le sujet, de formes transcendantales (antérieures à l’intuition empirique et conditions de leur valeur cognitive), qui permettraient de garantir la connaissance objective scientifique contre le scepticisme et de se prémunir des usages dogmatiques outranciers propres aux rêveries métaphysiques, Kant subdivise l’imagination en deux :

L’imagination (facultas imaginandi), comme faculté des intuitions hors de la présence de l’objet, est ou bien productive, c’est-à-dire faculté de présentation originaire de l’objet (exhibitio originaria) qui précède par conséquent l’expérience ; ou bien reproductive, c’est-à-dire faculté de présentation dérivée (exhibitio derivativa) qui ramène dans l’esprit une intuition empirique qu’on a eue auparavant. (Kant, 1994)

La subordination de l’imagination reproductrice a posteriori à l’imagination productrice a priori conditionne, selon Kant, toutes les activités intellectuelles. D’une part, pour toute représentation objective des phénomènes sensibles, l’imagination transcendantale produit un schème — « représentation d’un procédé général de l’imagination pour procurer à un concept son image » (Kant, 1963, p. 152) —, plus proche d’un monogramme que d’une image proprement dite, et fournit les principes d’une synthèse empirique de l’appréhension du donné. L’imagination permet donc de préfigurer l’expérience perceptive en construisant pour l’objet une sorte de silhouette ou d’esquisse qui concrétise les propriétés universelles abstraites de son concept et sert de faculté de liaison (Verbindung) et de composition (Zuzammensetzung) des représentations. D’autre part, lorsque la raison veut s’émanciper des limites de la sensibilité, pour se représenter le Tout inconditionné des choses, l’imagination lui fournit des analogies qui permettent d’accéder à une pensée symbolique, soit en produisant des hypotyposes (exposition de contenus sensibles permettant d’animer une Idée abstraite) pour les Idées spéculatives, soit des contenus figuratifs esthétiques lorsque ces Idées sont inexposables. Ainsi l’imagination productrice, en s’installant dans un « libre jeu » des facultés (sensibilité-entendement ou sensibilité-raison), permet d’accéder à une représentation subjective et poétique de l’absolu : « Elle met en mouvement la faculté des Idées intellectuelles (la raison) afin de penser à l’occasion d’une représentation bien plus que ce qui peut être ainsi saisi en elle et clairement conçu. » (Kant, 2015) Mais tout en dotant l’imagination transcendantale d’un pouvoir propre « caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher les vrais mécanismes » (Kant, 1963, p. 152), Kant refuse de lui prêter une intuition des choses en soi, qui impliquerait une connaissance absolue, émancipée des formes de notre réceptivité sensible. L’activité symbolique de l’homme, doté d’un esprit ectypal et non archétypal, demeure conditionnée (intuitus dérivatus) par les matériaux de l’expérience empirique, dont elle étend seulement l’usage :

Pour grande artiste et magicienne que soit l’imagination, elle n’est pas créatrice ; elle doit tirer des sens la matière de ses images. (Kant, 1994)

Le kantisme illustre cependant, comme l’a remarqué Martin Heidegger, un effort théorique sans précédent pour dégager cette faculté des limites de la perception, bien qu’il ait infléchi selon lui, dans la seconde édition de la Critique de la raison pure, l’hypothèse d’une fonction de temporalisation originaire de l’imagination dans la constitution du savoir. Cette perspective sera reprise par différents penseurs néo-kantiens, comme Ernst Cassirer, pour qui l’imagination participe à travers les catégories d’espace et de temps, de nombre et de cause, au développement de toutes les formes symboliques (mythe, religion, langage), qui servent de premier mode d’objectivation de la représentation du réel, avant l’avènement de la pure pensée abstraite Heidegger, 1981 ; Cassirer, 1972).

Mais on peut aller plus loin dans la philosophie occidentale. Dans certaines conceptions théosophiques, alchimiques et romantiques, de la Renaissance au romantisme, l’imagination est même dotée d’une capacité d’intuition de l’invisible, du surréel, permettant ainsi de faire descendre dans le champ de la conscience empirique des images suprasensibles, ce qui expliquerait sa capacité d’élargir le champ de ses références. Pour les tenants de ce pouvoir, elle apparaît philosophiquement comme « révélation » (Schelling) de ce qui est caché aux sens limités de l’homme et permet donc de faire participer le sujet imaginant à un plan divin. Baudelaire peut ainsi soutenir :

Par imagination, je ne veux pas seulement exprimer l’idée commune impliquée dans ce mot dont on fait un si grand abus, laquelle est simplement fantaisie, mais bien l’imagination créatrice, qui est une fonction beaucoup plus élevée et qui, en tant que l’homme est fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, garde ce rapport éloigné avec cette puissance sublime par laquelle le créateur conçoit et entretient son univers. (Baudelaire, 2014)

Si la fantaisie ou fancy en anglais est commune à tous les esprits, la première est une faculté intérieure plus rare, qui définit en particulier le génie. Comme le soutient le poète Novalis :

L’imagination est le sens miraculeux qui peut remplacer tous les autres sens — et qui est tellement déjà à notre libre fantaisie. Alors que tous les sens extérieurs semblent se tenir entièrement sous des lois mécaniques, l’imagination, elle, n’est manifestement pas subordonnée à la présence d’excitations extérieures, ni liée à leur contact. (Novalis, 1975)

L’imagination peut même être conçue comme une force créatrice, active et magique (vis imaginativa, schöpferliche Einbildung selon l’expression du théosophe allemand F. von Baader), de même nature que la force créatrice de Dieu qui engendre le monde manifesté à son image ressemblante (une figürliche Gleichniss selon l’expression de J. Boehme au xviie siècle), la Nature, héritière de cette force formante (bildende Kraft) se continuant en nous-mêmes à travers notre activité imaginative. Cette conception remonte à une filiation hermético-occultiste et théurgique de l’Antiquité tardive (Faivre, 1996) qui resurgit, périodiquement, à la Renaissance — chez M. Ficin, P. Pomponazzi, C. Agrippa, P. A. Paracelse —, dans l’illuminisme du xviiie siècle, dans le romantisme européen-allemand (F. W. Schelling, W. Schlegel, F. von Novalis, Jean Paul), anglo-saxon (W. Blake, S. T. Coleridge, W. Wordsworth, T. Carlyle), français (Balzac, C. Baudelaire, G. de Nerval) — et même dans de nombreux travaux de la psychologie dynamique — de Mesmer à C. G. Jung ou W. Reich. Elle repose sur des conceptions astro-biologiques qui présupposent une Âme du Monde, l’action d’un médium cosmologique, le spiritus phantasticus qui véhicule à distance les images. Ainsi le principe divin originaire (Feu, Lumière) peut-il, à travers ce mésocosme, produire des effets dans l’âme humaine. En sens inverse, comme l’atteste une riche tradition de superstitions, signalée déjà par Aristote, saint Augustin, Quintilien, Isidore de Séville et répercutée par Montaigne ou Malebranche (des visions survenues à la mère durant la grossesse étant censées, par exemple, modifier le fœtus), qui préfigure les notions modernes de suggestion et d’hypnose, l’imagination permet à l’homme d’agir sur les choses, les autres êtres, et même sur les configurations astrales, dans la mesure où elle a le pouvoir de modifier les nerfs par des vibrations internes qui se propagent à distance. Pour Paracelse, comme le rappelle Alexandre Koyré :

L’âme est une source de force qu’elle dirige elle-même en lui proposant par son imagination un but à réaliser… Les idées que nous concevons deviennent des centres de force, qui peuvent agir et exercer une influence. (Koyré, 1971, p. 96-99)

L’imagination peut même être conçue comme visionnaire lorsque 1’on privilégie des expériences de perception extra-sensorielle qui se déroulent dans l’obscurité de l’âme. L’imagination se comporte dès lors passivement, comme un miroir où viennent se déposer, sans intermédiaire, les images d’un monde spirituel ou célestiel, qui sont autant de manifestations indirectes d’un Intellect agent divin, de la réalité originaire ou principielle (Être, Un, Dieu). Cette fonction épiphanique de l’imagination, comme faculté subjective de contact avec une réalité invisible, se retrouve intégrée dans les fresques métaphysiques du néoplatonisme (Denys l’Aréopagite, Jamblique, Plotin…) où l’imagination, comme l’intellect passif, peut participer à la saisie des réalités intermédiaires entre le monde matériel et le monde immatériel, ainsi que dans la théologie médiévale, pour qui l’âme peut être considérée comme un miroir où se réfléchissent les Formes divines grâce auxquelles elle peut contempler indirectement Dieu, selon le principe d’une similitude entre la hiérarchie des formes créées et le Créateur lui-même (Saint Bonaventure au xiie siècle). Les religions monothéistes (à travers les visions prophétiques) et les mystiques (à travers les extases divines) font fréquemment état d’expériences de vision ou de voyance de réalités invisibles aux sens. Saint Jean de la Croix établit ainsi une hiérarchie de représentations de l’invisible, celles perçues par les sens naturels, qui ne sont que l’« écorce de la vie spirituelle », celles formées surnaturellement sans le recours des sens extérieurs (visions, paroles spirituelles) qui nous enferment encore dans des formes particulières, puis celles des révélations intérieures qui portent sur la vision spirituelle de substances corporelles et immatérielles. Si les premières ne peuvent constituer que des degrés provisoires et dangereux, les dernières qui précèdent le mystère de la Nuit obscure « peuvent être senties dans la substance de l’âme moyennant une connaissance pleine d’amour qui est accompagnée de touches divines et d’une ineffable union » (Saint Jean de la Croix, 1998). Henry Corbin retrouve, dans la tradition des mystiques soufis iraniens, une métaphysique savante qui isole, au plus haut niveau des expériences spirituelles, à côté d’une imagination « conjointe » liée au sujet empirique, une imagination « dissociable », qui permet de voir, sur un plan d’être autonome, à travers les Anges, les jardins paradisiaques, les récits de voyage initiatiques, des typifications de la divinité, en elle-même irreprésentable. Par cette imagination active et anagogique, l’âme peut se projeter au-dehors d’elle-même, s’identifier à ces apparitions, pour remonter jusqu’à la connaissance absolue, au terme de laquelle la créature et le Créateur ne font plus qu’un, l’intellect fini et l’intellect infini fusionnant. L’imagination active apparaît alors comme un organe de perception d’Images-archétypes grâce auquel elle « change en un pur miroir, en une transparence spirituelle, la donnée physique imposée aux sens ; c’est alors que, portée à l’incandescence, la Terre, et les choses et les êtres de la Terre, laissent transparaître à l’intuition visionnaire l’apparition de leurs Anges » (Corbin, 1960, p. 33).

Il reste que, dans la pratique, ces deux conceptions, magique et visionnaire, confluent et se superposent souvent. Ainsi, dans la tradition du soufisme, l’imagination active est inséparable d’un mundus imaginalis, sans rapport avec l’imaginaire psychologique, qui est constitué de corps immatériels et subtils où « le monde se corporalise les esprits et où se spiritualisent les corps » (Corbin, 1958, p. 141) — thème qui sera repris au xixe siècle chez Emanuel Swedenborg, qui influence Balzac et tout l’occultisme. On trouve l’écho de ces expériences, issues de la théorie antique d’une Âme du monde, aussi bien chez les initiateurs de la peinture non figurative au début du siècle dernier (W. Kandinsky, K. Malevitch, F. Mondrian) que dans le surréalisme (A. Breton, S. Dali, etc.), qui y trouvent les racines de leur pratique de l’imagination artistique.

L’imagination, libérée de ses conceptions monolithiques et orthodoxes, peut donc correspondre, selon les conceptions, à des opérations psychiques multiples, dont l’amplitude va de la simple reconduction affaiblie de la perception du monde extérieur jusqu’à des intuitions métempiriques voire surnaturelles dotées d’un pouvoir créateur métempirique. Peut-être l’imagination, qui peut difficilement être ramenée à une activité unique et homogène, ne trouve-t-elle son identité que dans une pluralité stratifiée ou arborescente de processus. Sans doute est-elle dans beaucoup d’occurrences essentiellement figurative, au sens où elle se donne la représentation mentale médiatisée de réalités concrètes ou abstraites. Mais elle devient à proprement parler fictionnante lorsqu’elle produit des représentations nouvelles qui excèdent l’information inhérente aux sens et aux concepts, ce qui donne corps à un irréel. Enfin certaines représentations, apparemment fictionnantes, peuvent être appréhendées comme des modes de manifestation de ce qui excède nos sens et nos concepts, ce qui suppose l’existence d’une sur-réalité dont l’imagination serait alors le médium. Dans le premier cas, on pourrait dire que le sujet « image » le réel ou l’idéel, se l’approprie et l’intériorise en en produisant une représentation mentale. Dans le deuxième cas, il « imagine » à proprement parler le réel autrement qu’il n’est, en le reconstruisant synthétiquement. Enfin dans le troisième cas, il « imaginalise » une autre réalité, suprasensible, en participant à sa présentification. L’imagination peut donc avoir au moins trois fonctions : de suppléance du réel senti ou pensé, d’amplification du réel vers du possible et d’une révélation d’un réel caché. Et le passage d’une forme à l’autre relève plutôt de mutations psychiques que d’une simple continuité fonctionnelle.

Ces quelques distinctions et typologies, courantes dans l’anthropologie non européenne, relèvent bien d’une tradition souvent oubliée ou méconnue de la culture des images en Occident. De nos jours les sciences cognitives, entre autres, permettent sans nul doute de réactualiser ce capital philosophique, pour le nuancer, l’affiner, le préciser, le réviser. Les travaux de Marie-Agnès Cathiard, par leurs objets et leurs méthodes propres, participent donc bien d’une enquête philosophique implicite, qui reprend à nouveaux frais les catégories de la perception et de l’imagination, du donné et du construit, du psychique et du corps (cerveau), du réel et de l’irréel, qui restent un des chantiers prioritaires sur les activités cognitives psychophysiques de l’homme.

Bibliographie

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Citer cet article

Référence électronique

Jean-Jacques Wunenburger, « L’image, reproduction, transformation, création de l’« irréel » ? Quelques notes sur l’anthropologie de l’imagination », IRIS [En ligne], 44 | 2024, mis en ligne le 09 février 2024, consulté le 17 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3615

Auteur

Jean-Jacques Wunenburger

Professeur émérite de philosophie, université Jean Moulin Lyon 3

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